La vague d'émeutes xénophobes qui a déferlé en mai 2008 sur les ghettos urbains pauvres d'Afrique du Sud a choqué par les images horribles qui en ont été données par les médias, et en particulier par celles de victimes brûlées vives. Elle a aussi suscité un certain étonnement de ce que cette « nation arc-en-ciel », comme certains désignent le régime multiracial fondé par Nelson Mandela - un régime issu de plusieurs décennies de lutte contre le système de ségrégation raciale de l'apartheid -, puisse être ébranlée par une vague xénophobe d'une telle importance.
Néanmoins, ces émeutes ont non seulement montré que certaines des blessures laissées par l'apartheid sont toujours ouvertes, mais elles ont également souligné que le régime de l'après-apartheid a fait bien peu pour les refermer. En effet, les histoires de prétendues conspirations qui ont été mises en avant pour « expliquer » cette vague xénophobe, et elles ne manquent pas, ne peuvent dissimuler le fait qu'elle est avant tout le produit de la démagogie anti-immigrés du régime combinée à sa politique antiouvrière, qui a engendré des conditions de vie de plus en plus intolérables pour la majorité de la population au fil des années.
Explosion à Alexandra
Les premières attaques se sont produites à Alexandra, un ghetto noir qui se trouve dans l'emprise de la municipalité de Johannesburg (la capitale économique du pays et de ses mines d'or), à 3 km de la riche ville-satellite de Sandton, aujourd'hui centre financier de la province de Gauteng, qui inclut Johannesburg et Pretoria, capitale politique du pays.
Le 11 mai, un dimanche soir, ce que les médias décrivirent comme « une populace enragée » s'attaqua aux rues les plus pauvres d'Alexandra. Elle s'en prit principalement aux résidents immigrés originaires du Zimbabwe, et passa sa fureur sur eux, en les accusant de voler emplois et logements et d'être responsables de la criminalité.
Pendant les trois nuits qui suivirent, les maisons furent systématiquement visitées à la recherche d'« étrangers ». Les Sud-Africains durent montrer leurs papiers d'identité pour ne pas être inquiétés. Les familles immigrées se virent intimer l'ordre de déguerpir sans rien emporter, après quoi leurs logements furent pillés. Plusieurs dizaines d'immigrés furent sérieusement passés à tabac, fouettés ou lapidés. Au bout de ces trois nuits, trois hommes avaient trouvé la mort. Deux d'entre eux n'étaient en fait pas des immigrés et l'un semble avoir été abattu pour avoir refusé de participer aux violences.
Un immigré originaire du Malawi, qui vivait à Alexandra depuis 23 ans, rapporta comment un gang d'une dizaine d'individus força la porte de sa maison et la mit à sac avant de le tabasser. Une femme originaire du Zimbabwe raconta comment elle fut attaquée et battue jusqu'à ce qu'elle réussisse à prendre la fuite, avec une blessure profonde à la tête qui saignait abondamment. Pendant ce temps, ses voisins criaient : « Bon débarras, va-t-en, sale étrangère. »
Des centaines d'immigrés n'eurent pas d'autre choix que de chercher refuge auprès du poste de police local, et ceci malgré la très mauvaise réputation de la police. Car celle-ci se rend régulièrement responsable de pratiques d'extorsion envers les immigrés, qu'ils arrêtent et passent à tabac, qu'ils aient ou non les papiers requis (les travailleurs immigrés doivent toujours avoir sur eux des papiers prouvant qu'ils sont autorisés à travailler, qu'ils ont bien payé leur visa, etc.).
Cinq cents policiers supplémentaires furent déployés à Alexandra pour tenter de calmer les choses. Mais cela ne fit qu'engendrer des batailles rangées entre la population et la police, qui fit usage de balles en caoutchouc, faisant encore plus de blessés et de nombreuses arrestations.
Les violences xénophobes font tache d'huile
Le 15 mai, les violences xénophobes avaient déjà commencé à s'étendre. À Tembisa, un ghetto situé au nord-est d'Alexandra, il y eut deux morts de plus et une dizaines de cahutes furent incendiées. Les violences gagnèrent alors Diepsloot, au nord de Johannesburg, où vivent surtout des Somaliens. Puis, à Kya Sands, également au nord, une bande d'émeutiers mit le feu à une barricade faite de bois, de meubles et de bouteilles de gaz, pour empêcher la police d'approcher pendant qu'ils passaient à tabac tous ceux qu'ils considéraient à tort ou à raison comme « étrangers », pillant et incendiant tout ce qui se trouvait sur leur passage.
Quelques-unes des pires violences eurent lieu dans les ghettos et campements situés dans la zone urbanisée qui suit la crête du Gold Reef (le long de laquelle s'échelonnent les mines d'or), gagnant l'est et le sud-est de Johannesburg. Au « campement informel Ramaphosa », il y eut d'autres incendies et passages à tabac contre des immigrés du Mozambique, entre autres, le tout accompagné de danses « toy-toy » (la danse qui symbolisait la victoire des pauvres contre l'apartheid). C'est là que des couvertures en feu furent jetées sur un homme qui gisait au sol, presque inconscient, après avoir été passé à tabac, offrant l'image d'une boule de feu humaine qui devint par la suite le symbole de cette vague de violence xénophobe. À Thokoza, de nombreuses cahutes furent incendiées. À Actonville, un petit patron noir trouva la mort dans l'incendie de sa maison, après avoir été accusé d'employer des travailleurs immigrés. Il semble que les hommes qui commirent ce meurtre soient venus du foyer de mineurs local et de campements voisins. Un autre immigré fut assassiné et deux autres grièvement blessés dans le « campement Joe Slovo ».
Des rues commerçantes du centre de Johannesburg furent mises à sac. Après une semaine d'émeutes, l'une des rues principales était couverte de barricades de fortune faites de fil de fer barbelé, de morceaux de béton et de pneus.
Au sud du centre-ville, à Jeppestown, les bandes violentes arrachèrent les volets des boutiques et les mirent à sac. Nombre de ces boutiques appartenaient ou étaient louées par des immigrés, nigérians en particulier. Des gangs brandissant machettes et matraques firent du porte à porte, s'attaquant à des étrangers qui vivaient dans le quartier depuis des années. Un témoin oculaire raconte comment les choses se passèrent : « Le trottoir est couvert de groupes d'individus, dont bon nombre sont saouls, portant des bâtons dont ils se débarrassent hâtivement quand ils voient la police approcher. Les policiers montent la garde, prêts à faire feu, pendant que la famille emballe son fonds de boutique et les objets de la maison. La propriétaire est écœurée : "S'ils sont forcés à partir, que personne n'essaie de venir ici. Je ne louerai à personne d'autre qu'à eux et ça restera vide." Sylvia Khumalo, qui a soixante-trois ans, est assise sur un banc de l'autre côté de la rue. Elle n'en croit pas ses yeux : "C'est terrible, nous ne comprenons pas ce qui se passe", et les autres femmes âgées expriment leur accord d'un murmure... Tout le monde ne partage pourtant pas leur compassion. Un groupe de jeunes femmes passe et elles rient avec mépris en jetant : "Qu'ils partent donc, nous occuperons leur logement à l'œil". »
Cette journée de violences aurait fait à elle seule douze victimes. Près de 2 000 immigrés du Zimbabwe, du Mozambique et d'Angola allèrent chercher refuge au poste de police.
La vague de violence xénophobe s'étendit jusqu'au port de Durban, dans la province de KwaZulu-Natal. Dans le ghetto-taudis de Cato Manor, les immigrés du Mozambique furent passés à tabac. Un « test » servit à identifier les immigrés. On leur demanda par gestes de prononcer le mot signifiant « coude » dans la langue zouloue locale. Si leur réponse était fausse, ils étaient passés à tabac et on leur disait de rentrer chez eux.
Au Cap, ce sont surtout les Somaliens et les Zimbabwéens qui furent visés, même si dans certains endroits, aucun immigré n'était en sécurité. Comme à Johannesburg, leurs logements et leurs boutiques furent saccagés.
Néanmoins, les immigrés ne furent pas les seuls à être pris pour cibles. La xénophobie des émeutiers incluait quiconque venait « d'ailleurs ». Dans le Gauteng, des citoyens sud-africains venant de régions lointaines du nord et de l'est du pays, voire de la province méridionale de l'Eastern Cape, furent pris pour cibles parce qu'ils usaient de l'une des langues de ces régions - Pedi, Shangaan ou Venda. C'est ainsi qu'à Jeppestown, un homme originaire de Pretoria fut passé à tabac parce qu'il parlait le Pedi. On lui prit tout son argent et on l'obligea à vider les lieux en abandonnant sa femme. Nul ne sait ce qu'il est advenu d'elle.
Lorsque la vague de d'émeutes xénophobes prit fin (mais peut-être n'est-ce qu'une fin temporaire), le nombre de victimes avait officiellement atteint le chiffre de 62. On comptait plus de 740 blessés graves. Le nombre de sans-abri et de réfugiés était estimé à 80 000. Un grand nombre d'immigrés, surtout du Zimbabwe et du Malawi, avaient pris la fuite vers la frontière de leur pays. D'autres s'étaient même présentés volontairement à des centres de déportation tels que Lindela, pourtant connu pour les mauvais traitements qui y sont infligés aux immigrés.
Une « troisième force » ?
La réponse du gouvernement à ces événements a été typique de son indifférence habituelle envers les pauvres. Hormis des remontrances moralisantes adressées aux émeutiers, il n'a rien trouvé à offrir à leurs victimes - si ce n'est de nier avec véhémence que sa politique puisse être pour quelque chose dans cette montée xénophobe.
Le président Mbeki assistait à une réunion au Mozambique lorsqu'il fit une déclaration condamnant la xénophobie et demandant à la police d'agir avec « vigueur » contre les responsables. Puis, il partit pour le Japon. Le 18 mai, il annonça une commission d'enquête sur les événements - comme si une telle commission pouvait protéger les victimes potentielles et leur offrir l'aide dont elles avaient besoin !
Dix jours après le début des violences anti-immigrés, suite à une requête de la police qui n'arrivait plus à faire face, Mbeki fit appel à l'armée pour intervenir dans la province de Gauteng. Mais, en même temps, on commença à entendre circuler des rumeurs concernant une « Troisième Force » qui serait derrière les bandes. Tel était clairement le point de vue exprimé par le directeur général de la Sécurité, Manala Manzini, quand il déclara que ces violences avaient été délibérément déclenchées en vue des élections de 2009.
Le ministre de la Sécurité, Ronnie Kasrils, se montra tout juste un peu plus nuancé lorsqu'il déclara que, bien que « des éléments purement criminels » aient joué un rôle, ses services examinaient avec attention « d'autres sources qui pourraient avoir joué un rôle, avec leurs propres objectifs politiques ». Il ajouta : « Je ne désigne aucun parti politique en tant que tel, ce n'est pas ce que je crois. Mais au niveau des communautés, au niveau des organisations, des organisations de résidents, nous avons connaissance d'éléments qui usent d'un langage très anarchisant. »
Certains ministres désignèrent également du doigt le principal parti d'opposition, DA (Alliance Démocratique), et son allié potentiel, l'IFP (Parti de la Liberté Inkatha), qui se fait le champion d'une identité zouloue sous la direction du « chef » Buthelezi. Mais en même temps, le gouvernement se défendit contre toute attaque sur sa gauche, en déclarant dans un communiqué, que si les violences xénophobes étaient le fait d'éléments cherchant à se servir des préoccupations de la population, « aucune difficulté économique, aucun mécontentement, ne peuvent justifier des activités criminelles et fanatiques telles que ces violences et toute suggestion que les lacunes des services publics ou l'augmentation du coût de la vie puissent être rendues responsables de ces attaques doit être rejetée avec le mépris qu'elle mérite. »
D'un autre côté, certains cercles de l'ANC (Congrès National Africain) au pouvoir firent des déclarations se démarquant de la ligne officielle. C'est ainsi que le vice-président de l'ANC, Mothlane, souligna qu'« il suffit d'un incident » pour provoquer la violence lorsque les gens vivent dans une pauvreté sordide. En même temps, Asmal Kader, membre de la direction de l'ANC et ancien ministre, invita le gouvernement à décréter une amnistie générale pour tous les immigrés illégaux (l'écrasante majorité) et déclara que « l'Afrique du Sud est restée collectivement silencieuse face aux abus de pouvoir de la police, à l'arrogance et à la cruauté des fonctionnaires, au manque de générosité manifesté parfois par nos services médicaux et aux violences passées contre les immigrés ». Mais il faut dire que tous ces critiques appartiennent à une faction de l'ANC qui, sous la direction de son nouveau président Jacob Zuma, vise à arracher le pouvoir des mains de Mbeki et de son entourage. Et leur sollicitude vis-à-vis des victimes n'est peut-être pas aussi désintéressée qu'il y paraît.
Il aurait été nécessaire de fournir une aide aux travailleurs immigrés et à leurs familles terrorisées et privées de toit. Au lieu de cela, les autorités ont parfois tenté de prendre des mesures scandaleuses. C'est ainsi qu'à Johannesburg, il fallut un arrêt en référé d'un tribunal pour empêcher des fonctionnaires de transférer les réfugiés de deux postes de police dans un campement temporaire situé juste à côté d'un foyer d'où avaient été tirés des coups de feu contre des immigrés !
L'héritage sanglant de l'apartheid
Il est impossible de ne pas voir un lien entre les événements récents et l'héritage de l'époque de l'apartheid, qui pèse encore lourdement aujourd'hui sur le tissu social de la société sud-africaine.
Le système de ségrégation raciale institutionnel qu'était l'apartheid visait à diviser la population en races et en groupes linguistiques, dans une hiérarchie, avec tout en haut les Afrikaners blancs et tout en bas les immigrés noirs des pays voisins. Ces divisions étaient exploitées au mieux, en particulier dans les tentatives du régime pour affaiblir la résistance de la classe ouvrière noire.
En 1986-89, lorsque la mobilisation de la classe ouvrière atteignit son sommet, dans les mines, les usines et les ghettos, les législations ségrégationnistes de l'apartheid furent abrogées. Mais auparavant, les Noirs étaient attachés à des réserves ou « bantoustans » en fonction de leur appartenance linguistique. Ils ne pouvaient se déplacer comme ils le voulaient. Ils devaient rester dans le « bantoustan » qui leur avait été alloué et ne pouvaient vivre en zone urbaine que s'ils avaient un permis spécial. Leurs déplacements à la ville pour travailler étaient strictement surveillés par le biais d'un système de passeport intérieur.
Les mineurs étaient presque exclusivement recrutés parmi les Zoulous, qui étaient en fait des travailleurs migrants venant de leur « bantoustan », le KwaZulu. Les compagnies minières les logeaient dans des foyers qui leur étaient propres, à l'écart des autres travailleurs. De sorte que les Zoulous apparaissaient comme bénéficiant d'un statut relativement privilégié par rapport aux autres Noirs, ne serait-ce que du fait des emplois qui leur étaient réservés et de leurs foyers qui étaient un peu moins sordides que les logements des autres ouvriers noirs.
C'est cette division créée au sein même de la classe ouvrière noire que le régime de l'apartheid chercha à exploiter dans la seconde moitié des années 1980, lorsque la bourgeoisie blanche commença à réaliser qu'elle allait devoir se résoudre au partage du pouvoir avec des représentants issus de la majorité noire. Les nationalistes blancs aidèrent alors au financement et à l'organisation de milices zouloues sous la bannière de l'IFP. Ces milices furent utilisées comme une sorte de « troisième force », pour diviser et affaiblir la classe ouvrière noire ainsi que les organisations anti-apartheid - l'ANC et le SACP (Parti Communiste Sud-Africain). Il s'ensuivit une guerre civile larvée dans les ghettos de Johannesburg et du Natal, dans laquelle l'IFP se servit de ses milices armées pour essayer d'entraîner les ouvriers zoulous dans une guerre fratricide contre la majorité de la population noire qui soutenait en général l'ANC ou le SACP. Ces violentes attaques entraînèrent des représailles tout aussi violentes, causant des milliers de victimes, et creusant un fossé de sang entre les deux camps.
Il faut ajouter que cette violence « Noirs contre Noirs » reçut aussi une certaine légitimité du fait de la politique de l'alliance ANC-SACP elle-même. Pour imposer son contrôle total sur les ghettos dans les années qui précédèrent la première élection multiraciale de 1994, l'alliance eut recours à des gangs qui firent régner la terreur en assassinant ceux qui défiaient son autorité (parfois il s'agissait de militants d'autres tendances politiques, accusés d'être des « ouvriéristes » ou des « trotskystes » selon la terminologie de l'époque), que l'on accusait pour la circonstance d'être des « collaborateurs » ou des « espions » du régime. Ce furent ces gangs qui rendirent tristement célèbre l'usage du « necklace » (« collier » en anglais - une chambre à air remplie d'essence qui était placée autour du cou de la victime avant d'y mettre le feu).
À bien des égards, les violences d'aujourd'hui rappellent d'une façon sinistre les violences de cette époque. C'est ainsi qu'avant même la vague de ce mois de mai, un certain nombre de cas d'immigrés soumis au supplice du « necklace » avaient été rapportés. De même, le rôle joué par des gangs zoulous dans certaines des aggressions anti-immigrés de mai pourrait bien être lié au fait que les mineurs zoulous du temps de l'apartheid ont été remplacés peu à peu par des immigrés du Mozambique et du Lesotho, qui constituent parfois jusqu'à 60 % de la main-d'œuvre.
L'amertume des pauvres face à l'apartheid social
La transition qui vit la fin programmée de l'apartheid, sous la direction conjointe de l'ANC de Nelson Mandela et du Parti National de De Klerk (le même parti qui avait introduit l'apartheid à la fin des années 1940), avait pour but de protéger les intérêts du capital impérialiste et sud-africain contre l'espoir que nourrissaient les classes pauvres de voir leur pauvreté disparaître avec l'apartheid. De sorte que l'arrivée au pouvoir du régime de l'après-apartheid ne fit que marquer l'avènement d'une nouvelle forme d'apartheid, cette fois-ci exclusivement social.
L'ANC avait promis que d'ici quelques années, chacun aurait sa propre maison, que l'on mettrait un terme à la malnutrition et à la pauvreté et que chacun aurait accès à l'eau potable et à l'électricité. Mais pour disposer des ressources nécessaires, il aurait fallu exproprier le grand capital domestique et étranger, en particulier les grands groupes miniers, tels que De Beers et Anglo-American, et les grandes banques, telles que Sanlam et Standard Chartered. Or la seule promesse que Mandela entendait tenir était celle qu'il avait faite à ses partenaires impérialistes de Londres et de Washington - que, justement, ces géants du capital qui avaient amassé leurs colossales fortunes grâce à la sueur de la classe ouvrière noire resteraient intacts.
Au lieu de prendre des mesures destinées à soulager la misère de la majorité de la population, on entreprit de développer un capitalisme noir. Sous prétexte de « donner le pouvoir aux Noirs », une politique de discrimination positive fut mise en œuvre pour compenser l'exclusion des Noirs de l'appareil d'État et des cercles d'affaires pendant les années d'apartheid. Il en résulta l'émergence d'une bourgeoisie noire, peu nombreuse mais très riche, et des milliardaires se mirent à surgir du jour au lendemain. Parmi ceux-ci, les plus connus sont sans doute l'ancien leader du syndicat des mineurs, Cyril Ramaphosa, et Tokyo Sexwale, ancien volontaire de la guérilla de l'ANC, qui passa treize ans à la prison de Robben Island avec Nelson Mandela.
Pendant ce temps, l'écrasante majorité de la population continua à vivre dans une pauvreté sordide. Pire, elle a connu, au cours de la dernière décennie, une sévère détérioration de ses conditions d'existence, du fait de la volonté du régime de se soumettre aux exigences du marché capitaliste. Il en a résulté des suppressions d'emplois drastiques dans les services publics et l'ouverture au capital de ce qui avait été auparavant un secteur étatique très important - avec encore plus de suppressions d'emplois en prime.
Malgré le chômage croissant, la pauvreté a entraîné un flot migratoire continu depuis les zones rurales du pays et depuis les pays voisins vers les zones urbaines d'Afrique du Sud. De sorte que les bidonvilles scandaleusement surpeuplés se sont multipliés dans toutes les agglomérations urbaines du pays.
Des taudis que l'on s'arrache
Cette dégradation des conditions de vie et les inégalités croissantes qui l'accompagnent ont engendré une profonde amertume dans les rangs du prolétariat noir, reflétée, en particulier, par le taux croissant d'abstentions depuis 1994. Mais la dégradation des conditions de vie est aussi sans aucun doute l'un des facteurs derrière la montée de la xénophobie. Sinon, il serait difficile de comprendre pourquoi les violences de mai sont parties d'Alexandra qui, à bien des égards, était l'endroit où ce genre de phénomènes avait le moins de risque de se produire, du fait de ses traditions politiques.
En effet, Alexandra a toujours été un foyer de résistance contre l'apartheid, y compris dans les jours les plus noirs des années 1940 et 1950, quand ses résidents furent à l'avant-garde de la résistance à la mise en place de l'apartheid, en particulier lors du fameux boycott contre l'introduction de la ségrégation dans les transports. Le régime de l'apartheid tenta à maintes reprises d'organiser la déportation des résidents du ghetto, mais il ne réussit jamais à vaincre leur résistance. En 1976, les jeunes d'Alexandra jouèrent un rôle au moins aussi important dans le soulèvement de cette année-là que ceux de Soweto et dix-neuf d'entre eux y laissèrent leur vie. Dans les années 1980, Alexandra fut aux premiers rangs de la mobilisation des ghettos noirs, avec l'un des plus importants comités « civiques » du pays à sa tête - un comité qui fut aussi l'un des rares à conserver son autonomie et son caractère d'organe de démocratie directe, malgré les tentatives de l'alliance ANC-SACP pour en prendre le contrôle.
Une enquête menée en 2004 montra qu'Alexandra était la localité la plus politisée du pays, avec plus de 70 % de la population appartenant à un parti politique et/ou à un syndicat ou une association.
Mais Alexandra a également toujours été surpeuplée, tandis que l'entretien des infrastructures y était négligé et les services publics défaillants. Le fait que, depuis 1994, le ghetto a été la destination naturelle des chercheurs d'emplois, du fait de la proximité de Sandton et des zones industrielles qui l'entourent, n'a fait que rendre le surpeuplement encore plus intolérable. Aujourd'hui, il y a des bidonvilles et des masures de fortune partout. La plupart des routes y sont des corridors de terre battue. 35 % des foyers n'y ont pas accès à l'eau potable, 80 % n'ont pas de sanitaires, 35 % ne sont pas desservis par la collecte des ordures. On a d'ailleurs trouvé récemment des traces de choléra dans la rivière qui traverse le ghetto.
Alors qu'Alexandra avait été prévue, à l'origine, pour une population de 30 000 habitants, on estimait que 700 000 personnes y vivaient en 2004. Déjà à cette époque, la densité moyenne de population y était double de celle de Paris - et cela dans une ville où n'existent que trois édifices construits en hauteur, toutes les autres habitations n'ayant qu'un seul étage. C'est dire le degré d'entassement que cela implique, d'autant plus qu'aujourd'hui, la population d'Alexandra a probablement atteint le cap du million.
La plupart des ghettos ouvriers noirs du pays connaissent des conditions similaires, ou pires. Ce que l'on appelle les « campements informels » sont désormais plus nombreux que les ghettos eux-mêmes. Il s'agit de bidonvilles construits sur des bouts de terrain alloués par l'État, dotés parfois, mais pas toujours, d'un robinet d'eau courante, sur lesquels les sans-logis reçoivent « généreusement » l'autorisation de se construire une cahute à leurs propres frais. Il s'agit, censément, d'une mesure « temporaire » destinée à compenser le fait que les trois millions de logements promis en 1994 n'ont toujours pas vu le jour. Comble d'ironie, ces bidonvilles sont souvent baptisés du nom de « grands hommes » du mouvement anti-apartheid. C'est ainsi qu'il existe un « campement informel Joe Slovo », du nom du dirigeant du SACP qui promit la construction des trois millions de logements fantômes en 1994. De même, un autre « campement informel » a été baptisé du nom de l'ancien syndicaliste devenu milliardaire, Cyril Ramaphosa - nul doute que cela aide ses habitants à supporter les tiraillements de leurs estomacs creux !
Quant aux foyers ouvriers, tels que ceux d'où sont parties certaines des agressions xénophobes de mai, ce sont des survivances de l'apartheid, lorsque de grands blocs de dortoirs ou de minuscules chambres d'une personne, destinés à des célibataires, furent construits pour les mineurs, dans les années 1960. On s'attendait à ce que ces foyers, qui évoquent l'oppression et l'exploitation de l'apartheid, soient détruits après son démantèlement. Au lieu de cela, ils sont restés, plus surpeuplés que jamais, mais encore plus délabrés qu'avant.
Ils sont toujours organisés autour d'un « induna » - un chef - auquel les résidents, toujours essentiellement des migrants zoulous, sont tenus d'obéir au doigt et à l'œil. Au foyer de Jeppe, à Johannesburg, les chambres sont partagées par deux résidents ou plus, avec des rideaux délimitant l'espace attribué à chacun. La tuyauterie fuit de partout et les vitres des fenêtres sont cassées. Les mêmes conditions prévalent dans les foyers d'Alexandra, à ceci près que dans l'un d'entre eux, en plus, les évacuations d'égouts, qui sont crevées, déversent leur contenu par endroits dans le foyer.
Quant aux quelques logement neufs construits dans le cadre du programme de rénovation urbain d'Alexandra, ils sont loués ou vendus au plus offrant, sans tenir compte des listes d'attente, moyennant un dessous-de-table. Et bien sûr les plus pauvres n'y ont pas droit.
Tout cela n'a pu qu'alimenter le ressentiment croissant de la population du ghetto.
La démagogie xénophobe des politiciens
Si la soumission du régime face aux intérêts du capital lui donne une lourde responsabilité dans le développement de la violence xénophobe, et cela bien avant ses dernières manifestations, elle n'en est pas la seule raison. Car depuis ses premiers jours, le régime n'a cessé d'attiser les préjugés xénophobes, en tentant de détourner l'attention de sa politique antiouvrière par le recours à une démagogie anti-immigrés.
Le ministre de l'Intérieur du premier gouvernement de l'après-apartheid fut Buthelezi, le leader de l'IFP, celui-là même qui avait été l'instigateur des violences des années 1980 contre les Shangaans, Vendas, Pedis et autres. Or, au moment même où il entrait en fonction, son parti entamait une série de manifestations contre l'entrée des immigrés dans le pays, sous une bannière portant le mot « Buyelekhaya » (« retournez chez vous » en zoulou). Mais si Buthelezi jouait déjà la carte anti-immigrés, il n'était pas seul. La même année, le ministre communiste Ronnie Kasrils annonçait la mise en place d'une clôture contre les immigrés tout au long de la frontière avec le Botswana.
Entre 1996 et 1998, 142 644 prisonniers furent détenus au centre de déportation de Lindela avant leur renvoi dans leur pays d'origine, et cela ne représentait qu'une partie des immigrés déportés, puisqu'il existait nombre d'autres centres. Lindela, qui était géré par une entreprise privée, devint l'objet de nombreuses protestations suite à toute une série de décès de prisonniers consécutifs à des passages à tabac. Comme ce genre de méfaits était également coutumier des services de police, on peut dire que les premiers d'entre eux ont été le fait de nervis appartenant à l'appareil d'État ou employés par lui pour ses basses besognes.
En 1997, le ministre de la Défense Joe Modise lia explicitement dans une interview l'augmentation de la criminalité à l'augmentation du nombre d'immigrés. Au même moment, le ministre de l'Intérieur Buthelezi déclarait que les « étrangers illégaux » coûtaient aux contribuables sud-africains des milliards de rands chaque année - ce qui n'était qu'une façon de faire porter aux immigrés la responsabilité de l'incapacité du régime à améliorer les conditions de vie de la population.
En 2000, une loi interdit aux demandeurs d'asile de travailler ou d'étudier en Afrique du Sud. Deux ans plus tard, cette interdiction fut cassée par un arrêt de justice. Mais le mal était fait : l'idée que les demandeurs d'asile « prenaient les emplois des Sud-Africains » avait eu le temps de faire son chemin.
L'année suivante, une campagne intitulée « Fier d'être sud-africain » fut lancée par le gouvernement. En fait elle se transforma vite en une campagne pour « acheter sud-africain ». Certains critiques de la coalition au pouvoir en étaient déjà à poser la question si « Fier d'être xénophobe » n'aurait pas été, en fin de compte, un titre mieux adapté.
Puis vint la première loi sur l'immigration initialement rédigée par les services de Buthelezi, en 2002. Depuis, cette loi n'a cessé de faire l'objet d'amendements, visant toujours à renforcer les obstacles à l'immigration et la répression contre les immigrés « illégaux ».
Mais rien de tout cela n'a empêché l'Afrique du Sud de continuer à attirer les immigrés, parce que c'est la plus riche économie d'Afrique et qu'elle a bien plus à offrir que les pays appauvris de l'Afrique sub-saharienne. De sorte qu'en 2001, on estimait le nombre d'immigrés sans papiers entre cinq et sept millions, chiffre qui semble être resté à peu près stable depuis.
Entre 2002 et 2005, le régime déporta officiellement près de 670 000 immigrés sans papiers. Ces déportations ont fini par prendre une telle importance qu'en avril, cette année, les ministres ont commencé à envisager un changement de politique dans ce domaine - non pas par souci de lutter contre la xénophobie, ni par altruisme envers les immigrés sans papiers, mais parce que ces déportations coûteraient trop cher !
La coalition ANC-SACP au pouvoir n'est néanmoins pas la seule à jouer de la démagogie anti-immigrés. Cela fait longtemps que les partis d'opposition, aussi bien DA (Alliance Démocratique) que l'IFP (Parti de la Liberté Inkatha), surenchérissent sur ce thème face au régime. Il semble, en particulier, que DA ait choisi de faire de l'immigration un de ses axes de campagne pour les élections de 2009. C'est ainsi que le 29 avril, DA a présenté à la presse un document intitulé « Fermer les frontières », demandant au Parlement que quelque chose soit fait pour arrêter les 28 000 immigrés qui entrent chaque semaine, selon ses dires, en Afrique du Sud. Le document réclame que l'armée soit envoyée à la frontière et qu'une unité paramilitaire spéciale soit créée pour patrouiller le long des frontières. Chaque semaine, ajoute ce document, toujours plus de trafiquants d'armes et de drogue, de voleurs de bétail et de voitures, envahissent le pays.
Avec une telle démagogie de part et d'autre de l'échiquier politique, largement relayée de surcroît par les médias, il ne faut pas s'étonner qu'une atmosphère xénophobe pèse sur le pays. Pas plus qu'il ne faut s'étonner que l'on retrouve, dans les paroles de certains émeutiers interviewés par la presse, des arguments tels que : « Ce sont des criminels, des trafiquants de drogue, on peut donc les tuer... »
Des années de violence xénophobe
La dernière vague de violences xénophobes n'a pas été un orage dans un ciel sans nuage. C'est sans doute la plus importante vague de ce genre depuis 1994, mais elle fait suite à une longue série d'attaques xénophobes brutales, dont seul un petit nombre a été rapporté par la presse.
En 1998, par exemple, un Sénégalais se tua d'une façon mystérieuse en présence de policiers, en « glissant d'un balcon ». La même année, deux ouvriers sénégalais et un mozambiquais furent assassinés par des membres d'UMSA (Mouvement des Chômeurs d'Afrique du Sud) qui les défenestrèrent d'un train en marche. UMSA condamna cet acte, mais sa politique, qui consistait à accuser les immigrés d'être cause du chômage et de la pauvreté, n'en était pas moins indirectement responsable de l'acte de ses membres.
La même année, des petits marchands de rue du centre-ville de Johannesburg s'attaquèrent à leurs homologues immigrés. Le président du Comité des marchands de rue du centre de Johannesburg déclara à la presse : « Nous sommes déterminés à les chasser de la ville, quoi qu'il nous en coûte. Mon organisation ne laissera pas ces sangsues transformer la ville en dépotoir. »
En 2000, un réfugié soudanais fut de nouveau défenestré d'un train en marche et un Kenyan fut abattu à son domicile - ces meurtres furent considérés par les enquêteurs de police comme des actes de xénophobie. Mais la même police déclencha cette année-là une opération à grand spectacle destinée à démontrer la ferme intention du gouvernement de « venir à bout de l'immigration illégale ». Pour la circonstance, 7 000 immigrés sans papiers furent arrêtés - rien de tel pour alimenter la xénophobie !
En 2006, les organisations somaliennes du Cap indiquèrent que quarante petits marchands somaliens avaient été assassinés en l'espace de deux mois. Pendant toute cette année, un campement somalien, situé au nord de Johannesburg, fut régulièrement la cible d'incendiaires. L'année suivante, la commission des Nations unies pour les réfugiés indiqua que 400 Somaliens avaient été assassinés dans des attaques xénophobes perpétrées en Afrique du Sud depuis 1997. En mai 2007, des boutiques appartenant à des Somaliens et autres immigrés furent incendiées lors d'une manifestation antigouvernementale dans la ville minière de Khutsong, au sud-ouest de Johannesburg.
En janvier 2008, deux Zimbabwéens furent tués dans un campement informel après qu'une rumeur eut commencé à circuler selon laquelle un homme avait été tué par un immigré. En mars, à Aterridgeville près de Pretoria, deux immigrés furent assassinés, tandis qu'un millier étaient privés de toit suite à l'incendie de leurs logements. Le mois suivant, les incendiaires revinrent mettre le feu aux cahutes reconstruites au même endroit.
Autant dire, donc, que si les violences anti-immigrés de mai ont sans doute dépassé en ampleur ceux qui les avaient précédés, personne en Afrique du Sud ne pouvait jouer l'étonnement lorsqu'ils ont éclaté.
La hausse des prix jette de l'huile sur le feu
Lors d'une réunion publique dans un ghetto noir, dans laquelle le président de l'ANC, Jacob Zuma, avait déclaré sur un ton moralisateur que « nous ne pouvons pas laisser l'Afrique du Sud devenir célèbre pour sa xénophobie », un membre de l'auditoire acquiesça mais ajouta aussitôt : « Mais comment devons-nous faire pour manger ? »
C'est qu'au cours de ces derniers mois, malgré la richesse des mines et de l'industrie du pays, la population pauvre a été heurtée de plein fouet par la hausse des prix alimentaires. Sans doute les conséquences ne sont-elles pas aussi dramatiques que dans bien des pays d'Afrique sub-saharienne où la population était au bord de la famine bien avant que survienne cette hausse. Néanmoins elle est suffisamment importante pour menacer des millions de Sud-Africains d'une réelle catastrophe.
D'après les statistiques officielles, les prix alimentaires ont augmenté de 16 % au cours de l'année écoulée et, toujours selon ces chiffres, les pauvres dépensent la moitié de leur revenu pour manger. Dans la réalité, il est plus que probable que les plus pauvres, ceux des innombrables « campements informels » qui ne rentrent sans doute pas dans les statistiques officielles, dépensent chaque cent dont ils disposent pour se nourrir, plutôt mal que bien. Pour ceux-là, même la hausse officielle des prix serait un coup très dur. Mais la hausse réelle l'est encore plus. Car, parmi les produits de grande consommation pour la population pauvre, le pain a augmenté de 20 %, la farine de blé de 26 %, les spaghettis de 29 % et, surtout, la farine de maïs, la nourriture de base d'une grande partie des Noirs pauvres, a augmenté de 22 à 28 % suivant la qualité - sans parler de l'huile de cuisson qui, elle, a augmenté de 66 % !
Il faut ajouter qu'en plus de la pauvreté endémique, en plus de celle consécutive à la hausse conjoncturelle des prix alimentaires, la situation d'un grand nombre de familles est aggravée par les ravages du sida. Officiellement 5 % de la population sont contaminés, mais ce n'est que l'an dernier que le gouvernement a finalement commencé à distribuer des médicaments à ceux qui en avaient le plus besoin. À cela s'ajoute le fait que les immigrés originaires du Zimbabwe - le pays d'Afrique le plus touché par le sida, aujourd'hui - n'ont pas droit à ces médicaments.
Quoi qu'il en soit, la récente aggravation des conditions de vie due à la hausse des prix a sans doute elle aussi joué un rôle, sinon dans le déclenchement, en tout cas en fournissant une justification à la logique sanglante de cette xénophobie aux yeux de ceux qui s'y sont adonnés. Ce n'est certainement pas par hasard, en particulier, si un grand nombre d'émeutes ont pris pour cibles des commerces alimentaires, dont le stock s'est évaporé après le passage des émeutiers.
Un sous-produit de l'impasse nationaliste
Ceux qui voient dans la classe ouvrière sud-africaine un exemple de militantisme et de conscience sociale, parce qu'elle a su renverser l'apartheid, peuvent avoir des difficultés à comprendre les événements de ces derniers mois.
Mais beaucoup d'eau a coulé sous les ponts depuis que la lutte des comités civiques et des organisations ouvrières a finalement mis à bas le régime de l'apartheid. Le sentiment largement éprouvé par les combattants d'hier d'avoir été privés de leur victoire par ceux-là mêmes qui les avaient dirigés dans la lutte contre l'apartheid a conduit à une certaine démoralisation tout en atrophiant en partie la conscience sociale forgée dans les combats des décennies précédentes.
Ce que le prolétariat sud-africain paie aujourd'hui, et de plusieurs façons, c'est le coût du programme nationaliste de la direction ANC-SACP. Au-delà de la rhétorique radicale que certains dirigeants de l'alliance ont pu utiliser au temps de l'apartheid, y compris les références au communisme et à la révolution russe auxquelles avait recours le SACP, le seul but de l'alliance était d'accéder au pouvoir politique dans une Afrique du Sud qui serait partie intégrante du marché capitaliste mondial, et donc avec le soutien des puissances impérialistes.
Le programme de l'alliance impliquait un respect total pour le capital domestique et impérialiste. Il impliquait par conséquent que l'exploitation de la classe ouvrière noire devrait continuer à générer les mêmes profits qu'avant, dans le cadre d'un régime multiracial. Il impliquait également que les ressources du nouvel État, au lieu de servir à améliorer le sort des classes pauvres, devraient servir non seulement à remplir les poches des mêmes capitalistes qu'auparavant, mais aussi celles d'une bourgeoisie noire émergente. D'où la dégradation des conditions de vie des classes pauvres due à ce double fardeau.
Mais le nationalisme de l'alliance ANC-SACP impliquait aussi, même pendant les années de lutte contre l'apartheid, un respect total pour les régimes en place dans les pays voisins, y compris pour les pires dictatures. Il ne fut jamais question pour l'alliance de chercher à unir les classes pauvres des pays voisins, sur la base de leurs intérêts sociaux, contre l'expansionnisme régional du régime de l'apartheid autant que contre les bourgeoisies locales et leurs maîtres impérialistes. Tout comme il ne fut jamais question pour l'alliance de passer outre à l'autorité des chefs africains traditionnels pour s'adresser à leurs populations, ni dans les protectorats sud-africains du Swaziland et du Lesotho, ni même dans les « bantoustans » sud-africains, tels que le Transkei, par exemple.
Au contraire, l'alliance recherchait les faveurs de ces dictateurs et de ces chefs traditionnels. Elle cherchait leur soutien pour se donner une respectabilité internationale. Et dans le cas des dictatures voisines, elle cherchait leur aide matérielle, pour obtenir l'asile politique pour ses dirigeants, des bases logistiques pour son organisation armée, ou bien encore pour obtenir des fournitures ou des fonds. Il n'était donc pas question de risquer de provoquer la colère de ces chefs et dictateurs simplement pour donner à la lutte du prolétariat sud-africain une dimension régionale et sociale.
S'il en avait été autrement, des liens solides auraient pu être créés entre les populations de la région. Une identité commune aurait pu se développer à partir de ces liens forgés dans la lutte, qui aurait rendu obsolètes les frontières artificielles héritées des tripatouillages et des rivalités des puissances coloniales européennes. Tout comme aurait été obsolète la notion d'« immigré africain » en Afrique du Sud. Mais évidemment, dans ce cas, l'alliance ANC-SACP n'aurait pu gagner la reconnaissance qu'elle espérait obtenir des puissances impérialistes, et le renversement du régime de l'apartheid aurait nécessité que la classe ouvrière noire prenne elle-même le pouvoir, au lieu de servir de masse de manœuvre aux dirigeants nationalistes dans leur marche vers le pouvoir. Mais c'est précisément ce dernier choix qui découlait du programme nationaliste de l'alliance.
Pour le prolétariat, ce programme nationaliste ne pouvait mener qu'à une impasse. En Afrique du Sud, cette impasse a été incarnée par la continuation de l'apartheid social, qui peut engendrer dans le prolétariat noir autant de frustration et de désespoir que l'avait fait l'apartheid racial, mais aussi faire perdre à une partie de ses membres le sens de ses intérêts sociaux - comme cela paraît être le cas pour certains participants aux violences qui, en mai, expliquaient qu'ils pensaient combattre par ces méthodes la politique antiouvrière de Mbeki. En ce sens, la xénophobie récurrente qui s'est manifestée au cours des dernières années est aussi un produit du nationalisme étroit de l'alliance ANC-SACP dans le passé.
Heureusement, il reste bien des raisons d'être optimiste car tout le monde n'accepte pas la situation actuelle, loin de là. Dans les ghettos et les « campements informels », la résistance des résidents ne faiblit pas. Les manifestations de protestation sur le logement, l'eau, l'énergie, les prix, continuent à se multiplier. Une myriade d'organisations locales s'appuyant sur la mobilisation des résidents en assurent la continuité. Et nombre de ces organisations ont mobilisé leurs forces dans le passé, et au cours des événements récents, pour manifester leur opposition à la xénophobie tout en venant en aide à ses victimes.
De même, certains militants de l'organisation de jeunesse du SACP dans le Gauteng ont pris l'initiative d'organiser immédiatement des actions de solidarité avec les immigrés qui fuyaient les violences. Le 24 mai, après que les attaques eurent atteint leur point culminant, des syndicats, des organisations antigouvernementales et des organisations locales (comme le Forum contre la Privatisation, qui est basé à Alexandra) ont organisé une manifestation de solidarité dans le centre de Johannesburg, avec 3 à 5 000 participants, portant des placards allant de « Mbeki, leur sang est sur tes mains » à « Nous sommes tous des Zimbabwéens ».
Quant à la classe ouvrière, elle est peut-être désorientée par la politique du régime, et surtout par le soutien que la confédération syndicale Cosatu continue à lui apporter (non sans de multiples tiraillements, d'ailleurs), mais elle n'a rien perdu de son dynamisme. L'année dernière, a eu lieu la plus grande vague de grèves jamais vue à ce jour dans le secteur public - pour des salaires décents et des embauches. Il ne se passe guère de semaine sans qu'une section de travailleurs ou une autre se mette en grève. À l'heure où nous écrivons, les pompiers sont en grève.
Pour les militants qui n'acceptent pas le genre de société que l'alliance ANC-SACP a à offrir, qu'ils soient de la jeune génération ou de celles qui ont combattu l'apartheid, il n'y a qu'un seul choix possible.
Ils ne peuvent compter sur les démagogues qui, des hautes sphères de l'ANC, ne font que chercher à capter des voix, et surtout pas sur Zuma. Son opposition actuelle à Mbeki n'est qu'un tremplin pour se propulser jusqu'à son siège lors des prochaines élections. Mais les états de service corrompus de Zuma, lorsqu'il était au gouvernement, montrent que ce qu'il a à offrir ne diffère en rien de la politique de Mbeki et des gouvernements précédents.
Le seul choix possible pour ces militants, tout comme c'était déjà le cas au temps de la lutte contre l'apartheid, c'est d'entreprendre la construction d'un parti prolétarien, qui se donne pour objectif de changer la société en unifiant les rangs des travailleurs et des pauvres de toute la région - dans le cadre du combat du prolétariat international. Le seul choix possible est celui d'un parti révolutionnaire qui lève le drapeau de l'internationalisme prolétarien face au nationalisme étroit des vieilles organisations aujourd'hui au pouvoir.
Et comme le montrent les événements récents, le fait de faire un tel choix n'est pas seulement une façon de préparer l'avenir pour la classe ouvrière sud-africaine, cela peut aussi devenir une question de vie ou de mort pour le présent, pour réarmer la classe ouvrière face à la montée de la xénophobie.
9 juin 2008