États-Unis : la grève dans l’automobile

Yazdır
novembre 2023

Depuis le 15 septembre 2023, la direction du syndicat américain de l’automobile (United Auto Workers, UAW) a déclenché une grève touchant des usines des « trois grands » constructeurs historiques d’automobiles des États-Unis : General Motors (GM), Ford, et Chrysler, qui est inclus depuis 2021 dans le groupe Stellantis. Cette grève a été préparée pendant des mois par la direction de l’UAW, à l’approche des négociations sur les nouveaux contrats de travail collectifs destinés à lier, pour les quatre prochaines années, le syndicat et les directions de ces trois multinationales. Cette grève, qui dure depuis plus d’un mois, est entièrement contrôlée par l’appareil syndical, qui n’a mis en action qu’une minorité de travailleurs concernés.

Le mécontentement des ouvriers de l’automobile

C’est par tactique syndicale assumée que jusqu’à présent l’UAW n’a pas, ou pas encore, mis dans la lutte tout le poids de ses adhérents des trois grands. Ce n’est pas parce que les travailleurs de l’automobile ne seraient pas prêts à se lancer dans l’action. Au contraire, ils ont toutes les raisons non seulement de vouloir lutter pour un meilleur contrat de travail, mais aussi de revenir sur des reculs importants imposés par leurs patrons depuis des décennies.

Cette lutte s’inscrit aussi dans un contexte général de mécontentement sur les salaires laminés par l’inflation, avec toutes les difficultés quotidiennes qui en résultent, au moment où les profits des plus grandes entreprises explosent. Ainsi ces dernières semaines des syndicats américains ont permis à de nombreux travailleurs d’exprimer par la grève leur mécontentement à l’occasion du renouvellement de leur contrat de travail. C’est le cas, entre autres, de la grève d’avertissement de trois jours des 75 000 salariés, essentiellement en Californie, des cliniques Kaiser Permanente, qui ont fait 3,3 milliards de bénéfices au premier semestre ; des 2 500 employés de l’assurance Blue Shield Blue Cross du Michigan ; des employés d’hôtel de Californie ; des 4 000 ouvriers de Mack Truck, qui produisent des camions pour le compte du groupe Volvo, etc. ; et bien sûr de la grève médiatique de trois mois et demi des scénaristes d’Hollywood, qui vient de se terminer pendant que celle de 150 000 acteurs continue.

Si le nombre de grèves et de grévistes est sûrement en hausse aux États-Unis, il part de très bas : en 2022 le gouvernement n’a comptabilisé que 23 grèves d’importance, qui ont entraîné 120 000 travailleurs, essentiellement dans l’éducation et la santé, sur 167 millions de salariés…

Dans l’automobile, les trois grands ont réalisé 250 milliards de dollars de bénéfices sur le marché nord-américain ces dix dernières années. En face, les ouvriers vivent les sacrifices exigés sous la pression patronale, notamment suite à la crise de 2007-2009 durant laquelle GM et Chrysler ont organisé leur faillite temporaire. Cette manœuvre exécutée en 2009 a permis à ces trusts d’échapper à certaines de leurs obligations envers les salariés, pendant que l’État fédéral les refinançait. Ces concessions, consenties par l’UAW, se sont ajoutées à celles des années 1980 et suivantes. Le pire recul pour les travailleurs fut certainement la destruction d’emplois par centaines de milliers ou leur transfert des usines syndiquées des trois grands vers leurs sous-traitants non syndiqués, où l’exploitation est plus brutale encore, et il explique en bonne partie l’insolente santé financière de ces trusts. En miroir, le nombre de syndiqués de l’UAW chez les trois grands a diminué de 85 % depuis 1979, passant de un million à 145 000.

Les revendications mises en avant par l’UAW dans la phase de préparation de la grève actuelle ont rencontré l’assentiment de beaucoup de ses adhérents. Puisque les patrons ont fait la sourde oreille, la direction syndicale a commencé la grève le 15 septembre en réclamant une hausse de 46 % des salaires sur les quatre années à venir pour faire face à l’inflation prévisible et rattraper les 20 % de l’inflation passée, ainsi que pour compenser les pertes subies par les ouvriers licenciés puis réembauchés à des taux horaires bien inférieurs. Pendant ce temps le prix des véhicules a augmenté, dépassant largement les 50 000 dollars, les mettant hors de portée des travailleurs qui les produisent.

Le syndicat réclame aussi le retour de l’allocation compensatrice de l’inflation (Cost of Living Allowance, COLA). Enfin, au nom de l’unité des travailleurs, l’UAW exige la fin du statut dérogatoire (« tiers », accepté lors des contrats précédents) qui régit les nouveaux embauchés et les intérimaires, payés bien moins que leurs collègues et ne bénéficiant pas de la même retraite ni de la même couverture médicale. Ainsi, côte à côte, faisant le même travail, un ouvrier chez Ford depuis 2007, ayant été licencié lors de la crise de 2007-2009 puis réembauché sans ancienneté donc avec un salaire reparti du bas de l’échelle, gagne 32 dollars de l’heure pendant que son collègue récemment embauché ne touche que 22 dollars !

L’UAW : de l’offensive ouvrière aux concessions

Ces derniers mois, l’UAW a popularisé ces revendications, en rappelant les grèves avec occupation d’usines des années 1930 qui avaient fait reculer les plus grandes entreprises. Ses dirigeants ont parlé à nouveau de classe ouvrière, en appelant au « combat d’une génération ». Bien qu’il ne soit pas question pour l’UAW de revendiquer le retour des emplois détruits qui permettraient d’alléger les horaires de travail harassants et les cadences qui détruisent la santé des ouvriers, le patronat et ses relais politiques ont dénoncé les revendications syndicales comme excessives et prétendu qu’une grève mettrait l’économie en péril.

Ce langage plus combatif de l’UAW s’incarne dans la personne de Shawn Fain, élu en mars 2023 à la présidence de ce syndicat qui regroupe aujourd’hui plus de 500 sections locales, compte un million de membres, dont 600 000 sont retraités et 400 000 en activité, dont 145 000 travaillent pour les trois grands de la construction automobile.

Il y a longtemps que l’UAW ne donnait plus l’image du syndicat combatif qu’il incarnait lorsqu’il s’est construit dans les années 1930, au milieu de la vague de grèves qui avait soulevé le prolétariat américain. À l’époque, de grandes grèves avec occupation avaient permis la reconnaissance de l’UAW comme interlocuteur social incontournable des capitalistes de l’automobile, pourtant parmi les plus puissants des États-Unis et violemment hostiles aux syndicats.

Or, en s’appuyant sur la combativité ouvrière pour conquérir l’exclusivité de la représentation des salariés auprès de l’employeur, l’UAW non seulement imposait ce monopole à une partie du grand patronat, mais aussi aux travailleurs eux-mêmes. En général aux États-Unis, la totalité des salariés d’un lieu de travail sont syndiqués ou bien aucun ne l’est. Quand les travailleurs réussissent à imposer la présence d’un syndicat au patron, ils sont tous automatiquement syndiqués (sauf dans les États où, ces dernières années, les républicains ont instauré des lois antisyndicales sur le « droit au travail »).

En même temps qu’elle conquérait le droit d’exister, la bureaucratie syndicale se coulait dans la logique des contrats de travail collectifs, définissant les salaires, les horaires, les pensions de retraite, l’assurance maladie, etc., pour trois ou quatre années voire plus. Avec la signature du nouveau contrat marquant la fin des négociations, le syndicat renonçait au droit d’organiser des grèves pendant sa durée : le mouvement syndical devenait un facteur prévisible pour la bourgeoisie et un instrument de contrôle et de frein à l’éventuelle volonté de lutte des travailleurs.

Ainsi aux États-Unis, le droit de grève est bien plus encadré qu’en France : ce n’est qu’au moment des négociations que les grèves sont considérées comme légales, sauf si la sécurité des salariés est en jeu : mais le syndicat qui déclenche ainsi une grève s’expose au paiement d’une amende dissuasive si le motif de sécurité est contesté par le patron. D’ailleurs une des revendications actuelle de l’UAW est d’inclure dans les contrats le droit d’appeler à une grève contre les fermetures d’usine.

Depuis longtemps l’appareil dirigeant de l’UAW a constamment cherché à ne pas être considéré comme un adversaire par le patronat. Pendant quelques dizaines d’années où la riche bourgeoisie américaine fit le choix d’acheter la paix sociale, les patrons des trois grands constructeurs purent compter sur la direction de l’UAW se comportant comme un business partner (partenaire d’affaires) représentant une main-d’œuvre gratifiée de salaires supérieurs à la moyenne. La productivité des travailleurs sans cesse accrue assurait aux patrons un retour sur investissement. L’UAW se vantait alors de permettre aux ouvriers de l’automobile d’intégrer la « classe moyenne » américaine aspirant à une vie confortable, dans l’illusion de se tenir à distance des guerres, crises sociales et économiques portées par le capitalisme comme la nuée porte l’orage.

Lorsque la crise économique des années 1970 s’installa, le patronat ne voulut plus rien accorder, mais il chercha au contraire à tout reprendre aux travailleurs. Dans l’industrie automobile, chaque nouveau contrat fut l’occasion d’un chantage aux délocalisations d’usines – vers le Mexique ou vers les États américains dans lesquels la tradition syndicale est moindre. Chantage auquel l’UAW se pliait en approuvant au nom des salariés les concessions, c’est-à-dire les reculs, exigés par le patronat, tout en désignant la concurrence étrangère comme responsable de l’aggravation du sort des travailleurs.

Les années 2000 furent celles d’une des pires concessions dans l’automobile, à laquelle des dirigeants syndicaux ont parfois donné leur aval : le système des tiers (statuts) se généralisa. Les travailleurs nouvellement embauchés sont payés en fonction d’un deuxième tier, d’une deuxième échelle des salaires, très défavorable. En outre l’entreprise ne cotise plus pour leur retraite et moins pour leur assurance maladie. Aujourd’hui, dans certaines usines, moins de la moitié des ouvriers sont au premier tier, c’est-à-dire bénéficient encore de payes horaires et de prestations sociales décentes. La majorité, le deuxième tier, sont payés bien moins. Il existe aussi parfois un troisième tier de travailleurs, encore moins bien lotis. Ce système ouvertement discriminatoire est de plus en plus mal supporté et génère un mécontentement envers les dirigeants syndicaux qui ont avalisé un tel système. Comme le dénonce la direction actuelle de l’UAW, les tiers engendrent une division au sein des travailleurs au seul profit des patrons.

L’UAW sous tutelle

Installés dans une collaboration permanente avec les plus riches entreprises américaines, certains dirigeants syndicaux ont profité d’avantages pécuniaires. Ils ont parfois étalé leur réussite sociale au grand jour. Il est même arrivé que les rivalités pour la direction d’un appareil syndical débouchent sur des meurtres, dans le style de la mafia.

En septembre 2019, au moment de la négociation du contrat de quatre ans en vigueur actuellement, l’UAW se prépara à une grève chez GM. C’était une de ces grèves habituelles destinées à mettre la pression sur le patron lors d’un renouvellement de contrat. Mais dès que la remise en cause du système des tiers est apparue clairement comme l’objectif de la grève, le FBI, bras armé de l’État fédéral, attaqua l’UAW. Deux semaines avant le déclenchement de la grève, le FBI accéléra soudainement l’enquête discrète pour corruption qu’il menait depuis un moment au sein de l’UAW, et perquisitionna les domiciles des dirigeants syndicaux sous l’œil des caméras, embarquant papiers et argent pour menacer le syndicat.

La direction avait eu raison de se méfier de cette grève, même soigneusement encadrée par la bureaucratie traditionnelle de l’UAW : elle dura quarante jours, alors que depuis 43 ans les grèves de ce type chez GM n’avaient duré qu’un ou deux jours. Cette grève eut un retentissement certain et attira l’attention des ouvriers au-delà de GM. Le patronat de l’automobile put alors compter sur l’État, son complice, qui passa à l’attaque en prétextant la corruption de certains dirigeants syndicaux. Bien que les constructeurs automobiles soient les corrupteurs, c’est l’organisation syndicale, et derrière elle les grévistes, qui a été bien plus visée dans ce contexte bien particulier.

En décembre 2019, deux mois après la grève, des poursuites judiciaires furent engagées contre l’UAW. Un an plus tard, la pression était telle que le président de l’UAW démissionna et, avec d’autres dirigeants menacés de dizaines d’années de prison, accepta de plaider coupable pour corruption. Au bout du compte, treize syndicalistes, dont deux anciens présidents de l’UAW, ont purgé des peines d’emprisonnement de quelques mois. Ces aveux, obtenus par chantage et utilisés contre l’UAW, amenèrent le syndicat à payer 15 millions de dollars et surtout à accepter sa mise sous tutelle fédérale pour six ans.

Ainsi, depuis plus de deux ans, l’UAW est sous le contrôle d’un avocat d’affaires désigné comme monitor (superviseur) par un juge fédéral disposant de pouvoirs étendus sur le syndicat. Des dirigeants syndicaux ont été destitués et exclus, non par les syndiqués eux-mêmes, mais par le monitor. Sous peine d’être à leur tour exclus pour association de malfaiteurs, il est interdit aux membres de l’UAW d’avoir des contacts avec leurs anciens dirigeants considérés comme des mafiosi ourdissant un complot criminel. Le monitor contrôle les finances du syndicat et a le droit de siéger à toutes les réunions (sauf lors des négociations avec les patrons pour les nouveaux contrats) ou de se faire communiquer les comptes rendus de réunion. Une épée de Damoclès menace donc les activités syndicales de l’UAW pour des années. Pour mémoire, en 1996, c’était le syndicat des Teamsters (camionneurs) qui était sous contrôle fédéral depuis des années lorsqu’une grève retentissante fut menée chez UPS : l’année suivante le dirigeant des Teamsters Ron Carey fut destitué par les autorités…

La tutelle de l’État fédéral a imposé que, en 2023, pour la première fois, le président de l’UAW soit élu directement par les syndiqués, et non par l’intermédiaire de délégués comme avant. La plus grande partie des opposants traditionnels à l’intérieur de l’UAW, de même que le magazine de gauche Jacobin, ont salué ce nouveau mode d’élection comme plus démocratique et moins bureaucratique qu’auparavant. Sans se soucier que ce vote avait eu lieu sous tutelle étatique, ils y ont vu la fin du règne d’une bureaucratie qui décidait tout d’en haut.

Pourtant, la démocratie formelle n’est pas plus la garantie que la volonté des travailleurs prévale dans les syndicats – et surtout celle des travailleurs les plus conscients et les plus combatifs – qu’elle ne l’est dans les élections politiques.

D’ailleurs les membres de l’UAW n’ont pu voter que par correspondance, depuis chez eux, isolés de leurs camarades de travail. Des ouvriers ont exprimé qu’ils regrettaient de ne pas connaître ceux qui se présentaient à la direction nationale du syndicat, et donc s’abstenaient, alors qu’ils avaient une opinion, bonne ou mauvaise, sur les délégués locaux. Seuls 15 % des membres de l’UAW ont voté. Difficile de qualifier le fonctionnement actuel de l’UAW de plus démocratique qu’auparavant.

Le langage à la tonalité lutte de classe de Shawn Fain, porteur d’un message combatif, a fait dire à certains que ce scrutin constituait un tournant pour les militants syndicaux de l’automobile, pour les travailleurs de cette industrie et plus largement pour la classe ouvrière américaine, au vu de l’importance de l’industrie automobile, et corrélativement de l’UAW, dans le mouvement syndical. Or l’appareil bureaucratique de l’UAW n’a en réalité pas perdu le contrôle du syndicat au profit des travailleurs, mais plutôt en partie au profit de l’État.

Une direction syndicale au langage plus radical

Le résultat très serré de l’élection du nouveau président a été connu juste avant le congrès de l’UAW qui s’est tenu fin mars 2023 à Detroit, centre de l’industrie automobile aux États-Unis. À l’issue de cette procédure, Shawn Fain est devenu président de l’UAW avec un peu moins de 70 000 voix (sur un million de membres) et seulement 483 voix d’avance sur le président sortant Ray Curry, un Noir membre de l’ancienne direction et précédemment nommé par le monitor. Ce qui a été ressenti amèrement par une partie des ouvriers noirs.

Ce congrès a débouché sur une alliance entre l’ancienne direction, à présent minoritaire au sommet bien qu’elle compte des membres élus à certains postes dirigeants, et la nouvelle. Chuck Browning, issu de l’ancienne direction, a notamment déclaré : « À nos ennemis, qui ne sont pas dans cette salle, aux riches et aux puissants qui veulent attaquer les travailleurs, aux employeurs qui veulent faire des profits à nos dépens par l’exploitation des travailleurs, à tous ces gens j’adresse un message : nous sommes unis dès qu’il s’agit de se battre contre nos ennemis. » Ce ton à l’égard des patrons tranchait avec la tradition dont Browning est lui-même issu : celle de décennies de partenariat avec le patronat.

Shawn Fain, qui tout en s’étant positionné dernièrement comme un opposant à la direction sortante n’en a pas moins fait partie auparavant, a tenu un langage encore plus directement combatif : « Nous sommes ici pour nous rassembler et nous tenir prêt pour la guerre contre notre seul et vrai ennemi : les entreprises multimilliardaires et les employeurs qui refusent à nos membres leur juste part. » Fain, qui est au mieux un honnête syndicaliste, c’est-à-dire un réformiste, a ajouté : « Quand allons-nous tous reconstruire notre pouvoir en tant que classe ouvrière ? Quand allons-nous retrouver notre dignité en tant que travailleurs ? »

Fain aime à citer le syndicaliste Walter Reuther, dirigeant qui a exclu les militants communistes de l’UAW à la fin des années 1940 et amené en 1955 la centrale syndicale CIO à fusionner avec la très modérée AFL, ainsi que Martin Luther King, dirigeant de l’aile du mouvement noir qui recherchait l’appui de l’État pour éviter une explosion sociale. Toutefois il est frappant que l’actuel président de l’UAW parle de « travailleurs » alors que ses prédécesseurs s’étaient acharnés à gommer dans leur langage l’existence d’une classe ouvrière au profit d’une prétendue « classe moyenne », dont le mode de vie était érigé en but pour le syndicalisme.

Toutefois les discours de Fain peuvent aussi être entendus comme la nostalgie de l’époque où le patronat considérait la bureaucratie de l’UAW avec des égards. Tavares, le PDG de Stellantis, ne s’embarrasse pas toujours de réunions avec l’UAW lors de ses tournées aux États-Unis.

Une grève sous contrôle de l’appareil syndical

Le 15 septembre, Shawn Fain et la direction de l’UAW ont certes démarré la grève simultanément chez les trois grands, GM, Ford et Stellantis, ce qui ne s’était pas vu depuis très longtemps. Mais dans une seule usine de chaque groupe, et pas celles qui produisent les véhicules qui rapportent le plus aux constructeurs. Seuls 13 000 travailleurs étaient appelés à la grève et à participer à des piquets de grève tournants qui ne mobilisent chaque gréviste qu’une seule fois par semaine. Fain a averti les autres adhérents de l’UAW qu’ils devaient se tenir prêts à répondre si le syndicat appelait de nouvelles usines à rejoindre la grève.

Une semaine plus tard, il a expliqué que les négociations avec Ford, qui venait de conclure un accord avec un syndicat canadien, avaient avancé et n’a pas accentué la pression sur ce constructeur. Par contre il appelait les travailleurs de 38 sites de GM et Stellantis à rejoindre la grève. Cette extension de la grève a été très mesurée : elle a touché principalement des entrepôts de pièces détachées, ce qui posera plus de problèmes aux concessionnaires, aux garagistes et aux particuliers réparant leur voiture qu’aux firmes automobiles elles-mêmes. La semaine suivante, il faut croire que les discussions de l’UAW avec Stellantis allaient bon train, puisque seules une usine GM et une Ford supplémentaires étaient appelées à la grève.

Puis le 11 octobre, une grosse usine Ford du Kentucky, de 8 700 salariés, a été appelée dans la lutte ; et dernièrement, le 23 octobre, c’était au tour des 6 800 travailleurs de la plus grande usine américaine de Stellantis, à Sterling Heights dans le Michigan. Ces deux usines génèrent beaucoup de bénéfices pour ces deux groupes. Même avec cette dernière extension de la grève, l’UAW n’a, pour le moment, appelé à l’action que 40 000 travailleurs sur ses 145 000 adhérents chez les trois grands.

La direction actuelle de l’UAW n’est pas si différente de la précédente qui avait en 2019, première fois depuis plus de quatre décennies, mené une grève de quarante jours de 48 000 travailleurs sur cinquante usines de GM. Cette grève avait bénéficié de la sympathie d’autres ouvriers de l’automobile et avait attiré l’attention du monde du travail bien au-delà. Or le syndicat s’était bien gardé de l’étendre aux deux autres constructeurs historiques. Le résultat avait été maigre pour les ouvriers de GM, d’où leur détermination à lutter à nouveau cette année.

Il ne fait aucun doute que la grève actuelle est également populaire parmi les travailleurs, bien au-delà de l’automobile. C’est la raison pour laquelle les deux politiciens qui s’affronteront probablement lors de l’élection présidentielle de 2024, Biden et Trump, se sont rendus chacun à leur tour à Detroit pour s’adresser à des grévistes. Tous deux se proclament les meilleurs amis des travailleurs et Biden plus particulièrement celui des syndicats. Mais ni le protectionnisme, ni les subventions énormes aux constructeurs, politique qu’ils ont chacun menée quoique avec un emballage différent, n’ont empêché les salariés de subir la dictature patronale.

L’UAW a dénoncé tous les mensonges du républicain Trump dont un pan de la démagogie vise l’électorat ouvrier. Mais Fain a été complaisant avec le démocrate Biden, participant à son opération politicienne et lui permettant de se mettre en scène sur un piquet de grève en partie monté pour l’occasion et le remerciant du soutien apporté à la grève. À moins que ce ne soit Biden qui soit venu chercher le soutien de l’UAW à sa campagne… Fain n’a pas tenu rigueur au président en exercice d’avoir empêché en décembre 2022 une grève nationale des cheminots en la décrétant par avance illégale au nom de l’économie nationale. Ni de ne pas avoir levé le petit doigt pour empêcher très récemment les trois grands de licencier plus de 2 000 de leurs salariés, souvent des intérimaires, dans des usines dont la production est ralentie par la grève. Bien entendu, les patrons rejettent la responsabilité de ces licenciements sur les grévistes…

La direction de l’UAW contrôle de bout en bout ce mouvement, dont elle a l’initiative. Les travailleurs membres du syndicat ont bien été consultés auparavant sur l’opportunité d’une grève et l’ont approuvée, paraît-il à 97 %, mais sa conduite leur échappe totalement. L’envie de la très grande majorité des ouvriers de l’automobile de regagner par la grève ce qu’ils ont perdu auparavant et d’obtenir des augmentations de salaire permettant de faire face à l’inflation est bien réelle. Mais, en dehors de l’appareil syndical, nul ne sait combien ont participé à ce vote autorisant l’UAW à appeler à la grève. Dans certains syndicats locaux, les votes n’ont même pas été comptés. D’ailleurs la grève de Blue Shield Blue Cross, lancée d’en haut, du jour au lendemain, par l’UAW trois jours avant celle de l’automobile, témoigne du même rapport de commandement que la direction syndicale veut entretenir avec les travailleurs.

À présent que la grève est lancée, ni les travailleurs de l’automobile dont l’usine est en grève, ni les autres qui continuent à travailler, ne décident de rien. Bien que professant en parole l’unité des travailleurs, l’UAW les divise entre ceux qui sont appelés à participer à la grève et ceux que le syndicat condamne à rester l’arme au pied, sur le côté de la lutte. L’UAW n’organise ni réunion syndicale, ni assemblée de grévistes au cours desquelles d’éventuels votes sur la conduite de la grève pourraient s’appuyer sur la combativité et la conscience des ouvriers.

Fain s’adresse par vidéo Facebook live – nouveau moyen de communication au service de vieilles pratiques bureaucratiques – aux travailleurs une à deux fois par semaine pour leur dire si selon lui les négociations progressent ou pas. En fait il s’adresse bien plus aux directions des trois grands et à leurs négociateurs que les dirigeants syndicaux rencontrent pour discuter des futurs contrats collectifs. Fain menace ceux à qui il attribue des mauvais points d’étendre la grève dans leurs usines.

Le 6 octobre, l’UAW a présenté les négociations en cours avec GM comme prometteuses car l’entreprise aurait accepté d’étendre le futur contrat collectif aux usines qu’elle construit pour électrifier sa gamme de véhicules. Selon Fain, cette nouvelle lui serait parvenue quelques minutes avant qu’il n’annonce qu’une des usines GM les plus profitables, celle d’Arlington au Texas, serait mise en grève. Suivant sa logique, Fain n’a de ce fait pas étendu la grève cette semaine-là, ni à Arlington, ni à aucune autre usine d’aucun constructeur, expliquant que sa stratégie, « ne pas sortir le bazooka », était gagnante car elle avait en trois semaines fait considérablement bouger les patrons.

Un accord entre la direction de l’UAW et un ou plusieurs constructeurs est-il proche ? Ce qui est sûr, c’est que l’UAW compte plus sur sa maîtrise de la lutte en cours, et sur sa caisse de grève qui lui permet d’indemniser les grévistes 500 dollars par semaine, que sur la combativité des travailleurs et l’élément d’incertitude qu’ils pourraient constituer aux yeux de leur ennemi, le patronat.

Le 25 octobre, au quarantième jour de la grève, les négociateurs de l’UAW sont arrivés à un accord avec Ford, qu’ils présentent comme une victoire historique qui changera la vie des travailleurs.

Lorsque l’UAW présentera les contrats qu’elle aura négociés avec les patrons aux ouvriers de l’automobile, ce seront ces derniers qui seront dans l’incertitude. On leur demandera de voter pour approuver les modalités des contrats. Mais que sauront réellement les ouvriers du contenu du contrat ? En août dernier, le syndicat des Teamsters a obtenu que plus de 85 % des 340 000 salariés du transporteur de colis UPS approuvent un contrat de cinq ans, leur présentant sous un jour avantageux des augmentations de salaire, obtenues par la seule menace de la grève. Ce n’est que plus tard, au fur et à mesure que le contrat s’applique, que ces travailleurs ont été déçus en se rendant compte de la réalité du compromis fait en leur nom par leur syndicat.

En 2021, la grève chez le constructeur de machines agricoles John Deere avait duré cinq semaines. Bien qu’ayant arraché des augmentations de salaire et ayant réussi à rejeter l’instauration d’un troisième tier, une minorité importante de 40 % de travailleurs ont jugé le résultat insuffisant. Malgré la traditionnelle carotte d’une prime substantielle agitée par le patron en cas de vote en faveur du contrat, ils ont voté pour la continuation de la grève, contre l’avis de l’UAW qui organisait le vote et recommandait de ratifier le contrat négocié au cours de la grève. En 2019 aussi, lors de la grève chez GM, une forte minorité s’était ainsi opposée à l’appareil. Dans ces deux cas, les opposants au sein de l’UAW avaient accrédité auprès des travailleurs l’idée que la direction syndicale négociait mal et qu’une nouvelle direction ferait mieux, la fonction des syndicats étant de négocier avec le patronat. Ce qui a peut-être compté dans l’élection de Shawn Fain à la tête de l’UAW cette année.

Or les capitalistes, dans une économie en crise où la concurrence est féroce et où la guerre économique menace de se transformer en guerre tout court, veulent accentuer l’exploitation, surtout pas l’alléger. Ils veulent s’imposer aux travailleurs et à leurs syndicats. Chez GM et chez Ford, les quatre principaux actionnaires sont des fonds d’investissement, dont le plus important d’entre eux, Black Rock. L’adversaire des ouvriers de l’automobile est donc le cœur du capitalisme financier. Quel grain à moudre laissera-t-il à Fain pour présenter aux ouvriers l’issue de la grève comme une victoire ?

L’impasse du suivisme

Depuis son accession à la présidence de l’UAW, et surtout depuis le déclenchement de la grève actuelle, le langage radical de Shawn Fain lui vaut une aura de dirigeant radical dans une certaine gauche ou extrême gauche. En France, cette tendance au suivisme derrière la bureaucratie syndicale se retrouve caricaturalement dans le numéro du 12 octobre de L’Anticapitaliste, publication du NPA.

Sous le titre « Une avancée à caractère historique », on y lit: « Cette grève rompt avec les pratiques précédentes d’une UAW à la direction corrompue. Le point sur l’état des discussions est fait chaque vendredi par le président de l’UAW Shawn Fain. Ses interventions sur Facebook sont vues en direct par des dizaines de milliers d’ouvrières et ouvriers qui les regardent dans les ateliers depuis leur mobile. Le retour à la radicalité des années 1930 mais avec les outils de communication d’aujourd’hui ! » Que l’UAW fasse tout ce qu’elle peut pour que les travailleurs soient les sujets passifs de la direction syndicale ne dérange pas le rédacteur.

L’article reprend aussi l’idée que l’ouverture de GM à la syndicalisation des futures usines de batteries « est une victoire contre la division des travailleurEs ! », sans un mot sur la division entretenue par l’UAW entre grévistes et non-grévistes. Apparemment la manœuvre de Fain lors de sa vidéo du 6 octobre où, vêtu d’un T-shirt Eat the rich (Mangez les riches), il a présenté les négociations avec GM comme un grand pas vers la victoire pour justifier que cette fois il n’appelait aucun travailleur à rejoindre la lutte, a convaincu l’Anticapitaliste. C’est la vieille tactique du radicalisme de façade pour maquiller un bureaucratisme syndical banal.

L’envie de se battre d’une bonne partie des ouvriers des trois grands constructeurs, mais qui travaillent toujours de longues heures épuisantes pendant que d’autres sont en grève, n’est utilisée que comme une menace par les dirigeants de la grève. L’envie de certains grévistes de voir leurs camarades les rejoindre dans une lutte plus large ne compte pas pour la bureaucratie syndicale. La grève partielle de l’automobile fait prendre le risque d’une coupure entre les ouvriers en grève, qui portent tout le poids de la confrontation avec le patronat, et qui doivent se contenter depuis des semaines d’une indemnité de grève qui ne fait pas un salaire complet, et ceux qui ne sont pas appelés à l’action. Aux yeux de l’UAW, les travailleurs des autres secteurs de l’économie, qui observent avec sympathie le combat engagé dans le secteur majeur de l’automobile pour faire reculer le patronat, comptent encore moins. La force potentielle de la classe ouvrière est négligée.

D’une certaine façon le message de Trump, lorsqu’il est venu parader à Detroit et dire aux grévistes que se battre pour un meilleur contrat de travail ne compterait pour rien si les usines fermaient, mettait le doigt sur un problème réel. Bien sûr Trump était venu décourager les grévistes et tâcher de leur faire prendre les vessies électorales pour des lanternes. Mais tant que les capitalistes possèdent les moyens de production, ferment des usines ici pour en ouvrir là, suppriment des emplois pour surexploiter les ouvriers restants, aucun accord, aucun contrat ne protégera durablement les travailleurs. Ce sont là les limites du syndicalisme, même doté d’un langage un tant soit peu radical, qui aujourd’hui n’organise même pas de lutte économique générale de la classe ouvrière.

L’appareil syndical de l’UAW ne répond pas aux problèmes politiques qui se posent à la classe ouvrière. Ou plutôt, quand il y répond, c’est sans jamais remettre en cause la domination économique de la bourgeoisie. Ainsi depuis les années 1980, l’UAW a expliqué aux travailleurs que se protéger des fermetures d’usines voulait dire protéger le marché américain des voitures produites par des ouvriers en Asie ou au Mexique. L’UAW a ainsi laissé le champ libre aux partis de la bourgeoisie pour s’adresser aux travailleurs sur le registre du protectionnisme et du nationalisme, que ce soient les démocrates dont le syndicat cherche le soutien et qu’il a si souvent soutenus, ou que ce soient les républicains comme Trump qui s’adressent aux ouvriers en colère.

Alors que la grève de l’automobile est toujours en cours, il est difficile de savoir si l’appareil syndical en gardera la maîtrise jusqu’au bout. Il est aussi impossible de savoir à l’avance si les ouvriers de l’automobile sortiront renforcés de cette lutte ou déçus, et l’effet qu’elle aura sur des dizaines de millions d’autres travailleurs. Ce qui est certain, c’est que, alors qu’il existe un mécontentement diffus au sein de classe ouvrière des États-Unis, l’admiration pour Fain et l’alignement derrière la bureaucratie syndicale, radicale ou non, est une impasse pour ceux qui veulent construire une force organisée dans les usines pour lui contester la direction des mouvements actuels et à venir, et surtout pour contester à la bourgeoisie la direction de la société.

28 octobre 2023