Afghanistan : le retour des talibans, résultat de vingt ans de guerre impérialiste

septembre-octobre 2021

Le 15 août, les talibans se sont emparés de la capitale de l’Afghanistan, Kaboul, après avoir conquis la plus grande partie du pays, provoquant la fuite du chef du gouvernement, Ashraf Ghani, et surtout celle de milliers d’Afghans opposés au régime moyenâgeux qu’ils veulent installer. Les talibans, alliés des États-Unis avant de devenir, en 2001, des ennemis à abattre, sont donc de retour au pouvoir, après vingt années de guerre et d’occupation américaines dans un pays dévasté.

« Les Américains ne doivent pas mourir pour une cause que les Afghans ne veulent pas défendre… Nous leur avons tout donné. Mais nous ne pouvons pas leur donner la volonté de lutter pour leur avenir », a déclaré Joe Biden le 31 août, manière de rendre le peuple afghan responsable de la déroute américaine. Les dirigeants américains et occidentaux présentent aujourd’hui leur intervention comme ayant visé à établir la paix, la démocratie et les droits de l’homme en Afghanistan, ce que le peuple de ce pays n’aurait pas compris. Mais comment oublier que la vraie raison de cette intervention était de répondre aux attentats du 11 septembre 2001, de démontrer que la puissance américaine ne laisserait pas l’affront impuni et, plus généralement, ne laisserait personne remettre en cause sa domination ?

C’est bien la politique menée par les États-Unis, avant même le déclenchement de la guerre en 2001 et depuis, qui est seule responsable de la situation. Pour défendre sa domination, l’impérialisme est prêt à écraser les peuples sous les bombes, à s’appuyer sur les forces les plus réactionnaires, à diviser pour continuer à régner pour permettre aux multinationales de piller la planète. Et même si cela peut entraîner des retours de bâton, comme c’est le cas aujourd’hui en Afghanistan, il ne connaît pas d’autre politique que cette politique de force, à l’opposé de sa propagande prétendant qu’il viserait à apporter dans le monde entier les valeurs de la démocratie et de la paix.

Imposer la domination impérialiste quoi qu’il en coûte

Dès les années 1970, alors que le régime de l’Afghanistan était lié à l’URSS, les États-Unis contribuèrent à armer, à financer et à former des moudjahidines, des seigneurs de guerre s’appuyant sur leur ethnie, voire leur tribu, et combattant l’occupant soviétique au nom de l’islam. L’objectif était alors d’affaiblir l’ennemi soviétique. Lorsque l’URSS quitta finalement l’Afghanistan, en 1989, ils continuèrent à armer les mêmes milices pour renverser le gouvernement, que l’URSS continuait à soutenir avec des munitions, du carburant et des fournitures. Lorsque ce régime tomba, la rivalité pour le pouvoir, opposant les différentes milices, dont celles soutenues par les États-Unis, ouvrit une nouvelle période de guerre civile. Des dizaines de milliers de personnes furent tuées et une grande partie du pays fut détruite, y compris Kaboul. Pour tenter de rétablir l’ordre, en 1993-1994, le Pakistan, avec le soutien financier de la monarchie saoudienne et l’aide de la CIA, créa une nouvelle force armée composée d’anciens moudjahidines et de jeunes réfugiés recrutés dans les camps pakistanais, les talibans. Se réclamant d’un fondamentalisme religieux virulent, ceux-ci gagnèrent un soutien populaire. En septembre 1996, ils parvinrent finalement au pouvoir avec l’approbation américaine. Zbigniew Brzezinski, qui fut conseiller de l’ancien président américain Carter pour les affaires de sécurité, et le conseiller aux affaires étrangères d’Obama lors de sa campagne présidentielle, justifiait ainsi cette politique en 1998 : « Qu’est-ce qui est le plus important au regard de l’histoire du monde ? Les talibans, ou la chute de l’empire soviétique ? Quelques excités islamistes, ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ? »

Le 11 septembre 2001, les attentats contre le World Trade Center créaient la stupeur et l’effroi dans le monde, et surtout aux États Unis. Cet attentat meurtrier illustrait une certaine vulnérabilité de la principale puissance impérialiste. Aussi celle-ci devait-elle montrer au monde entier ce qu’il en coûtait de la défier. Le gouvernement Bush et la bourgeoisie américaine se servirent immédiatement de cette émotion pour amener la population à accepter de nouvelles aventures militaires au nom de la « guerre contre le terrorisme ». L’Afghanistan fut choisi comme cible. Les talibans, alors toujours au pouvoir, furent accusés de cacher le fondateur d’al-Qaida, Ben Laden, devenu l’ennemi à abattre après avoir été un des protégés des États-Unis.

Le 9 octobre 2001, moins d’un mois après le 11 septembre, les bombardements massifs commencèrent, avec la bénédiction de l’ONU. En plusieurs semaines, l’aviation américaine et les missiles de croisière écrasèrent le pays sous les bombes, les munitions à fragmentation et le napalm. Les États-Unis n’envoyèrent sur le terrain qu’une petite force terrestre, des agents de la CIA et des forces spéciales qui appuyèrent les milices de l’Alliance du Nord, un groupe de seigneurs de guerre ayant de longue date des liens avec la CIA. Cinq semaines plus tard, les talibans étaient chassés du pouvoir.

La guerre avait fait des milliers de victimes afghanes, pas un soldat américain n’avait été tué, et la démonstration semblait parfaitement réussie. Mais en fait, c’était le début d’une guerre d’occupation meurtrière, que les États-Unis ne furent pas seuls à mener. Dès la fin de l’année 2001, ils réunirent derrière eux une coalition de seize pays, dont la France. Le président Chirac et son Premier ministre socialiste, Lionel Jospin, emboîtèrent le pas au président américain George W. Bush en envoyant des troupes françaises.

L’enlisement dans la guerre

L’instauration d’un pouvoir démocratique n’était évidemment pas la préoccupation des dirigeants américains, pas plus que la défense des droits des femmes, malgré l’intense propagande qui le prétendait. Après avoir asséné leur leçon à coups de bombes, ils cherchèrent à rétablir une certaine stabilité afin de pouvoir se désengager au plus vite, du moins l’espéraient-ils. En décembre 2001, ils parachutèrent au pouvoir Hamid Karzaï, qui avait le curriculum vitae parfait : chef de clan pachtoune, ethnie la plus importante dans le pays, ancien seigneur de guerre qui avait gardé des liens avec le régime déchu des talibans. Il fut élu à deux reprises, en 2004 et en 2009, dans des conditions frauduleuses, avant de devoir finalement laisser la place en 2014 à son ancien ministre des Finances, Ashraf Ghani. Ce gouvernement continua de s’appuyer sur des seigneurs de guerre, et d’anciens talibans, occupés à se tailler des fiefs et à racketter la population, ce que les dirigeants américains ne pouvaient ignorer.

Ce pouvoir fantoche fut rapidement miné par la corruption, et à tous les niveaux. Les États-Unis dépensèrent des dizaines de milliards pour mettre sur pied l’armée afghane qui, officiellement, devait regrouper 300 000 soldats. Mais nombre de chefs militaires empochèrent durant des années les salaires de milliers de soldats fictifs, de centaines de bataillons fantômes. Quant aux soldats réellement existants, ils devaient souvent attendre des mois pour être payés. Dans ces conditions, beaucoup finissaient par rejoindre une des nombreuses milices existantes, celle payant le mieux ou celle qui leur permettait de protéger leur village et leur famille.

Les talibans, chassés du pouvoir en 2001, retournèrent dans leurs zones traditionnelles d’influence, dans l’est et au sud du pays, où l’ethnie pachtoune à laquelle ils appartiennent est majoritaire, ou au Pakistan, pays frontalier. Ils y trouvèrent des soutiens et purent ainsi progressivement contrôler certaines régions, bénéficiant de plus, dans le sud du pays, des revenus de l’opium. Malgré l’envoi d’un nombre toujours plus important de soldats, jusqu’à 100 000 en 2011, au plus fort de la présence de l’armée américaine, celle-ci ne put vaincre la résistance armée dans ce pays plus vaste que l’Irak. Aussi, en parallèle, l’impérialisme appliqua ses méthodes habituelles consistant à armer diverses milices, encadrées pour certaines par des mercenaires payés par des sociétés privées américaines. La CIA mit en place dès 2001 un dispositif distinct des opérations militaires américaines. Afin de lutter contre les talibans et al-Qaida, elle recruta et équipa des forces paramilitaires afghanes qui allaient être accusées de tortures et de crimes de guerre. C’est ce que Biden appelle aujourd’hui avoir voulu « aider » un peuple à « redresser » un pays.

À partir de 2014, s’ajoutèrent les attentats commis par les milices ayant fait allégeance à l’organisation État islamique, produit pourri de l’intervention impérialiste en Irak. Comme en Irak, puis en Syrie, les années de guerre, d’occupation, l’intervention des diverses forces sur lesquelles l’impérialisme s’appuyait continua à déstabiliser le pays, sans pour autant venir à bout de la résistance talibane. Les États-Unis s’enlisèrent ainsi chaque jour un peu plus dans la guerre.

Élu en 2008, Obama promit la fin des « guerres éternelles » pour 2014. Puis Trump lui emboîta le pas, faisant du retour des soldats américains un axe de sa campagne électorale. En 2018, les représentants américains, toujours à la recherche d’un interlocuteur solide, finirent par jouer une autre carte en engageant des discussions avec les talibans. Le mollah Abdul Ghani Baradar, un des fondateurs du mouvement, arrêté à Karachi au Pakistan en 2010, fut libéré sous la pression américaine pour rencontrer le représentant des États-Unis, Zalmay Khalilzad.

Fin février 2020, un accord dit de paix fut finalement signé à Doha, au Qatar. Le gouvernement afghan ne fut pas convié, signe que l’impérialisme se préparait à le lâcher. L’avancée des talibans fut dès lors rapide, l’armée afghane, déjà bien mal en point, se délita. Comme le déclarait un haut responsable américain[1] : « Donneriez-vous votre vie pour des dirigeants qui ne vous paient pas à temps et sont plus intéressés par leur propre avenir ? » Les autorités locales, bien conscientes du changement de rapport de force sur le terrain, se ralliaient souvent sans combat aux talibans, en échange de la promesse de ne pas être inquiétées. La méfiance et surtout la haine de la population à l’égard des États-Unis et du gouvernement afghan, l’espoir de vivre de nouveau en sécurité, aidaient les talibans à gagner du terrain dans nombre de provinces.

Le retour des talibans

Dans les villes, en particulier à Kaboul, l’arrivée des talibans n’a pu que confirmer les craintes de la frange de la population dont les conditions de vie s’étaient améliorées avec la présence occidentale. C’est le cas des femmes des couches privilégiées, qui pouvaient tout de même étudier, voire accéder à des postes de responsabilité et à des droits pour lesquels certaines ont encore manifesté courageusement à Hérat et dans la capitale début septembre. Mais pour tous ceux qui vivent dans les campagnes, soit les trois quarts des Afghans, le problème essentiel reste la misère. L’Afghanistan est aujourd’hui un des pays les plus pauvres de la planète. Un Afghan sur trois souffre de la faim. Entre 2001 et 2010, le pays a reçu près de 26 milliards de dollars, théoriquement destinés au développement du pays, mais seuls deux milliards ont été consacrés à l’éducation et à la santé. Seule la moitié des enfants en âge d’être scolarisés vont à l’école. Cette proportion est encore plus faible pour les filles, dont seules 38 % vont à l’école. Dans nombre de villages, les femmes n’ont de toute façon pas vu leur sort s’améliorer sous les précédents gouvernements. Pour ne citer qu’un exemple, le baad, l’échange des femmes pour mettre fin à des conflits familiaux, est toujours pratiqué. Dans les villages parfois détruits à plusieurs reprises, où des familles entières ont dû subir bien des fois les exactions des groupes armés, les talibans peuvent ne pas sembler les pires.

Fin août, à peine quinze jours après la prise du pouvoir par les talibans, la première puissance impérialiste a donc finalement dû plier bagage au cours d’un retrait chaotique. Durant ces vingt ans de guerre, 160 000 civils ont été tués, et autant blessés. Des centaines de milliers d’Afghans ont dû fuir les zones de combat, 395 000 durant les seules trois dernières années, selon le ministère des Réfugiés et du Rapatriement. Dans la précipitation de leur départ, les dirigeants américains ont abandonné une bonne partie de ceux qui les avaient aidés, comme ils l’avaient fait au Vietnam à la fin d’une guerre perdue elle aussi, comme l’avaient fait les dirigeants français à la fin de la guerre d’Algérie avec les harkis. C’est bien sûr pour l’impérialisme américain un échec. Mais, s’il est gênant, c’est surtout pour l’image désastreuse qu’il donne à sa propre population. Pour le reste, il s’en remettra.

Et pour le peuple afghan, quel peut être l’avenir ? Durant ces vingt années de guerre en Afghanistan, les principales forces politiques qui ont tenu tête aux armées impérialistes sont des fondamentalistes religieux, dont le projet est d’imposer une dictature basée sur la charia. Le seul choix qui a été offert au peuple afghan a été entre l’occupation américaine et ses ravages, et le retour à une barbarie moyenâgeuse. Il n’a émergé aucune force politique dont la perspective soit de renverser l’impérialisme, ce système de domination du capitalisme financier qui s’impose à la planète en s’appuyant sur d’énormes moyens militaires, et qui est responsable de toute cette barbarie. Le maintien de ce système a pour l’humanité un coût de plus en plus élevé, et l’Afghanistan n’est pas le premier pays qui le paye de sa destruction.

Abattre l’impérialisme était au programme de la révolution russe de 1917 et de l’Internationale communiste à laquelle elle avait donné naissance. Une telle Internationale, regroupant des partis communistes réellement implantés dans la classe ouvrière, n’existe plus depuis longtemps. Ce sont de tels partis qu’il faut reconstruire. C’est ce programme et ce drapeau du communisme qu’il faut relever de nouveau, pour offrir aux peuples du monde entier une véritable perspective face aux diverses formes de barbarie qui les menacent.

8 septembre 2021

 

[1] Cité par Reuters le 15 août