Les éditions de La Découverte ont publié en août 2009 un livre de Michel Dreyfus qui accuse Lutte Ouvrière de "complaisance" "à l'égard du négationnisme" - c'est-à-dire de la négation du massacre de plusieurs millions de Juifs par les nazis au cours de la Seconde Guerre mondiale - idéologie dont un certain Robert Faurisson s'est fait le champion, et l'éditeur de La Vieille Taupe, Pierre Guillaume, le propagandiste.
Ce n'est pas la première fois que de telles accusations sont proférées. Le 19 avril 2002, le journal Le Monde, sous la plume de Caroline Monnot, rendant compte à sa manière d'un meeting d'Arlette Laguiller, candidate à l'élection présidentielle, avait écrit : "À la sortie, les troupes sont "blindées ". Et ne voient rien d'autre. Pas même la présence, dehors, de Pierre Guillaume, négationniste notoire, qui peut très tranquillement distribuer pendant de longues minutes son dernier tirage de La Vieille Taupe, sans que quiconque ne lui demande de s'éloigner." On peut se demander ce que Le Monde aurait écrit si le service d'ordre de Lutte Ouvrière, à supposer qu'il ait reconnu ledit Pierre Guillaume (qu'il connaissait certainement moins bien que Caroline Monnot), était intervenu dans la rue pour régenter qui avait ou n'avait pas le droit d'y distribuer des tracts ! Suivait, dans cet article du Monde, une "analyse politique" qui vaut son pesant de cacahuètes : "Non que LO entretienne une quelconque sympathie pour ces thèses (négationnistes) mais cette organisation a toujours considéré que le combat antifasciste n'était pas le sien, ou plutôt qu'il était secondaire, car il détournait les militants de leur objectif principal, la formation d'un grand parti des travailleurs, dont la constitution réglerait à elle seule le problème."
Mais il s'agissait là de propos de journaliste, auxquels on n'est pas obligé d'accorder plus d'importance qu'ils n'en méritent.
L'ouvrage de Michel Dreyfus, intitulé L'antisémitisme à gauche - Histoire d'un paradoxe de 1830 à nos jours, a une autre dimension. L'auteur est un historien professionnel, directeur de recherche au CNRS. Il consacre plus de 280 pages à son sujet, assorties de 37 pages de notes. Mais en fait il s'agit bien plus d'une collection de citations sur le sujet, dont un certain nombre n'ont jamais été rendues publiques, d'après l'auteur lui-même, et ne sont donc que de simples on-dit, simplement présentées, par prudence, au conditionnel. Tout le contraire de ce que l'on est en droit d'attendre d'un historien professionnel.
Le but de cette mise au point n'est cependant pas de faire une critique exhaustive du livre de Michel Dreyfus, mais plus modestement de rectifier les contre-vérités qu'il contient en ce qui concerne Lutte Ouvrière, sur le plan des faits comme sur celui des idées.
C'est ainsi que Michel Dreyfus écrit : "Les thèses de Faurisson auraient été exposées à la fête de Lutte Ouvrière en 1981." «Auraient"! "Ce qui y aurait suscité la protestation de plusieurs organisations présentes à cette manifestation." "Aurait", encore une fois. Mais que signifie "exposées" ? Exposées oralement par un quidam au détour d'une allée, ce qui n'engagerait en rien Lutte Ouvrière ? Ou exposées officiellement dans le cadre des activités de la fête ? Ce flou dans la formulation ne peut pas être innocent de la part de quelqu'un dont le métier est d'écrire.
Et plutôt que de rapporter au conditionnel ce genre de propos, pourquoi diable Michel Dreyfus ne s'est-il pas donné la peine d'interroger à ce propos Lutte Ouvrière, dont l'adresse est publique ?
Et qui aurait bien pu "exposer" les thèses de Faurisson à la fête de Lutte Ouvrière de 1981 ? Dans le programme de la fête, publié dans le numéro de notre hebdomadaire qui l'a précédée, on trouve la liste des 68 stands qui avaient été attribués à des organisations politiques invitées, et bien sûr La Vieille Taupe ne figure pas parmi elles. Ces organisations avaient la possibilité d'exprimer leurs positions auprès de notre public. Avec la plupart nous avions des divergences politiques, quelquefois très importantes. Mais si toutes avaient la possibilité de vendre leur presse et les ouvrages qu'elles éditaient elles-mêmes, elles s'engageaient - cela est toujours la règle pour les groupes auxquels nous fournissons un emplacement et un stand gratuitement - à ne rien vendre d'autre, en particulier aucun livre. Si un livre négationniste avait été vendu lors de cette fête - à supposer qu'il y en ait eu un - ce ne pouvait être qu'en contrebande, contre notre volonté.
Mais Michel Dreyfus poursuit : "LO fait preuve d'une certaine constance en ce domaine, puisqu'une décennie plus tard un auto-collant au sigle de La Vieille Taupe est à nouveau affiché lors de deux fêtes annuelles successives ; il l'est d'ailleurs aussi à la fête du Front National." On admirera le maniement subtil de l'amalgame entre Lutte Ouvrière et le Front National ! À propos d'un week-end qui voit des dizaines de milliers de personnes circuler dans les allées de la fête, personne ne peut évidemment jurer qu'une main malveillante n'ait pas pu coller un autocollant quelconque sur un tronc d'arbre ou dans les lieux d'aisance. On peut au moins espérer que la personne dont Michel Dreyfus tient cette information sensationnelle, concernant "deux fêtes annuelles successives" (c'est une habituée ?) aura eu à cœur d'arracher ces autocollants, pour ne pas se rendre complice de cet affichage !
"L'histoire mal connue de LO ne permet pas de savoir si cette relation ambiguë s'est poursuivie durant cette période", poursuit Michel Dreyfus, en professionnel de l'insinuation. Mais il a trouvé une explication politique, dans les origines de LO pendant la Deuxième Guerre mondiale, à ce qu'il appelle son "indifférence" par rapport au négationnisme. C'est d'un ridicule achevé : à l'origine du Groupe communiste qui devait s'appeler plus tard Union communiste, il y avait deux militants juifs roumains, une Juive polonaise, puis plus tard un Juif allemand, qui vivaient tous dans la clandestinité en zone occupée. Comment peut-on penser que ces militants étaient indifférents à la persécution des Juifs par les nazis ?
Mais, poursuit Michel Dreyfus, "à la différence des autres courants du trotskysme français, le Groupe communiste (...) n'a aucun acte de résistance à l'occupant à présenter durant la Seconde Guerre mondiale." Parce que, pour ce monsieur, travailler dans ces conditions à former des militants révolutionnaires, ce n'était pas résister. Il est vrai que le Groupe communiste ne s'est jamais réclamé de l'idéologie de la "Résistance", qui consistait à s'intégrer dans un ensemble dirigé par des hommes politiques de la bourgeoisie, en particulier par le général réactionnaire qu'était De Gaulle. Mais de cela nous sommes fiers, parce que, pour des révolutionnaires communistes, le premier devoir est de lutter pour l'indépendance politique de la classe ouvrière.
"On retrouve ici, poursuit Michel Dreyfus, le rejet de l'antifascisme commun aux anarchistes, aux bordiguistes et aux pacifistes." Nous laisserons le soin aux anarchistes et aux pacifistes de préciser, s'ils je jugent bon, ce qu'ils pensent de cette affirmation. Mais la mise en cause des bordiguistes - dont nous sommes bien loin de partager les opinions - appelle quelques remarques.
Dans l'article du Monde cité plus haut, Caroline Monnot écrivait : "Il y a quelques années, à la fête de Lutte Ouvrière, cette attitude passive (devant le négationnisme) avait déjà provoqué un incident. À la vue d'une brochure intitulée Auschwitz ou le grand alibi sur le stand d'un groupuscule italien, plusieurs militants d'Alternative libertaire, de la LCR et de Ras l'Front étaient allés protester auprès des organisateurs en exigeant de ces derniers qu'ils interviennent immédiatement. Ils s'étaient fait éconduire."
" Et pour cause, car cet incident prouvait seulement que la culture politique des militants en question était, comme celle de Caroline Monnot, proche de zéro.
Auschwitz ou le grand alibi a été publié en 1960 (à une époque où le négationnisme n'était pas encore inventé), par le courant bordiguiste, et souvent attribué à Amedeo Bordiga lui-même, l'un des fondateurs du Parti communiste italien, qui en fut exclu en 1926. Cette brochure n'y conteste nullement l'existence du génocide ayant visé les Juifs (ce que, contrairement à ce que laisse entendre Caroline Monnot, Michel Dreyfus ne nie pas). Ce texte donne de ce génocide une explication qui est bien dans la manière caricaturale, apolitique, purement économiste du courant bordiguiste d'interpréter les événements, et en l'occurrence l'assassinat de millions de Juifs. D'après son auteur, ce serait parce que la bourgeoisie n'avait plus besoin de cette couche sociale qui avait joué un rôle économique indispensable dans la société précapitaliste que l'impérialisme aurait décidé de la faire disparaître.
Pourtant, l'élimination des Juifs (et des Tziganes) n'était nullement nécessaire, ni même utile à l'impérialisme. Mais ayant décidé, dans le contexte de la crise mondiale de 1929, de remettre en cause le traité de Versailles qui l'étranglait, l'impérialisme allemand avait besoin, avant de se lancer dans l-a guerre, de briser la classe ouvrière et ses organisations. Et pour cela il a ouvert les portes du pouvoir au parti nazi, qui comptait dans ses rangs la fange de la société allemande, dans ses sphères dirigeantes nombre de tarés et de pervers, d'obsédés de l'antisémitisme.
Mais, quelles que soient les divergences qui nous séparent de l'analyse du courant bordiguiste, quoi que nous pensions du titre de cette brochure, qui n'évoque que la période où elle a été écrite, et pas le drame des années de guerre, et qui est de ce point de vue contestable parce qu'inutilement provocant, elle n'en décrit pas moins une certaine réalité : le génocide servant d'alibi aux dirigeants israéliens pour justifier une politique qui nie tous les droits nationaux du peuple palestinien, et aux dirigeants des différentes puissances impérialistes solidaires de cette politique d'Israël, parce qu'ils en ont fait le gendarme du monde arabe.
Encore une fois, Michel Dreyfus n'accuse pas Bordiga de négationnisme. Mais il affirme que ce texte "va devenir une des références du négationnisme", et écrit, à son propos, que "dix ans plus tard (...) sa rencontre avec la pensée de Rassinier (un précurseur du négationnisme, mort en 1967) lui attribue une portée différente." Nous voilà de nouveau devant un bel amalgame : ce n'est pas Rassinier qui a rencontré le texte des bordiguistes (dont on ne voit pas trop ce qu'il aurait pu en faire, car il ne va pas du tout dans le sens de la remise en cause de l'étendue du génocide), ce serait le texte de ces derniers qui aurait "rencontré" la pensée de Rassinier et qui du coup a revêtu "une portée différente".
Dans les quelques lignes consacrées à la prétendue complaisance de Lutte Ouvrière face au négationnisme, Michel Dreyfus met en cause "le rejet de l'antifascisme commun aux anarchistes, aux bordiguistes et aux pacifistes". Mais là aussi il confond, volontairement ou pas, l'attitude par rapport au fascisme et l'idéologie qui s'abrite derrière le mot "antifascisme".
Les militants bordiguistes qui continuèrent la lutte sous la dictature de Mussolini, les militants anarchistes de la CNT espagnole qui, en 1936, furent à la pointe du combat contre le soulèvement franquiste étaient-ils coupables d'indifférence vis-à-vis du fascisme ?
Mais ce que Michel Dreyfus, comme tous les réformistes, appelle "antifascisme", ce n'est pas le fait de lutter contre le fascisme, c'est la politique qui consiste à dissocier la lutte contre le fascisme et la lutte contre le capitalisme, à oublier cette dernière au nom de l'unité avec tous ceux qui prétendent être opposés au fascisme... même si ce n'est qu'en paroles.
Dans la période de montée du péril hitlérien, personne n'a défendu plus énergiquement que Trotsky la nécessité d'un front unique des organisations ouvrières contre les nazis, mais pour Trotsky ce front unique ne consistait pas à renoncer à la perspective de la révolution prolétarienne, comme seule solution à la crise de la société.
Dans la période actuelle, les problèmes se posent - du moins pour l'instant - de manière infiniment moins aiguë. Mais "l'antifascisme" qui consistait en 2002 à appeler à voter au deuxième tour de l'élection présidentielle pour Chirac (et derrière lui Sarkozy), sous prétexte d'empêcher l'élection d'un Le Pen qui n'avait de toute manière aucune chance de l'emporter, était au mieux une ânerie, quand ce n'était pas une trahison.
Michel Dreyfus ne partage pas ce point de vue. Ses sympathies vont à la social-démocratie et au sionisme. C'est son droit. Mais puisqu'il se présente en historien, la moindre des choses serait qu'il manifeste un minimum de respect pour les faits et qu'il ne caricature pas outrageusement les idées de ceux qu'il considère comme des adversaires politiques.
24 septembre 2010