Au lendemain des élections régionales

avril 2010

Les élections régionales ont constitué un succès pour la gauche réformiste, plus précisément pour le Parti socialiste. Il conserve et renforce ses positions dans les Conseils régionaux, avec tout ce que cela implique pour lui de budgets à gérer, de positions au sein de la société, de liens avec la bourgeoisie. Ses résultats lui donnent des espoirs pour les prochaines échéances électorales : la présidentielle et les législatives de 2012.

Un succès de la gauche sans poussée à gauche

Ce succès ne résulte cependant pas d'une poussée à gauche. Il exprime surtout un mouvement d'opinion à l'intérieur de l'électorat de droite, poussant celui-ci à exprimer son mécontentement à l'égard de Sarkozy, en s'abstenant plus massivement que d'habitude pour les uns, en reportant leurs voix sur les listes du Front national pour les autres.

Les journaux et les commentateurs favorables à la gauche poussent des cris d'enthousiasme devant ces élections où, dixit par exemple Le Monde du 23 mars 2010 : « La gauche a réalisé sa meilleure performance depuis les élections législatives de 1981 .» Et ne parlons pas du ton triomphaliste de L'Humanité.

Ce triomphalisme, réel ou feint, du côté de la gauche n'est pas désintéressé. Il sert de point d'appui pour d'ores et déjà commencer la campagne présidentielle autour du thème « Sarkozy peut être battu » qui ira crescendo dans les deux ans à venir. Il n'est pas difficile de deviner que la perspective de battre Sarkozy et de changer de majorité à l'Assemblée tiendra lieu de programme pour le Parti socialiste.

Puisque cette stratégie a si bien marché pendant les régionales, pourquoi se gêner pour la reprendre ? Cela tiendra lieu de réponse à tous les problèmes qui se posent et, en particulier, ceux qui s'abattent sur le monde du travail, le chômage, l'effondrement du pouvoir d'achat, les mesures antiouvrières du gouvernement : tenez bon, dans deux ans, on pourra changer tout cela ! Mensonge grossier ! Mais l'alternance électorale, baptisée « démocratie représentative », a été inventée et affinée au fil du temps par le personnel politique de la bourgeoisie pour donner cette illusion.

Même pour ce qui est de l'arithmétique des résultats, le Parti socialiste n'a réalisé des scores exceptionnels en pourcentage qu'en raison de l'abstention massive. Et il serait encore plus hasardeux de parler de poussée à gauche sur le plan politique. Le Parti socialiste n'a pas opposé une autre politique à celle pratiquée par la droite au pouvoir. Il s'est contenté de surfer sur l'anti-sarkozysme.

Puisque les commentateurs de gauche en viennent à comparer les régionales de 2010 aux élections de 1981 aboutissant à l'instauration d'une majorité de gauche, faut-il rappeler que même 1981 n'a pas été l'expression d'une poussée à gauche ? Pas au sens, en tout cas, de 1936 où le succès du Front populaire était l'expression électorale d'une montée de mobilisation dans la classe ouvrière.

Cela étant, en 1981, face à une droite au pouvoir depuis vingt-trois ans, la gauche avait brandi les 110 propositions de Mitterrand qui contenaient une série de mesures qui traçaient une différence visible entre la politique de la droite au pouvoir et celle promise par la gauche.

On sait ce qu'il en est advenu. Si, en arrivant au pouvoir, certains responsables du Parti socialiste avaient retrouvé un langage digne de 1789, parlant de « couper des têtes », il n'avait pas fallu longtemps pour que le gouvernement d'Union de la gauche rentre sagement dans le rang et mène la politique exigée par le patronat.

Aujourd'hui, le Parti socialiste ne se donne pas la peine de prendre des allures radicales. Pas même dans l'opposition. Sur les problèmes les plus vitaux du monde du travail, la protection contre les licenciements et le chômage, l'insuffisance des salaires, le Parti socialiste ne veut prendre aucun engagement susceptible d'être pris au mot dans l'éventualité de son retour au pouvoir.

En outre, la gauche d'aujourd'hui n'est plus la même qu'au début des années quatre-vingt. À cette époque-là, elle était incarnée par le Parti socialiste et le Parti communiste. Le Parti radical de gauche, la troisième composante de l'alliance, ne jouait qu'un rôle de figurant - ou de prétexte pour justifier la modération des deux autres. L'influence électorale du Parti communiste était certes déjà sur le déclin. Il payait ses années de suivisme derrière le Parti socialiste. Avec ses plus de quatre millions d'électeurs cependant, il représentait encore, aux législatives de 1981, 16,17 % des voix. Et surtout il conservait une grande partie de ses militants et sa présence forte dans le monde du travail, dans les entreprises comme dans les quartiers populaires.

Rien de tel aujourd'hui. Le Parti communiste est noyé dans ce Front de gauche dont Mélenchon veut manifestement faire un instrument de sa propre carrière politique. C'est le parti écologiste qui a pris sa place en tant que deuxième pilier de cette « Gauche solidaire » dont Martine Aubry a esquissé les contours, héritière des feues « Union de la gauche » et autres « Gauche plurielle ».

Cela fait très longtemps que le Parti socialiste et le Parti communiste sont devenus des partis bourgeois et que le mot « gauche » ne signifie plus que très partiellement un certain lien avec le mouvement ouvrier. Mais si le Parti communiste, de par son nom et ce qui lui reste encore de présence dans le monde ouvrier, maintient encore ses liens avec le mouvement ouvrier, le parti écologiste ne les a jamais eus.

Par ailleurs, il n'y a pas eu, non plus, à l'intérieur de l'électorat de gauche, un déplacement du Parti socialiste vers sa gauche. Le Front de gauche n'a pas vraiment mordu sur l'électorat socialiste. Si le Parti communiste, la composante la plus militante du Front de gauche, fait mine de se réjouir d'avoir sauvé les meubles, il n'a pas de quoi pavoiser. Sur le plan politique, c'est surtout Mélenchon qui tire son épingle du jeu. Et, pour ce qui est de son bilan en nombre de conseillers régionaux, si importants aux yeux de la direction du Parti communiste, le nombre de ses élus est tombé, d'après L'Humanité, de 185 en 2004 à 95 en 2010 (sur les 126 élus du Front de gauche).

Toute une partie des dignitaires du Parti communiste n'est manifestement pas d'accord avec la vision optimiste des choses de la part de la direction. Le résultat des régionales semble avoir accéléré la débandade d'un certain nombre de notables du parti, précisément de cette catégorie qui occupait des positions de conseillers régionaux, généraux ou de maires, négociées avec le Parti socialiste, grâce à l'influence électorale du Parti communiste.

Qu'un nombre plus ou moins important d'entre eux quittent le Parti communiste ou changent de boutique dans l'espoir plus ou moins fondé d'assurer un peu mieux leurs postes et positions n'a qu'un intérêt anecdotique. Cette catégorie n'a, depuis bien longtemps et malgré la dénomination de son parti, pas grand-chose à voir avec les intérêts politiques des travailleurs et, à plus forte raison, avec le communisme.

Le plus dramatique, c'est que ces abandons de notables et la déliquescence du parti que cela exprime démoralisent un peu plus ce qui reste de la base militante du Parti communiste. Pas ceux qui occupent des postes et des positions au sommet des appareils syndicaux. Ceux-là sont conscients que leur avenir personnel dépend de la volonté ou pas de la bourgeoisie de financer une bureaucratie syndicale en tant qu'avocat attitré des salariés, avec des responsables intégrés aux différents rouages de l'appareil d'État. Beaucoup ont déjà rompu avec le Parti communiste au nom, bien entendu, de la liberté des syndicats par rapport aux appareils politiques. Mais même ceux qui ne l'ont pas fait, ou pas encore, se retrouvent dans la politique de la confédération personnifiée par Thibault et son ambition d'être, avec la CFDT, l'interlocuteur privilégié du pouvoir politique.

Ceux dont la désorientation risque de peser, ce sont ceux qui, avec des idées certes réformistes, maintenaient quand même dans les entreprises ou dans les quartiers populaires une certaine présence militante.

Dernière illustration de ce « vote à gauche » des élections régionales sans poussée à gauche : les résultats de Lutte ouvrière et du NPA eux-mêmes. Nous y reviendrons par ailleurs mais, en obtenant respectivement 1,09 % et 2,85 % (si on ne tient pas compte des trois régions où le NPA avait fait alliance avec le Front de gauche, comme son journal du 18 mars l'établit lui-même), l'une comme l'autre ont attiré bien moins d'électeurs, en suffrages comme en pourcentage, que lors des deux précédentes régionales.

Les mouvements à l'intérieur de l'électorat de droite

À droite, le fait le plus marquant est donc le désaveu de Sarkozy par son propre électorat. Les résultats du premier tour l'ont indiqué. Et ce qui est remarquable, c'est qu'entre les deux tours, si la droite s'est remobilisée, cela n'a été qu'un peu et de plus, pour une large part, en faveur du Front national.

Parlons justement du Front national. Arithmétiquement, tout en progressant par rapport aux européennes de 2009 et surtout à la présidentielle de 2007, le Front national n'a progressé ni en voix ni en pourcentage par rapport aux régionales de 2004. Mais la nouveauté, c'est que, dans les 12 régions où il a pu se maintenir, il a progressé au deuxième tour. Cette frange de l'électorat de droite qui s'est abstenue au premier tour s'est un peu remobilisée au deuxième, histoire de voter contre la gauche. Mais là où elle a fait ce choix, elle a préféré voter pour le Front national plutôt que pour l'UMP. Le Pen n'a pas manqué de relever cette augmentation du nombre de voix en faveur de son parti entre le premier et le deuxième tour, en affirmant, en substance, que le vote Front national est en passe de devenir, de vote de protestation, un vote de conviction.

L'avenir dira s'il s'agit bien de cela.

En tout état de cause, si arithmétiquement on peut parler d'un simple retour de balancier, c'est-à-dire de retour vers Le Pen d'une bonne partie de son ancien électorat un moment détourné par Sarkozy, il est important de comprendre qu'on n'est pas dans le même contexte politique et surtout économique et social que dans les années 1990. Ce retour de l'électorat d'extrême droite vers le Front national et Le Pen peut prendre un tout autre contenu.

Si Sarkozy a réussi en 2007 à détourner à son profit une partie de l'électorat d'extrême droite, il ne l'a pas fait disparaître. Cet électorat a toujours été là. Il a pesé sur l'opinion publique générale. Il a véhiculé tout au long des années, en dehors des périodes électorales, le même fatras réactionnaire, antiouvrier, anti-immigrés, etc. Cet électorat d'extrême droite avait pu estimer en 2007 qu'il serait mieux représenté par Sarkozy, qui avait une chance d'accéder au pouvoir, que par Le Pen qui n'en avait aucune.

Trois ans plus tard, déçu par Sarkozy, il a de nouveau voté pour le Front national, permettant à celui-ci de revenir sur la scène politique.

Mais, derrière ce retour de l'électorat d'extrême droite vers le Front national, il n'y a pas seulement la déception à l'égard de Sarkozy. Ou, plus exactement, cette déception s'inscrit, plus profondément, dans un mécontentement social, celui de certaines catégories de la petite bourgeoisie. La crise, qui frappe principalement la classe ouvrière, affecte aussi à différents degrés diverses couches et catégories de la petite bourgeoisie : petits patrons, céréaliers et autres betteraviers, commerçants, restaurateurs, artisans, médecins, débitants de tabac et bien d'autres.

Cet électorat d'extrême droite qui se retrouve dans les thèmes sécuritaires, dans la démagogie anti-immigrés ou dans la dénonciation des fonctionnaires a pu simplement préférer l'original de chez Le Pen à la version un peu édulcorée par l'exercice du pouvoir du côté de Sarkozy.

Il est, par exemple, plus facile de faire des discours sur la sécurité et de promettre plus de répression et plus de présence policière lorsqu'on est dans l'opposition que lorsque, au pouvoir, il faut prendre dans le budget de quoi payer des policiers supplémentaires, alors que le grand patronat veut réduire les dépenses de l'État pour que ce dernier puisse lui consacrer, directement, plus d'argent. Quitte à économiser même sur ses serviteurs les plus indispensables.

Il n'est pas dit par ailleurs que cet électorat de petits bourgeois et de petits patrons se retrouve dans la cour effrénée et sans honte faite aux plus riches, si caractéristique du sarkozysme. Le bouclier fiscal, c'est bien gentil et, sur le plan de la démagogie envers tous ceux qui ont des biens au soleil et veulent en abandonner le moins possible au fisc, cela peut plaire à tous ces gens. Mais la majorité d'entre eux est, par ces temps de crise, moins que jamais en situation de bénéficier du bouclier fiscal. Ils ne font pas partie de ces 15 000 foyers fiscaux qui, en 2008, ont été protégés par ce bouclier (sans oublier que, même parmi ceux-là, il n'y en a qu'un millier qui encaisse le gros des ristournes de l'État).

Lorsqu'un certain nombre de députés de l'UMP ont commencé à proposer de mettre fin au bouclier fiscal pour cause de crise, ou du moins de le suspendre, ils reflètent sans doute l'opinion de ce milieu.

Plus généralement, lorsqu'au lendemain du deuxième tour des élections régionales les ténors de la majorité ont commencé à entonner la chanson du « je vous ai compris », ils parlaient bien de cet électorat de droite.

Pour proches que soient les langages respectifs de Sarkozy et de Le Pen, ils ne sont pas tout à fait les mêmes. Ne sont pas les mêmes évidemment les rapports de l'un et de l'autre avec les institutions. Ce ne sont pas les programmes de ces hommes qui comptent, mais l'image que s'en font les électeurs. Le glissement de cet électorat de Sarkozy vers Le Pen, même si c'est un retour aux sources, peut avoir une signification plus profonde en cette période d'aggravation de la crise.

La crise, si elle se poursuit et s'aggrave - et, pour le moment, tout indique que ce soit le cas - aiguisera inévitablement les luttes des classes et bouleversera les rapports des unes avec les autres.

Une des questions clés de l'avenir en cas d'aggravation sera celle des rapports entre la classe ouvrière et les différentes catégories de la petite bourgeoisie.

Le Front national est depuis ses origines et reste pour le moment un parti d'extrême droite classique, c'est-à-dire parlementaire, même si la rivalité avec la droite parlementaire traditionnelle et l'ostracisme de cette dernière vis-à-vis de lui l'ont écarté de certaines des institutions de la bourgeoisie, le Parlement en premier lieu. Écarté donc du Parlement, le Front national n'est pas pour autant un parti antiparlementaire, au sens de combattre le Parlement pour le remplacer par un régime plus autoritaire. L'habitude gauchiste de l'assimiler à un parti fasciste dénote seulement une profonde ignorance de ce qu'a été le fascisme.

Le Front national a néanmoins représenté, de tout temps, une politique s'adressant, d'une part, à la petite bourgeoisie réactionnaire, et d'autre part aux couches populaires les plus démoralisées, pour les dresser contre la classe ouvrière. Ce qui peut transformer son retour sur le devant de la scène politique en menace pour la classe ouvrière, c'est l'évolution de la crise elle-même et la réaction d'une partie de la petite bourgeoisie face aux conséquences de cette crise.

Les résultats de lutte ouvrière

Pour ce qui est des résultats de Lutte ouvrière, ils sont parmi les plus bas que nous ayons recueillis. Contrairement au NPA qui clame sa « déception », nous nous attendions à ces résultats. Ils s'expliquent, comme pour le NPA, par la faiblesse de notre organisation, par la faiblesse de sa présence à travers le pays.

Un parti même faible peut attirer à certains moments un nombre de votants sans commune mesure avec son influence réelle. Mais nous ne sommes pas du tout dans une situation où une organisation communiste révolutionnaire peut attirer sur sa candidature une part de l'électorat au-delà de son influence réelle.

Si les élections constituent un thermomètre très déformant, elles permettent tout de même de mesurer l'état de l'opinion publique en un moment donné. Les raisons de notre présence dans ces élections régionales n'étaient qu'accessoirement la consultation de ce thermomètre. Les élections européennes avaient déjà amplement montré, il y a un an, que seule une fraction très minoritaire de l'électorat était disposée à voter pour l'extrême gauche révolutionnaire.

Nous avons participé à ces élections pour qu'en cette occasion, aussi défavorable que soit la période, se fasse entendre un courant qui se revendique des intérêts politiques de la classe ouvrière et qui ne cache pas son identité communiste.

Même si une part croissante de l'électorat populaire, et en particulier les travailleurs en activité ou en chômage, choisit l'abstention pour exprimer son écœurement devant le jeu des partis politiques, il nous appartient de représenter une expression consciente des intérêts politiques des exploités.

L'avenir pour les classes exploitées n'est pas dans l'apolitisme. Peu importe au fond pour la classe dominante que les exploités, dégoûtés de la politique des grands partis après une multitude de déceptions, se détournent de toute politique. Après tout, une des bourgeoisies les plus puissantes du monde, celle des États-Unis, s'accommode bien d'un pourcentage d'abstention qui est du même ordre que celui constaté en France pour les régionales et qui passe ici pour une sorte de record.

Nous continuerons à défendre devant les nôtres, les exploités, l'idée qu'ils doivent se donner et imposer une politique opposée aux différentes variantes de la politique de la bourgeoisie. Défendre cette continuité dans la présence politique est un des aspects de la construction d'un véritable parti communiste révolutionnaire dans ce pays ; même si l'émergence d'un tel parti ne se fera évidemment pas par les élections mais à travers des mouvements sociaux, des luttes ouvrières, susceptibles de faire émerger des militants en nombre et de les qualifier.

8 avril 2010