La situation politique, économique et sociale aux États-Unis en 2018

mai-juin 2018

L’article ci-dessous est la traduction d’un texte récemment adopté par le groupe trotskyste américain The Spark, et paru dans sa revue Class Struggle (no 96, mai-juin 2018).

Depuis la crise de 2008-2009, une seule reprise : celle de la spéculation

Début février, la Bourse a plongé. Des commentateurs se sont lamentés sur la perte de près de 2 500 milliards de dollars en une semaine, par la faute de programmes d’échange automatique conçus pour générer des profits à partir de différences de prix infinitésimales entre actifs financiers sur quelques fractions de seconde. Mais les ordinateurs n’étaient pas fous : ils ne faisaient que fournir une image grossie de ce qui se passait. Et dans ce cas précis, des paris mal placés sur la volatilité des cours des actions ont contraint les actionnaires de plusieurs fonds spéculatifs à vendre rapidement leurs titres, entraînant une mini-panique boursière.

Les cours se sont ensuite stabilisés, mais ce phénomène illustre la folie du fonctionnement du système financier et sa fragilité. Si quelques paris spéculatifs ont pu déboucher sur une mini-panique, potentiellement grosse d’une catastrophe généralisée, c’est précisément parce qu’une crise de la dette des principales puissances menace l’économie mondiale. Pour faire face à l’effondrement de 2008, toutes les grandes économies se sont endettées à des niveaux stratosphériques, en partie sous la forme de dettes publiques, en partie au moyen de mécanismes réservés aux initiés comme « l’assouplissement quantitatif » mis en œuvre par la Réserve fédérale américaine, mécanisme qui n’est rien d’autre que la planche à billets mise en œuvre, à l’ère du numérique, afin de racheter les actifs toxiques des banques.

Au sens le plus immédiat, le problème de Wall Street était l’endettement croissant du gouvernement américain, endettement qui a été renforcé par la réforme fiscale et le nouveau budget de cette année. La commission budgétaire du Congrès estime que ces changements signifient que l’État va devoir emprunter près de 1 000 milliards de dollars en 2018, et elle évoque pour 2028 un endettement annuel de près de 2 500 milliards, un dollar de revenu sur trois devant alors servir à payer les intérêts de la dette !

Et tandis que le tout Wall Street applaudissait publiquement les baisses d’impôts, dont ses plus gros acteurs allaient être les principaux bénéficiaires, il n’en éprouvait pas moins une certaine inquiétude à propos du risque que l’accroissement de la dette américaine favorise une hausse des taux d’intérêt, ce qui pourrait bouleverser les marchés financiers.

Les médias répètent inlassablement que nous profitons tous de la bonne santé de Wall Street. C’est faux. Et encore plus aujourd’hui qu’en 2001 : à l’époque, les 10 % des ménages les plus riches contrôlaient déjà 77 % de toutes les actions. En 2016, ils avaient augmenté leur part du gâteau et en détenaient 84 %. Les 16 % restants sont détenus par 40 % de la population, mais le plus souvent d’une manière indirecte, via un plan d’épargne retraite par capitalisation 401 (k)[1], un fonds de pension, un plan d’assurance, un contrat d’assurance vie, un plan d’épargne salariale volontaire...

Une part croissante de la valeur produite dans l’économie se retrouve dans les comptes des très très riches, puis dans la spéculation, jusque dans des absurdités comme le bitcoin. À l’inverse, la part des richesses produites par la collectivité qui est utilisée pour améliorer, remplacer et étendre le système de production réel – sans parler des infrastructures indispensables à cette production – est de plus en plus faible.

La sphère de la production dans son ensemble a tourné à vide depuis la fin annoncée de la « grande récession » de 2008-2009. La production, la construction, les nouvelles commandes de biens d’équipement (hors aéronefs commerciaux) et la production de biens de consommation n’ont toujours pas retrouvé leurs niveaux de 2006-2007, malgré neuf ans de « reprise économique ». Une fois corrigés de l’inflation, les indices, qui sont basés sur les dépenses monétaires, font apparaître une économie engluée dans la stagnation. Ce sombre tableau est corroboré par les indices basés sur la production effective, tels que les tonnages de fret et les transports de pétrole brut et d’hydrocarbures, qui demeurent à des niveaux inférieurs à ceux d’avant la récession de 2008-2009. La construction dans l’immobilier résidentiel, qui fut un temps considérée comme l’un des principaux moteurs de l’économie, s’inscrit à un niveau inférieur à ceux enregistrés lors de toutes les reprises depuis la Deuxième Guerre mondiale (voir graphique n°1 : « Logements construits annuellement », p. 26).

La petite santé de l’économie a été encore aggravée par le détournement de budgets publics (au niveau fédéral, au niveau des États et au niveau local) vers le secteur privé, alors même que ces budgets étaient théoriquement destinés aux services publics, à l’éducation et aux services sociaux.

Pour la classe ouvrière, il n’y a pas de reprise

Même si l’économie ne s’effondre pas brusquement, alors même que l’aggravation de la crise de la dette fait fortement peser la menace d’un tel effondrement, les conséquences pour les couches populaires sont déjà terribles.

Le chômage s’est maintenu en février à 4,1 %, pour le cinquième mois consécutif. Après près de neuf ans de prétendue reprise, ce taux n’est pas le signe d’un marché de l’emploi solide. Mais il ne s’agit là que du taux officiel. S’il prenait effectivement en compte toutes les personnes qui ont perdu leur emploi, le chômage s’approcherait de 22 %, soit plus de cinq fois le taux officiel. (Ce chiffre de 22 % est issu des calculs publiés sur le site Internet Shadow Stats. Cela ne veut pas dire que Shadow Stats est absolument fiable, mais nous utilisons ce chiffre comme référence parce qu’il indique bien la tendance générale de ce que subit la classe ouvrière, cette réalité que les statistiques officielles visent depuis longtemps, et de manière de plus en plus manifeste, à dissimuler).

Pour se convaincre de la plausibilité de ce chiffre de 22 %, il suffit de se pencher sur la proportion d’adultes civils dépourvus d’un emploi actuellement, à savoir 40 %. Bien sûr, une bonne moitié sont des personnes dans l’incapacité de travailler pour différentes raisons, dont leur âge. Mais il reste donc toujours environ 20 % de personnes sans emploi, et non pas 4 %. Voilà donc une autre preuve du fossé entre les chiffres officiels du chômage et la réalité à laquelle les travailleurs sont confrontés en essayant de vendre leur force de travail sur le marché du travail.

Une part croissante de ceux que le gouvernement compte comme actifs occupent des emplois précaires : travailleurs à temps partiel, travailleurs temporaires, sous-traitants ou encore autoentrepreneurs, comme les chauffeurs Uber, ou encore travailleurs « sur appel », c’est-à-dire disponibles lorsque le patron a besoin d’eux, comme les travailleurs à la journée dans les années 1930. Aucun secteur n’est protégé contre ces pratiques de flexibilité. L’industrie automobile elle-même embauche de plus en plus sur des postes temporaires ou à temps partiel, et emploie un très grand nombre de sous-traitants, y compris sur ses sites de production principaux, sous-traitants qui à leur tour recourent au même type de pratique, souvent de manière encore plus étendue.

En 2015, près de 15,8 % des Américains occupaient un emploi « temporaire ou non permanent », alors qu’ils étaient 10,7 % en 2005. C’est ce que révèle une étude réalisée par Lawrence Katz et Alan Krueger (lequel a présidé sous Obama le groupe des économistes chargés de le conseiller en matière de politique économique). De plus, 94 % des créations nettes d’emplois entre 2005 et 2015 ont concerné le secteur « alternatif ». La froideur des statistiques reflète simplement celle de la réalité que de nombreux jeunes sont en train de découvrir. Ils cherchent un emploi mais ne trouvent que précarité et insécurité économique.

Depuis des décennies, les revenus des travailleurs ne cessent de reculer. Si on les corrige de l’inflation sur la base de l’indice officiel des prix à la consommation (IPC), les revenus hebdomadaires moyens des employés travaillant en production et n’exerçant pas de fonction d’encadrement n’ont toujours pas retrouvé leur niveau d’avant 1973.

Au fur et à mesure que la crise économique s’est approfondie, le Ministère du travail a commencé à « corriger » l’indice en question. Le nouvel IPC – qui a subi bien des modifications depuis les années 1980, et particulièrement durant les années 1990 – a de plus en plus servi à sous-évaluer le niveau de l’inflation. Si l’indice en vigueur sous la présidence Carter, à la fin des années 1970, était utilisé aujourd’hui, il ferait apparaître un recul continu et très marqué des revenus hebdomadaires des travailleurs en termes réels. Il montrerait par exemple que les revenus hebdomadaires réels en décembre 2017 correspondaient à moins de la moitié de leur niveau de 1973. Les statistiques officielles ont de plus en plus dissimulé la réalité de ce qui arrive au niveau de vie général (voir graphique n° 2 : « Revenus hebdomadaires moyens en termes réels »).

Ce bricolage de l’IPC a eu un impact financier considérable sur les programmes du gouvernement. Pour citer un seul exemple : l’application de l’IPC non trafiqué montrerait qu’il faudrait que les prestations de sécurité sociale soient augmentées de 70 % aujourd’hui, ne serait-ce que pour compenser la hausse des prix !

Il y a ensuite tous ces programmes d’assistance pour lesquels l’éligibilité et le niveau des prestations (comme les bons d’alimentation, les prestations de santé Medicaid, ou encore les petits-déjeuners et déjeuners pris à l’école, etc.) sont déterminés en fonction des « lignes directrices » officielles sur la pauvreté, lesquelles sont prétendument ajustées à la hausse des prix sur la base de l’IPC. Les prestations concernées datent des années 1960, elles étaient considérées comme des droits dépendant uniquement du revenu d’une personne ou d’un ménage, et l’augmentation des seuils officiels de pauvreté due à la prise en compte de l’IPC protégeait quelque peu les personnes concernées contre les ravages de l’inflation. Mais l’ancien IPC a été depuis longtemps jeté au rebut. Pire encore, nombre de ces programmes ont été confiés aux États sous la forme d’une aide forfaitaire, donnant à ces derniers une grande marge de manœuvre quant à l’utilisation des fonds. Et les niveaux de ces financements ont souvent été gelés.

Enfin, il n’existe aucun ajustement automatique à l’inflation du salaire minimum défini au niveau fédéral. En termes réels, ce salaire minimum a enregistré un pic en 1968. Depuis, il a connu quelques augmentations minimes et ponctuelles acceptées par le Congrès. Mais depuis 2009, alors qu’il s’établissait à 7,25 dollars de l’heure, il n’a plus été augmenté du tout. Certains États ont certes fixé un niveau plus élevé sur leur territoire, mais la référence reste le salaire fédéral. Et gagner 7,25 dollars de l’heure, c’est vivre dans la pauvreté : cela correspond à 15 080 dollars annuels pour un emploi à temps plein, 52 semaines par an.

Le revenu médian des ménages ne s’est pas effondré aussi rapidement que les salaires individuels. Mais c’est uniquement parce qu’à partir des années 1960 les femmes ont été de plus en plus nombreuses à travailler, ce qui fait que les ménages traditionnels percevaient deux revenus et non plus un seul. L’augmentation du travail féminin et l’intervention des femmes dans la production constituent un progrès social pour la classe ouvrière mais, du point de vue économique, l’entrée des femmes sur le marché du travail a d’abord permis de compenser la baisse des salaires des hommes. Les ménages percevant deux revenus ont pu, pendant un certain temps au moins, payer les traites du prêt hypothécaire, payer les factures de la voiture et nourrir la famille. Mais, dans la mesure où le second revenu compense la perte enregistrée dans le revenu du mari, ces salaires supplémentaires sont simplement le signe d’un accroissement de l’exploitation de toute la famille. Et aujourd’hui, la pauvreté se concentre sur les femmes seules ayant des enfants à charge : 51 % des ménages pauvres (soit près de 12 millions de personnes) ont une femme à leur tête. Ce constat a amené un site de l’État fédéral sur la pauvreté à suggérer que la réponse à la pauvreté... c’est le mariage ! La proportion de familles pauvres parmi les familles monoparentales qui ont une femme à leur tête est de 38,8 % lorsque la femme est noire, de 40,8 % lorsqu’elle est hispanique et de 30,2 % lorsqu’elle est blanche.

Ce que révèlent tous ces chiffres, de différentes manières, c’est que le niveau de vie de la classe ouvrière s’effondre depuis des années, voire depuis des décennies. L’évolution des salaires se détache depuis longtemps et de plus en plus de la hausse de la productivité, c’est-à-dire de la richesse produite (voir le graphique n° 3 : « Productivité et revenus réels moyens », p. 28).

Un grand pas en arrière

Si l’on remonte un peu le fil de l’histoire, on peut dire que les travailleurs américains se retrouvent dans la précarité à laquelle ils ont toujours été confrontés, à l’exception peut-être des quatre décennies qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale.

Le niveau de vie s’est rapidement amélioré durant les décennies qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale. L’impérialisme américain avait en effet un grand avantage sur ses concurrents impérialistes et sur l’Union soviétique : son appareil de production n’avait pas été endommagé par la guerre, ce qui lui a permis d’imposer sa domination sur le monde et d’agrandir notoirement sa zone d’influence économique à l’échelle mondiale. Sur le plan intérieur, l’appareil de production américain tournait à plein pour satisfaire la demande européenne, ce qui a rendu possible une expansion à grande échelle de ses forces productives, malgré une série de récessions. La combinaison de ces facteurs a donné au capital américain les moyens de consentir une amélioration considérable du niveau de vie à sa population. De plus, il demeurait confronté à une classe ouvrière organisée et combative forte de l’expérience acquise dans les années 1930 et à la mobilisation croissante de la population noire à partir des années 1950. Ces facteurs ont convaincu la bourgeoisie américaine de céder à la population une petite portion de ses profits qui explosaient. Les gains obtenus ont d’abord concerné la classe ouvrière organisée mais, avec le temps, une grande partie d’entre eux ont également bénéficié à des travailleurs non syndiqués. Il en a résulté une amélioration considérable du niveau de vie, et une certaine stabilité pour des franges importantes de la classe ouvrière.

Sur fond de cette amélioration constante, la classe ouvrière a commencé à considérer un certain nombre de choses comme normales : trouver un emploi correctement payé et le conserver, avoir la certitude que ses enfants auront une situation meilleure, et même bien meilleure s’ils font des études, bénéficier de certaines prestations associées à l’emploi, telles que l’assurance maladie, la retraite, les congés payés, etc. Ces choses « normales » n’ont jamais fait partie du quotidien pour une bonne partie de la classe ouvrière, mais elles faisaient suffisamment partie de la réalité pour marquer les classes populaires. Il y avait certainement des franges importantes de la population qui étaient pauvres, mais même les Noirs, qui étaient surreprésentés parmi les pauvres et les chômeurs, ont pu bénéficier d’une amélioration assez rapide de leur situation pendant ces années. Tout spécialement après les révoltes urbaines, l’accès aux emplois s’est rapidement étendu, et le niveau de vie de la population noire américaine s’est accru plus vite que celui des Blancs, si bien que la différence entre les deux s’est réduite.

Cette période, durant laquelle la vie de franges importantes de la classe ouvrière était plus ou moins stable, s’est terminée avec la crise économique des années 1970 et, surtout, avec son approfondissement dans les années 1980. Une génération entière n’a rien connu d’autre que la situation actuelle : des emplois précaires, des salaires insuffisants pour avoir un logement décent, des écoles qui ne préparent pas leurs enfants à trouver leur place dans cette société et des services publics dans un tel état de délabrement qu’ils mettent en danger la santé et la vie des classes populaires.

Il faut que la conscience de classe se renforce

Aujourd’hui, faire partie d’une classe exploitée, cela signifie ce que cela a toujours signifié, tant aux États-Unis que partout ailleurs : l’instabilité, l’insécurité sociale, une vie précaire. Le problème, c’est que la classe ouvrière n’a pas encore la pleine conscience de cette réalité : beaucoup de travailleurs sont en colère, beaucoup s’estiment spoliés du fait que certains possèdent beaucoup plus qu’eux, et ils trouvent que c’est injuste. Mais le ressentiment n’est pas un programme politique. Et il peut même entraîner vers des voies assez réactionnaires, comme il le fait aujourd’hui.

Actuellement, la classe ouvrière n’a pas de perspectives fondées sur ses intérêts de classe, elle ne possède pas l’expérience qui lui donnerait ne fût-ce qu’une idée de ce que ces intérêts pourraient être, et n’a pas en tête des objectifs pour lesquels il lui faudrait se battre pour améliorer sa situation. Elle n’a même pas les perspectives militantes réformistes qui marquaient les luttes des années 1930 pour le droit d’avoir un syndicat ou les combats des Noirs dans les années 1950 et 1960 pour l’égalité des droits.

Même les traditions de ces mouvements ont disparu. Les années 1960 sont déjà de l’histoire ancienne. Quant aux années 1930, elles sont littéralement sorties des mémoires : il n’y a plus de témoin vivant pour raconter ce qui s’est passé dans les années 1930, il n’en reste que peu des années 1960, et la plupart ont appris à vivre dans la société actuelle et à l’accepter. L’histoire de ces deux mobilisations de masse a été accaparée par des universitaires réformistes qui taisent le fait que ces mobilisations portaient en germe les possibilités d’une révolution, et qu’elles auraient pu suivre cette voie si elles avaient été conduites par des organisations révolutionnaires.

Mais les seules organisations de classe que les travailleurs avaient alors et qu’ils aient encore aujourd’hui, ce sont les syndicats. Et pendant des décennies, depuis la Deuxième Guerre mondiale, les directions syndicales ont diffusé l’idée – et continuent de le faire dans la situation désastreuse d’aujourd’hui – que les travailleurs peuvent améliorer leur situation en collaborant avec leur patron. Dans le cadre du capitalisme, cela ne peut que signifier qu’ils placent les intérêts de leur patron avant les leurs. Les syndicats ont contribué à renforcer, et même à créer le mythe de la « classe moyenne », l’idée selon laquelle chacun a la possibilité de monter dans cette société. Peut-être cela a-t-il été le cas, mais seulement parce que l’impérialisme américain vivait aux crochets du reste du monde. Le prix de cette position de « classe moyenne », c’étaient les guerres menées par l’impérialisme contre des dizaines de pays sous-développés, et le terrible coût humain qui en a résulté. Presque tous les syndicats ont à peu près toujours apporté leur soutien à ces guerres. On peut dire de même que la reprise de la croissance après la crise de 1929 a été payée par les 80 millions de victimes de la Deuxième Guerre mondiale.

Les syndicats, des partenaires désormais superflus et attaqués

Aujourd’hui, les syndicats subissent des attaques, malgré tous les efforts qu’ils déploient depuis des décennies pour respecter leur part de l’accord « entre gentlemen » que John L. Lewis avait arraché à la General Motors (GM) en 1937, et qui fut renforcé par la suite au fur et à mesure que les syndicats obtenaient, les uns après les autres, la reconnaissance officielle de l’État bourgeois. En échange de cette reconnaissance et d’une certaine amélioration des contrats de travail, les syndicats ont effectivement fait office de garants de la paix sociale. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas eu de grèves : il y en eut même de longues et combatives. La bourgeoisie n’a jamais rien cédé sans y être contrainte. Mais ces grèves ont été organisées dans le cadre légal très formalisé qui fut mis en place après la Deuxième Guerre mondiale, une fois que l’engagement pris par les syndicats de ne pas faire grève pendant la guerre fut devenu caduc. Ce cadre devint un obstacle à la diffusion des grèves militantes, même lorsqu’elles restaient sur un terrain strictement économique, et a fortiori à l’adoption de revendications plus sociales ou politiques.

Aujourd’hui, au moins une partie de la bourgeoisie semble estimer que les syndicats ne sont plus nécessaires pour contenir les luttes de la classe ouvrière. De fait, il n’y a plus eu de luttes de masse à contenir depuis des décennies.

Depuis la période du maccarthysme, l’accord « entre gentlemen » a été sérieusement mis à mal. Vingt-huit États ont adopté des législations sur le « droit de travailler », qui prévoient notamment que les travailleurs ne sont plus affiliés automatiquement à un syndicat une fois que celui-ci a gagné les élections[2]. Ces législations ont d’abord été adoptées dans des États où les syndicats étaient plutôt faibles, puis elles ont touché un État qui a été le symbole de la puissance syndicale, à savoir le Michigan. La Commission du service public du Michigan, suivant les exemples d’autres États, a supprimé unilatéralement le droit des syndicats du secteur public de négocier collectivement autre chose que les salaires et certaines prestations, et a supprimé aussi la quasi-totalité des postes de permanents et heures de délégation payés par l’État. Il est par ailleurs possible que la Cour suprême annule prochainement un jugement relatif à la constitutionnalité des frais facturés par les syndicats du secteur public aux travailleurs non syndiqués (« agency fees »)[3]. L’administration ­Trump a imposé aux travailleurs du département de l’Éducation un contrat que ceux-ci avaient rejeté : ce contrat supprime en effet toutes les protections concernant les conditions de travail. Le ministère public au niveau fédéral a lancé des enquêtes pour corruption contre un certain nombre de syndicats en utilisant des lois adoptées sous le maccarthysme. Étant donné la corruption qui suinte par tous les pores de cette société sans que la justice s’en préoccupe, on a du mal à imaginer que le ministère public puisse garder son sérieux lorsqu’il annoncera la condamnation des syndicats pour corruption, tant ils font figure de petits joueurs sur ce plan.

La plupart de ces attaques contre les syndicats viennent du Parti républicain, car les syndicats sont un important soutien des démocrates sur les plans organisationnel et financier. Mais l’intérêt partisan des républicains n’est pas la seule explication : si les syndicats sont attaqués, c’est à la demande d’une partie importante de la bourgeoisie, qui assure même le financement de ces attaques. Et les démocrates n’offrent aucune protection réelle. Lorsqu’au Nevada un gouverneur républicain et une Assemblée partagée entre les deux partis adoptèrent une législation sur le « droit de travailler » dans les années 1950, les démocrates ne firent aucun effort pour l’annuler quand ils revinrent au pouvoir, et ils en eurent pourtant la possibilité à maintes reprises. Il est utile de se souvenir que les deux plus importantes actions en justice pour corruption ont été lancées sous les administrations démocrates Kennedy et Clinton. Elles visaient en l’occurrence Jimmy Hoffa et Ron Carey et, derrière eux, le syndicat des camionneurs. Et il ne faut pas oublier non plus que, lorsque la bourgeoisie en a eu besoin, elle a pu compter sur le démocrate Roosevelt pour jeter en prison James Cannon et dix-sept autres militants du SWP lors de la Deuxième Guerre mondiale, comme elle avait pu compter sur le démocrate Wilson pour en faire autant d’Eugene Debs et des militants des IWW lors de la Première Guerre mondiale.

Toutes ces actions sont autant de menaces pour l’assise financière des syndicats. Et en retour, elles réduisent la capacité de ces derniers à accomplir leur travail quotidien de défense des travailleurs lésés, d’arbitrage et de négociation collective, autrement dit tout ce travail qui constitue leur raison d’être au sein du cadre légal qui reconnaît les syndicats aux États-Unis. Faire face à ces attaques nécessiterait de mobiliser tous les travailleurs, qu’ils soient qualifiés ou non, quel que soit leur secteur d’activité, et surtout qu’ils soient syndiqués ou non. Il faudrait organiser des grèves qui forceraient les entreprises à fermer et qui entraveraient même le fonctionnement de l’appareil d’État. Certes, il n’est pas du tout certain que les travailleurs soient prêts à répondre aujourd’hui à un tel appel. Mais les syndicats sont tellement intégrés, et depuis tellement longtemps, à l’appareil de l’État bourgeois qu’ils n’ont pas essayé de prendre la température, même pas au Wisconsin, État dans lequel ils ont pourtant été capables en 2011 d’organiser de grandes manifestations : le seul but qu’ils fixèrent à leurs syndiqués, ce fut de faire démissionner le gouverneur républicain, pour remettre un démocrate à sa place. Même dans les situations où leur existence est en jeu, les syndicats ont montré leur incapacité à mener les luttes nécessaires pour bouleverser profondément cette société.

Une évolution de long terme vers la droite, légitimée par Trump

C’est dans ce contexte social, à la suite d’années de recul continu du niveau de vie de la population, que Donald Trump s’est hissé sur le devant de la scène politique en 2016. Avec ses tweets vils et réactionnaires, et son nationalisme virulent, Trump est l’expression de l’ampleur du déplacement de l’ensemble de l’arène politique vers l’extrême droite. Mais il faut être prudent et ne pas attribuer la responsabilité de ce développement à sa seule personne. Il est certainement un symbole de cette évolution, et un symbole tout à fait approprié. Mais ce n’est pas lui qui en est la cause. Et il n’en est même pas l’élément clé.

Depuis des décennies, le Parti républicain défend des positions ouvertement réactionnaires : il s’oppose au droit à l’avortement et à l’enseignement de la théorie de l’évolution à l’école, tout en favorisant le développement de la religion, afin d’établir une solide base électorale parmi les extrémistes religieux. Trump n’est pas le premier à en appeler au ressentiment des petits Blancs. Souvenons-nous de Nixon et de son appel à la « majorité silencieuse ». Quand Nixon disait « la majorité silencieuse », il le disait de manière que l’on comprenne « les travailleurs patriotes BLANCS qui sont durs à la tâche et ne se plaignent jamais ! » Et tout le monde le comprenait de cette manière. Les républicains dénonçaient les « welfare queens », mères célibataires vivant des prestations sociales, qu’ils accusaient de rouler en Cadillac. Bill Clinton fit mine de proposer une réforme de l’État providence (« Comment nous débarrasser de l’État providence tel que nous le connaissons »). Les républicains en appelaient à la loi et à l’ordre, Clinton leur offrit la vaste construction de l’État carcéral. Et pour ce qui est du slogan « Make America Great Again », avec tous ses sous-entendus nationalistes et racistes, Trump l’a aussi emprunté à Bill Clinton. Les idées réactionnaires de Trump ne sont donc vraiment pas nouvelles, et elles ne sont pas propres aux républicains.

Ce qui est différent aujourd’hui, c’est le fait que Trump exprime ouvertement et sans aucune gêne ses idées réactionnaires : il dénigre les femmes, accuse les immigrants d’être des criminels, se moque de la population noire, rend hommage à l’extrême droite, se vante de la force de frappe américaine... Et tout cela est pétri d’un nationalisme empoisonné, qui s’exprime par le personnage raciste que Trump cultive consciemment. Il vomit toutes ces insanités depuis la Maison-Blanche, légitimant les idées les plus réactionnaires, justifiant ceux qui les mettent en pratique, contribuant à renforcer les divisions souvent fortes qui existent déjà au sein de la classe ouvrière. Cela compte, et il faut le dire.

Mais se concentrer sur la seule personne de Trump empêche de voir que les idées et les actions réactionnaires ont commencé à se répandre avant son arrivée : incendies d’églises de la communauté noire, agressions contre les migrants venant du Mexique par des milices armées, diffusion de préjugés anti-immigrés par les syndicats, recul du rôle de ces derniers à la suite de jugements de tribunaux très hostiles, destructions de cliniques pratiquant des avortements, harcèlement sexuel et viols, assassinats de jeunes hommes noirs... Rien de tout cela n’a commencé avec Trump : il s’agit au contraire de manifestations de l’état de décomposition et de putréfaction dans lequel se trouve la société capitaliste américaine.

Une partie de la gauche au sens large, filant le train du Parti démocrate, fait de Trump le principal problème, milite pour sa destitution ou son retrait par la voie judiciaire. Mais on peut être sûr que, si cela se produit, ce ne sera pas dû à une pression de la population en ce sens mais au fait que des pans importants de la bourgeoisie et de ses pairs politiques veulent son départ.

Avec ou sans Trump, la politique de la bourgeoisie est poursuivie

Malgré le chaos qui émane de la Maison-Blanche sous Trump, l’appareil d’État américain continue pour l’instant d’exercer toutes ses fonctions, poursuivant tant les guerres commencées sous les prédécesseurs de Trump que, plus généralement, les politiques mises en place par ceux-ci. De ce point de vue, la bourgeoisie n’a pas vraiment besoin de se débarrasser de Trump. D’autant moins qu’il a décidé de la baisse d’impôts qu’elle voulait. Cependant, il est clair qu’il y a un fort sentiment parmi les politiciens et certaines franges de la bourgeoisie qu’il faut qu’il s’en aille. Ce sentiment se manifeste on ne peut plus clairement dans les éditoriaux de journaux comme le Washington Post et le New York Times.

Si Trump est contraint à partir – que ce soit au terme d’une procédure de destitution, à la suite d’une procédure pénale ou encore d’une démission suivie d’une amnistie –, ce ne sera certainement pas à cause du flot dégoûtant qu’il déverse sur la population depuis son compte Twitter. S’il doit abandonner son mandat, c’est qu’il aura directement entravé les intérêts de l’impérialisme américain. Dans le but d’accroître sa propre fortune, il semble s’être lancé dans la défense des intérêts de la Russie, ce qui pourrait être problématique pour l’État américain alors que celui-ci est embourbé dans de multiples difficultés dans le monde entier.

Mais rien dans toute cette affaire n’est vraiment clair. Trump a dissimulé ce qu’il a fait. Et le procureur spécial Robert Mueller travaille lui aussi à huis clos[4]. S’il met effectivement Trump en accusation, nous n’aurons aucune idée précise de la nature et de l’ampleur des actes pour lesquels Trump et son entourage sont incriminés. En effet, exposer au grand jour ces manigances, ce serait révéler le fonctionnement ordinaire d’une grande partie de la bourgeoisie. Il faut se souvenir des termes vagues dans lesquels la destitution puis le retrait et l’amnistie de Nixon avaient été présentés.

Enfin, si Trump est contraint à partir, cela n’arrêtera pas nécessairement le déplacement vers la droite du paysage politique américain. Cela pourrait même accentuer le rythme de ce déplacement, l’accélérer, si des forces d’extrême droite se mobilisent en réaction. Du fait de la durée de la crise économique actuelle et du manque d’organisation de la classe ouvrière, le rapport de force favorise l’extrême droite. Et pour peu que Trump soit présenté comme une victime d’intrigues orchestrées par l’establishment, cela pourrait favoriser encore des forces à l’extrême droite de l’échiquier politique.

Quelle campagne pour un parti de la classe ouvrière ?

Quoi qu’il en soit, la situation politique actuelle est plus réactionnaire qu’il y a deux ans, lorsque nous avons mené notre campagne électorale pour l’émergence d’un Parti de la classe ouvrière (Working Class Party). Ce parti est apparu à un moment où la scène politique était en train de changer, alors que de nombreux travailleurs, qui en avaient assez de la politique conventionnelle, recherchaient quelque chose au-delà des deux grands partis, quelque chose à quoi ils pourraient s’identifier. Les candidatures de Trump et de Sanders ont bénéficié de cette situation. À une bien plus modeste échelle, notre Parti de la classe ouvrière en fit autant. Nous savons que nous avons discuté avec de nombreuses personnes qui avaient voté ou se préparaient à voter pour Trump ou pour Sanders, voire pour Clinton, mais qui étaient tout de même d’accord avec ce que nous avions à dire.

Le climat extrêmement réactionnaire, qui n’a été que partiellement créé par Trump, a durci les fronts sur la scène politique. En 2018, il ne serait pas étonnant de voir davantage d’électeurs prêts à choisir le vote utile, tant parmi les partisans de Trump que parmi ses opposants. Dans un système bipartisan régi par un scrutin uninominal majoritaire à un tour (dans lequel le candidat qui a la majorité relative remporte tout), il y a une forte incitation à voter pour l’un des deux partis afin d’empêcher l’autre de gagner.

Grâce à Trump, le Parti démocrate est en quelque sorte revenu à la vie : le caractère ouvert de la misogynie, du racisme et du discours anti-immigrés de l’occupant de la Maison-Blanche ont permis aux démocrates d’apparaître comme les défenseurs des couches opprimées de la population. En concentrant la colère contre Trump, ceux-ci arrivent à dissimuler leur propre responsabilité dans une situation qui est devenue réellement désastreuse pour les travailleurs.

Depuis l’arrivée de Trump au pouvoir, les démocrates se sont ostensiblement placés du côté de tous les gens indignés par les faits et gestes de Trump. À l’automne dernier, sous le hashtag #RiseAndOrganize (Soulevez-vous et organisez-vous), le Parti démocrate a déclaré vouloir « galvaniser ceux qui protestent et les aider à se mobiliser pour des gains politiques réalisables ». Autrement dit, il s’agit de se mobiliser pour faire élire les démocrates en 2018. Et depuis que Trump a été élu, la main – et l’argent – des démocrates ont été de tous les grands événements de protestation, depuis la marche des femmes sur Washington le lendemain de son investiture en janvier 2017 jusqu’aux protestations des étudiants en mars 2018.

En 2016, nous avons eu quelques échanges avec des travailleurs noirs qui nous demandaient avec méfiance ce que voulait dire « la classe ouvrière ». Après tout, Trump parlait des travailleurs, et même de classe ouvrière. Est-ce que cela signifiait que nous le soutenions ? Ceux qui nous posaient cette question écoutaient ce que nous avions à dire. Mais que pensaient ceux qui ne nous posaient pas la question ? Et combien y en aura-t-il de plus cette fois-ci qui ne poseront pas la question ? Le fait que Trump l’ait emporté malgré toutes les prévisions et que son administration ait banalisé le racisme a d’ores et déjà nourri méfiance et hostilité dans la population noire, et suscité chez elle un regain des sentiments nationalistes. Il nous faut garder en tête que, pour une grande partie des Noirs, le droit de vote est une conquête arrachée littéralement en versant leur sang – et ils sont nombreux à refuser que quiconque leur dise quoi faire de ce droit.

Nous allons donc faire face à cette méfiance, et ce n’est pas en disant du mal des démocrates que nous marquerons des points. Certes, du point de vue des intérêts des travailleurs, les deux grands partis sont également nuisibles, mais nous militons dans un système bipartisan caractérisé par un scrutin uninominal majoritaire à un tour qui contraint les gens à choisir l’un ou l’autre de ces deux partis. En faisant du racisme sa marque de fabrique, Trump jette la population noire et de nombreux immigrants dans les bras des démocrates. Et si, dans nos discussions avec ces travailleurs, nous ne faisons que critiquer leur choix, comment est-ce qu’ils ne nous considéreraient pas comme des partisans de Trump et des républicains ? Tant que nous nous contentons de critiquer l’un des deux grands partis, le système nous fait apparaître comme soutenant l’autre. C’est pourquoi il nous faut mettre en avant nos idées, NOTRE propre perspective : c’est le seul moyen efficace de répondre aux travailleurs qui soutiennent l’un des deux grands partis. Si les révolutionnaires participent aux élections dans un système bourgeois, c’est pour exprimer leur propre politique, car personne ne le fera à leur place.

Il est possible que Trump ait perdu une partie du soutien dont il a bénéficié parmi les travailleurs blancs – peut-être même d’une grande partie d’entre eux. Cela signifie-t-il que ceux-ci seront plus ouverts à nos idées ? Peut-être. Mais il est plus raisonnable de penser que beaucoup d’entre eux seront simplement démoralisés par cette expérience. Et, dans tous les cas, il y a tous ceux qui continuent à le soutenir malgré sa possible destitution, voire en raison même de cela, et le soutien de ceux-là semble s’être renforcé, pour autant que nous puissions en juger. Certains apprécient son côté ouvertement raciste. Et puis il y a les autres. Ceux qui veulent d’abord exprimer leur colère vis-à-vis de la situation très difficile où ils se trouvent, et qui le soutiennent malgré son racisme. Cela signifie qu’ils ne voient pas le danger des idées racistes – et ce sont peut-être les prémices de leur acceptation. Il est difficile d’imaginer que, dans la campagne électorale qui s’annonce, il sera plus facile de discuter avec les partisans de Trump. Il ne suffira pas de parler de l’unité de la classe ouvrière sur le plan moral. Nous devons parler de ce que la classe ouvrière pourrait faire, des perspectives qu’elle pourrait se donner, mais aussi du type de lutte nécessaire, du fait qu’il lui faut se préparer à mobiliser ses forces contre la bourgeoisie, ce qui nous ramène finalement au fait qu’au-delà des différences apparentes de toutes ses composantes il y a une seule classe ouvrière.

Nous devons exprimer nos idées de manière plus précise. Il ne suffit pas de parler de classe ouvrière et de lutte. Trump utilise les termes de « classe ouvrière », « travailleurs » ou encore « simples travailleurs », et même une partie de l’extrême droite en fait autant (pensons par exemple au Traditionalist Worker Party)[5]. Et parler de socialisme peut également générer de la confusion : ce terme a été utilisé par de nombreux politiciens, dont Bernie Sanders, et aussi par les nazis, dont le parti s’appelait le Parti ouvrier allemand national-socialiste.

De plus, ce n’est pas simplement une question de lutte. En effet les luttes de la classe ouvrière peuvent très bien n’ouvrir aucune perspective, si elles visent simplement à arracher des réformes, à obtenir pour les travailleurs une meilleure part des richesses qu’ils ont produites. C’est la perspective que les syndicats ont donnée à la classe ouvrière depuis 1945, et qui a conduit à l’impasse dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.

La classe ouvrière, seule classe révolutionnaire

Pour nous, parler de classe ouvrière n’a pas de sens en dehors de l’objectif que celle-ci peut donner à ses luttes, à savoir le communisme. La classe ouvrière a la capacité de s’approprier toutes les richesses produites et de les mettre à la disposition de l’ensemble de la société. Si nous n’avons pas cela en tête lorsque nous discutons, nous pouvons facilement nous contenter d’appeler à la lutte. La question n’est pas simplement de lutter, mais de ce pour quoi nous voulons lutter. Enracinée au cœur même de la production, la classe ouvrière possède la capacité de satisfaire toutes les revendications qui découlent de ses besoins : répartir le travail, afin que chacun ait un emploi ; fixer des salaires permettant à chacun d’avoir un niveau de vie décent ; indexer les salaires sur l’inflation, afin de les augmenter immédiatement lorsque les prix augmentent ; utiliser l’argent public pour financer des services qui sont utiles à la population : éducation, santé, services publics en général ; et rendre publics tous les vols et méfaits commis par la bourgeoisie, en montrant qu’il est possible de satisfaire toutes ces revendications, et bien plus encore, et que l’essentiel est de savoir quelle classe sociale contrôle les richesses existantes. Nous savons que la classe ouvrière ne peut satisfaire aucune de ces revendications dans le cadre du capitalisme, et c’est justement parce que, dans ce système, c’est la bourgeoisie qui contrôle les richesses. Mais ces revendications correspondent à la situation actuelle de la classe ouvrière. Combien de travailleurs pouvons-nous toucher en les mettant en avant ? Nous n’en savons rien. Mais ce dont nous sommes convaincus, c’est qu’une bonne partie d’entre eux peuvent comprendre que la classe ouvrière a besoin de s’organiser en tant que classe, et qu’ils ont répondu positivement lors de notre campagne de 2016 sur la nécessité pour la classe ouvrière de créer son propre parti[6]. Nous ferons de même cette année. Il nous faudra garder en tête la perspective révolutionnaire du Programme de transition élaboré par Trotsky.

Nous n’avons pas peur de décrire la situation actuelle telle qu’elle est. Il y a eu quelques grèves ponctuelles, isolées et limitées aux travailleurs impliqués et bénéficiant parfois du soutien d’autres travailleurs. Certaines grèves, comme celle des enseignants de l’État de Virginie-Occidentale, sont même allées un peu plus loin. Mais il n’en reste pas moins qu’il y a eu très peu de luttes. Et surtout, la classe ouvrière n’a pas mené de luttes sur un large front depuis des décennies. Faire ce constat ne signifie pas que nous avons perdu confiance dans les capacités de la classe ouvrière de lutter sur une base de classe, ni que celle-ci a perdu sa capacité à combattre le capitalisme, à le détruire et à donner naissance à une société nouvelle.

Certains caressent l’idée que la classe ouvrière a perdu ses capacités, que d’autres forces sont en train de devenir essentielles pour amener le progrès : les femmes, les étudiants, les jeunes Noirs, les immigrants, etc. Pour ce qui nous concerne, nous ne pensons pas que nous sommes entrés dans une nouvelle période historique qui serait caractérisée par la disparition de la classe ouvrière en tant que sujet révolutionnaire simplement parce qu’elle n’a pas mené de luttes de masse depuis des décennies. Nous ne pensons pas non plus qu’elle perd de son importance parce que les ouvriers, ses principaux bataillons, sont en train de devenir minoritaires en son sein. La question principale reste que la position de la classe ouvrière au sein de l’économie lui donne les raisons et les moyens de détruire le capitalisme et de le remplacer par un autre système.

Nous ne pouvons pas dire quand la classe ouvrière se mobilisera de nouveau. Elle a déjà montré sa capacité à le faire par le passé, et ce après de longues périodes réactionnaires. Et elle le fera à nouveau, peut-être même d’une manière extrêmement soudaine. La principale question alors, ce sera de savoir si les travailleurs en lutte ont à leur tête les militants dont ils ont besoin. Des militants révolutionnaires réussiront-ils à s’implanter au sein de la classe ouvrière ? Et combien seront-ils ? Durant la longue période pendant laquelle la Révolution russe a dégénéré, isolée dans un seul pays, la classe ouvrière n’a pas trouvé les chefs dont elle avait besoin. Aux États-Unis, les militants ouvriers fiers d’être communistes ont été extrêmement rares. Il y a des raisons historiques et politiques à cela, et d’abord l’absence de militants communistes révolutionnaires organisés au sein de la classe ouvrière.

Nous ne pouvons rien faire pour provoquer des luttes, pour sortir de cette période réactionnaire ni même pour l’empêcher de devenir encore plus réactionnaire. Mais nous pouvons nous battre pour maintenir vivantes les idées révolutionnaires. Nous pouvons trouver de nouveaux militants. Nous pouvons leur transmettre les idées communistes et les rendre fiers de ces idées. En d’autres termes, nous pouvons préparer la génération révolutionnaire qui sera en mesure de jouer un rôle dirigeant dans les luttes futures. Et nous pouvons continuer à porter l’idée phare que la classe ouvrière a besoin de construire ses propres organisations, c’est-à-dire concrètement, aujourd’hui, un parti de la classe ouvrière.

1er avril 2018

 

[1]     Nommés d’après la section 401 (k) du code fiscal, il s’agit de plans d’épargne retraite par capitalisation très utilisés aux États-Unis. C’est avec ce type de plans que des salariés du courtier en énergie Enron perdirent leur retraite lors de la faillite de cette entreprise en 2001 (voir Lutte de classe no 66, été 2002). (Note de LDC).

 

[2]     Ce système, dit du « closed-shop » (littéralement « boutique fermée »), implique que l’ensemble des salariés d’une entreprise soient membres d’un syndicat donné. (Note de LDC).

 

[3]     « Agency fees » : il s’agit de frais facturés par un syndicat aux non-syndiqués, au titre des avantages qui ont été obtenus collectivement, par exemple des jours de congés payés. (Note de LDC).

 

[4]     Ancien chef du FBI, le procureur Robert Mueller est chargé de mener l’enquête sur les soupçons d’interférence russe dans la campagne présidentielle de 2016, y compris sur les liens entre l’équipe Trump et le gouvernement russe. Ses conclusions peuvent conduire à la mise en œuvre d’une procédure de destitution (impeachment) de Trump.

 

[5]     Traditionalist Worker Party : parti néo-nazi américain, partisan de la suprématie de la race blanche. (Note de LDC).

 

[6]     Le Working-class party avait présenté des candidats dans le Michigan aux élections de novembre 2016. Voir les articles « États-Unis : la classe ouvrière a besoin de son propre parti » (Lutte de classe, n° 176, septembre-octobre 2016) et « Interventions des groupes invités (extraits) » (Lutte de classe, n° 180, décembre 2016-janvier 2017).