Syrie : la politique cynique et brutale de l’impérialisme

mars 2017

Après la victoire à Alep-Est du régime de Bachar al-Assad, aidé par la Russie, un cessez-le-feu est entré en vigueur le 30 décembre dernier en Syrie. Des pourparlers de paix se sont tenus les 23 et 24 janvier à Astana, au Kazakhstan, parrainés par la Russie, l’Iran et la Turquie, sans plus de résultat que les précédents. L’ONU, et avec elle les États-Unis, avait prévu d’organiser une nouvelle réunion à Genève, le 8 février, qui a été finalement repoussée à la fin du mois.

Parmi les milices opposées à Bachar al-Assad participant aux négociations d’Astana, se trouvaient des groupes dits rebelles, comme le groupe salafiste Jaich al-Islam (l’Armée de l’islam) qui, selon le chercheur Ziad Majed, est « une formation salafiste qui peut aller d’un extrémisme au regard du contrôle social, envers les femmes, jusqu’à un certain opportunisme utilitaire, notamment envers le régime, la bourgeoisie de Damas et l’Occident » (Le Figaro, 18 octobre 2016). C’est un dirigeant de Jaich al-Islam, Mohammad Allouche, qui était le chef de la délégation regroupant les opposants à Assad. Dans ces négociations, se côtoyaient donc essentiellement des représentants de bandes armées djihadistes d’un côté, et ceux du régime de l’autre. Les aspirations du peuple syrien, telles qu’elles se sont exprimées lors du « printemps arabe » de 2011, ne pouvaient pas y être représentées.

De plus, si les combats et les violences ont cessé à Alep-Est, la guerre, qui a déjà fait plus de 400 000 morts en cinq ans et provoqué le déplacement de 12 millions de réfugiés, dont 4 millions vers l’étranger, se poursuit toujours dans plusieurs parties du territoire syrien. Les combats à Wadi Barada, à 15 kilomètres de Damas, entre d’un côté la milice du groupe Fatah al-Cham, nouveau nom d’al-Nosra depuis sa rupture avec al-Qaida, et de l’autre les forces armées de Bachar al-Assad, se seraient finalement soldés par une victoire de ces dernières. Mais la bataille continue dans l’est du pays, à Deir ez-Zor et dans le Nord, à al-Bab, où les forces du régime syrien appuyées par des frappes russes, d’un côté, et l’armée turque, de l’autre, cherchent à encercler Daech. Dans la région d’Idlib, les combats font rage, opposant l’armée d’Assad et les milices rebelles qui, en parallèle, se font la guerre entre elles. Des raids aériens opérés par le régime contre la ville d’Idlib ont fait 30 morts le 7 février.

Le peuple syrien est toujours pris sous les feux croisés de la dictature, des milices djihadistes dont celles de Daech, et des bombardements des puissances impérialistes et de la Russie, venue au secours du régime syrien à l’automne 2015.

La responsabilité de l’impérialisme dans le chaos syrien

Les États-Unis et les pays de la coalition internationale qu’ils ont constituée d’une part, et la Russie et les autres alliés du régime syrien, dont l’Iran, d’autre part, se renvoient la balle en accusant les autres d’être responsables de la situation. Mi-décembre, Obama dénonçait « l’assaut sauvage mené par le régime syrien et ses alliés russe et iranien sur la ville d’Alep ». Le régime syrien et la Russie sont effectivement en grande partie responsables de la violence des bombardements, qui ont littéralement rasé Alep-Est, atteint les hôpitaux, obligé la population à se terrer dans des caves. Mais, venant d’un dirigeant de l’impérialisme américain, une telle déclaration est surtout hypocrite et cynique.

Tous les dirigeants des pays impérialistes jouent les blanches colombes. Mais l’évolution qui a conduit au chaos en Irak, puis en Syrie, pour se répandre au Yémen, menaçant d’autres pays de la région comme la Jordanie ou le Liban, est le résultat d’une politique qui n’hésite pas à s’appuyer sur les forces les plus réactionnaires, à diviser pour régner, jusqu’à déclencher des guerres. Depuis un siècle, le Moyen-Orient n’a jamais vraiment connu de situation stable. L’impérialisme américain et les puissances de second rang, dont la France, ont cherché constamment et par tous les moyens à imposer leur domination politique et la mainmise sur les richesses de cette région pour le compte de leurs capitalistes.

La guerre menée en 2003 par les États-Unis et la Grande-Bretagne contre l’Irak de Saddam Hussein eut des conséquences catastrophiques qu’ils n’avaient pas envisagées. Elle déstabilisa encore plus la région, libérant les forces les plus rétrogrades et ouvrant la voie au développement de milices de diverses obédiences, dont Daech. Lorsqu’en 2011 le « printemps arabe » atteignit la Syrie, avant de déboucher rapidement sur une guerre civile, l’Irak, à sa frontière, subissait déjà depuis plusieurs années la guerre entre milices religieuses ou ethniques.

Les grandes manœuvres de l’impérialisme américain en Syrie depuis 2011

En mars 2011, alors que le régime de Bachar al-Assad réprimait avec férocité les manifestations qui réclamaient son départ, Obama l’appela à se retirer « dans l’intérêt du peuple syrien » et condamna sa dictature. Mais, dans le passé, les dirigeants impérialistes n’avaient pas toujours condamné le régime des Assad, père puis fils. Il leur fut même souvent utile, comme en 1976 au Liban, où le régime syrien était intervenu pour empêcher une victoire des milices de la gauche et des Palestiniens sur celles de l’extrême droite phalangiste. De même lors de la guerre du Golfe, en 1991, Hafez al-Assad, le père du président syrien actuel, s’engagea aux côtés des États-Unis contre l’Irak de Saddam Hussein.

L’attitude de la France, l’ancienne puissance mandataire (1920-1941), oscilla elle aussi entre des périodes de rapprochement et d’autres de froid diplomatique qui n’empêchaient pas la collaboration avec le régime syrien. Le président français Jacques Chirac fut le seul dirigeant occidental à se déplacer aux funérailles d’Hafez al-Assad (1930-2000). Même dans les moments de froid, les affaires continuèrent. Ainsi en 2005, alors que Chirac déclarait vouloir « faire rendre gorge » à Bachar al-Assad, le rendant responsable de l’assassinat de son autre ami le dirigeant libanais Rafic Hariri, la France lui livrait, dans le plus grand secret, deux hélicoptères militaires et fournissait à son entourage un système de communications sécurisées grâce aux services d’Alcatel[1]. En juillet 2008, Sarkozy invita Bachar al-Assad à Paris au défilé du 14 juillet, déclarant entamer « de nouvelles relations. Pas pour quelques jours, pas pour quelques semaines : des relations structurelles stratégiques. »

Si ce régime posait un problème à l’impérialisme, cela ne tenait certainement pas à son caractère dictatorial, mais à l’indépendance relative que la dictature syrienne pouvait afficher à son égard, grâce aux liens économiques et diplomatiques établis dès les années 1950 avec l’URSS.

Lors de l’éclatement du « printemps arabe » de 2011, les États-Unis auraient certainement souhaité que la contestation à Bachar al-Assad aboutisse à son remplacement au profit d’un pouvoir politique plus coopérant. Mais, en Syrie, l’impérialisme n’avait pas de liens anciens avec la hiérarchie militaire lui permettant de s’appuyer sur elle, comme il l’avait fait en Tunisie ou en Égypte. Il ne pouvait compter sur aucune force capable de gérer une transition vers un nouveau régime stable et allié des puissances occidentales. Le Conseil national syrien (CNS), formé par la Turquie avec l’accord d’O­bama, en 2011, ne rassembla que des opposants restés en exil, sans réel poids dans le pays. De plus, l’exemple de l’Irak était là pour rappeler aux États-Unis les risques potentiels d’un remplacement du régime, celui de Saddam Hussein n’ayant jamais pu être remplacé par un pouvoir stable. La prudence s’imposait donc, et les dirigeants américains et occidentaux furent d’abord surtout des observateurs, cherchant à prévoir la tournure que prendraient les événements.

Le régime ne s’écroulait pas. Les manifestations qui se poursuivaient furent violemment réprimées. Bachar al-Assad put s'appuyer sur son armée, qui lui restait majoritairement fidèle, et tint bon. Cependant la Turquie et l’Arabie saoudite virent dans le conflit la possibilité d’abattre un régime rival. Les gouvernements de ces États encouragèrent les groupes qui auraient pu constituer une alternative aux yeux des dirigeants occidentaux.

Début février 2012, le régime syrien usa d’artillerie lourde et de blindés contre des quartiers révoltés. Le printemps syrien se transforma en une véritable guerre entre bandes armées, celles du régime et celles des différentes milices qui se constituèrent. Les groupes d’opposants qui formèrent l’Armée syrienne libre (ASL) constituaient un ensemble disparate, dans lequel beaucoup étaient issus des Frères musulmans, certes moins virulents que bien des groupes djihadistes mais tout aussi réactionnaires. Mais elle n’eut jamais d’existence réelle. Les groupes djihadistes, suffisamment organisés pour coordonner leurs opérations sur le territoire, et bien mieux armés grâce au soutien des puissances régionales, dominèrent l’opposition armée à Assad.

Pour l’impérialisme américain, il n’était pas question d’intervenir directement, alors que son armée venait à peine de se retirer d’Irak, en décembre 2011, laissant un pays déchiré par les divisions qu’il avait contribué à créer. Aussi une politique prit progressivement corps, consistant à soutenir des milices opposantes à Assad suffisamment pour affaiblir celui-ci, mais pas suffisamment pour leur permettre de l’emporter, afin d’éviter l’autre écueil qu’aurait été l’établissement d’un régime islamiste radical à Damas. Les dirigeants américains laissèrent ainsi les monarchies du Golfe, Arabie saoudite et Qatar, ennemies de longue date du régime syrien, aider financièrement et militairement le Front al-Nosra, qui proclamait encore à ce moment-là ses liens avec al-Qaida. Ils eurent l’approbation des autres pays impérialistes, dont la France. Laurent Fabius, alors ministre des Affaires étrangères, déclarait ainsi en décembre 2012 : « Al-Nosra fait du bon boulot. »

Les milices djihadistes continuaient de se multiplier, formées de combattants syriens mais aussi d’autres venus d’Afghanistan, de Libye, d’Irak et d’autres pays musulmans, dont le projet politique était d’instaurer une république islamique. Dans cette myriade de milices intégristes islamistes, certaines gagnèrent en influence au fil de la guerre, comme le Front al-Nosra, le groupe Jaish al-Islam ou encore Ahrar al-Sham.

En fait, la politique de l’impérialisme américain et de ses alliés occidentaux, dont la France, contribuait à développer le chaos, comme elle l’avait fait auparavant en Irak. De ce chaos naquit Daech, acronyme arabe de l’État islamique en Irak et au Levant. Si le berceau de cette organisation était irakien, c’est en Syrie qu’elle conquit ses premiers territoires. Les villes de Raqqa et Deir ez-Zor passèrent sous son contrôle dès décembre 2013.

Après s’être renforcées en Syrie à la faveur de la guerre civile, les milices de Daech purent investir de nouveau l’Irak en janvier 2014, et occuper la région d’al-Anbar, frontalière de la Syrie. Son chef, Abou Bakr al-Baghdadi, proclama en juin 2014 l’État islamique, un califat ayant vocation de contrôler au moins la Syrie et l’Irak. Puis ses milices lancèrent une offensive rapide en direction des grandes villes irakiennes, déstabilisant le pouvoir irakien. Elles prirent sans difficulté Mossoul, la seconde ville de l’Irak, semant la terreur sur leur passage. L’incendie allumé par la politique de l’impérialisme en Irak, après s’être propagé vers la Syrie, revenait ainsi embraser l’Irak par une sorte d’effet boomerang, en menaçant les autres pays de la région.

Après avoir causé l’instabilité en Irak par leurs interventions de 2003, après avoir entretenu l’instabilité en Syrie par l’intermédiaire de leurs alliés, les États-Unis se retrouvaient face à un redoutable retour de bâton de leur politique. L’État islamique (EI) proclamé par al-Baghdadi était en effet incontrôlable. Non seulement il instaurait une dictature barbare sur les populations – ce qui en soi ne posait pas de problème à l’impérialisme – mais il multipliait les provocations à l’égard de l’Occident, comme les décapitations spectaculaires ou les appels à la guerre sainte visant à se rallier l’ensemble des groupes djihadistes opérant au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie ou même au sein des pays occidentaux.

La progression rapide de Daech en Irak et en Syrie signifiait pour l’impérialisme le risque de voir éclater tout le Moyen-Orient et le système d’alliances sur lequel se basait son contrôle. Obama décida donc dès l’été 2014 de forcer les puissances régionales à se rassembler dans une coalition internationale contre Daech. L’objectif, essentiellement politique, était d’imposer aux différentes puissances régionales de faire l’unité derrière les États-Unis et d’obtenir d’elles en particulier l’engagement de ne plus aider Daech.

La tâche se révéla difficile. Tout en participant officiellement à la coalition, la Turquie et l’Arabie saoudite continuèrent à agir comme elles l’entendaient. Le régime turc, en particulier, continua encore longtemps à aider les combattants de Daech, les accueillant sur son sol et leur permettant de passer la frontière avec la Syrie.

L’intervention de la Russie tire d’affaire l’impérialisme américain

La situation continuait à échapper à l’impérialisme, le seul effet de la coalition étant des bombardements aériens qui, s’ils étaient une nouvelle catastrophe pour les populations, ne permettraient pas de vaincre Daech. Les États-Unis ne voulaient pas envisager d’envoyer des troupes au sol. Échaudés par l’expérience de leurs interventions en Afghanistan et en Irak, ils ne voulaient pas risquer de s’enliser dans un nouveau conflit. En Syrie, aucun règlement politique ne semblait possible sans Assad. Le régime syrien se révélait décidément plus solide que prévu, et aucune force capable de représenter une alternative politique fiable n’émergeait.

L’intervention de la Russie à l’automne 2015 vint en quelque sorte tirer d’affaire les dirigeants impérialistes. La Russie, qui avait dès le début du conflit montré son soutien à Assad, en particulier en mettant son veto à toute intervention de l’ONU, ne faisait pas mystère de ses intentions. Durant le printemps 2015, l’armée russe avait entrepris des manœuvres militaires visibles. De plus, au cours de l’été, Poutine avait multiplié les contacts diplomatiques avec les États-Unis et l’Arabie saoudite. Et finalement, le 30 septembre 2015, il lança une campagne massive de raids aériens, qui ciblait Daech mais aussi surtout les autres groupes hostiles au régime de Bachar al-Assad.

La Russie intervenait pour de multiples raisons, et d’abord la volonté de garder avec la Syrie des liens économiques et politiques datant du temps de l’URSS. À partir de 2003, Poutine avait cherché à augmenter les échanges commerciaux entre les deux pays. En 2008, des contrats avaient été signés avec les Syriens dans divers domaines. En Syrie, la Russie tenait à garder sa base navale de Tartous, la seule dont elle dispose dans la région, devenue base navale soviétique dans les années 1970, sous le gouvernement d’Hafez al-Assad. Mais il y avait également une raison politique : la crainte de la propagation du chaos à la Russie. Le journaliste russe Andreï Gratchev, ancien porte-parole de Mikhaïl Gorbatchev, expliquait ainsi la position russe : « Il y a (...) une préoccupation justifiée au sujet d’un foyer de tensions qui comporterait des perspectives d’aggravation tout à fait imprévisibles à proximité des frontières russes. Mais aussi à l’intérieur de la Russie ou dans son voisinage le plus proche : le Caucase, la Tchétchénie, par exemple. (…) La crainte russe est celle de voir une sorte d’axe sunnite intégriste qui monterait vers les régions peuplées par des musulmans, pas seulement la Tchétchénie, mais aussi le Daguestan, par exemple. » De nombreux djihadistes tchétchènes, qui combattent la Russie depuis des années, sont par ailleurs présents dans les milices intégristes syriennes, celles de Daech et d’al-Nosra.

Les États-Unis jouèrent la comédie de l’indignation devant les crimes de Bachar al-Assad, accusant la Russie d’en être complice. Mais en réalité ils préféraient laisser à celle-ci le soin de tenter de rétablir l’autorité du régime syrien.

L’impérialisme américain a défini ainsi sa politique en Syrie, au fil des années, au fur et à mesure des changements dans les rapports de force, saisissant ce qu’il pensait être des opportunités et jouant ses alliés les uns contre les autres, manœuvrant en s’appuyant sur certaines forces jusqu’au moment où elles se retournaient contre lui. Un général américain en poste en Irak avait déclaré en 2007 au Wall Street Journal, à propos de la politique américaine de soutien aux milices : « Nous chevauchons un tigre. Il nous mènera peut-être où nous voulons aller. » L’impérialisme américain chevauche plusieurs tigres en Syrie. Quant à savoir si ceux-ci le mèneront où il veut aller, en admettant qu’il le sache lui-même, l’avenir le dira.

Syrie et Irak, un terrain d’affrontement pour les puissances régionales

La guerre en Syrie a en effet pris la dimension d’un conflit régional, à la suite de l’Irak. Toutes les puissances régionales y interviennent d’une manière ou d’une autre, en particulier au travers des milices qu’elles soutiennent. Toutes poussent leurs pions et s’affrontent.

La Turquie, pays frontalier de la Syrie, si elle est hostile au régime d’Assad, n’en a pas moins eu une attitude changeante. Après s’être dit ami d’Assad jusqu’en 2011, le président turc Erdogan l’a combattu en soutenant les groupes armés les plus radicaux comme Fatah al-Cham ou Ahrar al-Cham. Il a aidé les combattants de Daech en les laissant s’entraîner sur son sol et s’infiltrer en Syrie par la frontière séparant les deux pays, tout en s’engageant dans la coalition occidentale. Mécontent de subir des pressions des États-Unis, Erdogan s’est rapproché depuis peu de la Russie, et donc du régime d’Assad. La priorité du pouvoir turc est la lutte contre les Kurdes du PYD syrien, qui ont réussi à la faveur de la guerre civile à constituer un territoire autonome le long de la frontière turque. L’armée turque est ainsi intervenue en août dernier à Jarablos, l’un des derniers points de passage de Daech entre la Syrie et la Turquie. Jarablos se trouve dans une zone tenue par Daech, prise en tenaille entre deux régions kurdes. La Turquie veut empêcher la jonction de ces deux territoires, qui aboutirait à unifier la région kurde de Syrie tenue par le PYD, le Rojava pour les Kurdes.

Les États-Unis se sont appuyés sur les Kurdes de Syrie, qui constituent une partie importante des troupes combattant Daech, les armant même directement. De leur côté, ces mêmes Kurdes de Syrie ont des raisons de se méfier de l’allié américain. Ainsi, celui-ci n’a pas appuyé leur demande de participation aux négociations de Genève en février 2016, pas plus qu’à celles organisées à Astana, cédant en cela aux exigences de la Turquie. En contrepartie de leur participation à la libération de Raqqa, la capitale de Daech, les Kurdes syriens demandent à être présents à la table des négociations et des garanties sur l’autonomie du Rojava.

Les États du Golfe, et en particulier l’Arabie saoudite, hostiles au régime d’Assad, ont fourni aux milices de Daech, entre autres, de l’argent et des armes. L’Arabie saoudite lutte prioritairement contre l’influence croissante de l’Iran dans la région, bien plus que contre Daech. Au Yémen, autre pays en proie à la guerre, l’aviation saoudienne continue de bombarder depuis des mois des milices qui sont liées à la minorité chiite saoudienne, tant du point de vue ethnique que religieux. L’Arabie saoudite accuse l’Iran de soutenir la rébellion au Yémen, et n’approuve pas l’accord intervenu entre les USA et l’Iran, avec qui elle est en concurrence.

À la question « Les Saoudiens sont-ils vos amis ? », Obama a répondu dans la revue The Atlantic, en avril 2016 : « C’est compliqué. » C’est compliqué en effet, car les États-Unis ont besoin de l’Iran pour stabiliser l’Irak, d’où leur volonté de mettre de côté les vieilles querelles et de montrer leurs bonnes dispositions en signant l’accord sur le nucléaire de 2015 et en levant une partie des sanctions contre Téhéran. L’Iran, qui soutient le régime d’Assad, avance aussi ses pions en Syrie au travers du Hezbollah libanais, mais il intervient surtout en Irak au travers de ses milices et des unités des Gardiens de la révolution, les troupes d’élite iraniennes. Les États-Unis voudraient cependant éviter de mécontenter l’Arabie saoudite, leur alliée depuis toujours, et continuent de soutenir les bombardements saoudiens au Yémen.

Le conflit est présenté comme opposant les pays de l’axe chiite, dont l’Iran, à ceux de l’axe sunnite, Arabie saoudite, Qatar et Turquie. Mais ce qui oppose les puissances régionales n’est évidemment pas la doctrine religieuse. Derrière la dimension confessionnelle utilisée par les différents régimes pour s’assurer le soutien de leurs populations, il y a des conflits politiques, qui recouvrent aussi des conflits économiques. L’Iran, le Qatar, l’Arabie saoudite, l’Irak disposent d’importantes ressources énergétiques, et le territoire syrien occupe une position stratégique pour acheminer le gaz ou le pétrole des pays arabes ou de l’Iran vers l’Europe. Derrière la lutte pour la place de première puissance régionale, les classes dirigeantes de ces pays s’affrontent au travers de leurs États pour avoir la meilleure part du pillage opéré par l’impérialisme.

Quel avenir pour la Syrie?

Six ans après le début du «printemps arabe », et plus d’un an après le début de l’intervention russe, la situation n’est toujours pas stabilisée. La Syrie est aujourd’hui morcelée en zones de pouvoir occupées par les troupes du régime ou celles des différentes milices qui tentent de se tailler des fiefs. Les médias annoncent régulièrement la victoire décisive sur Daech. Mais la lenteur de la reconquête de la grande ville du nord de l’Irak, Mossoul, lancée depuis le mois d’octobre 2016, montre ce que valent ces annonces. De plus Daech, même vaincu à Mossoul, pourrait se renforcer ailleurs, en Syrie par exemple, ne serait-ce que du fait de la fuite des djihadistes vers Raqqa. L’impérialisme a allumé trop de feux et il ne parvient pas à stopper la propagation de l’incendie.

Trump, successeur d’Obama à la tête des États-Unis, promet des changements en politique internationale. Dans ce domaine comme dans d’autres, il promet en substance « qu’on va voir ce qu’on va voir ». Concernant la Syrie, Trump a répété qu’il voulait « bombarder à crever » l’EI et s’associer avec la Russie et le régime de Bachar al-Assad pour combattre le terrorisme, ce qui ne constitue pas une rupture avec la politique de son prédécesseur, loin s’en faut. Il s’est surtout servi de la guerre qui déchire la Syrie pour alimenter son discours violemment islamophobe. Au Yémen, Trump se montre également dans la continuité d’Obama en lançant les raids contre des milices qui y interviennent, comme celui du 29 janvier, qui a fait 60 morts.

Décidera-t-il de nouvelles interventions ? Les manœuvres et les interventions militaires de ses prédécesseurs à la tête de l’impérialisme américain, de Bush à Obama, ont créé au Moyen-Orient un véritable chaos. À n’en pas douter, d’autres interventions impérialistes ne feraient que l’aggraver encore. Il reste la certitude que Trump, pas plus que les précédents présidents, ne renoncera à une politique guidée par la nécessité de rester présent dans cette région qui regorge de pétrole et de gaz, pour que les multinationales puissent continuer à faire des affaires profitables quel que soit le prix à payer pour les populations de Syrie ou d’ailleurs.

Le 20 février 2017




[1]  Christian Chesnot, Georges Malbrunot, Les chemins de Damas. Le dossier noir de la relation franco-syrienne, Robert Laffont, 2014.