L'article ci-dessous est une traduction de l'article paru dans le numéro 75 de Class struggle (août-septembre 2012), publié par l'organisation trotskyste américaine Spark.
Au sommet de l'OTAN à Chicago, le 20 mai dernier, le président Barack Obama a déclaré : « Nous sommes désormais tous d'accord sur un plan visant à mettre fin de manière responsable à la guerre en Afghanistan », promettant que d'ici à la fin de 2014, toutes les troupes de combat américaines auraient quitté le pays. Il a reconnu que les États-Unis n'avaient pas atteint tous leurs objectifs. « Mais réfléchissez-y. Nous sommes là depuis dix ans maintenant », a déclaré Obama, qui a assuré que les plans de retrait étaient « irréversibles ».
Manifestement, les États-Unis veulent quitter l'Afghanistan. La guerre dure déjà depuis près de onze ans, c'est la plus longue de l'histoire américaine. Lorsque le gouvernement américain a décidé la guerre en Afghanistan, elle devait être rapide et démontrer la puissance de la machine militaire américaine. Au lieu de cela, les États-Unis ont été pris dans un conflit qui fait la démonstration de leurs faiblesses.
L'annonce d'Obama a été de toute évidence calculée en vue des élections de novembre, afin qu'il ait à son crédit l'« achèvement de la guerre ». Mais le fait que la date limite a été reportée à la fin de l'année 2014 indique bien que, malgré toutes leurs affirmations, les responsables américains ne sont toujours pas sûrs de la façon dont ils vont y parvenir. Tout aussi révélateur est le fait que les responsables du Pentagone disent déjà qu'ils prévoient de conserver, pendant dix ans après 2014, plusieurs milliers de troupes non-combattantes en Afghanistan comme « formateurs et conseillers ». Le Congressional Research Service (CRS) cite des responsables américains anonymes qui disent que l'armée américaine est décidée à conserver 10 000 à 30 000 soldats en Afghanistan après 2014 - en d'autres termes, une armée entière. Et le rapport du CRS indique qu'une grande partie de ces troupes sera composée de forces spéciales chargées d'« une mission axée sur le contre-terrorisme » (« Afghanistan : Post-taliban Gouvernance, Security, and US Policy », 3 mai 2012). Cela signifie une poursuite des combats après la date limite de 2014.
La superpuissance américaine continue de se débattre en Afghanistan, toujours incertaine des moyens et du moment où elle sera en mesure de se sortir de la plus longue de ses guerres.
Une « victoire historique »
Les États-Unis sont entrés en guerre en Afghanistan parce que les attaques terroristes du 11 septembre 2001 à New York et à Washington ont frappé au cœur de leurs centres financier et militaire, prouvant que leur superpuissance avait un talon d'Achille. L'appareil d'État américain a décidé qu'il devait riposter par une démonstration de force impressionnante.
L'Afghanistan a été choisi comme cible. L'administration Bush a pu prétendre que les attaques terroristes venaient de là. Et elle a accusé les talibans au pouvoir d'abriter Oussama Ben Laden. C'était un pur non-sens, car les talibans n'avaient rien à voir avec le 11 septembre. Quant à Ben Laden, les responsables talibans avaient proposé de le livrer, ce que l'administration Bush a refusé en ricanant.
Les vraies raisons d'entrer en guerre contre l'Afghanistan tenaient à l'opportunisme militaire. Les États-Unis voulaient impressionner, faire étalage de leur force, et s'en prendre à l'Afghanistan leur semblait un jeu d'enfant : c'était l'un des pays les plus pauvres de la planète et il avait déjà été dévasté par deux décennies de guerre. De plus, les talibans au pouvoir ne contrôlaient même pas l'ensemble du pays. Il y avait déjà une force de combat sur le terrain sur laquelle les États-Unis pourraient s'appuyer pour la plupart des combats : l'Alliance du Nord, un groupe de seigneurs de guerre ayant de longue date des liens avec la CIA. L'administration Bush a calculé que, pour un coût minime, on pouvait venir à bout de l'Afghanistan, et ainsi fournir au monde une démonstration de la force américaine.
La guerre lancée contre l'Afghanistan a été rapide et spectaculaire à dessein, montrée sur les téléviseurs du monde entier. Les bombardements massifs ont commencé le 9 octobre 2001, moins d'un mois après le 11 septembre. En plusieurs semaines de frappes aériennes, l'aviation américaine et les missiles de croisière ont écrasé l'Afghanistan sous un tapis de bombes, d'armes à fragmentation et de napalm. Les États-Unis n'ont envoyé sur le terrain qu'une petite force terrestre, environ 1 000 agents de la CIA et des forces spéciales qui ont coopéré avec l'Alliance du Nord, qui a livré les combats. Les talibans n'ont pas offert beaucoup de résistance, et au début de décembre, leurs forces ont abandonné Kandahar, leur dernier bastion, sans combattre. La guerre avait duré deux mois. Alors qu'elle avait fait des milliers de victimes afghanes, pas un soldat américain n'avait été tué. Elle a été célébrée par les médias américains comme une grande victoire.
Les États-Unis ont mis sur pied un nouveau gouvernement et une nouvelle armée en Afghanistan. Ils les ont fondés sur les forces de l'Alliance du Nord, octroyant aux seigneurs de guerre des postes clés dans les nouveaux ministères, et un contrôle s'étendant jusque sur les gouvernements locaux. Leurs milices sont devenues la base de la nouvelle armée afghane. Il y avait certains « inconvénients » à s'appuyer si lourdement sur l'Alliance du Nord : elle comprenait principalement des Tadjiks et des Ouzbeks, à l'exclusion du plus grand groupe ethnique, les Pachtounes, basé dans le sud, et dont sont issus les talibans. Pour pallier cette carence, les États-Unis ont proclamé Hamid Karzaï, issu d'une famille politique pachtoune de premier plan de la région de Kandahar, au sud, nouveau président. Comme Karzaï avait vécu hors du pays pendant des années, les forces spéciales américaines et la CIA ont dû le faire rentrer dans le pays furtivement, pendant les combats.
La plupart des gouvernements du monde ont béni toute l'opération. Le 6 décembre, dix jours avant que les talibans aient quitté Kandahar, l'ONU avait déjà ouvert une conférence en Allemagne afin de désigner un nouveau gouvernement dans le pays. Deux semaines plus tard, le Conseil de sécurité autorisa la présence d'une force de maintien de la paix en Afghanistan. Alors que cette résolution fut la première à donner une couverture légale à la présence de troupes étrangères en Afghanistan, les États-Unis étaient déjà là depuis plus de deux mois. Le mois suivant, les gouvernements de 60 pays s'engagèrent à apporter divers types de soutien à l'Afghanistan, en particulier de l'argent.
Le gouvernement américain avait expédié la guerre en Afghanistan et ses conséquences en quelques mois, permettant à l'administration Bush de se retourner vers ce qu'elle convoitait réellement : l'Irak et son pétrole. Et tout aussi rapidement que les organes de presse s'étaient abattus sur l'Afghanistan pour couvrir la guerre, ils plièrent bagage pour l'Irak. L'Afghanistan quitta complètement la scène.
Le retour de la guerre
La famille Karzaï et les seigneurs de guerre se sont empressés de consolider leur pouvoir. Ils ont procédé à un nettoyage ethnique et à des représailles contre des milliers de Pachtounes dans les villages du nord et de l'ouest, en tuant certains, forçant les autres à fuir vers le sud, sans terre, sans abri et sans emploi. Dans les provinces méridionales, où les talibans étaient plus forts, ils ont remis le pouvoir aux hommes forts régionaux qui avaient perdu contre les talibans. Dans la province de Kandahar, Hamid Karzaï a remis le pouvoir à son demi-frère, Ahmed Wali Karzaï.
Les chefs de guerre ont utilisé leurs positions pour se livrer à la contrebande, au pillage, au viol et aux vols, se dissimulant derrière un brutal fondamentalisme religieux. Et surtout, la famille Karzaï et les seigneurs de guerre ont mis la main sur tout l'argent de l'occupation américaine, qu'ils ont commencé à mettre de côté dans des comptes bancaires en Suisse, à Dubaï et aux États-Unis.
Les seigneurs de guerre ont relancé la production de pavot, c'est-à-dire, d'opium, que les talibans avaient presque complètement éradiquée. En mai 2001, à peine cinq mois avant l'invasion, le secrétaire d'État Colin Powell avait même annoncé une subvention de 43 millions de dollars au gouvernement taliban pour son effort anti-opium. Après le retour des seigneurs de guerre, la production d'opium a explosé, passant de 190 tonnes en 2001 à 3 000 tonnes en 2003, soit 60 % de la production mondiale. En 2007, la production a atteint 8 200 tonnes, et s'est étendue à toutes les provinces.
Toutefois, les combats n'ont jamais cessé complètement dans le sud de l'Afghanistan. De petits avant-postes de soldats américains au sud-est ont régulièrement essuyé des tirs de roquettes et de mortiers. En mars 2002, les États-Unis ont lancé une grande offensive pour essayer d'en finir avec les talibans. L'opération a été considérée comme un succès. Mais quelques mois plus tard, les postes frontières afghans au sud du pays ont commencé à subir de fréquentes attaques. Au printemps 2003, l'armée américaine a déclaré avoir vu des groupes atteignant 50 combattants attaquer des postes de police afghans dans le sud. Des « cibles molles », c'est-à-dire des civils étrangers travaillant pour l'ONU, diverses organisations humanitaires et diverses ONG, ont également été attaquées.
Les États-Unis ont lentement augmenté leurs effectifs. En 2002, les troupes américaines en Afghanistan ont doublé, atteignant 9 000 hommes à la fin de l'année, et se sont encore accrues de 4 000 hommes en 2003. Certes, c'est un relativement petit nombre de militaires, surtout par rapport à la taille du pays, qui est environ 50 % plus étendu que l'Irak. Mais évidemment, les États-Unis, se préparant à la guerre avec l'Irak, avaient peu de troupes disponibles. Aussi, les responsables américains ont-ils commencé à contraindre les « alliés » de l'OTAN, en Amérique latine et ailleurs, à envoyer plus de troupes. La plupart des troupes américaines et étrangères ont été concentrées à Kaboul.
L'administration Bush a prétendu que les choses allaient bien en Afghanistan. Le 1er mai 2003, le jour même où Bush a déclaré « Mission accomplie » en Irak depuis le pont du porte-avions Abraham Lincoln, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld a proclamé la « fin des opérations de combat majeures » en Afghanistan. Rumsfeld a ajouté : « Nous sommes clairement passés d'opérations de combat majeures à une période de stabilité, de stabilisation et de reconstruction. La majeure partie de ce pays aujourd'hui est sûre et tranquille. »
Les autorités américaines ont prétendu avoir une stratégie de sortie de l'Afghanistan. Mais elles n'en avaient pas. Moins d'un mois après la déclaration grandiloquente de Rumsfeld, un kamikaze en taxi s'est jeté sur un bus à l'extérieur de Kaboul, tuant quatre soldats allemands et un passant afghan. Les attaques se propageaient au-delà du cœur du pays pachtoune, dans une grande partie du reste du pays. L'armée américaine a indiqué que le nombre d'attaques d'insurgés armés avait presque triplé entre 2005 et 2006, puis avait encore augmenté l'année suivante.
Les jeux de pouvoir américains
Ainsi, l'armée américaine s'est trouvée enlisée dans une guerre civile en plein développement, face à des insurgés. Le gouvernement et l'appareil d'État mis en place par le gouvernement américain n'ont pas maintenu l'ordre, mais plutôt semé le désordre, les seigneurs de guerre usant de leur position pour s'enrichir. Sans aucune considération pour la population, ils ne lui ont fourni aucun service, ni procuré aucune sécurité.
L'administration Bush avait remplacé les talibans, qui avaient au moins été en mesure d'imposer une certaine forme d'ordre dans une grande partie du pays, par un groupe de seigneurs de guerre vénaux et de moudjahidin. Leur précédente domination sur l'Afghanistan avait déjà engendré une guerre civile dévastatrice de 1992 à 1996.
Le gouvernement américain avait, avec ces seigneurs de guerre et ces moudjahidin, intégristes religieux et fanatiques, une relation ancienne qui remontait aux années 1970. Les États-Unis avaient contribué à les armer, à les financer et à les former pour lutter contre les forces soviétiques pendant la guerre et l'occupation par l'URSS de l'Afghanistan, de 1979 à 1989 : ils voulaient que l'URSS ait sa propre guerre du Vietnam. Lorsque l'URSS a finalement quitté l'Afghanistan, les États-Unis ont continué à soutenir les efforts des seigneurs de guerre et des moudjahidin pour y renverser le gouvernement en place, que l'URSS continuait à soutenir avec des munitions, du carburant et des fournitures. Avec l'effondrement de l'URSS, toute l'aide soviétique au gouvernement afghan prit fin le 1er janvier 1992. Quatre mois plus tard, le régime afghan tomba, et la domination des seigneurs de guerre et des moudjahidin soutenus par les États-Unis ouvrit une nouvelle période de guerre civile, différentes forces tentant de s'imposer les unes aux autres, rivalisant pour le pouvoir. Les seigneurs de guerre et les moudjahidin tuèrent des dizaines de milliers de personnes et détruisirent une grande partie du pays, y compris à Kaboul.
Pour rétablir l'ordre, l'armée pakistanaise, avec le soutien financier de la monarchie saoudienne, créa les talibans en 1993-94, avec sa propre sorte de fondamentalisme religieux virulent. D'anciens combattants moudjahidin et des jeunes des camps de réfugiés afghans au Pakistan, essentiellement pachtounes, furent recrutés comme talibans. En novembre 1994, les talibans prirent le contrôle de la ville méridionale de Kandahar, dans leur marche au pouvoir.
Les talibans gagnèrent un soutien populaire en incarnant l'espoir de voir chasser les moudjahidin et les seigneurs de guerre tant détestés et pour instaurer un climat de sécurité et d'ordre. En septembre 1996, les talibans ont pris le contrôle de Kaboul et ont commencé à régner. Mais ils n'ont jamais pu vaincre entièrement les seigneurs de guerre et les moudjahidin, car ces anciens ennemis, qui s'étaient combattus pendant la guerre civile, se regroupèrent pour former l'Alliance du Nord.
Le gouvernement américain entama des pourparlers avec les talibans, leur laissant espérer une reconnaissance diplomatique. Mais le gouvernement américain ne la leur a jamais accordée, ni ne s'est opposé ouvertement aux talibans. Parfois, les États-Unis leur ont même accordé un soutien financier, comme la récompense pour le programme d'éradication du pavot. En continuant à accorder une petite quantité d'aide à l'Alliance du Nord par le biais de la CIA, les États-Unis ont laissé ouvertes toutes les options en Afghanistan.
Une constante de la politique américaine a été de traiter l'Afghanistan et son peuple comme de simples pions dans un grand jeu de pouvoir qui a duré trois décennies. D'abord les États-Unis ont soutenu les seigneurs de guerre et les moudjahidin contre l'Union soviétique et le gouvernement afghan. Ensuite, les États clients des États-Unis, le Pakistan et l'Arabie saoudite, ont utilisé les talibans contre les seigneurs de la guerre et les moudjahidin. Dans un nouveau retournement, les États-Unis ont utilisé les seigneurs de guerre et les moudjahidin contre les talibans.
Finalement, la guerre et les troubles en Afghanistan, fomentés et nourris par l'impérialisme américain, l'ont pris par surprise. Tout comme l'Union soviétique s'est trouvée prise dans un bourbier qu'elle avait créé en Afghanistan, aujourd'hui, c'est le tour des États-Unis
L'escalade américaine
En 2006, les Démocrates fustigeaient l'administration Bush pour s'être prétendument détournée de la guerre en Afghanistan pour la guerre en Irak. Un discours, prononcé en 2006 par celui qui était alors le sénateur Barack Obama, était typique : « La décision du [président Bush] de faire la guerre en Irak a eu des conséquences désastreuses pour l'Afghanistan... au lieu de consolider les gains réalisés par le gouvernement Karzaï, nous retournons vers le chaos. »
Les États-Unis intensifiaient déjà la guerre. De 2003 à 2006, les troupes américaines sont passées de 13 000 à environ 20 000 hommes. En 2006, les frappes aériennes américaines et les bombardements ont été dix fois plus nombreux que l'année précédente. En 2007 les frappes aériennes ont presque doublé de nouveau. En même temps, les forces américaines et de l'OTAN ont intensifié les fouilles et les rafles maison par maison sur une grande échelle. Des villages entiers ont été détruits par des frappes « chirurgicales ». Quand un village était soupçonné d'aider les insurgés, il était bombardé. Des équipes des forces spéciales avec des « listes d'objectifs » ont mené des raids nocturnes, des assassinats et des arrestations de masse, remplissant les prisons et centres de détention, comme celui de l'énorme base aérienne américaine de Bagram près de Kaboul.
Alors que l'économie était en lambeaux, que la majorité de la production de fruits, de légumes et de céréales était détruite, beaucoup de ceux qui ont perdu leurs terres et souvent leur famille ont été laissés sans autre perspective que de rejoindre les chefs des guérillas locales, des gangsters et des contrebandiers.
Les États-Unis menaient une véritable guerre aux conséquences graves pour la population afghane, une guerre qui engendrait son propre type de terrorisme et poussait une partie croissante de la population à lutter contre les États-Unis et leurs alliés. Et les moyens mêmes avec lesquels les forces américaines ont essayé de réprimer les soulèvements en Afghanistan n'ont fait que les étendre et les multiplier.
En 2008, les conflits locaux du sud s'étaient propagés à la plupart des régions du pays, y compris au nord, auparavant base de l'Alliance du Nord qui avait soutenu le gouvernement Karzaï.
L'effort de guerre massif
Quand Obama prit ses fonctions, les États-Unis et leurs alliés de l'OTAN avaient déjà augmenté l'effectif des troupes. Les troupes américaines sont passées de 20 000 à 33 000 soldats en deux ans et les autres pays de l'OTAN ont augmenté leurs effectifs de 20 000 à 37 000. Au cours des dix premiers mois du mandat d'Obama, l'effectif des troupes américaines a doublé, passant à 68 000, en grande partie suite à des décisions de l'administration Bush.
Dans son discours très attendu de décembre 2009, prononcé à l'Académie militaire de West Point, Obama a finalement développé sa stratégie d'un effort de guerre massif. Il a annoncé qu'il porterait le nombre de soldats à près de 100 000, que l'effort porterait aussi sur les civils, en particulier un contingent de la CIA et d'autres agences. Mais il a promis que l'effort serait « temporaire », et qu'il commencerait à retirer des troupes au bout de 18 mois, c'est-à-dire en juillet 2011, avec l'objectif de quitter complètement l'Afghanistan.
Le programme de contre-insurrection tant vanté, conçu par le général David Petraeus, était au centre de cet effort. Il devait « gagner les cœurs et les esprits de la population » en la protégeant contre les insurgés et en lui offrant la sécurité. En fait, la contre-insurrection n'était rien de plus que les habituels programmes de pacification utilisés par les forces colonialistes et impérialistes depuis des siècles, y compris pendant les guerres sanglantes d'Algérie et du Viêtnam.
Les forces américaines se sont concentrées dans les provinces de Kandahar et de Helmand, dans le sud et l'est du pays, considérées comme le cœur de l'insurrection. Les États-Unis ont lancé la première grande bataille en février 2010 dans le district de Marja, qui n'était qu'une série de hameaux pauvres dans une zone légèrement plus grande que les villes de Cleveland ou de Washington. Ce fut la plus grande opération conjointe depuis le début de la guerre. Plus de 15 000 soldats américains, afghans, canadiens et britanniques ont balayé Marja en quelques jours et apparemment chassé les talibans et mis en place un gouvernement éclair, transporté par l'US Air Force. Le général Stanley McChrystal l'a appelé « gouvernement en kit, prêt à fonctionner », une absurdité complète, au sujet de laquelle la population exprima sa profonde suspicion et sa méfiance. Les opérations des insurgés reprirent dès que la plupart des troupes furent retirées, ce qui obligea les États-Unis et leurs alliés à revenir et à mener les mêmes combats maintes et maintes fois au cours des mois suivants. Un ancien d'un village racontait à un journaliste de McClatchy (le troisième plus grand groupe de presse aux États-Unis) : « Pendant le jour, il y a un gouvernement ; la nuit ce sont les talibans. » (24 mai 2010)
Marja était censée servir d'avant-première à la grande bataille de cet effort de guerre, celle de Kandahar, la deuxième plus grande ville du pays, et les villages agricoles environnants. Mais après le fiasco de Marja, les États-Unis ont retardé l'offensive de Kandahar de trois mois. Enfin, elle a commencé par une série d'opérations dans la ville de Kandahar et ses alentours tout au long de la fin de l'été et de l'automne de 2010. Des villages ont été bombardés et des milliers de personnes ont été arrêtées lors de raids nocturnes. L'armée américaine a annoncé un vague succès. Mais un an plus tard, les forces des talibans ont lancé leur propre offensive à Kandahar. Ils ont touché le bureau du gouverneur, les bâtiments de la police et ceux de l'administration locale dans une série d'attaques de grande envergure. « Les talibans sont plus actifs dans la ville qu'à tout autre moment depuis 2001 », a raconté Atta Mohammed Hajji, un ancien général de police, qui dirige le conseil des anciens commandants moudjahidin de Kandahar, au Wall Street Journal (4 juin 2011). « Ils ont apporté la guerre dans Kandahar. »
Cette année, les États-Unis ont subi des revers au cours de leur offensive dans les districts autour de Kandahar. Sous le titre « Les attaques des talibans augmentent dans les zones de l'effort de guerre », un reportage du Wall Street Journal du 16 mai 2012 cite le général américain James Huggins, commandant des forces de la coalition dans le sud de l'Afghanistan. Il dit que l'« activité ennemie » a augmenté de 31 % l'année dernière, dans trois zones agricoles à l'extérieur de Kandahar. L'armée américaine en a donné l'explication : « À Zhari, Panjwayi et Maiwand, la plupart des talibans sont des locaux, opérant dans un rayon de cinq kilomètres autour de chez eux, et bénéficiant souvent d'un soutien au sein de leurs communautés. »
En même temps, les États-Unis essayaient de renforcer le régime afghan. Par exemple, en 2010, les forces spéciales américaines ont été utilisées pour mettre en place ou développer des milices locales, soi-disant pour lutter contre les talibans, transformant ces milices en une police locale afghane (ALP). En fait, c'était juste un prétexte pour remettre des liasses de billets aux mêmes vieux seigneurs de guerre. Dans le New Yorker (9 juillet), le journaliste Dexter Filkins décrit comment le district de Kunduz est divisé en neuf fiefs, chacun contrôlé par une nouvelle milice. On leur donne carte blanche pour taxer les habitants. Et on a fermé les yeux quand ils se sont livrés à des vols à main armée, des viols et des agressions contre la population. « Nous avons créé ces groupes, et maintenant ils sont hors de contrôle », dit Nizamuddin Nashir, le gouverneur de Khanabad, à Filkins. « Le gouvernement ne perçoit pas les impôts, mais ces groupes le font, car ce sont eux qui ont les armes. »
En fait, l'occupation américaine a encore et encore alimenté une corruption grandissante, qui produit des retours de bâton. On peut prendre l'exemple des contrats de camionnage de plusieurs milliards de dollars que les États-Unis attribuent à des entreprises privées pour transporter des fournitures militaires. Un des principaux contrats de camionnage a été octroyé à Hamed Wardak, le fils du ministre afghan de la Défense, Abdul Rahim Wardak, dont la société est basée dans le nord de la Virginie. Un rapport du Congrès de 2010, intitulé « Seigneurs de guerre et Cie », expliquait comment cette société et d'autres paient pour leur protection des sous-traitants de sociétés de sécurité privées « qui sont des chefs de guerre, des hommes forts, des commandants et des chefs de milices », pour prévenir les attaques contre les convois. Souvent, ces sous-traitants payent les talibans et d'autres forces rebelles aussi. « C'est peut-être une source importante de financement pour les insurgés », conclut le rapport. En d'autres termes, l'armée américaine fournit une grande partie de leurs financements aux insurgés qu'elle combat.
L'année 2012 devait être la grande année de transition, où l'intensification de la guerre porterait ses fruits. Mais chaque action des États-Unis a poussé la population afghane à exprimer une colère généralisée contre l'occupation. En février, de grandes manifestations ont éclaté dans tout le pays, après la nouvelle que les bombes américaines avaient tué huit jeunes bergers, âgés de six à dix-huit ans, dans la province de Kapisa, au nord du pays. Elles ont été suivies par de nouvelles manifestations après que des soldats américains eurent brûlé des corans. Des manifestants en colère, armés seulement de pierres, de pistolets et de bâtons, sont descendus dans les rues et ont combattu les forces de sécurité américaines et afghanes, qui ont tué 30 manifestants et en ont blessé des centaines d'autres.
Les attaques contre les troupes américaines viennent de l'intérieur de l'appareil d'État afghan lui-même. Le 25 février, un lieutenant-colonel et un commandant de l'US Air Force à Kaboul ont été tués par balle derrière la tête alors qu'ils travaillaient dans le centre de commandement et de contrôle du ministère afghan de l'Intérieur, une zone d'accès restreint accessible seulement à un groupe d'élite d'officiers afghans munis d'un code spécial. Immédiatement après, les États-Unis et l'OTAN ont répondu en renvoyant tous les conseillers des ministères afghans. Lorsque le ministre de la Défense afghan, le général Abdul Rahim Wardak, a appelé le ministre de la Défense américain, Leon Panetta, pour présenter ses condoléances, « Panetta [...] a exhorté le gouvernement afghan à prendre des mesures décisives pour protéger les forces de la coalition et réduire la violence. » L'ironie ne pouvait être plus évidente : l'armée la plus puissante du monde demandait à l'armée hétéroclite afghane de protéger les forces américaines !
La futilité d'une telle requête a été illustrée le 1er mars. Dans une base commune des forces afghanes et de l'OTAN, dans la province de Kandahar, un chef de peloton afghan et un instructeur en alphabétisation de la base ont tué une sentinelle et attaqué une caserne à l'arme légère et à la roquette, tuant deux soldats américains et en blessant quatre autres dans une bataille qui a duré près d'une heure.
Ces agressions sont devenues si fréquentes, qu'on en parle couramment comme des attaques « vert contre bleu ». Une étude classifiée de l'armée américaine, rapportée dans le New York Times du 20 janvier 2012, affirme que ces « altercations mortelles » sont « d'une ampleur sans doute sans précédent entre alliés dans l'histoire militaire moderne ». Le rapport indique que les prises de position officielles de l'OTAN, minimisant leur importance, étaient « hypocrites, sinon d'une profonde malhonnêteté intellectuelle ». Le rapport souligne clairement que ces incidents ne sont pas isolés, et ne sont pas dus à des infiltrations supposées de talibans, ce qui est l'explication officielle habituelle pour les meurtres. Il attire, au contraire, l'attention sur l'animosité profonde et la méfiance entre les forces soi-disant alliées dans cette occupation brutale qui n'en finit pas.
En 2012, la fréquence de ces attaques a augmenté. Au cours des six premiers mois de 2012, des policiers ou des soldats afghans ont tué 26 membres des services de la coalition, contre 35 pour toute l'année 2011. Un tiers de tous les morts des États-Unis et de leurs partenaires de la coalition ont été le fait de leurs alliés afghans.
En 2012, l'année de transition, l'effort de guerre a produit ses fruits empoisonnés.
Revendiquant de ne ménager aucun effort dans leur objectif de quitter l'Afghanistan de manière « responsable », les autorités américaines ont annoncé que, de temps en temps, elles mènent des négociations avec les talibans ou d'autres chefs insurgés. Mais, jusqu'à présent, rien n'en est sorti. Une des difficultés pour les diplomates américains et les responsables militaires, c'est qu'ils ne savent pas toujours qui est leur interlocuteur. En novembre 2010, par exemple, les responsables de l'OTAN ont déclaré ouvrir la voie à des pourparlers à haut niveau avec le mollah Mohammad Mansour Akthar, un haut dirigeant des talibans. C'était une belle avancée. Ils ont versé à l'homme une grosse somme d'argent, leur appât habituel, et l'ont envoyé à Kaboul en avion s'entretenir avec le président Karzaï et les responsables de l'OTAN. Ce n'est qu'après que les responsables afghans et de l'OTAN ont découvert que l'homme était un imposteur, un commerçant ordinaire de Quetta, au Pakistan, qui a pris l'argent et s'est enfui.
L'assassinat fortement médiatisé d'Oussama Ben Laden au Pakistan en mai 2011 par les Navy Seals, des commandos américains, n'a pas non plus changé le cours de la guerre en Afghanistan. Mais il a créé, au Pakistan, un tollé contre les États-Unis, qui y assassinent des gens, en toute impunité, depuis des années. Le tollé était aussi dirigé contre les marionnettes des États-Unis à la tête du gouvernement pakistanais.
La guerre que le gouvernement américain a déclenchée si allègrement, pour faire étalage de la puissance militaire américaine, a transformé l'Afghanistan en un bourbier sanglant. Elle a également gagné le Pakistan voisin.
Le prix
Cette guerre a eu des conséquences humaines terribles en Afghanistan. Les conditions mêmes qui ont fait de l'Afghanistan une cible attrayante pour l'armée américaine, le fait qu'il est l'un des pays les plus pauvres et les plus arriérés du monde et qu'il avait déjà subi deux décennies de guerre avant l'invasion américaine, contribuent à aggraver considérablement la catastrophe humaine engendrée par la guerre. L'armée américaine a dévasté ce qui n'avait pas été déjà détruit au cours des décennies de guerre précédentes.
L'ONU affirme qu'un peu moins de 13 000 Afghans ont été tués entre 2006 et 2011. Bien sûr, ce chiffre est faux, limité à ceux qui ont été effectivement comptés. Le nombre des victimes est inconnu. Dans un pays en guerre, presque sans aucune infrastructure, il n'y a eu aucune tentative de faire une estimation sérieuse.
La guerre a entraîné un bouleversement immense. Environ un cinquième de la population est constitué de réfugiés qui vivent aujourd'hui en Iran ou au Pakistan, et dont plus de la moitié sont considérés comme « illégaux », ce qui rend leur existence encore plus précaire. De nombreux Afghans ont choisi de ne pas rentrer, même dans les zones de leur pays d'origine où les combats ont cessé, à cause de l'ampleur des destructions et de l'absence de services. Le gouvernement afghan admet qu'il n'est pas en mesure de réintégrer de nombreux réfugiés de retour. À cela s'ajoute le demi-million de réfugiés de l'intérieur, ceux qui ont perdu leur maison ou leur terre et n'ont aucun endroit où aller. Selon l'ONU, « Il n'y a ni cadre juridique ni mécanismes appropriés pour répondre à leur besoin de protection et d'assistance. »
L'Afghanistan est aujourd'hui l'un des pays les plus pauvres de la planète. Il se situe parmi les nations les plus désespérées et démunies comme le Burkina Faso et la Somalie, chaque fois qu'une organisation internationale se soucie de statistique. Il n'y a pratiquement pas d'emplois, sauf ceux proposés par les autorités d'occupation ou les seigneurs de guerre. Et une grande partie de la population souffre de la faim. Environ 45 % de la population est désormais incapable d'acheter suffisamment de nourriture pour garantir un niveau de santé minimum, selon la Brookings Institution.
Et bien que le gouvernement américain affirme qu'il a dépensé 90 milliards de dollars pour la « reconstruction » depuis 2001, les infrastructures en Afghanistan demeurent pratiquement inexistantes. Le taux d'accès des Afghans à l'électricité est parmi les plus bas au monde, selon la Banque mondiale. Seuls 13 % des Afghans ont accès à l'eau potable, et seuls 12 % ont accès à des conditions sanitaires adéquates. Est-il surprenant que l'espérance de vie en Afghanistan ne soit que de 44 ans, au moins vingt ans de moins que dans les pays voisins, et parmi les plus basses au monde ?
L'invasion américaine de 2001 s'est accompagnée d'une propagande incessante, à la fois des Démocrates et des Républicains, condamnant les talibans pour leur traitement des femmes. Mais le gouvernement que les Américains ont mis en place a mené la même politique. Selon l'organisation Human Rights Watch, plus de la moitié des femmes afghanes en prison aujourd'hui sont là pour « crimes moraux », pour avoir fui des mariages forcés imminents, fui des agresseurs et eu des relations sexuelles avant le mariage. Oxfam indique que 87 % des femmes afghanes ont subi des violences conjugales, sous la forme de mariage forcé ou de violence physique, sexuelle ou psychologique. Et les exécutions publiques de femmes continuent, comme le montre une vidéo récente d'une femme exécutée pour adultère. L'exécution n'a pas eu lieu dans une zone écartée sous contrôle des talibans, mais à Parwan, à moins de deux heures de route de Kaboul.
Il y a également eu un coût énorme du côté américain, même s'il est bien sûr, minuscule en comparaison des pertes afghanes. Environ 2 000 soldats américains ont été tués pendant la guerre, un nombre relativement faible compte tenu de la durée de la guerre. Toutefois, le nombre de suicides parmi les soldats est plus élevé que le nombre de tués au combat, et il est en pleine progression. Actuellement, le ministère des Anciens combattants dit que 18 d'entre eux se suicident chaque jour, soit un suicide toutes les 80 minutes.
Cela représente le bilan invisible d'une guerre dans laquelle les soldats se retrouvent dans des situations impossibles, où ils côtoient en permanence la mort et la violence, où beaucoup sont témoins ou participent à des atrocités, conséquences inévitables de la guerre. Et ce qui est pire, ces soldats servent au combat plus longtemps que presque tous les soldats américains dans le passé. Les cycles de combat ont été si longs et si fréquents que, selon les registres de l'armée, des dizaines de milliers de soldats ont maintenant fait au total trois à quatre ans de guerre en Irak ou en Afghanistan.
« Ce qui est exceptionnel... ce sont les déploiements répétés », dit l'historien de la guerre de Sécession, James McPherson. Il dit que la période de service pendant la guerre de Sécession durait en moyenne deux ans et demi, et qu'un petit nombre servait pour une durée indéterminée. « Les [déploiements actuels en Irak et en Afghanistan] peuvent peser un poids plus lourd sur le plan physique et psychologique qu'un déploiement unique, même si ce dernier est plus long », dit McPherson.
Les cicatrices invisibles et les blessures peuvent parfois transformer ces ex-soldats et faire d'eux des monstres terribles ou des bombes à retardement. C'est pourquoi les violences domestiques contre les conjoints et les enfants sont en hausse. Sont également en hausse les taux de maladie psychique et d'abus de médicaments sur ordonnance. Vu le nombre de soldats blessés, les analgésiques sont maintenant la drogue la plus consommée dans l'armée. Les peuples des deux pays ont payé le prix de cette guerre, ses destructions, son chaos et son inhumanité. Ils continueront à payer ce prix pendant une longue période après la fin de cette guerre, et elle est loin d'être terminée.
29 juillet 2012