Vive la lutte des travailleurs de Guyane !

Print
avril 2017

Depuis lundi 27 mars, la grève générale illimitée est effective en Guyane. Tout le pays est bloqué. En réalité, il l’était déjà largement depuis une dizaine de jours. Le mécontentement s’est élargi à la suite des grèves des travailleurs de la société Endel, qui devait assurer le transport de la fusée Ariane sur son pas de tir, avant de s’étendre dans la population, qui a érigé des barrages routiers un peu partout. Cet article est une contribution de nos camarades de Combat ouvrier, groupe trotskyste de Martinique et de Guadeloupe.

Une histoire coloniale et ses séquelles

Il y a certes des raisons immédiates au mécontentement. Mais on comprend mieux la situation en Guyane en revenant brièvement sur son histoire, car bien des raisons de la colère sont liées aux séquelles coloniales. La Guyane est en effet une ex-colonie française d’Amérique du Sud. Ses 91 000 km2 sont enclavés entre le Brésil et le Surinam (ex-colonie hollandaise), dont 80 000 km2 de forêt amazonienne. La Guyane compte 500 kilomètres de frontières, avec le Brésil au sud et à l’est, et le Surinam à l’ouest. Le Guyana (ex-Guyane britannique) est situé un peu plus à l’ouest, à côté du Surinam. La Guyane française compte aujourd’hui 250 000 habitants.

Comme toutes les ex-colonies françaises d’Amérique, ce territoire fut une terre de traite et d’esclavage des Noirs. Et ce, pendant au moins deux siècles, jusqu’à l’abolition en 1848. En 1946, il est devenu, au moins juridiquement, un département français comme la Guadeloupe, la Martinique et La Réunion. Mais ce n’est qu’après une cinquantaine d’années que la Guyane comme les départements d’outre-mer de la France purent bénéficier plus ou moins des mêmes avantages sociaux que la population de l’Hexagone, et encore par des luttes ouvrières et populaires ainsi que des revendications d’égalité sans cesse reprises. Et on le voit bien aujourd’hui, ce n’est pas fini.

En décembre 2015, une petite évolution statutaire a fait de ce département, tout comme de la Martinique, une collectivité territoriale (collectivité territoriale de Guyane, CTG), dotée d’une assemblée unique, après suppression des conseils régional et général. La Guyane française est aussi tristement connue pour le bagne, aujourd’hui disparu, et qui pendant très longtemps a été son image négative : le pays du bagne !

La métropole coloniale française a toujours considéré la Guyane comme une possession qui ne méritait pas la même considération que les départements de l’Hexagone, voire que celle concédée aux Antilles françaises. Oui, il y a bien une hiérarchie dans le traitement des Français de France, ceux des Antilles, et ceux de la Guyane. Le sentiment qui prévaut aujourd’hui dans la tête et le cœur des Guyanais est d’être méprisés, d’être d’éternels laissés-pour-compte de l’État français. Et ils ont raison.

D’un autre côté, la France et l’Union européenne, avec les grosses sociétés du monde entier, tirent aujourd’hui des milliards de bénéfices des satellites portés par la fusée Ariane sur la base de Kourou en Guyane et maintenant aussi par les Soyouz russes, tout comme la bourgeoisie française a profité pendant des siècles de l’exploitation des esclaves de Guyane et des richesses. Aujourd’hui, l’or, le bois de Guyane notamment rapportent beaucoup à certaines sociétés capitalistes. Mais les retombées pour les populations autochtones sont misérables. Pas loin de ce concentré de technologie ultra- moderne qu’est la base spatiale de Kourou, les Amérindiens notamment et d’autres communautés autochtones vivent misérablement, parfois sans eau courante et potable et sans électricité.

Le « pacte d’avenir » France-Guyane, avec deux milliards à la clef, promis en 2013 par François Hollande, n’a jamais vu le jour entièrement. Et cela n’a fait qu’augmenter le ressentiment de la population.

L’explosion de colère

Le 21 mars, la grève des travailleurs de la société Endel et un barrage à l’entrée du centre spatial de Kourou ont eu pour conséquence l’ajournement du départ de la fusée. En même temps, les travailleurs d’EDF s’étaient mis en grève car le réseau obsolète les oblige à des dépannages incessants. Puis ce fut le tour du port maritime, de la CTG, de la préfecture et de l’aéroport d’être bloqués.

Les tout premiers barrages ont été constitués à l’initiative des travailleurs en grève soutenus par le principal syndicat du pays, l’Union des travailleurs guyanais (UTG). Il y avait aussi des travailleurs du centre médico-chirurgical de Kourou.

Puis le mécontentement s’est étendu comme une traînée de poudre à l’ensemble de la population. L’insécurité grandissante fait de la Guyane le territoire le plus dangereux de France : on compte un meurtre par semaine. Le chômage, la décomposition des services publics, dans l’éducation et la santé notamment, le sentiment d’être méprisé et discriminé par l’État français, tout cela à la fois a fait exploser une colère contenue depuis longtemps.

La population a mis en place des barrages routiers, principalement aux ronds-points, dans les villes et villages. Mardi 28 mars, ces barrages ont été partiellement levés pour permettre la tenue de deux grandes manifestations à Cayenne et à Saint-Laurent-du-Maroni. Ces deux manifestations furent particulièrement massives ; avec 15 000 manifestants, elles sont les plus importantes de l’histoire de la Guyane.

La mobilisation populaire s’organise autour des multiples collectifs qui se sont constitués d’un bout à l’autre de la Guyane : collectif des commerçants, collectif des agriculteurs, collectif des transporteurs, collectif des avocats, collectif qui réclame un commissariat à Kourou, et bien d’autres, par profession, par ville, village ou quartier, chez les lycéens aussi. Beaucoup de ces collectifs sont donc ceux du petit patronat local. Ils voisinent avec ceux des pauvres et de la population des quartiers populaires ; ou encore, ceux des Amérindiens, doublement laissés pour compte. La population donne parfois à ces collectifs des noms évocateurs de la faune, de la flore ou de l’histoire de Guyane, comme le collectif des toucans ou celui des lumineux constitué à Saint-Laurent-du-Maroni par les lycéens du lycée Lumina Sophie, qui porte le nom d’une dirigeante de l’insurrection du Sud en Martinique en 1870.

Les notables ont aussi constitué un collectif des maires. IIs ont défilé il y a quelques jours avec leur écharpe tricolore et un drapeau guyanais en tête pour flatter le sentiment régionaliste général qui est dans l’air du temps depuis quelques années.

Une partie du mécontentement des transporteurs et petits patrons est causée par le fait que la répartition des marchés du chantier de la future Ariane 6 leur échappe. Il semble que la grosse société Eiffage soit bien mieux lotie ou qu’elle ait même bénéficié du marché en totalité.

Les 500 frères contre la délinquance

Quant aux 500 frères contre la délinquance, ce collectif d’hommes en noir, encagoulés, que l’on voit un peu partout, il s’agissait à l’origine, il y a un peu plus d’un mois, d’un groupe constitué pour réagir à l’insécurité, aux cambriolages, aux meurtres et assassinats qui sont légion en Guyane. Dirigé par un policier en disponibilité, ce groupe avait au départ mis en cause les immigrés. Se défendant d’être une milice, ils en ont toutefois bien des caractéristiques. Aujourd’hui, avec l’implication de la population immigrée dans le mouvement et sur les barrages – Surinamiens, Brésiliens, Haïtiens –, les 500 frères contre la délinquance ont dû remiser leurs déclarations anti-immigrés. Il y aurait même aujourd’hui des immigrés dans leurs rangs.

Même s’ils sont applaudis par la population dans les meetings des ronds-points, même si leur stature, leurs cagoules noires, l’apparence de détermination qu’ils expriment tant par leur accoutrement que dans leurs propos, leur donnent une image de groupe radical, prêt à tout, aux yeux de la jeunesse et de la population, ces 500 frères ne proposent pas de solution. Du reste, ils ne sont pas l’émanation directe de la mobilisation populaire, mais un groupe à part, constitué avant le mouvement populaire et proche aussi de la police.

C’est à la population elle-même de s’organiser et de freiner les prétentions éventuelles des 500 frères à contrôler le mouvement populaire, et aux 500 frères à apporter une aide à la population mobilisée tout en se plaçant sous son contrôle.

Les intérêts de classe des travailleurs de Guyane

Bien que les travailleurs et les pauvres soient la colonne vertébrale de la grève générale, bien que ce soient eux qui ont démarré le mouvement, bien qu’ils aient répondu massivement à l’appel à la grève générale de l’UTG et de ses 37 syndicats fédérés, la tête du mouvement est ailleurs pour l’instant, avec plusieurs pôles d’influence plus ou moins en compétition, entre les notables locaux, les 500 frères, voire des collectifs de petits patrons.

Il est frappant de constater que le cahier de revendications publié lundi 27 mars par les collectifs et signé du Kolèktif pou la Gwiyan Dékolé (Collectif pour le décollage de la Guyane), le plus important, comporte une série de revendications concernant les agriculteurs, les Amérindiens, les enseignants, les transporteurs et bien d’autres, mais aucune ne concerne les travailleurs des entreprises. Ce cahier ne comporte pour l’instant aucune revendication ouvrière. Aucune augmentation de salaire, aucune revendication d’amélioration des conditions de travail n’y figure. Plus généralement, on ne voit pas non plus de revendications spécifiques pour les pauvres des quartiers défavorisés et pour les chômeurs.

Dans la manifestation du 28 mars, on a vu des banderoles réclamer de l’embauche. C’est peut-être un timide début d’expression des revendications ouvrières. Certes, beaucoup de revendications concernent aussi, indirectement, les travailleurs, mais aucune ne leur est propre. Ce sont celles des collectifs : la construction de cinq lycées, de dix collèges, 500 classes primaires, la construction de routes, l’amélioration du réseau électrique, des crédits pour la santé et tout ce qui concerne l’amélioration de la vie générale de la population.

Cependant, si les revendications propres des travailleurs n’ont pas été prises en compte, celles du Medef local, elles, l’ont été. Le cahier de revendications des collectifs stipule bien la création d’une zone franche sociale et fiscale sur dix ans conforme à ses vœux, ou encore la mise en place du Small Business Act pour améliorer la compétitivité des petites et moyennes entreprises. On a vu le représentant du Medef local, Stéphane Lambert, sur le principal barrage, faire des déclarations de soutien au mouvement général et parler d’allègement du coût du travail. Cela veut dire baisse des cotisations patronales, gel des salaires, pas d’embauches autres que sur des subventions publiques, etc.

Le représentant du Medef de Guadeloupe, Bruno Blandin, a fait immédiatement écho aux propos de son homologue de Guyane, mercredi 29 mars, tout comme le Medef de Martinique. Il a soutenu le mouvement populaire de Guyane. Tout cela, pour mettre en avant les revendications patronales d’aide aux entreprises, en réclamant encore plus d’allégements de toute sorte pour le patronat antillo-guyanais, qui serait discriminé par rapport au patronat de l’Hexagone.

Le patronat du Medef des Antilles-Guyane, regroupant en grande partie le lobby patronal, blanc et béké (les descendants des grandes familles esclavagistes), joue aussi sur la fibre régionaliste pour mieux profiter du mouvement et mettre en avant ses revendications. Parmi ceux qui font entendre leur camp, les patrons du Medef ont donc pour l’instant une longueur d’avance sur les travailleurs dans le cadre de ce mouvement.

Aux travailleurs de faire entendre le leur ! La lutte générale en Guyane ne fait peut-être que commencer. Les travailleurs ont encore le temps de s’organiser en une force particulière, et de se manifester pour faire valoir leurs propres intérêts. Ce serait le début d’une prise de conscience de classe, indispensable pour leurs combats de l’heure et ceux de demain. La mobilisation populaire d’aujourd’hui peut en donner l’occasion aux travailleurs de Guyane.

30 mars 2017