La révolution d’Octobre 1917 : des leçons toujours d’actualité

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novembre 2017

Un siècle après l’insurrection victorieuse d’octobre 1917, et plus de 25 ans après la disparition de l’URSS en tant qu’État, le spectre du communisme hante toujours leurs adversaires. Mais son centenaire rappelle également à quel point nombre de ceux qui s’en prétendent encore les héritiers se sont éloignés des idées qui l’avaient portée.

Pour les militants communistes révolutionnaires, la compréhension de ces événements demeure indispensable et même vitale. Née des entrailles de la barbarie impérialiste, la révolution russe donna naissance au premier État ouvrier – et seul à ce jour. Le formidable capital d’expériences dont elle reste porteuse doit toujours orienter notre combat pour renverser la domination de la bourgeoisie.

Quand historiens et journalistes tirent à boulets blancs sur la révolution

La fièvre anticommuniste actuelle n’atteint certes pas les poussées les plus délirantes du passé. Il faut dire que, de la peur de la « contagion bolcheviste » et de « l’homme au couteau entre les dents » des années 1920 à l’hystérie de la guerre froide, la barre avait été placée assez haut par tout ce que le pays compte d’intellectuels réactionnaires. Se voulant parfois plus subtile, plus « scientifique », l’offensive des adversaires de la première révolution communiste victorieuse de l’histoire n’en reste pas moins active.

Il y a vingt ans, cette prétention d’historiens et d’intellectuels à faire le procès de tous les régimes et, à travers eux, de toutes les révolutions se réclamant d’une façon ou d’une autre du marxisme, avait trouvé une forme de consécration dans Le Livre noir du communisme (1997). Les thèses tirées de cette compilation de contre-vérités historiques accumulant les mensonges délibérés les plus énormes et les inventions d’anticommunistes hystériques continuent d’agrémenter les articles consacrés ces derniers mois à la révolution russe. Ainsi, Stéphane Courtois, le principal inspirateur de ce livre, transforme-t-il Lénine en « l’inventeur du totalitarisme », le « créateur du Parti-État monopolisant pouvoirs politique, économique, culturel, promoteur de massacres de masse destinés à imposer le règne de “l’homme nouveau” », et, pour faire bon poids, « l’instigateur de l’un des systèmes politiques les plus meurtriers de l’histoire »[1]. Dans Les Misérables, Victor Hugo faisait dire à un de ses personnages : « Laissons la peur du rouge aux bêtes à cornes. » Il n’a visiblement pas été entendu.

Un bêtisier pourrait être consacré à ces élucubrations, la palme revenant peut-être aux rédacteurs du Figaro présentant les militants de La France insoumise comme « les arrière-petits-enfants de Léon Trotsky » ayant hérité « de lui et de Lénine » le « refus de la démocratie libérale, ainsi que la haine du capitalisme et de son économie de marché »[2]. J.C. Buisson, directeur du Figaro magazine, renchérit le 22 septembre dernier à propos de l’appel à manifester de Mélenchon : « Via les soviets de soldats, d’ouvriers et de paysans, les responsables bolcheviks harcèlent le gouvernement et encadrent les mécontentements sociaux. On est alors un peu dans la France de l’été 2017… » Et d’ajouter après une question faussement candide :
— Est-ce que votre analogie n’est pas un peu forcée ?— Quand celui-ci (Mélenchon) passe son temps à tancer ses concurrents à gauche […], il est pour moi dans une stratégie très léninienne.

« N’a-t-il pas lui-même dit qu’il ne se représenterait pas en 2022 à l’élection présidentielle ? En ce cas, comment compte-t-il accéder au pouvoir suprême sinon au bénéfice d’une situation de type de celle de la Russie de l’automne 1917 ? »

La haine de classe le dispute à l’ignorance crasse. Des règles mises en place par Lénine pour l’accès aux toilettes entre fumeurs et non-fumeurs dans le wagon qui le ramena vers la Russie en avril 1917, de fins analystes veulent voir l’annonce de son pouvoir « personnel » et « dictatorial »… Un Lénine solitaire, se méfiant de tous, adepte d’un pouvoir autoritaire, d’un parti unique : en somme, le précurseur du stalinisme. Ainsi l’historien Dominique Colas, dans le magazine L’Histoire[3] fait-il de lui « un fanatique » doté d’un « type de rapport particulier au vrai et au futur. Il croit connaître sans erreur l’avenir de l’humanité ».

Sur le même registre, Boris Kolonitski analyse la politique des bolcheviks comme la fondation d’un « culte de la déesse révolution ». Il voit dans « la foi en une sorte de miracle, une résurrection politique, économique et morale du pays et de la nation » l’élément « majeur » de la nouvelle « conscience politico-éthico-religieuse des masses ». Sous couvert d’une nouvelle lecture des événements, ce sont toutes les vieilles antiennes des adversaires d’Octobre qui refont surface.

Célébrer Février pour mieux combattre Octobre

D’autres concèdent à Février la valeur d’une véritable révolution, d’une explosion démocratique, ce qui est un fait indéniable, mais en lui ôtant tout caractère de classe. Ce tableau, d'où les grèves, le contrôle ouvrier, la naissance des syndicats, des comités d’usine et l’intervention des masses ouvrières sont le plus souvent absents, entend démontrer que la prise du pouvoir par les bolcheviks aurait brisé un formidable élan, empêché la Russie d’intégrer pour toute une période historique le giron des puissances économiques et des « grandes démocraties ». Dans L’Obs du 22 décembre 2016, Daniel Cohn-Bendit, qui depuis 1968 distille ses conseils d’ancien combattant du Quartier latin, explique : « Pour l’avenir de la Russie à l’époque, l’idéal aurait été la victoire des mencheviks. Cela aurait permis une évolution positive […] et, par la suite, la naissance d’une démocratie, disons bourgeoise… » Et François Reynaert d’ajouter dans le numéro du 6 octobre dernier : « En prenant le pouvoir lors de la révolution d’Octobre, Lénine et les bolcheviks ont réussi à étouffer les espoirs démocratiques nés de la révolution de Février ». Comme si ces « espoirs démocratiques » n’avaient pas été étouffés sous la pression de la bourgeoisie par les dirigeants du pouvoir issu de Février, pourtant si modérés et présentables aux yeux de nos intellectuels d’aujourd’hui !

Rien donc sur la guerre que le gouvernement provisoire continua pour satisfaire les appétits de conquête de la bourgeoisie, ni sur les traités secrets conclus avec l’impérialisme français et anglais. Rien sur la peine de mort rétablie au front. Rien sur le refus des nouveaux dirigeants de partager les grands domaines et de répondre aux aspirations de la paysannerie pauvre. Rien sur la décomposition de l’économie, la crise du ravitaillement, l’explosion des prix, la « catastrophe imminente », selon l’expression de Lénine, menaçant la Russie à l’été 1917. Rien donc sur les causes de la révolution d’Octobre : l’impasse sanglante d’un gouvernement bourgeois rendant indispensable son renversement par la classe ouvrière.

Sans surprise, l’arrivée au pouvoir du Parti bolchevik est réduite à un coup d’État. Si c’est défendable du point de vue des règles juridiques bourgeoises, toutes les révolutions pourraient mériter ce qualificatif. Et le renversement du pouvoir de la bourgeoisie était parfaitement « légal » du point de vue de la légalité des soviets ! Les bolcheviks proclamaient ouvertement la nécessité de le préparer, et qualifiaient d’« art » son élaboration. Il fallait en effet que le parti se montre à la hauteur de la confiance des masses ouvrières acquise durant des années de combats politiques et des espoirs qu’elles plaçaient en lui. L’expérience tragique de la semaine sanglante, qui avait fait plus de 20 000 morts parmi les prolétaires lors de la répression de la Commune de Paris, comme celle des journées de Juillet en Russie même, matées par Kérenski, et la menace d’une dictature militaire et d’une véritable terreur blanche l’imposaient également. La majorité que les bolcheviks avaient conquise dans tous les organes de la démocratie révolutionnaire, comités d’usines, syndicats et soviets, sur la base de la revendication de « tout le pouvoir aux soviets », ne laissait pas de doute sur le soutien dont ils disposaient dans le prolétariat.

Du côté du PCF

Du côté du Parti communiste, où le tricolore et la Marseillaise ont de longue date supplanté le drapeau rouge et l’Internationale, on évoque de plus en plus honteusement Octobre. Ainsi, lorsque Patrick Le Hyaric, le directeur de l’Humanité, salue, dans un numéro hors-série, un événement d’une « portée universelle » ayant « d’emblée ouvert des perspectives historiques nouvelles », c’est pour mieux le noyer dans « le vieil et cahoteux processus d’émancipation », bien français lui, qui devrait « autant à Rabelais qu’à Babeuf », « aux jacqueries paysannes qu’aux mutins de la Grande Guerre », « à Valmy qu’à la Résistance », « à Rimbaud qu’aux insurgés de la Commune », « à l’humanisme de la Renaissance qu’au Front populaire[4] ». Autant dire que la révolution russe et les combats de la classe ouvrière ne pèsent pas bien lourd dans ce fatras.

Frédérick Genevée, responsable des archives du PCF, distille dans la même publication des lieux communs sur la continuité entre Lénine et Staline, le premier étant accusé d’avoir « subi et reproduit la tradition politique violente issue de plusieurs siècles de tsarisme ». L’âme slave sans doute… Et de reprendre à son compte un essai qualifié de « remarquable » de Jean-Jacques Goblot mettant en cause les « conceptions léninistes du commandement unique », les « failles et erreurs de Lénine » qui auraient pu « contribuer à creuser l’ornière du stalinisme ». Un raisonnement qui dédouane de facto la bureaucratie stalinienne dans l’anéantissement des conquêtes d’Octobre. L’historien Roger Martelli, ancien membre de la direction du PCF, ne dit pas autre chose, tout en concédant une différence de degré entre Lénine et Staline et donc une certaine « rupture » : « Il n’est pas moins vrai qu’il y a des fragilités, des lignes de faille au cœur même de la conception bolchevique de la classe, de la révolution et du parti. » Loin de « corriger » ces « fragilités », Staline n’aurait fait que les accentuer « jusqu’à l’outrance »[5].

Le NPA et la révolution russe

Du côté du NPA, la volonté de se libérer de l’étiquette communiste n’est pas nouvelle. Elle a même présidé à la transformation de la Ligue communiste révolutionnaire en Nouveau Parti anticapitaliste en 2009. Prendre ses distances avec la révolution d’Octobre était vu comme un moyen de séduire les courants libertaires ou petits-bourgeois sans aucun lien avec l’histoire du mouvement ouvrier, voire hostiles à ses perspectives.

Mais comme avec la plupart des groupes trotskystes existant alors, nos divergences remontent à un passé plus lointain. Elles recoupent notamment l’analyse que ces camarades firent des révolutions survenues depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et de leur suivisme à l’égard des mouvements de libération nationale. Selon leur interprétation, Mao, Castro, Ben Bella, Hô Chi Minh et tant d’autres avaient permis à ces mouvements de se transformer, sans la moindre intervention autonome de la classe ouvrière, en révolution socialiste. S’en remettre au tiers-mondisme, en lieu et place du communisme, c’était tourner le dos aux fondements mêmes de la politique des bolcheviks comme à celle de Trotsky qui en fut le continuateur.

Si les attaques contre la révolution d’Octobre semblent moins d’actualité au NPA, on retrouve toutefois chez certains de ses responsables la même volonté de tracer une ligne non pas de continuité mais bien de partage avec la politique menée par les bolcheviks.

Dans son récent ouvrage, intitulé Que faire de 1917 ? [6], Olivier Besancenot, reconnaît que 1917 n’avait jamais été jusque-là sa « clé d’entrée préférentielle en matière d’émancipation » : « La Commune de Paris ou l’épopée de Che Guevara avaient jusqu’alors focalisé mon attention et mes faveurs instinctives. » Dans ses interviews, il s’affirme communiste et exprime son admiration pour la puissance émancipatrice de la révolution russe. Celle-ci a encore ce pouvoir-là.

Mais les conceptions d’Olivier Besancenot sur Octobre 1917 semblent avoir surtout été inspirées par les œuvres d’historiens, par les critiques des libertaires, voire par les théories fumeuses des partisans de Nuit debout sur « l’horizontalité du pouvoir ». En tout cas pas par la lecture de Lénine et de Trotsky.

Son plaidoyer est truffé de leçons de morale et de critiques à l’encontre des bolcheviks, de leurs actes comme de ce qu’il présente comme la « justification de la Terreur rouge ». Mettant largement de côté la situation d’isolement de la révolution, le danger que représentaient la contre-révolution et tous ceux qui en favorisaient, sciemment ou non, les entreprises criminelles, Olivier Besancenot prétend tirer des enseignements valables en tout temps et tout lieu pour les révolutionnaires. Il voit dans la politique des bolcheviks l’application de l’adage « la fin justifie les moyens », reprenant à son compte certaines assertions de Victor Serge. Pas celui qui, dans L’An I de la révolution russe, défendait pied à pied cette politique contre ses détracteurs, mais celui avec lequel Trotsky rompit au milieu des années 1930 alors qu’il s’éloignait progressivement du marxisme.

Sur la base de ce postulat, Olivier Besancenot critique pêle-mêle la dissolution de l’Assemblée constituante « d’un point de vue démocratique » ; l’assaut contre Cronstadt en 1921, une prétendue « culture de guerre » propre à la révolution où il voit, citant Daniel Bensaïd, une des « racines essentielles de la bureaucratisation » ; « l’absence » chez Lénine d’une description claire du « lendemain » ; bref, tout ce qu’il nomme les « angles morts de la pensée bolchevique ». Se posant en défenseur du principe de la liberté politique, il appelle la révolution future à proclamer « des droits élémentaires et imprescriptibles, tels que la publicité des procès, le droit à la défense, la présomption d’innocence, etc. » L’auteur ne dit pas s’il aurait voulu qu’ils s’appliquent à Nicolas II, aux Cent-Noirs, ces milices d’extrême droite qui organisaient des pogroms antisémites, comme aux officiers des armées blanches…

Trotsky avait en son temps ironisé à propos de ce que pourrait être un « code moral de la guerre civile » rédigé par ceux justifiant leurs critiques de la politique des bolcheviks par les principes de la morale et du droit. « D’avance, son caractère général en serait clair. Les deux côtés s’engagent à ne pas prendre d’otages. Les procès publics restent en vigueur. Pour qu’ils aient lieu correctement, liberté totale est laissée à la presse durant toute la guerre civile. Le bombardement des villes étant préjudiciable à la justice publique, à la liberté de la presse et à l’inviolabilité de l’individu, est formellement interdit. Pour d’autres raisons différentes ou semblables, l’usage de l’artillerie est proscrit. Et, vu que les fusils, les grenades à main et même les baïonnettes exercent incontestablement une influence néfaste sur les êtres humains ainsi que sur la démocratie en général, l’utilisation des armes, des armes à feu ou des armes blanches, est formellement interdite dans la guerre civile[7] ». C’était, en d’autres termes, livrer à coup sûr la révolution à ses bourreaux.

Quand Inprecor revisite l’histoire de la révolution russe à la lumière de ses propres errements

Plusieurs articles d’Inprecor, la revue du bureau exécutif de la IVe Internationale (généralement appelé Secrétariat unifié), puisent à la même eau insipide. Catherine Samary y revendique ce qu’elle appelle le « devoir communiste d’inventaire » [8]. Au-delà du verbiage de l’auteur, qui entend enrichir et actualiser « la problématique d’un communisme décolonial de la “révolution permanente” à l’œuvre dans la révolution d’Octobre, vers un “ pluriversalisme décolonial” » [sic], sont pointées les « faiblesses » supposées des positions bolcheviques : « l’absence de clarté sur les questions nationales, en particulier celles des nations opprimées de l’Empire russe » ; « la défiance envers la paysannerie » ; une vision économiste du « primat » de la croissance des forces productives favorisant le « renvoi » de la transformation des rapports sociaux à une « étape » ultérieure ; et, comme chez tous ses devanciers, ce qu’elle nomme « la tragique erreur de la répression de Cronstadt ». À se demander ce qu’il reste de l’œuvre d’Octobre !

À ces critiques succède a contrario une analyse élogieuse des régimes s’étant réclamés d’une forme renouvelée du stalinisme. Catherine Samary voit notamment dans l’autogestion yougoslave une expérience « allant dans le sens du dépassement de l’aliénation de l’autogestion des travailleurs par l’étatisme et par le marché », l’émergence d’une forme nouvelle et un débat renouvelant par les actes « le débat anarcho-communiste ». Citant Mehdi Ben Barka, Catherine Samary fait de la même manière de Cuba la « jonction » entre « le courant surgi avec la révolution d’Octobre et celui de la révolution nationale libératrice ». Ces révolutions en somme auraient réussi là où la révolution russe avait échoué.

Pierre Rousset, membre du NPA et du bureau exécutif de la IVe Internationale, s’en prend dans le même esprit aux « échecs du bolchevisme », en particulier celui de « n’avoir pas su s’implanter dans la paysannerie avant 1917 ni penser assez tôt les conditions d’une convergence durable ouvrière et paysanne[9] ». On croirait lire les critiques des staliniens au début des années 1920 contre les partisans de Trotsky et leur prétendue « sous-estimation » du rôle de la paysannerie ! Mais ces remarques sont là encore destinées à justifier l’appréciation par le Secrétariat unifié des mouvements de libération nationale et des nouvelles formes d’organisations politiques, présentées comme nécessairement « hybrides », à laquelle conduirait l’impossibilité de construire des partis révolutionnaires de type bolchevik. Et de prôner une nouvelle « ligne de marche », sans aucune base de classe : « l’auto-émancipation populaire » opposée au commandantisme vertical de l’avant-garde autoproclamée ». Une variante cette fois des attaques contre le « socialisme étatique » lancées jadis par les anarchistes.

Si ces camarades sont prompts à gloser sur les supposées faiblesses ou erreurs des bolcheviks, ils ont en commun de ne pas chercher à comprendre les raisons de leur réussite, le rôle du Parti bolchevik, ses liens avec les masses ouvrières et tout ce qui pourrait aider les révolutionnaires dans leur combat d’aujourd’hui. Conférer en outre indistinctement une valeur révolutionnaire à diverses classes et « mouvements », c’est sous-estimer, voire nier la tragédie qu’a constituée la contre-révolution stalinienne et la nature spécifique d’Octobre : une révolution ouvrière au cours de laquelle le prolétariat, organisé en soviets, a bâti son propre État. C’est renoncer à l’idée que la classe ouvrière est la seule qui, comme Marx l’affirma il y a plus d’un siècle et demi, puisse mener la révolution à la victoire complète et définitive sur la bourgeoisie.

« L’avenir appartient partout au bolchevisme » (Rosa Luxemburg)

Connaître l’histoire du mouvement ouvrier, ses moments de flux et de reflux, est indispensable à qui veut renverser l’ordre social et œuvrer à la construction d’une société communiste. Autre chose est de rechercher dans la politique des bolcheviks les racines du stalinisme, comme le font, même si c’est parfois à leur corps défendant, une partie de ceux se prévalant de l’héritage d’Octobre. Car c’est reprendre aux réactionnaires l’idée que le stalinisme était un développement de la révolution et de la politique des bolcheviks elle-même, et non pas le produit de l’évolution négative du rapport des forces entre la bourgeoisie et le prolétariat conscient, en Russie comme à l’échelle internationale. C’est penser qu’il suffirait de concevoir des garde-fous contre la dégénérescence d’une future révolution et de les graver dans le marbre d’une Constitution – fût-elle communiste – pour que les rapports entre les classes s’en trouvent durablement modifiés et que la lutte contre la bourgeoisie et ses serviteurs puisse être menée, pour reprendre la formule de Lénine, « sans rien casser » et en mettant « des gants blancs ». Et c’est enfin ne rien comprendre à ce que fut le combat de Trotsky et de l’opposition communiste à Staline.

La révolution d’Octobre a démontré la nécessité pour les exploités de disposer de leur propre instrument d’émancipation, d’un parti ouvrier, par sa composition (le prolétariat constituait près des deux tiers des membres du Parti bolchevik en 1917) mais aussi par sa capacité à défendre leurs intérêts généraux. Car seul un tel levier, écrivait Trotsky dans Les Leçons d’Octobre, peut jouer, dans la révolution prolétarienne, « le rôle que jouaient, dans la révolution bourgeoise, la puissance de la bourgeoisie, son instruction, ses municipalités et universités. Son rôle est d’autant plus grand que la conscience de classe de son ennemi s’est formidablement accrue ». Un parti suffisamment stable et influent, mais aussi capable de s’affranchir de la routine, d’adapter sa politique, ses mots d’ordre à l’évolution des rapports entre les classes, et non pas la caricature qu’en fit plus tard le stalinisme, transformant des organes vivants en instruments de conservation de son propre pouvoir.

Nous ne pouvons une nouvelle fois que reprendre la conclusion qu’en tirait Trotsky dans le Programme de transition (1938) : « Les bavardages de toutes sortes selon lesquels les conditions historiques ne seraient pas encore « mûres » pour le socialisme ne sont que le produit de l’ignorance ou d’une tromperie consciente. Les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres ; elles ont même commencé à pourrir. Sans révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la civilisation humaine tout entière est menacée d’être emportée dans une catastrophe. Tout dépend du prolétariat, c’est-à-dire au premier chef de son avant-garde révolutionnaire. La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. »

La nécessité d’une telle direction, vérifiée en octobre 1917 et durant les années qui suivirent, mais aussi par l’échec des révolutions en Allemagne entre 1919 et 1923, en Chine en 1927, en Espagne en 1936 comme par les événements survenus depuis, a pour fondement la confiance dans la capacité de la classe ouvrière à prendre son sort en main.

Répondant en 1935 dans Le régime communiste aux USA à ceux considérant que le communisme ne pourrait jamais s’installer aux États-Unis comme à ceux estimant que la dictature stalinienne démontrait l’impossibilité pour la classe ouvrière de contrôler durablement son propre État, Trotsky expliquait que le niveau colossal des forces productives des États-Unis, leur maîtrise technique et scientifique comme le degré de qualification de sa main-d’œuvre constituaient les bases matérielles solides pour des « soviets américains », « vigoureux et pleins de sang ». L’humanité a acquis depuis des moyens matériels et des connaissances bien plus considérables encore. Quant à la classe ouvrière, elle constitue désormais une classe présente sur tous les continents qui continue à inspirer une sainte peur à la bourgeoisie. Mais les reculs, et plus généralement l’époque de réaction politique que nous traversons, la désagrègent et l’affaiblissent. La conscience de classe s’efface au profit des mouvements identitaires, religieux ou communautaires, des nationalismes, où les intérêts des travailleurs disparaissent.

Dans le combat contre ce courant réactionnaire, les intellectuels peuvent prendre toute leur place. À condition de ne pas passer leur temps à réinterpréter le passé en se plaçant dans le sens des vents dominants. « Si le rapport défavorable des forces ne permet pas de conserver les positions politiques précédemment occupées, écrivait Trotsky en 1937 dans Bolchevisme ou stalinisme, il faut se maintenir au moins sur les positions idéologiques, car c’est en elles qu’est concentrée l’expérience chèrement payée du passé. »

Notre courant s’est toujours refusé de rechercher de nouveaux programmes, un nouveau langage, ou un « nouveau logiciel » comme on l’entend aujourd’hui. Ces tentatives traduisent toujours les pressions de la société bourgeoise et le manque de confiance de leurs concepteurs dans la classe ouvrière. Le programme de l’Internationale communiste, tel qu’il fut défini dans ses premiers congrès, comme celui de la IVe Internationale élaboré par Trotsky, qui concentraient toutes les expériences des révolutions passées, et en premier lieu d’Octobre 1917, continueront à guider le combat des révolutionnaires communistes.

Le 21 octobre 2017

 

[1]  Le Figaro Histoire, numéro de février-mars 2017, sous-titré « Quand Lénine inventait le totalitarisme », reprenant le titre de sa récente biographie de Lénine.

 

[2]  Le Figaro, 30 juin 2017.

 

[3]  L’Histoire n° 432, février 2017. Le hors-série du Monde de septembre-novembre 2017, 1917. La révolution russe, lui consacre également un entretien.

 

[4]  Hors série de l’Humanité, n° du 19 juin 2017.

 

[5]  Ibidem.

 

[6]  Olivier Besancenot, Que faire de 1917 ? Une contre-histoire de la révolution russe, Autrement, 2017.

 

[7]  Leur morale et la nôtre, 1938.

 

[8]  Inprecor no 642-643, août-septembre 2017

 

[9]  Numéro 639-640 de mai-juin 2017, Réflexions sur la  «question du parti ».