Vers le déclenchement du processus du Brexit

mars 2017

Le gouvernement conservateur britannique de Theresa May devrait formellement déclencher fin mars le processus de sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne (UE), le Brexit. Depuis le référendum du 23 juin 2016, l’imminence de ce processus domine la vie du pays, désormais marquée à la fois par la dégringolade de la livre sterling et la reprise de l’inflation qui en résulte, mais aussi par les surenchères politiciennes auxquelles se livrent les partisans du Brexit.Sur ce sujet, nous publions ici un ensemble d’articles traduits du mensuel de nos camarades britanniques de Workers’ Fight (Workers’ Fight n° 80, février 2017)

Éditorial : ce n’est pas de l’Union européenne qu’il faut sortir, c’est du capitalisme !

Grâce au soutien du leader travailliste Jeremy Corbyn, la Première ministre conservatrice Theresa May a finalement obtenu l’aval de la Chambre des communes [la chambre basse, celle des parlementaires élus] pour déclencher le processus du Brexit d’ici au 31 mars. Mais il lui reste encore quelques obstacles à surmonter : d’une part celui des 287 amendements qui ont été déposés à son projet de loi, et d’autre part la nécessité d’obtenir l’approbation de la Chambre des lords [la chambre haute, non élue, qui joue le rôle du Sénat en France].

Avant d’obtenir le feu vert de la Chambre des communes, May avait produit un livre blanc [un rapport officiel] intitulé Le Royaume-Uni : de la sortie de l’UE à un nouveau partenariat, qui est censé définir sa stratégie dans les prochaines négociations avec l’UE. Ce texte reflète son obsession : avoir le beurre… et l’argent du beurre. Il commence par souligner les avantages de l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’UE pour les milieux d’affaires britanniques, tant et si bien que le lecteur peut se demander quel était en fait l’intérêt de quitter l’UE. Une grande partie de ce document est ensuite consacrée à la présentation de la Grande-Bretagne comme une des économies les plus dynamiques du monde, manifestement pour convaincre tout un chacun que le pays est capable de voguer seul sur les eaux du marché mondial.

Mais alors pourquoi la Grande-Bretagne connaît-elle un déficit commercial croissant depuis de nombreuses années ? La réponse ne figure pas dans le livre blanc. La vérité est que, depuis des décennies, l’addiction des capitalistes britanniques à la spéculation financière et à ses profits faramineux a détourné l’argent qui aurait pu s’investir dans la production et l’économie réelle. Le livre blanc ment aussi par omission quand May salue la grandeur de son pays par rapport au reste du monde. Car elle se garde bien de mentionner le fait que, si la Grande-Bretagne détient le record du nombre de milliardaires dans l’UE, elle détient aussi le record des plus forts taux d’inégalité et de pauvreté parmi les pays européens riches. Le livre blanc ne dit rien non plus sur l’état catastrophique des infrastructures publiques britanniques, rien sur le réseau ferroviaire vétuste et trop cher, ni sur la crise du logement. Pas un mot non plus sur l’état déplorable du système de santé (le NHS : National Health Service), ni sur le fait que la Grande-Bretagne a moins de médecins et de lits d’hôpital par habitant que les autres pays de l’UE.

Naturellement, May ne saurait admettre ces faits. Parce que ce serait reconnaître une vérité dérangeante : pendant des décennies, les gouvernements ont réduit les dépenses sociales et l’investissement public, afin de nourrir le parasitisme du capital britannique. Comme May elle-même l’a fait, en baissant les dépenses publiques de 3,5 milliards de livres (4,1 milliards d’euros) et en octroyant aux entreprises 6,7 milliards de livres (7,8 milliards d’euros) en réductions d’impôt. Oui, c’est le parasitisme capitaliste qui a conduit à la dégradation des conditions de vie et de travail de la classe ouvrière. Contrairement à ce que les politiciens prétendent depuis des années, cette dégradation n’est pas due à l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’UE, et encore moins à l’immigration. Elle est due à la cupidité d’une classe capitaliste qui possède tout et tire de plus en plus de profits de l’exploitation du travail et du détournement des fonds publics, avec l’aide des politiciens à sa solde. Au fond, le processus du Brexit promet de n’être rien de plus qu’une nouvelle occasion pour ces profiteurs de s’engraisser encore sur le dos des prolétaires.

Dans son livre blanc, May vante son action : « Nous avons déjà agi rapidement pour régler la question des subventions à l’agriculture et des aides à la compétitivité. » Cela signifie en clair que, même après le Brexit, les capitalistes et les grands propriétaires fonciers vont continuer à percevoir le pactole qu’ils touchaient auparavant de l’UE. Ainsi, un « pauvre » comme le duc de Westminster continuera à recevoir près de 500 000 euros par an de subvention, sans parler de la « pauvre » reine, qui continuera pour sa part à toucher ses 900 000 euros. Sauf que cet argent sera maintenant payé par le Trésor public, et que ces versements se traduiront par une diminution supplémentaire des dépenses publiques dans d’autres domaines, tout ça pour que les riches s’enrichissent plus encore !

Mais le livre blanc annonce des perspectives plus inquiétantes encore, en soulignant que « les règles de l’emploi doivent changer afin d’accompagner la croissance récente de l’autoentrepreneuriat, la fin de l’emploi à vie, la multiplication des contrats courts et l’émergence de nouveaux modèles d’entreprise ». Autrement dit, pour les politiciens partisans du Brexit, les emplois sous-payés et précaires doivent devenir la nouvelle norme, pour la bonne santé des affaires. Non, la classe ouvrière n’a rien à attendre du Brexit, ni de ce système d’exploitation féroce basé sur une course de plus en plus folle au profit. Elle n’a aucun intérêt à se laisser enfermer dans de nouvelles frontières, mais tout à gagner au renversement du système de ses exploiteurs.

Ce que May préférerait cacher

Au cours de la campagne référendaire, l’un des principaux arguments des partisans du Brexit avait été leur volonté de libérer le Parlement du prétendu carcan de Bruxelles et de rétablir sa souveraineté. Or, depuis, May a montré que, s’agissant du processus du Brexit, elle n’était guère disposée à lui permettre d’exercer cette fameuse souveraineté. Il a fallu pas moins de quatre mois de procédure judiciaire pour que, finalement, la Cour suprême rappelle à l’ordre May en lui imposant de demander l’approbation du Parlement avant de déclencher les négociations sur le Brexit. En soi, bien sûr, la décision de la Cour suprême ne pouvait pas changer grand-chose. Depuis que Corbyn avait annoncé que son parti ne mettrait aucun obstacle au processus du Brexit, le vote des députés était connu d’avance. En fait, seuls 114 députés [sur 650] ont voté contre le déclenchement de l’article 50 du traité de Lisbonne [qui permet à un pays de se retirer de l’UE].

May n’est pas pour autant au bout de ses peines. Fin février, le projet de loi sur le Brexit sera débattu à la Chambre des lords, où ni le Parti conservateur ni le camp du Brexit n’ont la majorité. Et May risque de devoir faire quelques concessions en échange du soutien des lords, par exemple être plus transparente sur la marche et le contenu des négociations. Or c’est exactement ce qu’elle espérait éviter. Car ce qu’elle craint le plus, c’est de se retrouver prise dans les tirs croisés des factions belligérantes de son parti, tout en s’exposant aux critiques des partis d’opposition. Surtout, elle veut cacher au public, et à la classe ouvrière en particulier, que dans ces négociations les seuls intérêts qu’elle entend défendre sont ceux du capital britannique.

Pour renflouer les patrons, May et les experts ont leurs plans B

En janvier, devant un parterre de diplomates de l’UE, May a déclaré que, si la Grande-Bretagne ne pouvait pas quitter le marché unique tout en continuant à bénéficier du libre accès à ce marché, elle déclencherait son plan B. Mais quel est donc ce plan B, censé terrifier l’UE ? Pour reprendre ses propres termes, il s’agirait d’« adopter les taux d’imposition et de prendre les mesures les plus à même d’attirer les meilleures entreprises et les plus gros investisseurs ». En d’autres termes, selon elle, ce que les patrons britanniques perdraient à cause du Brexit pourrait être largement regagné en faisant de la Grande-Bretagne une espèce de Singapour européen, à l’instar du rôle de paradis fiscal joué en Asie par ce micro-État, et en serrant la vis aux travailleurs. Mais c’est déjà ce que les gouvernements britanniques font depuis des décennies. Le gouvernement précédent ne prévoyait-il pas de réduire l’impôt sur les sociétés à 17 % d’ici à 2020, le même taux qu’à Singapour ? Quant à serrer la vis aux travailleurs au nom de la compétitivité, ce ne serait pas non plus une nouveauté : c’est ce que la cupidité des patrons exige depuis toujours. Le plan B de May consisterait en somme à aller encore plus loin dans cette voie. Afin de préserver les bénéfices et dividendes des capitalistes britanniques malgré le Brexit, la classe ouvrière serait invitée à payer la facture, à supposer qu’elle se laisse faire !

De leur côté, les experts pro-Brexit de Civitas, un groupe de réflexion dit indépendant lié à la droite du Parti conservateur, mijotent eux aussi leur propre plan B. Il s’agit d’organiser le sauvetage des entreprises dont les profits pourraient être affectés par le Brexit. Ils ont donc publié un rapport suggérant au gouvernement d’offrir 11 milliards d’euros en subventions et aides à ces entreprises, dans l’hypothèse d’un accord post-Brexit insatisfaisant, qui laisserait le capital britannique sans autre protection que celle des règlements de l’OMC. D’où ce gouvernement, qui ne cesse de pleurer sur son déficit budgétaire, sortirait-il ces 11 milliards ? Le rapport suggère que ces aides pourraient être financées par la mise en place de droits de douane sur les importations en provenance des 27 pays de l’UE. Une solution ? Tout dépend pour qui. Car qui paierait la note de ces droits de douane, sinon la classe ouvrière, par le biais de la hausse des prix ? Mais ce n’est bien sûr pas le problème de ces experts.

Le monde du travail invité à payer la note

Le Brexit risque d’être très douloureux pour les travailleurs, en particulier pour les centaines de milliers de salariés employés dans les services financiers. C’est ainsi que, selon le PDG de la Bourse de Londres, en l’absence d’une perspective claire pour les services financiers sur ce que sera l’après-Brexit et, surtout, au cas où le gouvernement ne parviendrait pas à obtenir pour ces services le maintien de leur plein accès aux marchés européens, la City, le centre des affaires de Londres, pourrait perdre jusqu’à 230 000 emplois. Bien sûr, les grandes entreprises financières ne permettront pas au Brexit de faire obstacle à leurs profits. Elles migreront vers toute ville européenne qui voudra bien leur offrir un environnement qui leur convient. Et tant pis pour leurs salariés londoniens. Ce seront eux, entre autres, qui paieront pour le Brexit.

En réalité, la classe ouvrière paie déjà le prix du Brexit, avant même qu’il ne soit effectif, ne serait-ce que du fait de l’inflation croissante. En décembre, elle a atteint son niveau le plus élevé depuis deux ans, avec une augmentation de l’indice des prix à la consommation PCI (qui ne tient pas compte des dépenses afférentes au logement) atteignant 1,6 %, contre 1,2 % en novembre. L’augmentation du RPI (qui, lui, tient compte des dépenses de logement) a été encore plus élevée, à 2,5 %. Et encore ces deux indices statistiques sous-estiment-ils les hausses réelles tant des prix de l’alimentation que de celui de l’essence. La baisse du niveau de la consommation apparaît déjà dans une baisse inattendue de 1,9 % du volume des ventes de détail en décembre 2016, la plus forte baisse enregistrée depuis avril 2012. Et encore ne s’agit-il pour l’instant que de l’impact de la baisse du cours de la monnaie britannique, qui se traduit par une augmentation du prix de tous les produits importés. On peut imaginer ce qui se produira si, en plus, de nouvelles barrières douanières viennent pousser ces prix encore plus haut. Face aux effets déjà sensibles du Brexit, face aux plans B du gouvernement et des patrons, c’est une contre-offensive ouvrière qui constituera le seul garde-fou.

Quand Jeremy Corbyn vole au secours de May

Dans toute cette affaire, le moins que l’on puisse dire est que le leader travailliste Corbyn n’a rien à dire ni à proposer aux travailleurs. Après le référendum de juin dernier, il lui avait déjà fallu plusieurs mois pour clarifier sa position sur le Brexit. En novembre 2016, il avait fini par déclarer que le Parti travailliste « ne contesterait pas le référendum » et « n’appellerait pas à un second référendum ». Au lieu de cela, avait-il dit, son parti chercherait à influencer les négociations avec l’UE, afin que soient préservés les intérêts des travailleurs.

C’est que, selon Corbyn, le Parti travailliste ne peut ignorer la volonté du peuple. Peu importe que 62 % des électeurs inscrits n’aient pas voté pour le Brexit et que, de ce fait, le vote pour le Brexit ne soit guère représentatif de la volonté du peuple. D’ailleurs, le Parti travailliste n’avait-il pas fait campagne pour le maintien de la Grande-Bretagne dans l’UE ? La volte-face de Corbyn, qui aurait soudain vu la lumière au sujet du Brexit, relève évidemment de l’électoralisme le plus cru : en faisant le choix de se rallier au camp des vainqueurs, il espère éviter de s’aliéner ceux des électeurs travaillistes qui ont voté pour le Brexit. Mais que peut bien espérer Corbyn en affichant un tel manque de courage politique ? Retourner sa veste n’est pas vraiment la meilleure façon de gagner le soutien de l’électorat populaire, et encore moins de mériter la confiance des travailleurs !