États-Unis : le droit à l’avortement remis en cause

novembre 2022

Nous publions ici la traduction de larges extraits d’un texte paru dans Class Struggle (n° 112, juillet-août 2022), la revue du groupe trotskyste The Spark. Cet article a été écrit à l’intention de lecteurs américains, et aborde le problème du droit à l’IVG tel qu’il se pose aux États-Unis.

Le 24 juin dernier, la Cour suprême des États-Unis a annulé l’arrêt Roe contre Wade. Rendu en 1973, cet arrêt donnait à une femme, après consultation de son médecin, la possibilité légale d’avorter durant les deux premiers trimestres de grossesse.

Reposant sur les 9e et 14e amendements de la Constitution fédérale, l’arrêt de 1973 rendait inopérantes les lois des États qui avaient interdit l’avortement ou en avaient limité l’accès. À l’époque, l’avortement était autorisé dans tous les cas dans quatre États et, dans certaines situations (par exemple en cas de risque pour la vie ou la santé de la femme), dans seize États. Les trente États restants l’interdisaient.

L’arrêt rendu par la Cour suprême en 2022, à savoir « ­Dobbs contre l’organisation de défense de la santé des femmes de Jackson », annule l’arrêt de 1973 en invoquant deux arguments : d’abord, l’absence de toute mention de l’avortement dans la Constitution, oubliant au passage que les femmes n’y sont pas mentionnées non plus, car les rédacteurs de la Constitution estimaient qu’elles faisaient partie, avec les esclaves, des personnes sur les droits desquelles il n’était pas nécessaire de s’étendre. Ensuite, Dobbs invoque « la question morale fondamentale », c’est-à-dire l’existence de ce que Roe avait nommé le « potentiel de vie », mais que la loi du Mississippi appelait « le bébé à naître »… La Cour juge en 2022 que l’État doit donner la priorité à celui-ci.

De fait, avec son nouvel arrêt, la Cour suprême a posé les jalons d’une interdiction complète­ de l’avortement à l’échelle nationale : elle s’est en effet contentée de transférer la question aux décideurs au niveau de chaque État, ce qu’elle nomme « le peuple et ses représentants élus ». L’arrêt Dobbs prétend que le « peuple » n’est pas monolithique et que, sur un sujet aussi complexe sur le plan moral, il existe des visions contradictoires en son sein, en fonction de la géographie. Il affirme donc que chaque État est le mieux placé pour assurer que les droits promulgués correspondent à ce que souhaite la majorité de la population1.

Mais dans ce débat juridique, un aspect n’a été abordé par aucune des deux parties. La décennie qui a précédé l’arrêt de 1973 a été caractérisée par le très fort développement de mobilisations qui se sont recoupées et ont concerné de très nombreux secteurs de la société : le mouvement des Noirs pour conquérir leurs droits civiques, la lutte contre la guerre du Vietnam, les luttes des femmes pour l’égalité, la lutte pour la légalisation de l’avortement et d’autres droits des femmes liés à la reproduction, et enfin les révoltes urbaines. Parce qu’ils ont entraîné des masses importantes, qu’ils ont été déterminés et explosifs, ces mouvements ont contraint le gouvernement à satisfaire de nombreuses revendications de la population, dont celle concernant la légalisation de l’avortement.

La Cour suprême n’a jamais reconnu l’existence de ces mouvements dans son arrêt de 1973, et seulement indirectement dans celui de 2022. Or ils ont fortement marqué la période qui a précédé l’arrêt Roe, et ont très fortement reculé dans les décennies suivantes.

L’arrêt de 2022 a directement entraîné la fermeture de centres d’interruption volontaire de grossesse (IVG). Le Texas, l’Oklahoma, l’Arkansas, le Missouri, le Mississippi, l’Alabama et le Dakota du Sud ont mis en vigueur l’interdiction quasi totale de l’IVG qu’ils avaient adoptée en anticipant la cassation de l’arrêt Roe. Cinq États s’apprêtaient à en faire autant, et cinq autres mentionnent encore des interdictions d’avant 1973, que les tribunaux vont probablement confirmer. Ensuite, il y a les États dont la loi est si restrictive qu’elle rend l’IVG impossible. En tout, pas moins de 27 États2, avec plus de la moitié de la population du pays, sont déjà ou vont bientôt devenir des « déserts de l’IVG », c’est-à-dire dénués de tout lieu, équipement et personnel dédiés.

Le pays n’est peut-être pas retourné à la situation d’avant 1973, où la possibilité d’accéder à une IVG était plus que tout déterminée par les moyens financiers, mais il s’en approche. L’IVG est illégale ou impossible sur une très grande partie du territoire ; et, là où elle existe, son accès est déterminé par la classe sociale à laquelle une femme appartient.

La clause de conscience et les bombes

Dès que l’arrêt Roe contre Wade fut adopté, en 1973, ses adversaires tentèrent de le contourner puis l’annuler. Face au mouvement qui avait arraché le droit à l’IVG, les premières restrictions arrivèrent par la petite porte, sous la forme apparemment inoffensive du budget rectificatif de 1974. Le sénateur Church, connu comme l’un des sénateurs démocrates les plus progressistes, proposa les « amendements sur la clause de conscience ». Ceux-ci exemptaient de l’obligation de proposer l’IVG aux cliniques et aux hôpitaux privés qui affirmaient que l’IVG ou la stérilisation étaient contraires à la foi ou aux valeurs qu’ils défendaient. À l’époque, cet amendement fut peu remarqué et presque pas combattu. Le Sénat, contrôlé par les démocrates, l’adopta à une majorité de 92 contre un. Cet amendement était soutenu par les cercles dirigeants de l’Église catholique, laquelle était encore très étroitement liée au Parti démocrate.

Church affirmait que cet amendement désamorcerait l’opposition à l’arrêt de la Cour suprême. Celle-ci s’en trouva au contraire encouragée. Les hôpitaux dirigés par l’Église catholique commencèrent à sortir du nouveau cadre, d’abord lentement, puis de plus en plus précipitamment. L’amendement initial fut suivi d’autres, qui étendirent les possibilités d’exemption à d’autres établissements hospitaliers, à leurs cliniques et au personnel, y compris dans le public. Dans les hôpitaux publics, il y eut une vague de manifestations, de plus en plus de soignants faisant usage de la clause de conscience, et des campagnes de harcèlement contre le personnel médical, ainsi que des actions en justice intentées par les familles de femmes qui avaient subi une IVG.

Pour éviter le chaos qu’entraînaient les tactiques des ­anti-IVG, de nombreux hôpitaux déléguèrent l’intervention à des cliniques spécialisées. Aujourd’hui, 95 % des IVG sont pratiquées dans de tels établissements, dont les deux tiers n’effectuent que des IVG et sont en partie financés par le mouvement pro-IVG. L’avortement est le seul acte médical pour lequel un tel fonctionnement existe.

Les cliniques spécialisées dans l’IVG sont alors devenues la cible des partisans du « droit à la vie ». En quelques années, une vague de terreur a balayé une partie du pays, principalement contre les prestataires de services médicaux : campagnes de harcèlement devant les cliniques et menaces de mort contre le personnel devinrent très fréquentes. Entre 1977 et 2020, il y eut onze meurtres et 23 tentatives de meurtre. Des dizaines de soignants furent grièvement blessés, certains défigurés, 42 cliniques furent victimes de bombes, 194 autres incendiées, 667 furent fermées à la suite de menaces d’attentats à la bombe, dont certaines plusieurs fois. Les patientes ne furent pas épargnées. Elles étaient harcelées et menacées à leur arrivée par des foules, jusqu’à ce que les policiers – quand ils venaient – leur libèrent la voie. Certaines femmes furent photographiées, leur portrait fut diffusé, voire imprimé dans les journaux locaux.

Cette violence s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui. Elle fut surtout concentrée de la fin des années 1970 au milieu des années 1990. Mais les attaques contre l’IVG dans son ensemble se sont étendues.

Avoir le droit de décider d’avorter ne veut pas dire avoir le droit d’avorter

En 1976, le Congrès adopta l’amendement Hyde, qui faisait partie d’un nouveau budget rectificatif. Il supprimait le remboursement de l’IVG par Medicaid3, sauf en cas de risque pour la vie de la femme. Les gouvernements de la plupart des États, qui possédaient leur propre régime équivalent à Medicaid, adoptèrent rapidement cette restriction.

C’était une attaque inédite contre les femmes les plus pauvres. En 1976, 300 000 femmes à bas revenus avaient subi une IVG prise en charge par Medicaid. En 1977, du fait de l’amendement Hyde, seules 3 000 purent le faire. Cet amendement n’empêchait pas les femmes pauvres d’accéder à l’IVG… pour peu qu’elles réussissent à rassembler rapidement le montant nécessaire, en arrêtant de payer leur loyer ou en limitant leurs dépenses.

En 1976, avec le reflux des mobilisations, les attaques contre le droit à l’IVG devinrent plus ouvertes, portées par les idées les plus réactionnaires. Les femmes qui percevaient des prestations sociales furent présentées comme des débauchées qui vivaient aux crochets de l’État. De nombreuses chaînes de télévision « respectables » crachèrent cette bouillie raciste et misogyne.

Si l’amendement Hyde avait été présenté par un républicain, il fut adopté par un Congrès contrôlé par les démocrates (respectivement 60 contre 37 républicains au Sénat, et 291 contre 144 à la Chambre des représentants). Lors de chacun des exercices suivants, de 1977 à 2022, cet amendement a été confirmé, indépendamment du parti majoritaire au Congrès et à la Maison-Blanche. Même lorsque les démocrates commencèrent à critiquer l’amendement Hyde, ils continuèrent de fournir suffisamment de voix chaque année pour le confirmer4.

Sous d’autres noms, l’interdiction portée par l’amendement Hyde a été étendue : aucun fonds fédéral ne pouvait plus être dépensé en lien avec l’IVG pour quelque programme que ce soit. Les cliniques pratiquant l’IVG ou orientant des patientes vers des centres d’IVG ne pouvaient plus recevoir des subventions publiques. Une femme bénéficiant de l’assurance invalidité Medicare ne pouvait plus l’utiliser pour prendre en charge une IVG. Il était désormais interdit aux femmes employées par l’État fédéral de recourir à leur assurance maladie fédérale pour payer une IVG. De nouveaux groupes furent exclus du droit à l’IVG : les femmes incarcérées dans des prisons fédérales, les autochtones des États-Unis5 recourant à des cliniques implantées dans des réserves, les femmes de retour du service militaire, etc.

Durant la campagne présidentielle de 2008, Obama n’a cessé de répéter que l’IVG serait sa priorité et qu’il favoriserait une législation qui consacrerait le droit des femmes à l’avortement. Il n’en fit rien. En 2009, dans la loi sur la protection des patients et les soins abordables (appelée Obamacare), les démocrates, qui contrôlaient le Congrès, autorisèrent les contrats d’assurance maladie excluant la prise en charge de l’IVG sur les marchés régulés prévus au niveau des États6. La chose fut présentée comme un geste vis-à-vis des élus démocrates qui n’auraient pas soutenu la loi autrement. Pour montrer qu’il était prêt à travailler avec les républicains, Obama adopta un décret présidentiel stipulant que, sous son administration, les fonds fédéraux ne seraient pas utilisés pour la prise en charge de l’IVG. C’était un stratagème typique du Parti démocrate : prétendre céder une chose sans valeur pour conserver une chose précieuse. Mais avec les mesures entraînées par l’amendement Hyde, les femmes de la classe ouvrière perdirent l’accès à l’IVG. C’était une attaque sans précédent.

Dans les premiers temps après l’adoption de l’amendement Hyde, le mouvement organisé de défense des droits des femmes n’était pas conscient de la menace que ce texte constituait. Était-ce parce que ce mouvement était essentiellement incarné par des organisations dont les membres et les dirigeants étaient des Blancs de la classe moyenne ? Au début, ce texte semblait cibler une petite portion de la population, à savoir les femmes célibataires percevant des allocations, c’est-à-dire des femmes pauvres, souvent noires. Lorsque la partie la plus fragile de la population est attaquée, ne pas chercher à la protéger ouvre la porte à des attaques plus larges. Et c’est exactement ce qui se passa.

L’amendement Hyde a montré clairement que, si l’IVG est un droit, l’accès à l’IVG n’est pas garanti. La Cour suprême n’a pas dit autre chose, dans une décision rendue en 1980 : « La liberté de choix d’une femme ne vaut pas droit constitutionnel aux ressources financières permettant de réaliser la totalité des droits protégés. » Dans cette société de classes, les droits dont on peut jouir sont les droits que l’on peut se payer.

À la recherche d’une base électorale : les républicains se découvrent pro-vie

En 1967, Ronald Reagan, alors gouverneur de Californie, signa l’une des lois les plus libérales du pays en matière d’IVG. En 1970, l’État de New York, dirigé par le gouverneur républicain Nelson Rockefeller, élimina toutes les restrictions imposées aux femmes souhaitant interrompre une grossesse au cours des 24 premières semaines. Nixon, Ford et Bush père, qui devaient être candidats républicains à la présidentielle, se déclaraient alors eux aussi pro-choix. Cela peut surprendre aujourd’hui, mais dans les années 1960 et au début des années 1970 les républicains soutenaient plus ouvertement que les démocrates le droit des femmes à l’IVG.

Pourtant, dès 1976, le programme républicain défendit un amendement à la Constitution pour protéger le « droit à la vie des enfants à naître ». Cette volte-face résulta d’un calcul politique cynique. Le Parti républicain fit le choix de se tourner vers la hiérarchie de l’Église catholique, jusqu’alors liée au Parti démocrate, et vers les « méga-Églises » protestantes de plus en plus présentes à la télévision. Il contacta tous les religieux pour qui l’avortement pouvait poser un « problème moral » : baptistes blancs et noirs, évangélistes, etc. En se liant à eux, en les finançant y compris avec des fonds publics quand il était en position de le faire, le Parti républicain conquit une base de plusieurs millions de personnes.

Promettant de restreindre l’avortement, les républicains prirent le contrôle de nombreux parlements d’État, ce qui leur permit de tenir leurs promesses, en adoptant des lois limitant l’IVG. Depuis 1973, 1 369 lois ont été adoptées à cette fin. La pression s’accrut après une décision de la Cour suprême en 1992, Casey contre le Planning familial de Pennsylvanie. L’accumulation de ces restrictions a gommé l’arrêt de 1973 dans de nombreuses régions du pays. Elle a entravé juridiquement la pratique de la médecine de la reproduction, et rendu plus difficile la vie des femmes souhaitant avorter.

Des hôpitaux ont été fermés à cause des clauses de conscience. Des cliniques ont été la cible de violences. Des lois restrictives ont entraîné la fermeture de quantité d’établissements. En 2000, 87 % des comtés du pays (et 97 % des comtés ruraux !) n’avaient aucun prestataire : ni hôpital, ni clinique, ni médecin capable de pratiquer une IVG. De 1982 à 2017, le nombre d’établissements pratiquant l’IVG est passé de 2 908 à 1 587 dans tout le pays. Ces établissements n’avaient souvent qu’un seul médecin, parfois venu de l’extérieur de l’État et seulement un ou deux jours par semaine, souvent contraint de dormir dans l’établissement parce que personne ne pouvait risquer de lui offrir une chambre.

En 2020, il n’y avait qu’un seul établissement pratiquant l’IVG dans le Missouri, dans le Dakota du Nord et du Sud et dans le Mississippi. Idem dans la partie nord du Michigan, grande comme plusieurs États. La ville de Cincinnati, dans l’Ohio, qui compte 300 000 habitants, n’en avait aucun. Même constat dans dix villes du Texas de plus de 50 000 habitants. Malgré la prétention du gouverneur démocrate de la Californie de faire de son État un « sanctuaire » pour les femmes d’autres États, plus de la moitié des comtés californiens n’ont aucun établissement pratiquant l’IVG. La pénurie d’infrastructures affecte tous les types de soins médicaux aux États-Unis, car le système médical y repose sur la recherche pure et simple du profit. Mais dans le cas de l’avortement, c’est encore pire, car la liberté de pratiquer l’opération est limitée par l’action de l’État, sous l’influence des corps religieux.

Depuis qu’il est passé dans le camp anti-avortement, le Parti républicain a adopté la rhétorique du mouvement dit pro-vie, défendant le droit à la vie des enfants à naître. Droit à la vie : quel terme cynique de la part de gens qui méprisent tant la vie ! Les États qui ont le plus restreint l’avortement sont presque toujours ceux qui offrent le moins de soutien aux enfants et aux femmes dans le besoin. Plus la restriction de l’avortement est importante dans un État, plus le taux de pauvreté des enfants de cet État est élevé. On y trouve aussi les pires taux de mortalité infantile et maternelle, et les plus forts taux de femmes sans assurance ainsi que de mères adolescentes.

Les conséquences de l’arrêt Dobbs pour les femmes

L’arrêt de 2022 va probablement se traduire, dans plus de la moitié des États, par la fermeture des cliniques qui subsistaient. Cela accroîtra la distance à parcourir pour obtenir une IVG. Or la distance, c’est du temps et de l’argent, deux éléments qui font défaut à de nombreuses femmes. Pour avorter, elles doivent s’absenter de leur travail, en général sans être rémunérées, et le problème est amplifié par les périodes d’attente, les rendez-vous multiples dans les États où elles se rendent, la nécessité de se loger, elle aussi coûteuse. Comme il faut payer pour l’IVG elle-même, il est presque certain que le nombre d’avortements légaux va encore diminuer.

L’arrêt de 1973 n’avait pas entraîné une explosion du nombre d’avortements, il avait seulement légalisé les IVG. À mesure que les avortements légaux sont devenus plus courants, le nombre d’avortements illégaux a diminué, et le nombre de décès a chuté brusquement : en 1980, il représentait à peine plus de 1 % de ce qu’il était en 1965 ! Le taux d’avortements légaux est passé de 13 pour 100 000 femmes en âge de procréer en 1972, à 29,3 en 1981, avant de revenir à 14,4 en 2020.

Avec l’arrêt Dobbs, le nombre d’avortements pratiqués dans des conditions dangereuses va repartir à la hausse. Et l’arrêt aura d’autres conséquences. Il valide la criminalisation des médecins et des soignants impliqués dans une IVG, même s’ils ne font qu’informer à son sujet. Il rend possible une action au pénal contre une femme qui ne donne pas naissance à un bébé vivant. Cette possibilité de poursuites n’est pas une spéculation. De 1973 à 2020, près de 1 800 personnes ont été poursuivies pour être intervenues dans une grossesse, voire accusées de meurtre. Même en Californie, où la loi interdit d’accuser de meurtre les femmes qui interrompent une grossesse, deux femmes soupçonnées d’­auto-avortement ont été accusées d’homicide.

Qui défend la vie ?

Les forces religieuses et politiques derrière l’arrêt ­Dobbs prétendent agir au nom du caractère sacré de la vie. Il est vrai qu’un fœtus est doté de vie. Il se développe en suivant un cheminement qui, en fin de compte, peut produire un être capable de devenir autonome. Ce développement se produit à la fois dans l’utérus et, après l’accouchement, dans la société. Mais avant que cet être devienne véritablement autonome, il est nécessaire de prendre soin de lui pendant un certain nombre d’années. Il est également vrai que la femme qui porte le fœtus est elle-même dotée de vie : une vie humaine réelle et concrète. Or les forces pro-vie font totalement l’impasse sur cela. Elles s’arrogent le droit de décider quelle vie est la plus importante. Et parce qu’elles défendent cette société de classes qui a longtemps relégué les femmes au rôle de porteuses d’enfants, elles considèrent que la vie est du côté du fœtus.

La société capitaliste n’offre pas les moyens de satisfaire les besoins essentiels de la plupart des enfants, pas plus qu’elle n’offre la possibilité à la plupart des adultes de voir leurs besoins quotidiens pleinement satisfaits, et encore moins leur potentiel réalisé. Elle prive également de nombreuses femmes de la possibilité d’élever le nouvel enfant sans sacrifier l’avenir des enfants qu’elles ont déjà, ou le leur. Dans une telle société, le droit de choisir l’avortement est une nécessité. Au sein d’une société qui ne permet aucun choix décent, le choix ne peut appartenir qu’à la femme, car c’est elle qui est la plus intimement en contact avec les vies concernées : la sienne et celle du fœtus. Elle est la seule à connaître pleinement les problèmes qu’implique une telle décision. Le choix doit être le sien. Et les communistes révolutionnaires se sont toujours battus pour que les femmes puissent faire ce choix.

Il est important que ceux qui défendent les droits des femmes reconnaissent que l’avortement est un choix parfois terrible. Certains membres du mouvement pro-choix prétendent que ce n’est qu’une procédure mineure, alors que c’est une décision qui touche à la vie. Décrire le fœtus comme un simple amas de cellules nie cette réalité, voire renforce les anti-avortement.

Prétendre qu’il sera facile d’avorter sans aucune aide médicale, en utilisant de nouveaux médicaments, Internet et un réseau de livraison international et semi-clandestin, passe à côté du fait que cette société criminalise les femmes qui ­auto-avortent. Avorter sans aide médicale, c’est s’exposer à de graves conséquences, tant sur le plan juridique que sur le plan sanitaire si quelque chose tourne mal, ce qui peut arriver. Prétendre que des personnes sans formation médicale ni soutien professionnel peuvent s’organiser pour pratiquer elles-mêmes des avortements, c’est se moquer de la médecine. Nous n’avons pas à nous convaincre que nous pouvons nous passer du niveau le plus avancé de la médecine, mais à organiser une lutte pour que le meilleur de la science soit accessible à tous. Cela signifie qu’il faut se battre pour changer la société. Les femmes qui, avant l’arrêt de 1973, menaient une existence clandestine pour aider d’autres femmes à avorter étaient certes héroïques. Mais de tels collectifs ne constituent pas un exemple à suivre pour l’avenir. Notre combat doit d’abord viser à forcer cette société à accorder aux femmes la possibilité de choisir.

Cette possibilité avait été reconnue en 1973 grâce aux luttes. Le problème est que trop de personnes ont cru que la lutte avait atteint son but, que Roe contre Wade avait transformé une possibilité en un droit intouchable. Aujourd’hui, le problème est l’illusion largement répandue que les démocrates défendront les droits des femmes parce qu’ils font de l’avortement un enjeu électoral. Or c’est ce même parti qui, de 1976 à 2022, a fortement entravé l’accès des femmes pauvres à l’IVG ; qui, à partir de 1973, a fermé les hôpitaux, ouvrant la porte au terrorisme qui a ensuite fermé les cliniques. Croire que la question sera à nouveau résolue par la Cour suprême, et que pour cela il faut voter pour le parti qui promet de changer la composition de la Cour suprême pour en faire une cour pro-choix, c’est au mieux se voiler la face. Car en 1973 comme en 2022, la Cour suprême n’a fait que refléter l’existence ou l’absence d’une mobilisation puissante et vivante de la population.

Le premier pays au monde à avoir fait de l’avortement un simple droit légal, facile d’accès, fut la Russie en 1920, pays où la classe ouvrière s’était engagée sur la voie du renversement du capitalisme et de la construction du socialisme. Ce n’est pas un hasard.

La lutte pour le socialisme est intimement liée à la lutte des femmes pour bénéficier de leurs pleins droits en tant qu’êtres humains. Les bolcheviks, qui menèrent la classe ouvrière au pouvoir, qualifiaient l’avortement de « triste droit », mais de droit essentiel pour les femmes tant que les conditions de vie créées par le capitalisme continueraient d’exister, et tant que les femmes seraient reléguées à l’esclavage domestique.

14 août 2022

1Sur la base du même raisonnement réactionnaire, ce que les partisans de l’esclavage appelaient « les droits des États », la Cour suprême a maintenu pendant des décennies les lois ouvertement racistes et discriminatoires (dites lois Jim Crow) qui réimposèrent une situation de quasi-esclavage dans les États du Sud après la guerre de Sécession.

 

2Parmi eux, seuls six États n’imposent aucune restriction sur le délai dans lequel une IVG peut être pratiquée : l’Oregon, le Vermont, le Colorado, le Nouveau Mexique, le New Jersey et l’Alaska. Les 19 autres en ont une, motivée par la « viabilité » du fœtus, c’est-à-dire le nombre de semaines à partir duquel le fœtus peut survivre hors du ventre de la femme avec une assistance médicale. Une telle formulation ouvre la porte à des interprétations tout à fait réactionnaires. (Note de Lutte de classe).

 

3Assurance maladie destinée aux personnes pauvres, principalement financée par le budget fédéral. (Note de Lutte de classe).

 

4En 2022, Biden finit par admettre qu’il avait commis une erreur en soutenant cet amendement. Mais cela n’a pas été une erreur ponctuelle : il a soutenu ce texte pendant trente-deux ans en tant que sénateur, puis pendant sept années supplémentaires en tant que vice-président.

 

5Terme qui regroupe les Amérindiens, les Inuits de l’Alaska et les Océano-Américains de Hawaï, des îles Mariannes et des Samoa. (Note de Lutte de classe).

 

6Adopté en 2010, mis en application fin 2013, l’Obamacare rendit obligatoire la souscription d’une assurance santé auprès de compagnies d’assurances privées. Ce n’était pas un régime de sécurité sociale public ni universel. Il impliquait une dépense supplémentaire très coûteuse pour les foyers les plus modestes. Ceux qui refuseraient de prendre une telle assurance seraient passibles d’amende.