L'article ci-dessous a été publié par nos camarades britanniques dans le n° 94 de la revue Class Struggle, en janvier dernier. On peut voir que le comportement comme les motivations des dirigeants impérialistes français et britanniques furent très similaires dans cette intervention aérienne. Du jour au lendemain, ils lâchèrent le régime de Kadhafi, dont ils s'étaient accommodés tant bien que mal, et misèrent tout sur quelques transfuges et opposants de plus ou moins fraîche date rebaptisés Conseil national de transition... La traduction est suivie d'une mise au point plus récente.
Depuis la diffusion à la télévision, le 20 octobre dernier, des images horribles de l'exécution du colonel Kadhafi, la Libye semble avoir disparu du radar des médias britanniques. Et on peut dire aussi des discours des ministres britanniques.
Ou, pour être plus précis, les seules références à la Libye à être réapparues dans les médias ces derniers temps concernaient plus les liens conservés par les services secrets britanniques, le MI5 et le MI6, avec leurs homologues sous Kadhafi, et la façon dont ces services, en collaboration avec la CIA, se sont entraidés pour la « restitution » des suspects présumés « terroristes ». Compte tenu de cela, il n'est pas étonnant que les ministres britanniques n'aient pas trop envie d'attirer l'attention sur la Libye ces jours-ci, d'autant plus que ces allégations contre leurs services secrets viennent d'anciens rebelles anti-Kadhafi très haut placés, qu'ils ont aidés à s'installer au pouvoir !
Pourtant, en octobre dernier, les dirigeants occidentaux se sont empressés de se féliciter publiquement de la mort tant attendue de Kadhafi, avec une joie presque obscène.
En Grande-Bretagne, Philip Hammond, nommé secrétaire d'État à la Défense en octobre 2011, a révélé le visage mercantile et mesquin de l'impérialisme. Dans une déclaration à la BBC, après avoir salué le « grand succès » de la mission britannique en Libye, il a invité les patrons à enfiler leur tenue de commis voyageurs : « J'attends des entreprises britanniques, et de leurs directeurs commerciaux qu'ils fassent leurs valises et se rendent en Libye [...] dès que possible. »
Pendant ce temps, aux États-Unis, le président Obama a choisi de personnifier le visage des grandes puissances impérialistes, en déclarant que la mort de Kadhafi illustrait « le constat de la force du leadership américain dans le monde entier ». Pendant ce temps, sur une note plus pratique, le vice-président Joe Biden déclarait : « Dans cette affaire, l'Amérique a dépensé deux milliards de dollars et n'a pas eu un seul mort. C'est plus de cette manière que nous traiterons les affaires du monde à l'avenir, contrairement au passé. » Donc, quiconque ne sera pas dans les petits papiers de l'ordre impérialiste mondial est mis en garde : comme Kadhafi, il devra s'attendre au tir par un drone américain d'un missile Predator contrôlé à distance, depuis une base de la Force aérienne américaine en Arizona.
À ce moment-là, tout le tintamarre sur la « mission humanitaire » de l'Occident pour protéger les civils contre les balles du dictateur, justification de l'intervention militaire des Nations unies et de l'OTAN commencée le 17 mars 2011, avait été oublié. Ce que les deux gouvernements fêtaient, avec leurs alliés impérialistes français et italiens, c'était le succès du véritable objectif tacite de leur intervention militaire en Libye : un changement de régime.
La question qui restait ouverte, et le demeure à ce jour, est : quel type de régime naîtra de cette intervention ?
L'impérialisme et la crise au Moyen-Orient
Il faut, tout d'abord, revenir au raisonnement qui a présidé à la décision des puissances impérialistes de lancer une intervention militaire pour se débarrasser de Kadhafi.
Ce n'était certainement pas la nature impitoyable de la dictature de Kadhafi qui gênait les dirigeants impérialistes. Il ne manque pas de dictateurs brutaux, au Moyen-Orient ou en Afrique subsaharienne, qui jouissent de leur soutien indéfectible. Et après tout, depuis le 11 septembre 2001, Kadhafi a été un partenaire utile aux puissances impérialistes, non seulement en termes d'affaires, mais aussi en matière de sécurité, comme le montre maintenant le scandale des « restitutions ». En outre, la politique de Kadhafi d'enfermer les migrants subsahariens transitant par la Libye, dans des camps de prisonniers, a aidé au contrôle des frontières de la « forteresse Europe » contre la circulation des Africains pauvres. Que pouvaient souhaiter de plus les puissances impérialistes, en particulier les puissances mineures européennes ?
Cependant, il y avait un contexte politique, la vague de protestations qui s'était développée à travers le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord depuis la fin de l'année 2010. En février 2011, quand les premiers manifestants sont descendus dans les rues en Libye, ces protestations avaient déjà abouti à la chute des dictatures en place depuis des décennies en Tunisie et en Égypte. À ce moment, le calme semblait revenu en Jordanie, en Algérie et au Maroc et bien que la situation demeurât chaotique dans le minuscule Bahreïn, les troupes envoyées par l'Arabie saoudite étaient là pour veiller à ce que la situation n'échappe pas à tout contrôle. Mais des affrontements sanglants avaient lieu au Yémen et les protestations de colère prenaient de l'ampleur en Syrie, deux pays à la population importante, de plus de vingt millions d'habitants, qui occupaient des positions stratégiques au Moyen-Orient.
Dans plusieurs de ces pays, les dictateurs visés par les manifestants étaient depuis longtemps des laquais des grandes puissances, et leurs régimes des rouages essentiels de la domination du système impérialiste dans la région.
C'est une région très sensible dans laquelle plus d'un siècle d'ingérence impérialiste avait bâti une poudrière prête à exploser depuis longtemps. Intervenir militairement pour consolider les dictateurs pro-occidentaux dont les régimes avaient engendré tant de haine que des centaines de milliers de gens étaient prêts à affronter les balles de la police dans les rues, était tout simplement trop risqué pour les puissances impérialistes.
Dans le cas de la Tunisie, de l'Égypte et du Yémen, cependant, les puissances impérialistes pouvaient compter sur des hommes de confiance parmi les militaires. Beaucoup de leurs officiers de haut rang avaient été formés dans les écoles militaires occidentales, la plupart du temps aux États-Unis, et y avaient gardé des contacts étroits avec des conseillers, d'autant que ces pays recevaient une importante aide militaire des grandes puissances. Dans cette mesure, peu importait aux dirigeants impérialistes que leurs anciens protégés à la tête de ces pays soient renversés, du moment que leurs armées restaient en place. Il y avait même un certain avantage à se débarrasser de personnages comme Moubarak en Égypte, Ben Ali en Tunisie et Saleh au Yémen qui, au fil de décennies de dictature, étaient devenus très gourmands dans leurs transactions avec les multinationales occidentales, au profit de leurs propres empires commerciaux.
Ce n'est donc pas un hasard si, dans ces trois pays, la hiérarchie militaire a rapidement adopté une position au-dessus des affrontements entre régime et manifestants, et même, à l'occasion, fait semblant de protéger les manifestants contre les voyous du régime. Cela a permis à l'armée d'intervenir lorsque la situation a atteint le point critique et qu'il est devenu plus sûr que le dictateur quitte le pouvoir. L'armée était, par conséquent, en mesure de prendre le relais, avec le soutien d'une partie importante de la population, grâce aux illusions créées par sa politique au cours des affrontements, assurant ainsi la continuité d'un appareil d'État sur lequel les puissances impérialistes savaient pouvoir compter.
Ce renversement contrôlé des dictateurs au pouvoir a eu l'avantage supplémentaire de permettre aux puissances impérialistes de continuer à tirer les ficelles dans les coulisses, sans devenir la cible des manifestants. D'un autre côté, il y avait aussi un inconvénient à cette stratégie qui, dans l'atmosphère victorieuse créée par la chute des dictateurs, pouvait alimenter l'illusion parmi les manifestants qu'ils avaient acquis une nouvelle indépendance vis-à-vis de l'impérialisme, et générer le désir de profiter de cette indépendance. Ce n'était pas pour rien que, bien avant le renversement des dictateurs égyptien et tunisien, les marines américaines et britanniques avaient ostensiblement augmenté leur visibilité dans la Méditerranée et la mer Rouge, même si elles avaient pris soin d'éviter tout mouvement menaçant.
En Libye, une intervention opportuniste
Lorsque les manifestants libyens sont descendus dans les rues en février 2011, pour répondre à la répression brutale du régime, les puissances impérialistes ont, dans un premier temps, été confrontées à un problème.
Bien que Kadhafi ait été un partenaire des puissances impérialistes pendant un certain nombre d'années, elles n'avaient pas le même genre d'influence sur l'armée libyenne que sur les armées des autres dictatures régionales. Cela s'explique en partie par le fait que le partenariat n'avait été rétabli que récemment, en partie en raison des soupçons de Kadhafi à l'égard des puissances occidentales et en partie également parce que, grâce à ses revenus pétroliers, Kadhafi n'avait pas besoin de l'aide militaire occidentale pour financer sa machine militaire. Ainsi, les puissances impérialistes n'avaient pas de personnel « relais » en position d'autorité à l'intérieur de l'appareil étatique libyen, et donc pas de ficelles à tirer pour assurer la continuité du pouvoir d'État, ni pour garantir la loyauté future de l'État envers leurs intérêts, en cas de renversement de Kadhafi.
La seule solution à ce problème devait être une forme d'intervention susceptible d'infléchir l'issue de la crise politique, quelle qu'elle soit. Alors que ce n'aurait pas été une option sérieuse dans le cas de l'Égypte par exemple, c'était possible, dans le cas de la Libye. En effet, la Libye avait une population beaucoup plus faible que les autres dictatures en difficulté de la région, avec seulement 5,5 millions d'habitants (la moitié de la population de la Tunisie) et un million d'immigrants illégaux privés de tout droit. Par ailleurs, pour des raisons historiques, politiques et géographiques mêlées, la Libye avait bien moins de liens avec les pays voisins. Donc, une intervention en Libye n'aurait que des répercussions limitées dans la région. D'ailleurs, au vu des premières semaines de protestations, l'ampleur et la profondeur du mouvement semblaient nettement inférieures à ce qu'elles avaient été en Égypte ou en Tunisie.
En raison de ces facteurs combinés, il semble que les dirigeants impérialistes aient vu dans les événements de Libye une opportunité de faire d'une pierre deux coups dans une intervention militaire, en arrangeant l'issue de la crise politique en fonction de leurs besoins, tout en réaffirmant leur domination régionale à un coût politique et militaire minime, dans une démonstration de force. En outre, en intervenant aux côtés des manifestants contre la répression de Kadhafi, ils pouvaient même espérer obtenir chez eux un certain soutien à leur politique d'agression - personne ne peut oublier la posture de Cameron en champion des manifestants libyens ! - mais aussi auprès d'une partie de la population de la région.
Cette intervention avait de nombreux autres avantages. Tout d'abord, la possibilité de remplacer le régime de Kadhafi par un régime beaucoup plus souple, qui devrait son accession au pouvoir à une intervention occidentale. Après tout, même partenaire de l'impérialisme, Kadhafi n'a jamais été un « fidèle » partenaire au même sens que Moubarak ou Ben Ali. Il était beaucoup trop indépendant au goût des puissances impérialistes et beaucoup trop imprévisible dans sa politique régionale.
Cette imprévisibilité a même affecté la politique pétrolière de la Libye et donc les intérêts des grandes compagnies pétrolières opérant sur place. Bien que le chiffrage de ce qu'on appelle les réserves de pétrole prouvées de la Libye soit très controversé, elle a probablement les plus grandes réserves d'Afrique. Et, au cours de la dernière décennie, la plupart des grandes compagnies pétrolières y ont pompé du pétrole et du gaz, les entreprises italiennes (principalement ENI) 28 %, Total France 15 %, les entreprises américaines 3 %, les entreprises britanniques 4 % et les entreprises chinoises 11 %. Cependant, en 2009, Kadhafi a imposé une renégociation des contrats existants qui a augmenté la part de la production reversée en royalties par les compagnies aux autorités libyennes, de 50 % à 73 % pour le pétrole, et de 50 % à 60 % pour le gaz. Il n'est pas difficile de deviner, par conséquent, que les grandes compagnies pétrolières occidentales tenaient à revenir à des accords plus favorables ! Il est probable aussi que les entreprises américaines et britanniques désiraient augmenter leur propre part du gâteau pétrolier libyen !
Enfin, il y avait également des enjeux stratégiques pour l'impérialisme. Il faut rappeler que les trois anciennes provinces de l'Empire ottoman qui composent la Libye d'aujourd'hui (la Tripolitaine autour de Tripoli, la Cyrénaïque autour de Benghazi et le Fazzan dans le sud-ouest) ont d'abord été colonisées par l'Italie en 1911. Après la Seconde Guerre mondiale, il a été initialement proposé de laisser la Tripolitaine à l'Italie, tandis que la Cyrénaïque irait à la Grande-Bretagne et le Fazzan à la France. Toutefois, dans les années 1950, le gouvernement des États-Unis est intervenu et a exigé la création d'une Libye indépendante qui réunisse les trois provinces. L'objectif était d'avoir de grandes bases militaires sur la côte méditerranéenne, assez proches de l'Europe centrale pour être à distance de frappe des pays satellites de l'Union soviétique, tout en pouvant garder un œil vigilant sur le Moyen-Orient riche en pétrole et sujet aux troubles. Ainsi, en 1951, une nouvelle Libye fédérale vit le jour. Pour diriger le nouveau pays, les puissances impérialistes choisirent le chef d'une confrérie religieuse salafiste originaire de Cyrénaïque, les Sanoussis. Le roi, dénommé Idris, a immédiatement procédé à l'interdiction des partis politiques. À ce moment-là, le pays était l'un des plus pauvres du monde et, jusqu'à ce que les revenus du pétrole aient commencé à affluer une décennie plus tard, sa principale source de revenu restait les loyers payés par les États-Unis et la Grande-Bretagne pour leurs deux bases militaires. Finalement, en 1969, Kadhafi et ses « officiers libres » ont monté un coup d'État, renversant facilement un régime largement discrédité par sa corruption et par son favoritisme envers la Cyrénaïque.
Aujourd'hui, bien sûr, la guerre froide est terminée. Néanmoins, le contrôle de la Méditerranée reste un problème et des installations navales ad hoc pour les flottes américaines et britanniques, qui parcourent cette mer en permanence, seraient un atout. Par ailleurs, quelle meilleure base militaire aérienne les États-Unis pourraient-ils trouver pour menacer le Moyen-Orient, l'Iran et n'importe quel pays de la moitié nord de l'Afrique, que la Libye, avec son immense territoire sous-peuplé ?
La construction d'un appareil d'État
Les puissances impérialistes ont été confrontées à un certain nombre de difficultés dans l'exécution de leur plan. Elles avaient besoin d'assurer la chute de Kadhafi sans troupes sur le terrain (au moins pas visibles), par crainte du discrédit politique que cela aurait causé. Mais il n'y avait pas de garantie, et en fait très peu de chances que le mouvement de protestation parvienne à renverser Kadhafi. En outre, et ce fut tout aussi important, aucune solution de remplacement fiable de l'appareil d'État de Kadhafi n'était disponible.
Les deux premiers problèmes ont été résolus en transformant ce qui était officiellement censé être une intervention « humanitaire », en une guerre d'agression conçue pour faire ce que les manifestants dans un premier temps, puis les milices rebelles, n'auraient jamais pu accomplir par eux-mêmes : détruire les forces militaires de Kadhafi et les déloger des villes qu'elles occupaient. Par un cynique tour de passe-passe, les habitants de ces villes n'ont apparemment pas été considérés comme des civils et leurs vies n'ont pas jugées dignes de « protection » !
Le dernier problème était plus difficile à résoudre. Selon divers rapports, dans les premiers jours des manifestations (et même avant selon certains), des dignitaires du régime ont réussi à se rendre en France et en Grande-Bretagne, d'où ils ont fait défection. Par la suite, après que l'intervention eut été autorisée par l'ONU, des diplomates représentant la Libye dans plusieurs pays et institutions internationales leur ont emboîté le pas, se rendant sans doute compte que la réorientation de carrière la plus sage consistait à rejoindre le camp le plus susceptible de gagner. Par ailleurs, il y avait déjà aux États-Unis un certain nombre d'exilés politiques bichonnés par la CIA, pour la plupart des royalistes qui avaient fui la Libye après 1969, ou leurs rejetons éduqués outre-Atlantique. Mais aucun d'eux n'avait une influence réelle en Libye et beaucoup avaient été coupés du pays pendant un temps considérable. Ils ne pouvaient pas former l'embryon d'un nouveau régime, a fortiori d'un appareil d'État nouveau.
Pourtant, malgré les dénégations ultérieures, d'autres rapports affirment qu'il y avait déjà une présence occidentale en Libye, services secrets et agents des forces spéciales envoyés prendre contact avec les dirigeants de la rébellion. Dans quelle mesure la mise en place du Conseil national de transition (CNT) près de Benghazi, le 27 février, a été leur œuvre, personne ne le sait encore. Mais en quelques jours, ce fut la bousculade parmi les dirigeants impérialistes pour reconnaître le CNT. Le président français Sarkozy fut le premier à le faire le 10 mars 2011, immédiatement suivi par Cameron puis par le Premier ministre italien, Berlusconi.
Le CNT a été un regroupement hétéroclite d'universitaires, d'avocats des droits de l'homme, de militaires, de responsables de l'ancien régime et de militants islamiques qui avaient appartenu aux Frères musulmans ou au Groupe islamique combattant libyen. Il était dirigé par trois hauts fonctionnaires de Kadhafi qui venaient de faire défection : l'ex-ministre de la Justice, Mustafa Abdul Jalil, l'ex-chef du Conseil national de développement économique et l'ex-ministre de l'Intérieur, le général Abdul Fatah Younis, devenu chef des forces rebelles.
Si le CNT a été reconnu par les pays occidentaux, ce n'est pas parce qu'il était plus représentatif de la population libyenne, ni même parce qu'il avait beaucoup plus d'influence à ce stade que les exilés libyens qu'on conservait au frais pour une utilisation ultérieure. C'est seulement que le CNT était présent sur le terrain, au centre du territoire des rebelles, et qu'il comprenait des personnes venues directement des premiers rangs de l'appareil d'État de Kadhafi. Permettre au CNT de revendiquer la reconnaissance exclusive des puissances occidentales était simplement une façon de s'assurer que les transfuges futurs du régime n'auraient pas d'autre choix que de se rallier à lui. L'Occident a clairement compté sur la désintégration rapide du régime de Kadhafi. La désintégration a eu lieu mais beaucoup plus lentement que prévu.
Plus tard, un certain nombre d'« indépendants » (c'est-à-dire pas des transfuges) devaient être cooptés par le CNT, quand de nouvelles villes ont été investies par les forces rebelles, tandis que les exilés revenaient. Beaucoup de ces « indépendants » étaient des membres de riches familles qui avaient dominé le pays à l'époque de la monarchie. Des islamistes les ont rejoints aussi, comme les trois fils de l'un des fondateurs des Frères musulmans dans les années 1960.
Évidemment, ce régime embryonnaire n'était pas assez important pour constituer un appareil d'État. Il manquait pour cela d'un appareil répressif. Les milices rebelles allaient combler cette lacune. Comme la lenteur du déroulement de la guerre l'a montré, un chaos total régnait parmi les milices. Beaucoup s'étaient formées sur la base d'une ville, ou parfois même d'un district. D'autres avaient été organisées par un homme d'affaires assez riche pour acheter les armes nécessaires et fournir des hommes, en les utilisant à la fois comme garde privée et comme milice. De toute façon, que le commandement rebelle soit en mesure d'utiliser ces milices efficacement au combat dépendait entièrement de la bonne volonté de leurs officiers improvisés. Et peu d'entre eux suivaient les ordres sans se poser de questions.
Mais, du point de vue de la constitution d'un appareil répressif, cela n'avait pas trop d'importance. Ce qui importait était d'avoir un assez grand nombre de personnes prenant l'habitude d'imposer leur diktat à la population, sous la menace des armes si nécessaire. La discipline pourrait venir plus tard. En fait, en août dernier, le géant de la sécurité britannique, G4S (qui emploie rien moins que 600 000 personnes dans le monde !), disait à la presse qu'il avait hâte d'avoir l'occasion d'aider à former la police libyenne, voulant dire, évidemment, inculquer une certaine discipline à ces milices rebelles qui allaient devenir la police du futur régime.
Rivalités et instabilité
Depuis que le CNT a cessé d'être un corps essentiellement basé à Benghazi, en particulier après la chute de Tripoli, en août, les tensions ont augmenté dans ses rangs, entre milices rebelles et entre ces milices et la nouvelle armée embryonnaire formée d'unités qui avaient fait défection de l'armée régulière.
L'illustration la plus spectaculaire en a eu lieu en juillet, avant même la chute de Tripoli, quand Abdul Fatah Younis, le chef de la nouvelle armée régulière, a été assassiné. Personne n'a revendiqué cet assassinat. Mais de nombreux rapports ont désigné les milices islamiques qui refusaient qu'un ancien ministre de Kadhafi fût placé à la tête de l'armée.
Depuis lors, la question du remplacement de Younis a été une pomme de discorde au sein de la nouvelle armée, en particulier parmi les officiers, mais aussi parmi les milices qui ont voulu avoir leur mot à dire dans cette nomination. Finalement, quatre mois plus tard, le CNT a approuvé l'élection, par une assemblée de 200 officiers, de l'un des anciens généraux de Kadhafi, qui avait vécu en exil aux États-Unis pendant les vingt dernières années. Quelques semaines plus tard, cependant, ce général a échappé de peu à une attaque terroriste et a été invité à démissionner de son poste. Enfin, en janvier, le CNT a sorti de son placard un ancien colonel, qui avait pris une retraite anticipée, et l'a nommé au poste. Jusqu'à présent, le nouveau titulaire serait en bonne santé. Pour combien de temps, cela reste à voir...
Moins d'un mois après la mort de Kadhafi, de plus en plus de commentateurs déploraient la montée de l'insécurité due à la colossale quantité d'armes automatiques et de lance-roquettes laissées par l'armée du dictateur au moment de sa dislocation. Les autorités américaines se sont hypocritement vantées de faire leur affaire du problème, en allouant des fonds pour nettoyer le pays de ses armes. Mais en fait, les fonds ont été attribués uniquement pour trouver et détruire les missiles à tête chercheuse thermique (utilisés contre les avions et les hélicoptères), mais pas les énormes stocks d'explosifs, de mines et autres armes individuelles.
À Tripoli, les affrontements armés entre milices sont devenus si fréquents qu'il y a eu des manifestations répétées contre elles. Ces affrontements sont dus aux rivalités entre milices pour le contrôle de territoires, comparables à celles qui existent entre gangs de cités. Sauf que les enfants (beaucoup ne sont que des gamins) sont armés de fusils automatiques, voire de mitrailleuses montées sur des pickups, et leurs guerres territoriales font des victimes, dans leurs rangs et parmi les passants !
Le fait est que, comme toujours quand les puissances impérialistes interviennent quelque part, même de cette façon « non interventionniste » aérienne, elles ne prévoient rien pour la « chair à canon » dont elles ont usé et abusé, et encore moins pour la population dans son ensemble. Ainsi, les bombes occidentales ont repoussé les forces de Kadhafi et déverrouillé leurs stocks d'armes, mais rien n'a été prévu pour débarrasser la Libye de cet excès d'armes dangereuses, ni pour donner aux membres des milices une bonne raison d'abandonner les armes et de continuer à mener une vie normale. Quelle vie ? Il n'y a pas de travail. La vie économique du pays est pratiquement au point mort. Rien n'est fait pour commencer les travaux de reconstruction massifs nécessaires, alors que cela pourrait fournir un nombre considérable d'emplois et un moyen de quitter les milices pour la jeunesse, à condition que les salaires soient corrects.
Rien n'a été prévu non plus pour les soldats de la nouvelle armée régulière. Fin décembre, les soldats qui n'avaient pas été payés depuis dix mois se sont mis en grève et ont organisé une manifestation à la banque centrale de Benghazi.
Après la mi-décembre, des protestations quotidiennes ont eu lieu à Benghazi contre le CNT, son manque de transparence (on ne sait pas exactement qui y siège, bien que les nécessités de la sécurité, qui justifiaient ce secret avant la fin du régime de Kadhafi, n'aient plus lieu d'être) et son incapacité à organiser un soutien matériel pour la population.
Les cachotteries du CNT peuvent refléter le souci de ses membres de ne pas devenir la cible de certaines milices. À juste titre, parce que, si de nombreuses milices ne sont guère plus que des gangs armés de jeunes en perdition, d'autres sont vraiment organisées autour d'objectifs politiques. Parmi elles, il y a une résurgence du Groupe islamique combattant libyen, fondé en 1990 par des Libyens de retour d'Afghanistan. A-t-il été lié ou non à Al-Qaïda, comme la CIA et Kadhafi l'ont affirmé à l'époque ? Nul ne sait. Mais c'était certainement une organisation dangereuse avec toutes les caractéristiques des branches les plus réactionnaires du fondamentalisme islamique. Et aujourd'hui, un de ses représentants les plus connus (qui poursuit aussi la Grande-Bretagne pour sa « restitution » à Kadhafi par le MI5) est à la fois à la tête du Conseil militaire de Tripoli et commandant de la plus grande milice de la ville.
On peut se demander si, tout comme elle l'a fait en Irak et en Afghanistan auparavant, l'intervention des puissances impérialistes n'aurait pas une fois de plus ouvert la boîte de Pandore, en donnant un second souffle à ces forces réactionnaires.
Ce qui, cependant, est certain c'est que le CNT s'achemine vers un État islamique, à en juger par la place qu'a la charia dans le projet de Constitution, ou à en juger par les 10 % de sièges réservés aux femmes aux élections parlementaires de juin prochain, si elles ont lieu...[ Note de la traductrice : la loi électorale votée depuis a supprimé ce quota de 10% ]
Quant à l'incapacité du CNT à répondre aux besoins les plus élémentaires de la population, il en est certainement en partie responsable. Mais il n'est pas difficile non plus d'imaginer le maquignonnage qui se déroule en arrière-plan, entre le CNT, d'une part et, d'autre part, les représentants des puissances occidentales et leurs multinationales. On estime que 110 milliards de livres sterling en monnaie libyenne sont gelés dans des banques occidentales (Cameron a spontanément offert de rendre la généreuse somme de 680 millions de livres !) et pour récupérer ne serait-ce qu'une partie de cet argent, le CNT devra sans aucun doute faire face à une série d'obstacles et passer de nombreux accords risqués.
Mais c'est une situation perdant-perdant. Si le CNT signe et triomphe des obstacles, il sera blâmé, et si ce n'est pas le cas, il le sera également pour n'avoir pas su répondre aux besoins de la population. De toute façon, la cupidité des entreprises occidentales risque bien de menacer désormais de déstabiliser l'État que les puissances impérialistes n'ont pas encore fini de mettre en place !
22 janvier 2012
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Depuis la rédaction de cet article, la situation chaotique de la Libye s'est aggravée.
Le CNT n'a qu'un pouvoir virtuel sur l'ensemble du pays. Il ne parvient même pas à contrôler la capitale, Tripoli, largement livrée à la loi des milices qui s'entretuent tout en étant chargées du maintien de l'ordre au sein de la population.
En février, plusieurs organisations humanitaires, comme Amnesty International ou Médecins sans frontières dénonçaient l'usage généralisé de la torture dans les différents centres où sont détenus des partisans présumés de l'ancien régime ou encore des hommes accusés de crimes pendant les mois de combats. La torture semble pratiquée à grande échelle, tant par les diverses milices qui se sont arrogées le contrôle de tel ou tel secteur, que par les militaires reconnus officiellement par le CNT.
Le pays est aux mains de clans, en général armés, cherchant à appuyer leur autorité sur un quartier, une ville, un district, voire une région. Début mars, une conférence regroupant une partie des clans de l'est du pays, proclamait la semi-autonomie de la Cyrénaïque, la région de Benghazi, riche en pétrole, celle de laquelle est partie la rébellion contre le régime de Kadhafi et qui était marginalisée sous celui-ci. Cette initiative ne fait pas l'unanimité parmi les milices de l'est et elle a provoqué des manifestations violentes. Mais, malgré les déclarations très platoniques de reconnaissance formelle de l'autorité du CNT et de son pouvoir en matière de politique étrangère, d'armée nationale ou de gestion des ressources pétrolières, cette déclaration de semi-autonomie renforce l'éclatement de la Libye.
Quant à la situation des femmes, avec l'annonce par le CNT de la remise en cause de la loi sur le divorce qui fait perdre aux femmes le droit de garder la maison familiale en cas de séparation et celle sur le mariage, avec l'autorisation « sans conditions » de la polygamie (qui était déjà permise sous Kadhafi), elle s'est d'ores et déjà dégradée.
La chasse aux immigrants africains noirs, qui avait démarré pendant la guerre civile sous prétexte que Kadhafi avait enrôlé des mercenaires de pays du Sahel, a perduré bien après la chute du régime.
Six mois après la mort de Kadhafi et la parade de Sarkozy et Cameron dans les rues de Tripoli au côté du président du CNT Mustafa Abdul-Jalil, la Libye s'enfonce dans le chaos et pourrait connaître une évolution à la somalienne.
Une fois de plus, l'intervention des puissances impérialistes a aggravé la situation pour la population sans même mettre un terme à la dictature, celle centralisée de Kadhafi étant remplacée par celles plus délocalisées des chefs de milices et de clans.
Et ce chaos ne s'arrête pas aux frontières de la Libye. D'anciens militaires du régime de Kadhafi, des Touareg libyens, ont quitté le pays avec armes et bagages pour se réfugier dans diverses zones du Sahel et du Sahara. Ils ont rejoint notamment le nord du Mali et les combattants du Mouvement national de libération de l'Azawad qui revendiquent la sécession de la région touareg du Mali. Visiblement l'arrivée de ces militaires libyens a joué un rôle important dans le renversement du président Amadou Toumani Touré le 22 mars dernier.
En Libye, les dirigeants impérialistes sont intervenus de façon opportuniste et quelque peu improvisée, mettant en scène les menaces contre la population de Misrata ou de Benghazi, pour se débarrasser du régime de Kadhafi, jugé trop imprévisible, pas assez souple et encombrant. Cette guerre a aussi servi de vitrine et de débouché à leurs marchands de canons respectifs, comme Dassault qui a pu ainsi démontrer en direct les capacités de son avion le Rafale. Mais comme bien souvent dans leur politique, les dirigeants impérialistes ont navigué à vue, mus par des considérations immédiates sans se soucier des conséquences pour les peuples, voire pour la stabilité de toute une région.
Tant que leurs compagnies pétrolières ou leurs bétonneurs pourront accéder aux réserves de pétrole ou aux marchés, même limités, de reconstruction, après eux le déluge. Peu leur importe que leur intervention déstabilise encore plus tout un pays et même une partie de l'Afrique et transforme la vie de millions d'êtres humains en enfer. C'est ce qui caractérise chacune des interventions des puissances impérialistes, de l'Afghanistan à l'Afrique en passant par l'Irak. Sous aucune latitude, dans aucune circonstance, la liberté ne peut être apportée aux populations par les bombardements occidentaux, qu'ils soient ou pas recouverts du sceau de l'ONU, de l'OTAN ou de l'Union européenne.
25 mars 2012