La vague d'émeutes, qui pendant quatre jours a gagné un grand nombre de villes anglaises au mois d'août, a révélé la profondeur d'une crise sociale rampante dont les racines ne datent pas d'hier. Mais celle-ci a été considérablement aggravée par l'offensive que mène le patronat britannique contre la population laborieuse depuis le début de la crise économique, à la fin 2007, et par les mesures d'austérité prises tant par les Travaillistes hier, que par la coalition des Conservateurs et des Libéraux-Démocrates aujourd'hui.
Nul ne peut dire le nombre de ceux qui ont pris part à cette vague d'émeutes. Pour la seule agglomération de Londres, ils ont été des dizaines de milliers à coup sûr, mais personne ne s'est aventuré à proposer une estimation pour l'ensemble du pays, et les autorités moins que tout autre. Ces quatre jours auront laissé cinq morts et de très nombreux blessés, dont on ne connaîtra jamais le nombre, par crainte de représailles. Car non seulement deux mille « suspects » ont été arrêtés durant les émeutes et incarcérés sur-le-champ en attente d'un jugement, mais à l'heure où nous écrivons, presque trois mois après les événements, la chasse aux émeutiers se poursuit.
À lui seul, le fait que la carte des émeutes ait coïncidé presque exactement avec celle des villes et banlieues anglaises les plus touchées par le chômage ne pouvait laisser aucun doute quant à la nature sociale des facteurs qui les avaient provoquées. Mais rien n'y fit. La grande majorité des politiciens et des commentateurs s'accrochèrent obstinément à la version officielle selon laquelle il ne s'agissait que de « troubles de l'ordre public » sans aucun lien avec la condition sociale de leurs participants.
Par la suite les ministres « affinèrent » cette version officielle, en tentant de faire porter le chapeau aux gangs et aux jeunes délinquants récidivistes, produits d'un système carcéral prétendument trop laxiste qui, selon le mot du ministre de la Justice Kenneth Clarke, ne ferait que fabriquer des « animaux sauvages ». Quant au Premier ministre David Cameron, il s'en prit à la « maladie » d'une société ayant perdu toute notion de responsabilité individuelle ou parentale.
Toutes ces dénégations et tentatives pour masquer l'évidence n'avaient d'autre but que de permettre au gouvernement de continuer à claironner que, malgré tout, sa politique d'austérité « marchait ». Mais les faits sont plus têtus que les prétextes des politiciens. Manifestement ces émeutes étaient l'expression d'une crise sociale qui couvait et qu'une étincelle avait suffi à faire remonter à la surface.
La police met le feu aux poudres
Cette étincelle, ce fut la mort de Mark Duggan, un jeune Antillais de 29 ans, père de trois enfants, qui fut abattu par la police, le 4 août, dans la banlieue de Tottenham, au nord de Londres.
La commission d'enquête nommée par la suite pour faire la lumière sur les faits rapporta ce qui s'était passé de la façon suivante : « À 18h15 des policiers de l'Opération Trident [opération contre le trafic d'armes], du SCD 11 [brigade de répression des stupéfiants] et de CO19 [unité d'élite armée] arrêtèrent un taxi (...) pour procéder à une arrestation. M. Duggan était un passager du véhicule (...). Les hommes du CO19 firent feu à deux reprises. Mark Duggan fut déclaré mort à 18h41. Un pistolet qui n'appartenait pas à la police fut retrouvé sur place. L'autopsie révéla que M. Duggan avait été tué par une seule balle à la poitrine. »
Tout fut fait, y compris dans les médias, pour dédouaner la police. On prétendit que Duggan était armé (le « pistolet qui n'appartenait pas à la police » trouvé sur place), voire qu'il y avait eu échange de coups de feu. Mais en fin de compte, tout cela se révéla n'être qu'un tissu de mensonges.
Le samedi suivant l'assassinat de Mark Duggan, sa famille et ses amis de la cité de Broadwater Farm où il vivait se retrouvèrent en délégation au poste de police de Tottenham, pour réclamer des comptes sur sa mort - car non seulement la police n'avait pas pris la peine de fournir des explications à la famille de Duggan, mais elle ne l'avait même pas avertie qu'il avait été abattu !
Avec un mépris teinté de racisme très caractéristique de la police des banlieues londoniennes, les responsables de la police locale refusèrent de voir la famille. Puis, comme la délégation restait, ils envoyèrent leurs hommes pour la disperser. Tout cela commençait à ressembler de plus en plus au point de départ d'une autre émeute qui, en 1985, était partie de la même cité de Broadwater Farm, suite au meurtre par des policiers d'une mère de famille jamaïcaine.
Lorsque les policiers s'en prirent brutalement à une jeune femme, la foule qui s'était amassée autour de la délégation se mit à protester. Bientôt les clameurs se changèrent en fureur tandis que la population du quartier accourait pour prêter main-forte aux protestataires. En un rien de temps la scène se transforma en bataille rangée, qui gagna toute la grand-rue commerçante de Tottenham et au-delà. Des barricades s'érigèrent, des projectiles incendiaires improvisés apparurent et un bus à impériale ainsi que plusieurs édifices commerciaux furent incendiés sans que les pompiers, sans parler de la police, puissent y faire quoi que ce soit.
De toute évidence, toute une partie de la population locale - et pas seulement les jeunes qui sont les cibles privilégiées des tracasseries policières - profita de l'occasion pour exprimer son ressentiment envers l'attitude de la police. Tottenham et ses grandes cités ouvrières, telles que Broadwater Farm, ont certes été l'objet de quelques mesures de rénovation après les émeutes de 1985. Mais depuis, il y a eu la hausse du chômage, la dégradation des locaux et, pour finir, les mesures d'austérité successives qui ont entraîné la fermeture de pratiquement toutes les infrastructures collectives. Tout cela a sans doute permis aux gangs de se développer, mais cela a surtout privé la population locale de tout espoir d'améliorer son sort et la jeunesse de toute perspective d'avenir.
À partir de Tottenham, les émeutes gagnèrent immédiatement d'autres banlieues ouvrières du nord de Londres, comme Wood Green et Enfield, où un important entrepôt de matériel électronique fut complètement détruit par le feu. Dès le dimanche soir, toutes les banlieues ouvrières pauvres de Londres avaient été touchées.
Il s'en fallut de peu que les émeutes s'étendent aux quartiers commerçants chics du centre de Londres. Mais lorsque des émeutiers des banlieues s'en prirent aux vitrines dans l'un de ces quartiers, sur Oxford Street, cette fois la police londonienne jeta toutes ses forces dans la balance. Alors que partout ailleurs la police était visiblement débordée par les émeutiers, les quartiers riches de Londres furent littéralement inondés d'uniformes et leurs précieuses boutiques furent préservées.
Le « shopping » des pauvres
Dans le reste du pays, Bristol à l'ouest ainsi que toutes les villes ouvrières du centre et du nord-ouest de l'Angleterre furent touchées, c'est-à-dire, là aussi, celles où le chômage est le plus élevé et le plus enraciné.
Puis, après la soirée du mardi, où l'on vit de nouvelles villes touchées par des émeutes, la tension retomba partout aussi brutalement qu'elle était apparue. Il est vrai que la police avait fini par réussir à mobiliser des renforts importants et à les concentrer là où ils pouvaient avoir une présence suffisante pour dissuader des émeutiers totalement inorganisés de se regrouper.
Mais le quadrillage policier n'expliquait qu'en partie la retombée brutale de la vague. Elle tenait surtout au fait que les émeutiers avaient exprimé leur frustration autant qu'ils le pouvaient et ils avaient atteint les limites de ce qu'ils concevaient comme moyens de le faire.
Les dégâts causés par les émeutes étaient spectaculaires dans toutes les rues et centres commerciaux des villes touchées. Des boutiques avaient été incendiées, d'autres mises à sac - mais de façon sélective, seulement celles qui vendaient des objets que les pauvres, jeunes et moins jeunes, n'ont aucune chance de pouvoir se payer. Ce ne fut pas par hasard si les boutiques les plus pillées par les émeutiers furent celles qui vendaient des articles de mode coûteux, des téléphones mobile de type i-phones ou encore des articles de sport. Dans le même ordre d'idée, une vidéo rendue publique plus tard par la police donne une idée du type de marchandises volées saisies chez des émeutiers dans la région de Manchester. Ces marchandises incluaient, selon la vidéo : « 40 paires de jeans de marque pour un total de 8 000 euros [200 euros la paire !], des écrans plasma, (..) et des centaines de bouteilles de vodka et de champagne. »
D'autres types de magasins furent incendiés ou mis à sac, sans être nécessairement pillés. Ce fut en particulier le cas, de façon systématique, des grands magasins d'ameublement et d'équipement ménager spécialisés dans les prêts usuraires, sans lesquels les familles pauvres ne pourraient pas s'équiper, mais qui les prennent si souvent à la gorge qu'elles leur réservent une haine toute particulière. De très nombreuses banques furent également attaquées et couvertes de graffitis, de même que des agences pour l'emploi, sans doute pour les mêmes raisons qui faisaient dire à un chômeur émeutier : « Ils appellent ça des agences pour l'emploi, mais quand vous y allez, ils n'en ont jamais ! »
La guerre du pouvoir contre les pauvres
La tentative du gouvernement de réduire les émeutes à un phénomène de « criminalité endémique » ayant tourné court, Cameron rappela ses députés, alors en congé d'été, pour une session extraordinaire. À cette occasion on apprit qu'il avait réactivé le COBRA, un comité doté d'installations ultra-sécurisées dont la fonction est de servir de poste de commandement en cas de situation d'urgence, telle qu'une menace de guerre civile ! Et de fait c'était bien une sorte de guerre que le gouvernement s'apprêtait à déclarer contre les émeutiers et, plus généralement, contre la jeunesse pauvre.
Le 11 août, le jeudi suivant la fin des émeutes, Cameron ouvrit les hostilités en annonçant : « La riposte a commencé. La police a reçu l'autorisation d'utiliser des balles en caoutchouc et, bien que cela ne soit pas encore nécessaire, nous avons mis en place les moyens de recourir à des canons à eau sous 24 heures. » Insistant sur le fait qu'il ne laisserait pas s'installer dans les rues une culture de la peur, il ajouta : « Il est clair qu'il y a des choses qui ne vont vraiment pas dans notre société. »
Bien sûr, il n'était pas question pour Cameron d'assumer la moindre responsabilité dans les problèmes sociaux auxquels il faisait allusion. Selon lui, seule la responsabilité des parents était en cause. Certains de ses collègues allèrent même jusqu'à accuser la Convention européenne des droits de l'homme - l'une des bêtes noires de la droite conservatrice - prétendant qu'elle permettait aux enfants d'éviter les gifles et de défier l'autorité de leurs parents en les menaçant de les traîner devant les tribunaux !
De leur côté, certains ministres de Cameron lancèrent l'idée de priver de toute allocation sociale les familles des émeutiers frappés d'une condamnation. Depuis, cette idée est devenue l'un des axes de campagne de la droite du Parti conservateur et le thème d'une e-pétition sur Internet qui a reçu plus de 130 000 signatures à ce jour. À défaut d'avoir anticipé, et a fortiori d'avoir prévenu les émeutes, le gouvernement entendait se rattraper auprès de son électorat réactionnaire - pour qui la pauvreté est un crime dont les pauvres sont seuls responsables et pour lequel il est bien normal qu'ils soient punis !
À cette occasion, certains dans les rangs de la majorité parlèrent bien des réductions budgétaires comme d'un problème - non pas à propos des dépenses sociales ou d'éducation, mais uniquement à propos de celles de police. Ce fut d'ailleurs également l'unique contribution du leader travailliste Ed Milliband à ces discussions publiques.
Après la fin des émeutes vint une véritable chasse à l'homme dans les quartiers pauvres. Des commandos armés de la police allèrent enfoncer les portes d'appartements à coups de bélier, sous prétexte de perquisition, arrêtant des jeunes sous la menace de pistolets automatiques, le tout sous le bruit assourdissant des hélicoptères stationnaires vrombissant au-dessus des toits. On se serait cru dans les ghettos ouvriers catholiques d'Irlande du Nord, au plus fort de la répression britannique contre les nationalistes de l'IRA. Oui, c'était bien une guerre que menait le gouvernement, une guerre contre les pauvres, ou en tout cas qui visait à les terroriser.
Depuis, cette chasse à l'homme s'est poursuivie. Suivant un procédé éprouvé, la police a visé systématiquement les jeunes qu'elle avait déjà dans ses fichiers. Outre le fait qu'il est facile de se retrouver dans les dossiers de la police sans nécessairement avoir fait grand-chose, le recours à ce vieux procédé explique sans doute pourquoi 75 % de ceux qui ont été l'objet d'une condamnation liée aux émeutes aient eu un dossier antérieur à la police. Mais en plus, un recours intensif a été fait aux images des innombrables caméras qui enregistrent 24 heures sur 24 la vie de toute la population dans les rues des grandes villes. On a ainsi vu apparaître des appels à dénonciation accompagnant des galeries de photos d'émeutiers non identifiés - aussi bien dans la presse jusqu'à la télévision, sur Internet et même sur des grands panneaux publicitaires apportés par la police sur les marchés populaires.
À ce jour la police a arrêté plus de 4 000 « suspects » dont environ 70 % dans l'agglomération de Londres. Parmi eux, un grand nombre ont été arrêtés non pas parce qu'ils participaient aux émeutes, mais parce qu'ils ont cru pouvoir profiter d'une occasion de se servir gratuitementl (y compris ceux qui se sont rendus à la police après coup en restituant les objets qu'ils avaient pris !), voire parce que, simplement, ils se sont trouvés au mauvais endroit, au mauvais moment.
Après la police, la justice a pris le relais. Et là, le comportement de l'appareil judiciaire a pris si ostensiblement la forme d'une vengeance - celle, pour l'exemple, des tenants de la propriété privée contre des pauvres qui ont osé la « violer » - qu'il est impossible de s'y méprendre. Le message que la justice entendait ainsi faire passer était de toute évidence qu'elle ne tolérerait pas que les pauvres expriment leur colère en s'appropriant des choses qu'ils n'ont pas les moyens de se payer, et encore moins qu'ils le fassent de façon collective.
Le ministère de la Justice fit donc en sorte que les juges « indépendants » prononcent des sentences anormalement lourdes contre les émeutiers. En guise de justification, Andrew Gilbart, le premier juge à prononcer une telle sentence, indiqua dans ses attendus que les actes liés aux émeutes « sortent du cadre normal de la criminalité » et nécessitent donc un doublement des peines prononcées normalement pour des actes de même nature !
Un bilan intérimaire des peines infligées, publiées le 15 septembre par le ministère de la Justice et portant sur 1 715 condamnations prononcées à cette date, indiquait qu'un quart du total des condamnés avait moins de 17 ans et les trois quarts avaient moins de 24 ans. En majorité les émeutiers étaient donc bien des jeunes et, qui plus est, des pauvres puisque, parmi eux, la proportion de ceux bénéficiant de divers types d'allocations sociales était, en moyenne, plus de trois fois plus élevée que la moyenne nationale.
Mais c'est surtout ce que dit ce bilan sur la façon dont les condamnés furent traités qui est frappant. Parmi eux, 66 % se virent refuser la libération sous caution en attendant la date de leur jugement, alors que c'est seulement le cas pour 15 % des prévenus en temps normal. Parmi les condamnations prononcées, 46 % ont été à des peines de prison ferme, alors qu'en 2010, pour des délits similaires, seulement 10 % auraient fait l'objet d'une inculpation, et parmi ceux-là seuls 12,3 % auraient écopé de prison ferme. Autrement dit, un émeutier avait 38 fois plus de chances d'avoir de la prison ferme que s'il avait commis le même délit tout seul, hors de toute émeute !
C'est ainsi qu'un jeune a été condamné à six mois ferme pour avoir pris un pack d'eau minérale coûtant quatre euros dans un supermarché Lidl. Une jeune femme prit cinq mois pour avoir été trouvée en possession de pantalons volés durant les émeutes dont on lui avait cadeau - peine qui, il est vrai, fut quand même annulée par la suite. Un jeune de 18 ans de Manchester qui « était entré dans des boutiques pillées, avait examiné des trainers sans les emporter et bu du champagne volé » prit 28 mois ferme dans une institution juvénile. Un autre prévenu de Manchester qui avait pris des beignets dans une boutique pillée fut condamné à 16 mois ferme. Trois jeunes de 22 ans de Croydon, qui n'avaient jamais eu de démêlés avec la justice, furent condamnés à six mois chacun pour « avoir essayé d'entrer dans une boutique pillée avec l'intention de voler ». Un autre jeune qui était entré dans un supermarché pour se servir en cigarettes, mais n'en avait pas eu le temps, fut condamné à deux ans ferme...
À ce stade, comme le suggéraient les attendus du juge Gilbart cités plus haut, les peines prononcées ont été en moyenne de onze mois, soit au moins le double des peines « normales » prononcées dans des cas similaires. À ceci près que de nombreuses peines de prison ferme ont été prononcées pour des délits qui, normalement, n'entraînent pas plus qu'un simple avertissement de la part de la police.
Il est possible que certaines de ces sentences soient réduites ou même purement et simplement annulées en appel. Mais rien n'est moins sûr, à en juger par les premiers jugements d'appel qui viennent de tomber. Ainsi deux jeunes qui avaient été condamnés chacun à quatre ans de prison ferme pour « incitation à l'émeute », après avoir donné un rendez-vous sur Facebook devant le MacDo de la ville de Norwich pour « faire un peu de casse dans Norwich » (rendez-vous auquel personne n'était venu d'ailleurs, pas même les deux intéressés), ont vu leurs peines confirmées en appel.
De toute façon, les plus hautes instances judiciaires du pays ont pris leurs précautions pour que rien ne vienne inverser la tendance désirée. C'est ainsi que la Cour d'appel a émis un arrêt faisant automatiquement jurisprudence qui, selon le président de cette cour, vise à indiquer « pourquoi, compte tenu de la nature répugnante des événements qui se déroulaient alors dans l'ensemble du pays [les émeutes], les peines prononcées doivent être nettement plus dures ».
Autrement dit, c'est bien avant tout le contexte plus que les actes eux-mêmes qui est jugé : il s'agit de réserver à ces actes collectifs des peines exemplaires.
Un rappel du passe
Les émeutes de cet été ne peuvent que rappeler celles des années 1981-85, une période marquée par une profonde récession qui avait entraîné l'appauvrissement de toute une partie de la classe ouvrière, et plus particulièrement de sa fraction déjà la plus pauvre, principalement constituée d'immigrés.
La plupart des émeutes qui marquèrent ces années furent déclenchées par des facteurs similaires à celles de cet été - la brutalité et le racisme d'une police qui avait été dotée par le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher de pouvoirs quasi illimités.
En avril 1981 à Brixton, une arrestation de trop, dans le cadre d'une opération de quadrillage de cette banlieue du sud de Londres à majorité antillaise, avait suffi à mettre le feu aux poudres, entraînant trois jours d'émeutes qui avaient fait des centaines de blessés. Trois mois plus tard, de nouvelles émeutes avaient éclaté à Birmingham, se répandant cette fois comme une traînée de poudre, et touchant une vingtaine de grandes villes pendant plus d'une semaine. Mais cette fois, dans plusieurs villes, les émeutiers n'étaient plus seulement noirs, soulignant que le racisme de la police n'était que l'un des facteurs dans une crise sociale montante.
Les années suivantes furent marquées par des émeutes récurrentes dans les mêmes villes, jusqu'à ce qu'en octobre 1985 ce soit au tour de Tottenham de s'embraser. Déjà à l'époque, c'est la mort d'une mère de famille antillaise pendant que la police perquisitionnait son domicile qui avait fait déborder le vase. Mais le fait qui avait le plus marqué dans cette émeute avait été la mort d'un policier, tué dans les affrontements.
Le gouvernement Thatcher qui, pendant cinq ans, s'était contenté de traiter ces émeutes comme liées à un problème de criminalité, avait finalement changé son fusil d'épaule. Il avait recruté, en général parmi les éléments religieux les plus réactionnaires, des « leaders communautaires » pour faire la police dans les quartiers les plus pauvres, avec l'aide de quelques financements publics pour des projets locaux. Des clubs de jeunes et des centres sportifs avaient vu le jour à cette occasion - les mêmes d'ailleurs qui ont fermé, ou fermeront bientôt, du fait des dernières mesures d'austérité. Mais tout cela n'avait pas changé grand-chose à la vie de la population de ces quartiers, ni du point de vue du racisme de la police, ni de celui de leurs conditions d'existence.
Aujourd'hui, la principale différence avec les années quatre-vingt dans ces quartiers pauvres tient au fait que le poids du racisme, bien que toujours aussi virulent, a cédé la première place au poids de la pauvreté. La hausse du chômage, la marginalisation de toute une partie de la population laborieuse et surtout l'impact de la crise ont effacé dans une large mesure les divisions liées aux différences de couleur de peau dans les quartiers pauvres. C'est ce qu'illustre, par exemple, le fait que parmi les émeutiers arrêtés au mois d'août 42 % sont classés par la police comme « blancs », alors que beaucoup, sinon la majorité, des quartiers pauvres touchés ont une population à majorité noire ou asiatique.
Une crise sociale qui s'aggrave
L'an dernier la Commission pour l'égalité et les droits de l'homme, organe « indépendant » créé dans le cadre de l'application à la Grande-Bretagne de la Convention européenne des droits de l'homme, a publié un rapport sur l'état des inégalités sociales après treize années de gouvernement travailliste. Ce rapport révéla, par exemple, qu'en 2010 l'écart entre les riches et les pauvres était devenu plus important qu'en 1970 et que la richesse moyenne de la tranche des 10 % les plus riches s'établissait désormais à cent fois celle de la tranche des 10 % les plus pauvres.
En fait, c'est avant la crise, sous les gouvernements travaillistes de Tony Blair et de Gordon Brown, que cet écart s'est accentué le plus rapidement. C'est dans cette période qu'on a vu disparaître des millions d'emplois à plein temps, tant dans le secteur privé où l'industrie fondait faute d'investissements productifs, que dans le secteur public où la pratique systématique de la sous-traitance réduisait effectifs et salaires à vue d'œil. Ces emplois ont été en grande partie « remplacés » dans les chiffres des statistiques officielles - mais par des temps partiels forcés (en général de moins de 16 heures par semaine, ce qui permet au patron de ne pas payer de cotisations sociales) et par une multitude de petits boulots « flexibles » garantissant au mieux une journée ou une demi-journée par semaine, voire sans garantie aucune. C'est aussi dans cette période que les premières grandes vagues de suppressions d'emplois publics ont eu lieu - un demi-million entre 1997 et 2007.
Avec la crise, évidemment, le fossé social qu'avaient creusé les travaillistes dans la période précédente s'est aggravé. Bien que ne prenant pas en compte les innombrables catégories de chômeurs cachés, le taux de chômage officiel atteint aujourd'hui son niveau le plus élevé depuis dix-sept ans (2,6 millions) - et cela alors que le gouvernement Cameron n'a encore réussi à supprimer que 100 000 des quelque 610 000 postes qu'il entend éliminer dans le secteur public d'ici à 2016.
Pour les jeunes, le chômage a explosé, atteignant un taux record de 21,3 % parmi les moins de 24 ans. Ceux qui ne sont pas contraints et forcés de travailler au noir, en dessous du salaire minimum, doivent se contenter d'un taux horaire s'échelonnant entre 4,20 et 7 euros de l'heure, suivant leur âge (pour un coût de la vie sensiblement plus élevé qu'en France). Même en faisant des heures supplémentaires à tour de bras, personne ne peut vivre à des taux aussi bas, en particulier dans les grandes villes, et a fortiori pour ceux qui sont à temps partiel.
Pire, ce que le gouvernement appelle « apprentissage » est en plein boom. L'avantage pour les employeurs est qu'ils en tirent une exemption complète de toutes charges sociales et le fait de n'avoir à payer leurs apprentis qu'au salaire minimum de 3 euros de l'heure. Alors les patrons se bousculent pour offrir de tels « apprentissages » en particulier dans des « métiers » tels que le nettoyage, la voirie, le lavage des bouteilles, etc., pour bénéficier d'une main-d'œuvre aussi bon marché.
Quant aux jeunes qui voudraient continuer leurs études, le gouvernement Cameron leur a répondu déjà l'an dernier en supprimant l'EMA, une allocation destinée à aider les 16 à 18 ans à poursuivre des études secondaires ou techniques, puis par la hausse astronomique (200 %) des frais universitaires. D'ailleurs, si les étudiants d'université n'étaient pas très nombreux dans les émeutes de cet été, celles-ci ont compté en revanche un très grand nombre de jeunes encore au lycée, ou qui venaient juste de le quitter, dont une partie avaient certainement participé aux manifestations contre la suppression de l'EMA en novembre-décembre derniers.
Tous les ingrédients d'une crise sociale touchant toutes les classes d'âge se trouvent donc réunis et cela depuis longtemps. Et les politiciens qui choisissent de criminaliser les émeutiers de cet été et de stigmatiser leurs familles ne peuvent que jeter de l'huile sur le feu de cette crise.
Il est évident que les émeutes ne peuvent rien changer, et cela d'autant moins que la classe ouvrière est encore désorientée, sinon abasourdie, par l'impact de l'offensive de la bourgeoisie. Mais ce qui pourrait changer les choses pour ces jeunes dont la colère bouillonne (et, bien sûr, pour toute la population laborieuse) ce serait la renaissance d'un mouvement ouvrier militant, dans lequel ils auraient un rôle vital à jouer.
Faute d'un tel exemple militant capable de les entraîner dans son sillage, plusieurs générations de jeunes n'ont su voir d'autre choix que celui entre une passivité teintée de cynisme et une violence aveugle qui peut même parfois les conduire à l'auto-destruction.
C'est au mouvement ouvrier qu'incombe la responsabilité d'offrir à ces jeunes la perspective d'un avenir que la société capitaliste est incapable de leur offrir. Mais seul un mouvement ouvrier qui se montrera déterminé à prendre l'offensive contre les attaques de la bourgeoisie pourra assumer une telle responsabilité.
26 octobre 2011