Depuis qu'à la fin des années soixante-dix, l'impérialisme américain a fait du Pakistan l'un des principaux piliers de sa politique régionale, ce pays est devenu une poudrière politique et sociale que les dictatures successives n'ont pas réussi à réduire. C'est ce qui a amené Washington à pousser le dernier dictateur pakistanais, Pervez Musharraf, qui était au pouvoir depuis 1999, à faire passer l'armée à l'arrière-plan de la scène politique en troquant son uniforme pour le poste de président et en organisant des élections.
Les leaders occidentaux n'ont donc pas manqué de saluer le scrutin du 18 février, comme un « pas en avant pour la démocratie ». Le sénateur démocrate américain John Kerry, venu pour surveiller le bon déroulement des opérations, a même tenu à rendre hommage au président Musharraf pour « sa bonne grâce à accepter le message des électeurs ». Mais seul l'avenir dira les limites de la « bonne grâce » de Musharraf et surtout de l'armée.
Sans doute, les forces qui avaient servi la dictature ont-elles été largement battues par les deux partis dont Musharraf avait banni les leaders - le PPP (Parti du peuple du Pakistan) que dirigeait Benazir Bhutto avant son assassinat en décembre dernier, et le PML-N (Ligue musulmane du Pakistan, tendance Nawaz) de Nawaz Sharif. Sans doute, en plus, les partis religieux qui soutenaient la dictature ont-ils été battus par un parti laïc de gauche dans leur fief de la province du nord-ouest, à la frontière afghane.
Mais il faut être un politicien à la solde de l'impérialisme pour voir quoi que ce soit de « démocratique » dans ces élections quand on sait, par exemple, que 400 victimes d'attentats politiques ont été recensées officiellement aux cours des six dernières semaines de la campagne électorale.
De toute façon, ce ne serait pas la première fois que l'armée régnerait en maître sur le pays par l'intermédiaire de son président, que ce soit Musharraf ou un autre d'ailleurs, derrière le paravent d'un gouvernement civil, comme cela a été le cas, en particulier, pendant toute la décennie des années quatre-vingt-dix, période où le PPP et le PML-N se sont succédé au pouvoir.
Sans doute, le prochain gouvernement sera-t-il dirigé par le PPP avec ou sans le soutien du PML-N. Mais justement l'histoire du PPP, le plus important des partis politiques pakistanais depuis les années soixante-dix, montre qu'il n'a rien du parti « démocratique » qu'en ont fait les médias occidentaux, et encore moins d'un parti « du peuple ».
À ce sujet, nous publions ici la traduction d'un article paru au lendemain de l'assassinat de Benazir Bhutto dans la revue de nos camarades britanniques de Workers' Fight (Class Struggle N°76 - janvier-février 2008)
21 février 2008
La lumière ne sera peut-être jamais entièrement faite sur les circonstances mystérieuses entourant l'assassinat de Benazir Bhutto, leader du Parti du peuple pakistanais (PPP), le 27 décembre 2007. On n'est même pas certain de ce qui l'a réellement tuée. A-t-elle été atteinte par une balle tirée avant qu'un attentat suicide fasse 21 victimes, comme l'affirment les responsables du PPP ? A-t-elle été tuée par la déflagration de l'explosion, comme l'a d'abord prétendu la police ? Y a-t-il eu un seul tueur ou bien étaient-ils deux, et dans ce dernier cas, agissaient-ils ensemble ou séparément ? Des preuves ont été avancées à l'appui de chacune de ces thèses, mais aucune n'est vraiment convaincante.
Se pose ensuite la question du ou des commanditaires de ce meurtre. Le président Musharraf, ex-homme fort de l'armée, et sa clique politico-militaire ? Cela paraît assez peu probable, dans la mesure où il avait besoin de Benazir Bhutto et de son prestige pour l'aider à trouver un second souffle politique. Les assassins faisaient-ils partie d'un groupe islamiste ou d'une faction de l'armée hostile à Musharraf, ou d'une combinaison des deux ? C'est plus probable. Mais, en plus, il ne manquait pas de factions qui voyaient Benazir Bhutto comme un obstacle à leurs ambitions politiques et n'auraient eu aucun scrupule à l'éliminer si elles y avaient vu un quelconque avantage - et cela jusque dans son propre parti, qui a une longue histoire de divergences politiques internes et de rivalités qui se sont réglées par les armes.
Quoi qu'il en soit, il semble que, pour nombre de partisans du PPP, le fait que Musharraf et l'armée aient été derrière cet assassinat n'ait fait aucun doute. Dans les jours qui ont suivi la mort de Benazir Bhutto, une vague de manifestations, de grèves et d'émeutes a déferlé sur le Pakistan, les manifestants s'en prenant sans discrimination aux symboles de la richesse, de l'État et de l'armée. Les entreprises et les magasins furent fermés et les transports paralysés.
En politiciens « responsables », les dirigeants du PPP appelèrent immédiatement leurs partisans à cesser toute manifestation. Ils les invitèrent à oublier ceux d'entre eux qui avaient été tués ou blessés par les balles et les matraques et à laisser la justice suivre son cours. En même temps, ils s'efforçaient de capitaliser le courant de sympathie généré par le meurtre parmi la population. Bien sûr, ce qu'ils avaient en tête, c'était les élections parlementaires initialement prévues pour le 8 janvier, puis reportées au 18 février.
En préparation de ces élections, le PPP lança une campagne dans laquelle ils se présentaient, lui et Benazir Bhutto, comme les champions de la « démocratie », des « droits de l'homme » et de la « justice sociale » au Pakistan - tout comme l'ont fait les médias occidentaux avec Benazir Bhutto. Avant l'assassinat de cette dernière, une telle campagne aurait sans doute surtout provoqué l'hilarité au Pakistan, ne serait-ce que parce que, depuis son retour d'exil en octobre 2007, il était manifeste que Benazir Bhutto préparait quelque chose dans les coulisses avec Musharraf et l'armée. Mais aujourd'hui, après son assassinat, les dirigeants du PPP espèrent pouvoir la faire passer pour une sorte de « martyre de la démocratie » - voire pour une « martyre de la cause des pauvres » - et convaincre les électeurs de soutenir les candidats du PPP, soit par respect pour la « martyre » Benazir Bhutto, soit pour condamner les assassins, quels qu'ils soient.
Mais tout cela n'est que démagogie politicienne. Si Benazir Bhutto a combattu les dictatures militaires du Pakistan, c'est seulement dans la mesure où ces dictatures ont fait du pouvoir politique un monopole de l'armée, qui ne laissait aucune place aux membres des classes privilégiées comme elle. Tel est le véritable contenu social de son « combat pour la démocratie », ce qu'elle a quand même payé fort cher, notamment par plusieurs périodes d'incarcération, et peut-être de sa vie, même si cela reste encore à prouver.
Mais ce que Benazir Bhutto n'a jamais fait - pas plus que le PPP - c'est représenter les intérêts des masses, que ce soit en termes de justice sociale ou de droits démocratiques. Elle était une représentante parmi d'autres de la bourgeoisie pakistanaise, de même que son parti est l'un des instruments politiques parmi d'autres de cette classe, tout comme les formations rivales du PPP dans l'arène politique - qu'elles se disent « démocratiques », comme le PPP, ou pas, comme les divers partis religieux - et l'armée elle-même, bien qu'il s'agisse là d'un autre type d'instrument.
La naissance du PPP
Zulficar Ali Bhutto, le père de Benazir Bhutto, était l'héritier d'une riche famille de propriétaires fonciers féodaux de la province du Sind, dans le sud du pays. Il avait fait des études de droit, d'abord aux États-Unis, puis à Oxford, en Grande-Bretagne. En 1957, alors qu'il commençait à exercer à Londres à l'âge de 29 ans, il fut nommé dans la délégation pakistanaise à l'ONU grâce à ses relations familiales. L'année suivante, le commandant en chef de l'armée, le général Ayub Khan, prit le pouvoir sans effusion de sang et imposa la loi martiale. Ali Bhutto accepta de participer au nouveau gouvernement, dont il resta membre jusqu'en 1967, détenant successivement trois portefeuilles : l'énergie, l'industrie et le poste-clé de ministre des Affaires étrangères pendant les cinq dernières années.
En 1965, lorsqu'éclata la deuxième guerre contre l'Inde sur la question du Cachemire, les troupes pakistanaises progressèrent rapidement face aux troupes indiennes. Mais la pression internationale exercée sur les deux pays (notamment par Londres, qui conservait des représentants dans les états-majors des deux armées) conduisit à un cessez-le-feu après deux semaines de combats d'une rare violence. Bhutto, quant à lui, était favorable à une ligne dure contre l'Inde et opposé à toute concession. Finalement, en 1967, Ayub Khan décida de court-circuiter son ministre des Affaires étrangères et de lui imposer un accord avec l'Inde qui incluait notamment un retour aux frontières d'avant-guerre. C'est pour exprimer son opposition à ce compromis que Bhutto démissionna du gouvernement, ce qui le fait apparaître bien plus comme un opposant nationaliste à la « ligne défaitiste » d'Ayub Khan, que comme un opposant à la dictature en tant que telle.
Quand il lança le PPP en novembre 1967, Ali Bhutto était donc déjà un politicien chevronné. Mais le seul actif dont il pouvait se prévaloir était d'avoir été ministre d'une dictature militaire pendant neuf ans. Il n'avait jamais manifesté un quelconque intérêt pour la « démocratie » ni pour les masses pauvres du Pakistan. Et surtout, son image était celle d'un ultra-nationaliste.
Le congrès de fondation du PPP n'eut rien de retentissant. Il rassembla une poignée de membres de l'élite possédante pakistanaise dont le principal point commun était leur loyauté personnelle vis-à-vis d'Ali Bhutto. La politique du nouveau parti fut définie par un slogan qui est resté la devise du PPP jusqu'à nos jours : « L'Islam est notre foi ; la démocratie notre politique et le socialisme notre doctrine économique ; le pouvoir au peuple. »
Malgré sa référence au socialisme, le PPP ne s'en réclamait donc pas moins de l'islam, alors qu'existaient depuis longtemps dans le pays des partis qui luttaient contre l'emprise de la religion sur la vie politique et sociale. Mais Bhutto, lui-même athée, affirmait avec cynisme qu'étant donné l'arriération des masses pakistanaises, intégrer l'islam dans le programme politique de son parti était le seul moyen de gagner leur soutien.
Le « socialisme » de Bhutto n'impliquait même pas le défi à la mainmise des puissances impérialistes qui résultait de la politique de certains autres dirigeants contemporains du tiers monde, comme Nasser en Égypte ou Fidel Castro à Cuba. Tout au plus s'inspirait-il de ce qui apparaissait à Bhutto comme l'« efficacité » des méthodes employées en URSS et en Chine, dont la brutalité ne semblait pas le gêner.
Le « socialisme » du PPP nécessitait un pouvoir étatique fort et centralisé, capable de mobiliser l'énergie de la population, y compris par la force si nécessaire - ce qui pouvait ne pas être très « démocratique » vis-à-vis de la population laborieuse, mais c'était précisément l'une des limites du caractère « démocratique » de la politique de Bhutto. Cet État devait recevoir le contrôle des principales industries afin de développer les infrastructures industrielles et collectives nécessaires à une économie moderne. Autrement dit, Bhutto défendait ce qu'il appelait « socialisme » parce qu'il y voyait le meilleur moyen de réaliser ses objectifs nationalistes dans la sphère économique, et cela en dépit de la faiblesse de la bourgeoisie pakistanaise, mais certainement pas parce qu'il y voyait un moyen d'émanciper les masses pauvres de leur esclavage social - préoccupation qu'il n'a jamais exprimée.
La conception de la « démocratie » du PPP n'allait pas au-delà de l'exigence d'un système parlementaire à la britannique fondé sur le suffrage universel. Certes, sous la dictature d'Ayub Khan, cet objectif n'était pas insignifiant dans un pays qui n'avait jamais connu d'élections basées sur une quelconque forme de suffrage universel depuis l'indépendance. Cependant, dans d'autres pays du tiers monde, à commencer par l'Inde voisine, ce type de « démocratie » avait déjà montré qu'il ne servait que les intérêts de la classe dominante. Le choix de Bhutto de limiter son programme « démocratique » à une reproduction plus ou moins à l'identique des institutions de l'ancienne puissance coloniale n'était pas seulement un choix tactique, mais avant tout un choix social.
Quant au slogan « Le pouvoir au peuple », sans doute inspiré de la période où Bhutto, étudiant à l'université de Californie, est censé avoir reçu sa « formation au socialisme », c'était juste une concession démagogique destinée à rehausser l'image radicale du PPP parmi les masses pauvres. Il est significatif que le programme du parti n'ait rien dit sur la nécessité de mettre fin aux pouvoirs féodaux et privilèges divers qui existaient toujours dans la plupart des zones rurales du pays. Car non seulement les fondateurs du PPP appartenaient à des clans féodaux du Sind (comme Ali Bhutto lui-même), mais ils ne voulaient pas s'aliéner leurs pairs, les grands propriétaires fonciers, dont ils espéraient gagner l'appui contre Ayub Khan. Aussi la question des pouvoirs féodaux, si vitale dans un pays dont la majorité de la population vivait à la campagne, était-elle prudemment mise à l'écart, alors que dans le même temps, on faisait de grands discours sur le thème d'une « démocratie » abstraite. Telles étaient les étroites limites du slogan de Bhutto « Le pouvoir au peuple ».
L'accession au pouvoir d'Ali Bhutto
Il est ironique d'observer le cours prudent et légaliste suivi actuellement par le PPP. En effet, s'il est devenu la force politique la plus importante du pays, peu après sa création, il le doit beaucoup à une période de troubles sociaux qui dura cinq mois, en 1968-69, impliquant des couches importantes des masses pakistanaises, et qui finit par faire chuter la dictature du général Ayub Khan, en mars 1969. Ce furent ces événements, et le fait que le PPP sut se faire le porte-parole des sentiments d'une grande partie des opposants à la dictature, qui préparèrent le moment où le PPP accéda pour la première fois au pouvoir, en 1971, avec à sa tête Zulficar Ali Bhutto.
Cette vague de protestation ne fut pas exactement une explosion mais une longue confrontation impliquant des contingents importants de travailleurs, d'étudiants et de paysans dans tout le pays. Pendant ces cinq mois, pratiquement dans tout le pays, il y eut des grèves dans les usines et les bureaux, des affrontement de rue presque quotidiens dans les grandes villes, des marches de la faim organisées par les paysans sans terre et des grèves organisées par les métayers. Chaque mois, des centaines de manifestants étaient arrêtés (4 700 personnes arrêtées dans le seul mois de janvier 1969, au sommet du mouvement), il y eut des morts par dizaines et des blessés par centaines. Mais rien n'y faisait, de nouveaux manifestants prenaient la place des morts, des blessés ou de ceux qui avaient été arrêtés, et la lutte continuait sans répit. De nouvelles organisations naissaient comme des champignons parmi les participants au mouvements - parmi les étudiants, mais aussi, ce qui était bien plus grave aux yeux de la dictature, parmi les travailleurs et les paysans. Des centaines de milliers de personnes cherchaient une perspective politique nouvelle qui chasserait définitivement l'armée de la scène politique et mettrait un terme au pouvoir des « 22 familles » qui, selon un slogan célèbre de l'époque, possédaient pratiquement tout le pays.
C'est durant ces événements qu'Ali Bhutto se mit à gagner du crédit, en organisant des réunions publiques dans lesquelles il parlait le langage radical que les manifestants voulaient entendre. En la matière, il fut notamment aidé par deux facteurs. D'abord, la gauche communiste et réformiste était empêtrée dans la rupture sino-soviétique, tandis que les groupes maoïstes établis étaient paralysés par le soutien de Mao au régime d'Ayub Khan. Ensuite, Ayub Khan rendit certainement un très grand service à Ali Bhutto en le faisant arrêter et incarcérer pour quelques mois après qu'il eut démissionné du gouvernement : cela permit à Bhutto de passer pour un héros de l'opposition à un régime dont il avait fait partie pendant tant d'années.
Finalement Ayub Khan démissionna et transmit le pouvoir à ce qui devait être un gouvernement « intérimaire » conduit par le général Yahya Khan chargé d'organiser des élections parlementaires au suffrage universel. Celles-ci eurent lieu comme prévu, en 1970. Mais leurs résultats traduisirent le fossé qui s'était creusé depuis des années entre le Pakistan oriental de l'époque (l'actuel Bangladesh) et le Pakistan occidental (l'actuel Pakistan).
Au Pakistan occidental, le PPP mena une campagne dynamique promettant de donner à tous « de la nourriture, des vêtements et un toit », de nationaliser les industries, de redistribuer les terres et de « mettre un terme au monopole des 22 familles ». C'est le PPP qui remporta le plus de voix, suivi de près par le National Awami Party (Parti national du peuple, NAP), un parti réformiste laïc où se retrouvait la grande majorité des militants de la gauche pakistanaise.
Au Pakistan oriental, en revanche, les élections furent remportées par les nationalistes bangladais de l'Awami League (Ligue du peuple), qui revendiquait l'autonomie provinciale. Sa victoire fut si écrasante au Pakistan oriental, qu'elle obtint 167 des 169 sièges attribués à la province. Cela faisait de l'Awami League le parti le plus important à l'Assemblée nationale pakistanaise, de sorte que, pour la première fois depuis l'indépendance, le gouvernement allait être dirigé par un parti issu du Pakistan oriental.
Pour l'armée, qui avait toujours soutenu les intérêts spécifiques des grands propriétaires du Pakistan occidental et considéré la partie orientale du pays comme une colonie, c'était proprement inacceptable. Yahya Khan s'efforça d'empêcher l'assemblée nouvellement élue de se réunir, et lorsqu'en 1971, la ligue Awami répliqua en faisant voter la sécession par l'assemblée provinciale du Pakistan oriental, Yahya Khan envoya l'armée. Le bain de sang qui s'ensuivit fit des dizaines de milliers de victimes parmi les travailleurs, les paysans et les jeunes.
Le gouvernement indien décida de se servir de ce prétexte pour remettre à sa place l'armée pakistanaise et affaiblir le Pakistan en encourageant la sécession. L'armée indienne pénétra au Pakistan oriental et, à la mi-décembre 1971, les troupes pakistanaises furent contraintes à la reddition. Yahya Khan et les hautes sphères de l'armée craignaient des explosions de violence contre les forces armées, sérieusement affaiblies par cette défaite humiliante. De sorte que, quatre jours après la reddition, Yahya Khan démissionna et remit tous les pouvoirs à Ali Bhutto, qui devint ainsi le premier civil pakistanais jamais investi des pouvoirs d'administrateur de la loi martiale, commandant en chef des armées et président !
Alors que Bhutto tirait son influence politique de la vague de protestation de 1968-69 contre l'armée, il arriva au pouvoir sur l'invitation de cette même armée, comme solution de dernier ressort pour protéger l'appareil d'État et les privilèges de la bourgeoisie - même le journal américain New York Times reconnut à l'époque qu'il n'y avait pas trop le choix !
« Quaid-I-Awam » et dictature parlementaire
En avril 1972, cinq mois après son accession au pouvoir, Bhutto convoqua l'Assemblée nationale élue en 1970 et annonça la fin de la loi martiale. Mais il attendit encore jusqu'au début 1973 et l'adoption de la nouvelle Constitution avant d'abandonner complètement les pouvoirs d'exception dont il avait hérité de Yahya Khan, pour devenir Premier ministre.
C'est pendant cette période de loi martiale que Bhutto prit les réformes censées jeter les bases de la réalisation de ses promesses... si ce n'est que ces mesures ne furent pas mises en place par le peuple ayant « tout le pouvoir », comme l'affirmait la devise du PPP, mais par Ali Bhutto, qui détenait tous les pouvoirs d'un dictateur.
Et, en fait, ces réformes furent surtout savamment dosées pour permettre à Bhutto de garder le soutien des différents secteurs des classes possédantes.
La réforme agraire, par exemple, n'alla pas jusqu'à satisfaire la promesse d'une redistribution des terres à grande échelle au profit des paysans sans terres. Elle ne fut pas même l'occasion de mettre en place des règles protégeant les droits des métayers ou des ouvriers agricoles. Quelques grands propriétaires furent contraints à abandonner une partie de leurs terres, mais la méthode utilisée pour calculer la superficie à abandonner fut conçue pour donner un résultat dérisoire. Par ailleurs, la réforme offrit des incitations aux grands propriétaires qui optaient pour l'agriculture industrielle, ce qui eut pour conséquence immédiate l'expulsion de métayers qui se virent contraints de devenir des ouvriers agricoles. Résultat, au lieu de réduire le nombre de paysans sans terre, la réforme agraire de Bhutto l'augmenta ! Néanmoins, cela permit à Bhutto de conserver le soutien des grands propriétaires du Sind et du Pendjab, et c'était ça le but de l'opération.
Le programme de nationalisations commencé en janvier 1972 touchait toutes les banques et compagnies d'assurances, ainsi que 31 grandes entreprises de l'industrie lourde. Mais le gouvernement ne tenta jamais sérieusement d'empêcher les nantis d'exporter leurs capitaux hors du pays, de peur de se les aliéner. Si bien que leurs actifs disponibles furent transférés en Arabie saoudite, dans les Émirats du Golfe ou dans les métropoles impérialistes. Comme la réforme agraire n'augmentait pas la production agricole, les recettes fiscales et les réserves en devises de l'État chutèrent dramatiquement. La conséquence fut que les investissements dans les industries nationalisées ne permirent pas d'obtenir une augmentation significative des capacités de production ou même simplement d'assurer le minimum nécessaire pour maintenir le niveau de la production. En fin de compte, tout ce que le programme de nationalisations réussit à faire, ce fut de mettre à la disposition des politiciens du PPP et des hauts fonctionnaires et généraux qui lui étaient proches, des sinécures administratives qu'ils pouvaient utiliser pour acheter des faveurs.
Les réformes radicales promises par les discours populistes de Bhutto ne profitèrent donc pas aux masses pauvres. Tel n'était pas leur objectif. En fait, la population du Pakistan termina l'ère Bhutto comme elle l'avait commencée - avec les mêmes taux d'illettrisme, de mortalité infantile et de pauvreté, parmi les pires au monde - alors que dans le même temps, la bourgeoisie s'était considérablement enrichie, grâce aux moyens supplémentaires qui lui avaient été offerts pour parasiter l'État.
Les travailleurs qui avaient soutenu le PPP de façon écrasante aux élections de 1970, découvrirent très vite le vrai visage de Bhutto. Dès juin 1972, une grève générale de onze jours éclata dans la province du Sind après que la police eut ouvert le feu sur les travailleurs d'une usine de Karachi. Quatre mois plus tard, les 80 000 travailleurs d'une zone industrielle de la banlieue de Karachi firent grève sur les salaires. Ils tinrent plusieurs semaines malgré les arrestations et les fusillades de la police et des unités paramilitaires.
Tel fut le véritable visage de la « démocratie » selon Ali Bhutto. De nombreux syndicalistes avaient grossi les rangs du PPP pendant les mouvements qui avaient précédé la chute du régime d'Ayub Khan. De nouveaux syndicats étaient apparus dans cette période et certains restèrent liés au PPP dans les premiers temps du régime de Bhutto. Celui-ci essaya de corrompre les dirigeants syndicaux en leur offrant des positions officielles, afin de transformer leurs organisations en appendices gouvernementaux. Si cette méthode se révélait inefficace, les militants étaient arrêtés sous des prétextes fallacieux et des provocations étaient organisées pour interdire leurs organisations.
Ce qui était vrai dans la classe ouvrière l'était également pour l'ensemble de la société. Avec le temps, la tolérance de Bhutto et du PPP vis-à-vis de toute opposition alla en diminuant. En juin 1973, des unités armées spéciales de l'appareil d'État furent constituées avec d'anciens policiers et de petits malfrats pour servir de garde prétorienne au PPP. Les journalistes ou écrivains critiques, les leaders de l'opposition, militants syndicaux ou paysans, voire des oppositionnels au sein du PPP, furent passés à tabac, sinon purement et simplement assassinés par ces gangs. En même temps la brève période de liberté de la presse qui avait marqué les débuts du régime ne fut bientôt plus qu'un souvenir. Les journaux qui ne s'en tenaient pas à la ligne officielle, consistant à célébrer les réalisations du « Quaid-i-Awan » (« chef du peuple », comme Ali Bhutto aimait se faire appeler), furent fermés.
Comment Ali Bhutto prépara sa propre chute
Mais la pire marque du régime prétendument « démocratique » de Bhutto fut la guerre acharnée qu'il mena contre les nationalistes baloutches à partir de janvier 1973.
Le Baloutchistan, qui couvre 43 % de la surface du Pakistan, mais où ne vivent que 6 % de sa population, a un sous-sol riche de toutes sortes de minerais, dont le charbon et le fer, ainsi que de pétrole (plus récemment, d'énormes ressources de gaz naturel y ont même été découvertes). L'histoire et les rivalités entre impérialismes ont divisé le peuple baloutche entre l'Iran, l'Afghanistan et le Pakistan. Depuis la partition de l'Inde et l'indépendance du Pakistan, le nationalisme baloutche s'est développé sur des revendications d'autonomie provinciale au sein d'un Pakistan fédéral.
Lors des élections de 1970, c'est le parti d'opposition NAP, dont la branche provinciale était dirigée par des nationalistes baloutches de gauche, qui était sorti vainqueur au Baloutchistan et de très loin, si bien qu'il forma le gouvernement provincial en 1972, tandis que Bhutto nomma un gouverneur NAP représentant du gouvernement central dans la province. Mais cette lune de miel fut de courte durée. Lorsque le gouvernement provincial NAP annonça ses projets d'éradiquer les privilèges féodaux dans toute la province, Bhutto intervint immédiatement pour l'en empêcher, estimant sans doute que cela pourrait constituer un précédent et donner des idées aux masses pauvres dans d'autres régions du pays. Une série de provocations furent organisées contre le gouvernement provincial afin de donner à Bhutto un prétexte pour le destituer. Quand les manifestants envahirent les rues pour exiger le retour du gouvernement baloutche, la réponse de Bhutto fut de leur envoyer l'armée.
Il s'ensuivit une guerre civile qui se poursuivait encore lorsque Bhutto fut renversé en 1977. C'était une sorte de remake de la guerre civile du Pakistan oriental, à la différence que cette fois-ci, elle avait lieu au cœur du Pakistan, sur presque la moitié de son territoire. Pendant des années, plus de 100 000 soldats menèrent une chasse à l'homme acharnée contre les unités de la guérilla baloutche, terrorisant la population par tous les moyens imaginables pour priver les nationalistes du soutien matériel dont ils avaient besoin. Le nombre de victimes de part et d'autre ne sera jamais connu, mais il se compte probablement en dizaines de milliers - sans parler de l'usage systématique de la torture contre tous ceux qui croisaient le chemin des soldats, combattants ou non. Une partie importante de la population fut chassée des zones de peuplement traditionnel pour être casernée dans des « hameaux stratégiques » où elle était soumise en permanence à toutes sortes d'humiliations par des gardiens sadiques. Dans les autres provinces du pays, il n'y eut que peu, voire pas de protestation contre la guerre, en partie en raison du contrôle étroit exercé par Bhutto sur toute forme d'opposition, et en partie parce que toute référence aux événements du Baloutchistan fut interdite dans les médias.
L'un des effets collatéraux importants de la guerre, compte tenu de ce qui allait arriver par la suite, fut de replacer l'armée au centre de la scène politique. Sa défaite au Pakistan oriental l'avait affaiblie au point de la contraindre à laisser la place à Bhutto et aux forces politiques civiles. Bhutto aurait pu en profiter pour marginaliser l'armée une fois pour toutes, notamment en la privant de sa puissance économique - fondée, entre autres, sur de grandes propriétés qui lui avaient été offertes par les Britanniques pendant la période coloniale et sur un enchevêtrement de participations dans des affaires industrielles et financières organisées dans des « fondations d'aide sociale ». Mais Bhutto n'osa jamais aller aussi loin, si d'ailleurs il l'a jamais envisagé.
Au contraire, son attitude vis-à-vis des sphères dirigeantes de l'armée fut toujours ambiguë. Sans doute, quand, après son arrivée au pouvoir, il dut faire face au refus des généraux de faire cesser une grève de policiers inspirée par l'extrême droite religieuse, Bhutto décida de purger l'état-major. Mais ce fut le général Tikha Khan qu'il choisit de nommer commandant en chef et ministre de la Défense, celui à qui son rôle dans la guerre au Pakistan oriental avait valu le surnom de « boucher de Dacca » - un représentant de la droite dure de l'armée. Par la suite, Bhutto remplaça Tikha Khan par le général Zia ul-Haq, ce même Zia qui allait plus tard renverser Bhutto.
En raison de la guerre au Baloutchistan, l'armée était de nouveau en mesure de réaffirmer son rôle de garant de l'intégrité territoriale du pays et des intérêts sociaux de la classe dominante. Cela permit aux généraux au sommet de l'armée de reconstituer l'homogénéité du corps des officiers, qui subissait de plus en plus l'influence des forces politiques civiles. Bien plus, l'armée se trouva de nouveau en position de formuler des exigences considérables sur le budget de l'État, pour augmenter ses effectifs comme son équipement. Elle y réussit si bien qu'à la chute de Bhutto, l'armée avait des effectifs plus nombreux et mieux équipés que sous la dictature précédente.
Bhutto nomma Zia commandant en chef en 1976. L'année suivante, il annonça l'organisation d'une élection parlementaire dont il fit un référendum sur sa politique. L'élection fut à tel point truquée que l'annonce des 58 % obtenus officiellement par le PPP déclencha des émeutes dans tout le pays. Cela donna à l'armée le prétexte qu'il lui fallait pour intervenir. Le 5 juillet 1977, Zia fit son coup d'État. Bhutto et des milliers de politiciens et de militants de gauche furent arrêtés et la loi martiale fut décrétée. Deux ans plus tard, Bhutto devait être condamné à la pendaison pour avoir ordonné l'assassinat d'un responsable local du PPP qui avait osé remettre en cause publiquement la politique du gouvernement. Manifestement, même si l'accusation peut fort bien avoir été fondée étant donné le passé de Bhutto, il ne s'agissait que d'un prétexte pour Zia afin de se débarrasser d'un symbole. S'il y eut des protestations contre le coup d'État, elle furent vite étouffées. Les masses pakistanaises ne semblaient pas penser que la conception de Bhutto de la « démocratie » - sans même parler de son « socialisme » - valait le risque de se retrouver face aux balles de l'armée.
Benazir Bhutto, une façade corrompue pour le pouvoir de l'armée
Depuis sa création en 1967, le PPP était resté « dans la famille », comme beaucoup d'autres « propriétés » acquises par les Bhutto. Après l'exécution d'Ali Bhutto, sa femme Nusrat devint présidente du PPP, charge qu'elle conserva jusqu'au début des années quatre-vingt-dix, où Benazir Bhutto organisa une « révolution de palais », prenant de vitesse les plans de sa mère qui souhaitait nommer son frère, Murtaza, à la tête du parti. Benazir réussit à se faire élire présidente à vie et à évincer son frère.
La dictature de Zia se termina le jour de 1988 où son avion s'écrasa, entraînant sa mort, ainsi que celle de l'ambassadeur des États-Unis et de très hauts gradés de l'armée. Que le crash ait été un accident ou un attentat, il semble que le sommet de l'armée avait d'ores et déjà décidé de changer de tactique. Au lieu de gouverner directement sous la forme d'un gouvernement dirigé par des militaires imposant au pays la loi martiale, comme elle l'avait fait pratiquement depuis toujours, elle décida d'agir désormais derrière des gouvernements « élus » qu'elle pourrait nommer et démettre comme elle l'entendrait, en bourrant les urnes et en utilisant les pouvoirs du président de révoquer le gouvernement et/ou dissoudre l'Assemblée nationale. Dans le même temps, conformément à un accord tacite - ou en tout cas qui ne fut jamais rendu public - avec les partis au gouvernement, l'armée conserverait le contrôle de tout ce qui concernait ses affaires intérieures, ainsi que la sécurité intérieure et la politique étrangère. Finalement, pour limiter les ambitions des politiciens et conserver une apparence de pluralisme politique, deux partis furent chargés de former un gouvernement dans la période suivante : le PPP de Benazir Bhutto et un nouveau venu sur la scène politique, la Ligue musulmane pakistanaise (LMP) de Nawaz Sharif, qui avait été créée sous la dictature de Zia avec le soutien de l'armée pour donner l'apparence d'une vie politique.
Le PPP n'avait jamais été un parti structuré avec un appareil efficace et des adhérents. À l'époque d'Ali Bhutto, le régime intérieur du PPP était celui d'une dictature et on y adhérait non pas sur la base de convictions ou d'un accord politique, mais sur la base d'une allégeance aveugle à la personne de Bhutto. En dehors de cela, comme dans la plupart des partis traditionnels pakistanais, le soutien politique était conditionné par le clientélisme. La seule originalité du PPP à cet égard était que, dans les premiers temps, il comprenait dans ses rangs des travailleurs, des paysans et des gens pauvres de différents milieux, qui n'avaient rien à voir avec ce clientélisme. Mais à la fin du règne de Bhutto, cette différence avait largement disparu.
Cependant, après la mort de Zia, quand Benazir Bhutto put rentrer au Pakistan et remporta les élections de novembre 1988, l'illusion que c'en était fini du pouvoir des militaires déclencha une vague d'enthousiasme qui réveilla temporairement la popularité passée du PPP parmi les militants ouvriers et paysans.
Mais cela ne dura pas très longtemps : dès le début, Benazir Bhutto montra qu'elle était prête à se soumettre aux exigences de l'armée. En échange de l'autorisation que cette dernière lui avait donnée de former un gouvernement, les députés du PPP soutinrent Ghulam Ishaq Khan, le candidat de l'armée à l'élection présidentielle. Bhutto satisfit les autres exigences de l'armée sans y opposer aucune résistance. À tous égards, son gouvernement ne fut qu'une feuille de vigne permettant à l'armée de diriger le pays sans être tenue directement responsable des politiques menées.
Ce fut durant ce premier mandat que Benazir Bhutto fit la courte échelle aux intégristes islamistes. N'ayant pas la majorité absolue à l'Assemblée nationale, elle chercha des alliés parmi les petits partis. Finalement, elle choisit de s'allier avec le JUI (Jamiat Ulema-e-Islam, assemblée du clergé islamique), un petit parti islamiste qui avait joué un rôle dans l'approvisionnement en armes des guérillas islamistes combattant les troupes russes en Afghanistan. Le JUI allait devenir la force principale derrière le vaste réseau d'écoles religieuses dont émergeraient les talibans afghans. Ce fut avec l'aide de Benazir Bhutto que ce groupe ultra-réactionnaire eut accès aux ressources et à l'influence dont on peut disposer en étant au gouvernement.
Pour le reste, le premier mandat de Benazir Bhutto n'eut rien de notable, si ce n'est que la corruption des milieux politiques y devint encore plus visible. Mais ce mandat fut très bref puisqu'en août 1990, après moins de deux ans d'exercice du pouvoir, elle fut accusée de corruption et contrainte de démissionner de son mandat de Premier ministre par le même Ghulam Ishaq Khan que le PPP avait aidé à devenir président. Cette accusation était d'autant plus crédible que son mari, Asif Zardari, était universellement connu pour ses affaires louches. Après une élection caractérisée par le bourrage des urnes et par une victoire claire de la LMP, Bhutto fut remplacée par Nawaz Sharif. Cela n'entraîna aucun changement au statu quo, l'armée continuant à déguiser sa dictature, cette fois-ci derrière le gouvernement de Nawaz Sharif.
Trois ans plus tard, le balancier revint dans le camp Bhutto : Nawaz Sharif fut contraint de démissionner par l'armée en raison de son échec à contenir les protestations régionalistes dans la ville tentaculaire de Karachi, capitale de la province du Sind. La force politique à la tête des protestations, le mouvement Mohajir Quami, ne recula pas devant la démagogie, affirmant que la LMP était principalement pendjabi et que, par conséquent, on ne pouvait pas lui confier les intérêts de Karachi. Vu la place que sa famille occupait dans l'élite du Sind, Bhutto semblait être la clé du problème.
Une nouvelle élection fut organisée, et par un coup de baguette magique, le PPP obtint la majorité et fut invité à former le gouvernement. Le nouveau cabinet de Benazir Bhutto comprenait quelques personnages notables, dont son ministre de l'Intérieur, le général Naseerullah Babar (considéré comme le cerveau derrière la conquête du pouvoir par les talibans en Afghanistan) et son ministre des Investissements, qui n'était autre que son mari, Asif Zardari, le spécialiste en affaires louches. Comme on pouvait s'y attendre, la prise de Kaboul par les talibans reçu le soutien enthousiaste du gouvernement de Bhutto, tandis que le pillage des ressources de l'État par les politiciens fut littéralement institutionnalisé (selon certaines sources, le couple Bhutto aurait accumulé 1,5 milliard de dollars sur des comptes secrets en Suisse).
Ce second mandat fut également marqué par une illustration particulièrement repoussante des conceptions « démocratiques » de Benazir Bhutto. En septembre 1996, son frère, Murtaza, tomba dans un piège tendu par une escouade de la police qui l'abattit sur place. Or il se trouve que Murtaza était devenu un opposant de poids au régime corrompu de sa sœur. Il s'agissait clairement de l'exécution d'un opposant ordonnée au niveau le plus élevé de l'État. On ne sait pas si l'initiative vint de Benazir Bhutto elle-même ou de l'armée. Dans tous les cas, il est peu probable qu'elle ne sût rien de l'affaire. Et le fait est qu'elle ne dénonça jamais le meurtre de sang-froid de son propre frère comme une attaque contre la démocratie, ni quand elle était encore Premier ministre, ni même plus tard, quand elle fut en sécurité, à Londres ou à Dubaï.
En novembre 1996, le balancier revint de nouveau vers Nawaz Sharif et Benazir Bhutto fut limogée, accusée de corruption et de complicité dans l'assassinat de son frère. Elle dut partir en exil pour échapper à la menace d'un procès. Elle partit d'abord pour Londres, puis pour Dubaï, prétendument pour échapper à une demande d'arrestation du couple formulée par Interpol.
L'échec de l'option Musharraf
Le coup d'État du général Musharraf, en octobre 1999, fut la dernière étape d'un long processus dans lequel le Premier ministre Nawaz Sharif avait essayé de court-circuiter l'armée dans sa politique étrangère, alors même que l'armée avait court-circuité le gouvernement en démarrant la campagne de Kargil au Cachemire sans consulter le gouvernement. Le coup d'État se fit sans effusion de sang car personne n'aurait mis sa vie en jeu pour défendre le régime kleptocratique de la LMP. Les dirigeants impérialistes firent entendre tous les bruits désapprobateurs que l'on attendait d'eux, mais les observateurs considéraient que Musharraf avait l'appui de Washington. De fait, après la victoire des talibans en Afghanistan qu'ils avaient eux-mêmes encouragés, les stratèges américains commencèrent à craindre qu'elle n'ait des effets non désirés sur les pays voisins, et notamment le Pakistan et ses 160 millions d'habitants. Et ils considéraient Nawaz Sharif bien trop dépendant des partis religieux pour faire face à de telles menaces.
Après le 11 septembre 2001 et l'invasion de l'Afghanistan, Musharraf devint encore plus un atout pour les dirigeants des États-Unis en raison de son soutien sans réserve à la « guerre contre le terrorisme » - même si, dans le même temps, il utilisait les partis religieux pour former une alliance avec une faction démissionnaire de la LMP de Nawaz Sharif, la LMP-Q. Toutefois, il fut assez vite clair que tout espoir d'impliquer directement l'armée pakistanaise dans le conflit devait être écarté. Non seulement certaines unités ne seraient pas fiables si elles étaient envoyées en Afghanistan, mais le simple fait d'avoir à utiliser l'espace aérien pakistanais pour acheminer des bombardiers américains en Afghanistan fut suffisant pour déclencher des protestations de masse à grande échelle dans tout le pays. Il n'était pas difficile d'imaginer les conséquences domestiques d'une participation plus grande du Pakistan dans la guerre en Afghanistan. Washington se limita donc à augmenter ses financements à l'intention des militaires pakistanais et à leur demander de veiller au moins à ce que le Pakistan ne puisse pas être utilisé comme base arrière pour les guérillas afghanes anti-occidentales.
Au début 2007, huit ans après le coup d'État de Musharraf, le régime avait échoué dans tous les domaines, qu'il s'agisse de maintenir la stabilité du pays ou de contenir les forces afghanes comme le lui avait demandé Washington. Le pays était de plus en plus déstabilisé par la montée du terrorisme islamiste, qui n'était plus confiné aux zones éloignées de la frontière afghane, mais pouvait trouver des appuis et frapper jusque dans Islamabad (la capitale) et Rawalpindi (où se trouvent le QG de l'armée et l'administration). Les zones frontalières avec l'Afghanistan non seulement permettaient de laisser passer des membres de guérillas afghanes, mais elles étaient devenues des camps d'entraînement pour les groupes islamistes pakistanais. Jusque-là, seuls les confins inaccessibles du Cachemire pakistanais avaient constitué des zones de repli pour ces groupes. Maintenant ils avaient étendu leur emprise à la Province de la Frontière du Nord-Ouest (NWFP), jusque dans la banlieue de sa capitale Peshawar, ainsi qu'à la province du Baloutchistan et à la banlieue de Quetta, sa capitale. Et les efforts de Musharraf pour contenir au moins les terroristes de son propre pays ne semblaient réussir qu'à leur amener de nouvelles recrues.
Mais le principal problème de Musharraf était ailleurs. D'abord, une bonne partie du soutien dont bénéficiaient les islamistes, notamment dans les zones rurales, était due directement à l'effondrement de tous les infrastructures et services publics. Et cette situation, la population la mettait très justement sur le compte de l'énorme parasitisme exercé par l'armée et du pillage du pays par les classes possédantes dont l'armée sert les intérêts. Par ailleurs, l'immense majorité de la population, qui était hostile aux islamistes et en particulier à leurs méthodes terroristes, estimait que Musharraf était bien plus responsable de la situation que les islamistes eux-mêmes, du fait de son alliance avec les États-Unis contre les guérillas afghanes.
Bhutto-Musharraf - le tandem de rêve
Dans un tel contexte, le maintien d'une dictature militaire ouverte risquait de conduire droit à l'explosion. Mais de quelle sorte ? Prendrait-elle la forme des vagues de manifestations qui conduisirent à la chute du régime d'Ayub Khan ou celle de la prise de contrôle d'une partie du pays par des forces islamistes ? Dans un cas comme dans l'autre, ni l'armée, ni la bourgeoisie pakistanaises, ni les États-Unis ne souhaitaient courir un tel risque. Et l'impérialisme américain moins que quiconque, sans doute, dans un contexte régional où il est déjà embourbé dans deux guerres, en Afghanistan et en Irak, avec un allié aussi difficile que l'Arabie saoudite et une inconnue qui demeure, à savoir l'attitude de l'Iran.
D'où l'idée qui semble avoir mûri à Washington d'amener le PPP et Benazir Bhutto à aider Musharraf à se recycler en président « civil » - tout en maintenant bien entendu les prérogatives de l'armée - d'abord pour mettre un coup d'arrêt à la déstabilisation du pays et, si possible, pour développer une politique contre les islamistes, au Pakistan et en Afghanistan, qui soit plus agressive mais acceptable pour la population.
Restaient plusieurs problèmes. Le pouvoir judiciaire, qui n'est pas facilement contrôlable par l'armée, était décidé à pousser Musharraf vers la sortie, en usant du fait que, légalement, il ne pouvait être à la fois chef des armées et président élu. De même Benazir Bhutto ne pouvait pas légalement briguer un troisième mandat de Premier ministre. En outre, elle faisait toujours l'objet de poursuites pour corruption et détournement de fonds. N'ayant pas réussi à faire plier la Cour suprême par la menace, Musharraf décréta la loi martiale le 3 novembre 2007 et il édicta une dispense constitutionnelle spéciale éliminant les deux problèmes indiqués ci-dessus et quelques autres. De ce point de vue, il est significatif que dans les premiers jours de la loi martiale, Benazir Bhutto soit restée prudemment silencieuse, sans doute parce qu'elle aussi avait intérêt à cette situation. Pourtant Aitzaz Ahsan, président de l'association des avocats et membre important du PPP, avait été incarcéré et mis à l'isolement. Seulement Aitzaz Ahsan était le principal rival potentiel de Benazir Bhutto pour la direction du PPP, ce qui peut aussi expliquer son silence. Cependant, après un temps il devint évident que Musharraf pourrait se servir du silence de Bhutto pour la discréditer auprès de son électorat et la mettre en position de faiblesse dans les négociations qu'ils menaient alors. Ce n'est qu'alors que Benazir Bhutto commença à dénoncer la loi martiale de Musharraf et à la défier.
Aujourd'hui, le tandem rêvé par les stratèges de Washington a fait long feu. Ce qui reste du PPP est un parti dirigé par un escroc - le veuf de Benazir Bhutto - et son fils Bilawal, un étudiant de 19 ans à l'université d'Oxford, qui est sans doute plus intéressé par les sorties estudiantines que par la situation politique au Pakistan. Pour l'instant, la clique féodale qui contrôle le PPP a empêché l'émergence au sein du parti d'un successeur crédible à Bhutto. L'autre principal parti, la LMP de Nawaz Sharif, est principalement basé au Pendjab et n'a pas l'assise populaire que le PPP a pu être capable d'avoir - et c'est précisément de cette assise que Musharraf avait tant besoin pour recycler son régime.
Le pays le plus dangereux du monde ?
Où en est le Pakistan ? Il est utile d'examiner ici les réalités auxquelles est confrontée la population pakistanaise, tandis que les politiciens bourgeois sont dans leurs tractations.
Dans son édition du 3 janvier 2008, le quotidien pakistanais The News décrit la pénurie de farine et de denrées de première nécessité qui affecte le pays entier depuis des semaines et a été encore aggravée par l'accumulation spéculative : « À Karachi, la farine de blé, le ghee et l'huile comestible ont disparu de la plupart des magasins d'alimentation. (...) La crise a été le résultat de la chute de la production de farine et des récoltes de blé du Pendjab ». Dawn, autre quotidien pakistanais décrivait en décembre la situation du logement à Karachi, la plus grande ville du pays, où plus de la moitié du 1,2 million de ménages vit au-dessous du seuil de pauvreté : « Il y a eu une époque où les professionnels de l'immobilier de Karachi étaient très fiers du fait que, contrairement à ce qui se passait dans les autres mégalopoles de l'Asie du Sud, les habitants de Karachi ne dormaient pas dans les rues. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. La demande de terrains bien situés pour des affaires commerciales, souvent favorisée par des méga-projets dont le seul but est de générer le maximum de profits, est aussi un facteur d'éviction des habitants (...). Depuis 1997, plus de 50 000 ménages de Karachi ont vu leur domicile détruit par des bulldozers, dont plus de la moitié dans les quatre dernières années. En outre, 1 777 cabanes ont été brûlées, jetant à la rue plus de 12 000 personnes. Dix-neuf enfants mineurs, quatre jeunes filles et six adultes ont été brûlés vifs dans ces incidents. Des palaces ont parfois été construits à la place. »
Dans ce contexte d'appauvrissement croissant, il faut ajouter une armée forte de 500 000 hommes, qui affiche avec arrogance son équipement ultra-moderne et les richesses de son empire agro-industriel, la richesse insolente des spéculateurs immobiliers, des industriels et des grands propriétaires. Si on ajoute à cela le sentiment très répandu dans la population que les pays les plus riches du monde se sont ligués, avec la complicité de l'armée et de la bourgeoisie pakistanaises, pour bombarder les frères de sang, de l'autre côté de la frontière afghane, il devient évident qu'un baril de poudre est en train de s'accumuler au Pakistan.
Malgré leurs pieuses déclarations, les puissances impérialistes ne se sont jamais souciées de « démocratie » au Pakistan (pas plus que dans n'importe quel autre pays d'ailleurs) ni des populations. Après tout, l'impérialisme américain a presque toujours engraissé des dictateurs militaires au Pakistan, depuis que le pays existe. Pour les États-Unis, Benazir Bhutto n'était qu'un pion dans un jeu, certes un pion consentant, puisqu'elle avait décidé de choisir sans réserve le camp de Bush et de sa « guerre contre le terrorisme », dont le rôle était d'amener les masses pakistanaises à creuser leur propre tombe. Elle était un pion que les grandes puissances, et tout spécialement celles qui, comme les États-Unis et le Royaume-Uni, sont prises dans le bourbier afghan, poussaient sur l'échiquier pakistanais pour pouvoir continuer à bombarder l'Afghanistan « en toute sécurité », c'est-à-dire sans courir le risque d'étendre la guerre au-delà de certaines limites.
L'assassinat de Benazir Bhutto va maintenant poser un nouveau problème aux puissances impérialistes, bien résumé par la couverture du numéro de l'hebdomadaire britannique The Economist paru juste après l'événement : « Pakistan, the world's most dangerous place » (Pakistan : l'endroit le plus dangereux du monde). Oui, probablement, et la responsabilité en est à mettre au compte des puissances impérialistes.
8 janvier 2008