Discussion sur les textes d’orientation

Yazdır
décembre 2023-janvier 2024

Comme toujours, de nombreux sujets ont été abordés et discutés dans les assemblées locales. Nous publions ici des extraits des discussions sur la menace de l’extrême droite en France, sur le supposé « impérialisme » de la Chine, sur le stalinisme ou encore sur l’intelligentsia et la révolution.

Sur la situation intérieure

Ce texte n’a pas soulevé de problèmes réels.

Un camarade a regretté que nous ne développions pas la politique antiouvrière de Macron qui consiste, en bon gouvernement bourgeois, à faire payer la crise à la classe ouvrière. Nous le faisons au quotidien, et c’est vrai que nous le faisons aussi régulièrement, chaque année, dans nos textes de congrès. Et nous aurions pu le faire cette année aussi. Les attaques qui tombent sur la classe ouvrière n’ont rien de dérisoire. Se retrouver avec 200 euros de moins à la retraite, galérer pour se faire soigner ou se déplacer, se priver pour manger ou se chauffer, ne plus avoir de droits au chômage…, c’est même l’essentiel pour ceux qui le subissent.

Et cela fait partie d’une dégradation lente et continue des conditions de vie des classes populaires et c’est précisément le terreau qui produit le délitement que l’on observe dans les quartiers populaires depuis un bon bout de temps. Faute de mesurer cela, il est difficile de comprendre la montée de la délinquance par exemple, tout comme la persistance, voire la montée du racisme. Et il faut que cela reste toujours présent dans nos raisonnements et que l’on n’oublie pas, non plus, de rattacher toutes ces attaques à la crise générale du capitalisme.

Mais, cette année, nous avons voulu faire un texte court, ramassé. Parce que nous ne voulons pas noyer les conséquences des crises et des guerres, et les dangers supplémentaires qu’elles font planer sur nos têtes, en développant sur les faits et gestes d’un gouvernement français qui est, pour le camp impérialiste occidental, la cinquième roue du carrosse.

Le gouvernement tape sur les travailleurs, mais il n’a guère de pouvoir sur l’évolution de la crise économique ou de la politique mondiale. Et tous ceux, comme Mélenchon ou Le Pen, qui prétendent pouvoir agir, l’un sur la crise et les inégalités, l’autre sur l’immigration, n’auront en réalité pas plus de prise. Le pouvoir est aux mains de la grande bourgeoisie qui domine au travers d’un système gangrené de contradictions, que même les politiciens les plus puissants ne peuvent pas résoudre.

Pour que tous les textes constituent bien un seul et même ensemble, nous avons surtout voulu resituer l’évolution de la vie politicienne française dans le cadre international en montrant comment l’atmosphère internationale, le nationalisme et les guerres favorisent la droitisation et accélèrent, comme dans bien d’autres pays, la normalisation de l’extrême droite.

La menace de l’extrême droite

C’est là-dessus que nous voudrions prolonger le raisonnement. Dans le texte, nous insistons sur la poussée de l’extrême droite et comment les appels à « l’unité nationale » jouent tout à fait dans son sens. Nous affirmons que l’arrivée de Le Pen au pouvoir serait dans la continuité du gouvernement actuel et qu’elle ne pourrait pas être assimilée à l’avènement du fascisme. Tout en ajoutant : « La situation peut cependant changer brutalement et ceux qui suivent Le Pen pourraient tout aussi vite renouer avec les rêves fascisants du père. »

Cette dernière idée n’est pas développée. Oui, les choses peuvent basculer très vite. L’apparition d’un mouvement fasciste est tout à fait possible. Et l’activisme actuel de l’extrême droite, de Le Pen, de Zemmour et des groupuscules identitaires et néonazis en témoigne.

Précisons, pour les camarades étrangers qui n’ont pas suivi, qu’il y a eu, samedi dernier, une expédition punitive de 80 à 100 identitaires et néonazis contre un quartier populaire et immigré de Romans-sur-Isère, une petite ville de la Drôme. Armés de battes de baseball et de coup-de-poing américains, et scandant « Islam hors d’Europe », ils prétendaient faire justice pour Thomas, un jeune de 16 ans poignardé à mort, une semaine plus tôt, dans un bal de campagne, par des jeunes dont certains venaient de cette cité. Depuis, il y a eu une série de rassemblements autorisés et non autorisés et des patrouilles de nazillons dans différentes villes qui témoignent d’une activité que l’on n’avait pas vue depuis longtemps. Ces événements nous rappellent qu’il y a les éléments humains pour structurer un mouvement fasciste.

Et ce n’est pas d’aujourd’hui. La droite française a toujours compté des courants monarchistes, antisémites, racistes et nationalistes. Et ils ont montré leur influence et leur poids y compris dans l’armée, au moment de l’affaire Dreyfus. L’Action française, qui existe toujours aujourd’hui, était déjà à la manœuvre. Dans les années 1920 et plus encore dans les années 1930, il y a eu une multiplication de groupes, de ligues et de nébuleuses fascistes comme la Cagoule, les Croix de feu, le Parti populaire français de l’ancien communiste Doriot, les Jeunesses patriotes de Taittinger, un grand industriel propriétaire des champagnes Taittinger.

Plus tard, leurs rejetons politiques se sont retrouvés dans l’OAS, l’Organisation armée secrète, fondée en 1961, pour défendre l’Algérie française par tous les moyens, y compris le terrorisme, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir de nombreux liens avec l’appareil d’État, à commencer dans l’armée et la police. En 1973, il y a eu une vague de meurtres et de violences racistes contre des Maghrébins, perpétrés principalement dans la région de Marseille où l’on estime qu’il y a eu, cette année-là, entre 20 et 50 travailleurs algériens assassinés.

Depuis longtemps, il y a donc des individus capables d’entreprendre des actions provocatrices, violentes et ouvertement racistes. Aujourd’hui, d’après les spécialistes, cette mouvance, qu’ils appellent l’ultradroite, est estimée à 3 000 individus, dont 1 500 seraient fichés S, c’est-à-dire surveillés par la police. Ils sont éclatés en une multitude de groupes, qui changent de nom au gré des interdictions et des dissolutions. À leur tableau de chasse, il y a des manifestations contre les centres de demandeurs d’asile ; des patrouilles contre les migrants à la frontière franco-italienne ; de multiples provocations et bagarres contre des supporters maghrébins ; des attaques de locaux anarchistes ou de gauche ; des dispersions de rassemblements comme il y a quinze jours, à Lyon où ils ont attaqué une réunion pro-Palestine.

L’expédition punitive tentée à Romans-sur-Isère par 80 néonazis a eu un aspect spectaculaire. Mais elle montre aussi les limites de cette mouvance d’ultradroite, puisque même le milieu ô combien actif des nazillons lyonnais, à 100 km, n’a pas réussi à monter seul l’opération. Il a fallu que des individus viennent de Besançon, de Nantes, de Paris, de Montpellier… Et leur parade, visiblement mal préparée, a tourné à l’humiliation pour certains et a fini, pour six autres, en prison. Mais notons, au passage, qu’ils avaient quand même réussi à récupérer la liste, les noms et les adresses des jeunes inculpés pour le meurtre de Thomas, ce qui montre les connexions qu’ils peuvent avoir dans la police ou la justice. Pour l’instant, il y a donc les cadres pour un futur mouvement fascisant, il leur manque les troupes.

La poussée électorale de l’extrême droite, qui a été continue ces dernières années, n’a pas, jusqu’ici, permis à ces groupuscules de recruter largement. Cela ne nous étonne pas, parce que nous avons toujours souligné la différence qu’il y a entre voter contre les immigrés et se mobiliser et agir contre les immigrés, c’est-à-dire être prêt à cogner… et, ce qui n’est pas accessoire, prendre des coups et se retrouver quelques mois en taule.

Pouvoir voter contre les immigrés peut même, dans une certaine mesure, servir d’exutoire à la haine raciste. Et c’est en partie le rôle que jouent Le Pen et, dans une moindre mesure, Zemmour. Mais cela peut changer. Ces mêmes groupuscules peuvent grossir et se structurer. En tout cas, il y a le climat politique pour ça.

La banalisation des idées racistes ou anti-immigrés dans le débat politique n’est pas anodine. Être politiquement correct aujourd’hui c’est affirmer « oui, il y a un problème avec l’immigration ». C’est dire que « oui, le terrorisme vient des musulmans ». Ce qui devient sulfureux c’est de revendiquer l’ouverture des frontières et la régularisation de tous les sans-papiers !

Pour revenir au drame de Crépol, on ne peut qu’être frappé par la facilité avec laquelle la droite, l’extrême droite, et aussi le gouvernement ont récupéré ce qui ressemble de plus en plus à une banale embrouille de bal qui a dégénéré, pour développer leurs thèses racistes et créer un climat de guerre civile opposant la banlieue arabe à la campagne blanche.

Cette omniprésence des thèses d’extrême droite fait pression sur toute la société, cela apporte de l’eau au moulin des racistes et fait sans doute basculer un certain nombre de personnes dans leur camp ­anti-immigrés. Toute la question est de savoir combien parmi elles se réjouissent de l’action des apprentis fachos ? Et parmi celles qui s’en réjouissent, y en a-t-il qui sont prêtes à les rejoindre ?

Les troupes potentielles existent. D’abord du côté de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie où recrutent historiquement la droite et l’extrême droite. Ces catégories sociales, qui vivent loin des quartiers populaires, sont promptes à fantasmer sur l’ensauvagement de ces quartiers immigrés. En tout cas bien plus que les femmes et les hommes qui y vivent.

Mais la classe ouvrière n’est pas vaccinée, à commencer par celle de la campagne. Il faut se souvenir que parmi tous ceux qui se sont mobilisés dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes, une fraction n’était pas gênée d’afficher son racisme et le rejet des migrants. Et il y a toute une frange de femmes et d’hommes précarisés et marginalisés par la crise, aveuglés par la rage, qui cherchent des boucs émissaires : on en rencontre un certain nombre en prospection. Et puis il y a encore une fois tout le climat nationaliste, guerrier et violent dans lequel nous sommes plongés depuis la guerre en Ukraine, avec des gens qui s’engagent pour la guerre et que les va-t-en-guerre nous présentent comme des héros.

Alors, il y a la stratégie de Le Pen qui est électoraliste, et il y a ceux qu’elle influence et qui peuvent la déborder sur sa droite. Surtout que Zemmour ne se gêne pas, lui, pour jouer avec le feu. À l’élection présidentielle, il a quand même fait 7 % des voix, c’est-à-dire 2,5 millions de voix, sur sa théorie du grand remplacement. Son parti, Reconquête, lancé grâce à de grands donateurs issus de la bourgeoisie, revendiquait, début 2023, 100 000 adhérents. Et contrairement à Le Pen qui condamne les actions de l’ultradroite, Zemmour, lui, refuse de le faire. « Le danger n’est pas ceux qui veulent défendre l’identité française, c’est la racaille arabo-musulmane », a-t-il déclaré. Les plus enragés, ceux qui sont lassés de l’eau tiède servie par Le Pen, auront la bénédiction de Zemmour pour passer à l’action directe. Est-ce que ce dernier se réserve une carrière de chef fasciste ? Ce n’est pas à exclure, mais si un mouvement fasciste finit par se structurer, on verra de toute façon apparaître des candidats pour ce rôle, Zemmour ou un autre.

Face à cette menace autoritaire et fasciste, que proposent les dirigeants de gauche ? Ils en appellent au respect des institutions et de la République ! Interrogé sur les actions des groupuscules identitaires, tout ce que Roussel, le dirigeant du PCF, a trouvé à dire, c’est qu’il fallait s’en remettre aux institutions républicaines, à la police et à la justice. Exactement ce que nous explique Darmanin, le ministre de l’Intérieur, qui se pose en garant des institutions, lesquelles, nous dit-il, mènent une lutte implacable contre l’ultradroite. Darmanin peut d’ailleurs se prévaloir du fait que six apprentis fascistes ont été condamnés à des peines de prison de six à dix mois ferme et qu’il prévoit de dissoudre trois de ces groupes. Roussel finira peut-être par le remercier !

Quant à Mélenchon, comme il n’a absolument pas pour perspective de s’en remettre aux luttes de la classe ouvrière, il finit toujours par retomber sur les mêmes niaiseries républicaines et les appels à l’union populaire !

Comme le dit Trotsky dans le Programme de transition : « Les réformistes inculquent systématiquement aux ouvriers l’idée que la sacro-sainte démocratie est assurée au mieux lorsque la bourgeoisie est armée jusqu’aux dents et les ouvriers désarmés. » Et Trotsky poursuit en proposant des méthodes prolétariennes de combat dont on n’a pas fini de pouvoir s’inspirer :

« Le devoir de la IVe Internationale est d’en finir, une fois pour toutes, avec cette politique servile. Les démocrates petits bourgeois – y compris les sociaux-démocrates, les staliniens et les anarchistes – poussent des cris d’autant plus forts sur la lutte contre le fascisme qu’ils capitulent plus lâchement devant lui en fait.

Aux bandes du fascisme, seuls peuvent s’opposer avec succès des détachements ouvriers armés qui sentent derrière leur dos le soutien de dizaines de millions de travailleurs.

La lutte contre le fascisme commence, non pas dans la rédaction d’une feuille libérale, mais dans l’usine, et finit dans la rue. Les jaunes et les gendarmes privés dans les usines sont les cellules fondamentales de l’armée du fascisme.

Les PIQUETS DE GRÈVE sont les cellules fondamentales de l’armée du prolétariat. C’est de là qu’il faut partir. À l’occasion de chaque grève et de chaque manifestation de rue, il faut propager l’idée de la nécessité de la création de DÉTACHEMENTS OUVRIERS D’AUTODÉFENSE. Il faut inscrire ce mot d’ordre dans le programme de l’aile révolutionnaire des syndicats. Il faut former pratiquement des détachements d’autodéfense partout où c’est possible, à commencer par les organisations de jeunes, et les entraîner au maniement des armes. »

Bien sûr, chaque circonstance est différente, mais l’idée que seul le mouvement ouvrier, organisé et combattant, peut écraser le fascisme, est fondamentale. Et cela fait aussi partie des situations et des tâches qu’il nous faut anticiper.

Sur la situation internationale

L’essentiel de ce programme marxiste révolutionnaire ne vient pas de nous. Nous l’avons reçu en héritage de l’expérience du courant communiste révolutionnaire du mouvement ouvrier, tel que compris, formulé, par Marx et Engels en premier, mais également par un grand nombre de militants dont nous revendiquons l’héritage : Lénine, Rosa Luxemburg, Trotsky, pour ne parler que des principaux. Mais aussi de militants comme Kautsky, Plekhanov et d’autres qui, à une certaine période, ont incarné la continuité du marxisme, avant de cesser de le faire.

Au cours d’une discussion avec les dirigeants du SWP, Trotsky ajoutait : « On peut dire que nous n’avions pas de programme jusqu’à ce jour. Pourtant nous avons agi. Mais ce programme a été formulé en différents articles, différentes motions, etc. En ce sens, le projet de programme ne présage pas d’une nouvelle invention, ce n’est pas l’écrit d’un seul homme. C’est la somme du travail collectif jusqu’à aujourd’hui. Mais une telle somme est absolument nécessaire pour donner aux camarades une idée de la situation, une compréhension commune. » (Discussion sur le Programme de transition, 7 juin 1938).

Cette « compréhension commune des événements et des tâches » est indispensable pour maintenir la cohésion de notre organisation sur le terrain du prolétariat et sur la base du marxisme.

Dans le marxisme dont nous nous revendiquons, il y a évidemment aussi l’apport de Lénine, c’est-à-dire le bolchevisme et toute l’expérience de la première révolution prolétarienne victorieuse, et également de Trotsky qui nous a donné les clés pour comprendre notamment la dégénérescence du premier État ouvrier et l’émergence d’une bureaucratie – que Marx ne pouvait évidemment pas prévoir. Ni Marx, ni Lénine, ni Trotsky ne sont plus là pour nous tenir la main.

Il n’a pas fallu longtemps après la mort de Trotsky, et en réalité même avant, pour se rendre compte que tout en se revendiquant de Trotsky et du Programme de transition, certains pouvaient adopter des positions qui n’avaient plus rien à voir avec l’idée fondamentale de représenter les intérêts politiques du prolétariat. Aux écrits de la littérature marxiste, il faut ajouter nos propres positions et la cohérence de ces positions à travers le temps.

***

Les congrès, les textes d’orientation rédigés à ces occasions et l’élection de la direction forment un tout. De toutes les organisations trotskystes, nous sommes la seule dont le congrès est annuel. C’est sur la base de ces textes d’orientation que nous élisons notre direction. Durant plusieurs années, notre organisation a eu une fraction dont l’existence, en devenant durable, posait de tout autres problèmes, politiques, matériels, etc. Cette fraction proposait ses propres textes d’orientation. Ce n’est plus le cas depuis plusieurs années. Notre organisation se retrouve dans un seul et même ensemble de textes d’orientation politique.

Tout en autorisant la discussion politique en dehors des périodes de congrès – contrairement à la plupart des principales organisations d’extrême gauche plus ou moins trotskystes –, nous ne considérons pas que l’existence de tendances A, B, C, D, etc., soit en soi une richesse pour une organisation, quand derrière les différentes lettres, il n’y a pas une différence politique réelle. Nous rédigeons et éditons ces textes de congrès depuis plus de 50 ans. Au-delà de la cohésion de notre organisation en un moment donné, on peut y vérifier la cohérence de ses positions politiques dans la durée.

Par exemple, dans un premier texte d’orientation, en 1971, nous avions à combattre la position de ceux qui considéraient le régime de Mao comme communiste et, dans le mouvement trotskyste, l’État chinois comme un État ouvrier déformé (voire à peine déformé, relativement à l’URSS de Khrouchtchev). Nous nous sommes toujours refusés à parler d’État ouvrier, quel que soit l’adjectif qu’on y colle – dégénéré, déformé, etc. – pour des États qui ne sont pas issus d’une révolution prolétarienne. Ni la Chine, ni le Vietnam, ni les Démocraties populaires, ni Zanzibar… Revenons sur deux points qui ont été discutés dans les assemblées locales.

La Chine est-elle impérialiste ?

Ce premier point est venu en discussion, d’une manière ou d’une autre, dans toutes les assemblées locales. Les interrogations sur la Chine ont surgi du texte consacré à l’Afrique. Des camarades s’interrogent sur les raisons de la présence de ce pays en Afrique : la bourgeoisie chinoise est-elle en train d’y prendre des parts de marché aux bourgeoisies américaine et française ? Cette question en a entraîné une autre : est-on certain que la Chine est en concurrence avec l’impérialisme américain pour fabriquer des vêtements très bon marché destinés à la population de l’Afrique ? Les grands groupes d’un pays impérialiste comme les États-Unis ne sont en réalité pas du tout intéressés par ce marché-là et le cèdent volontiers à « l’atelier du monde » qu’est devenue la Chine.

L’industrie du textile de Haïti, par exemple, ne concurrence pas l’industrie américaine ! Il s’agit dans la plupart des cas de capitaux américains investis dans des usines en Haïti, dont la production repart vers les États-Unis pour être vendue dans les grandes chaînes commerciales américaines de type Wal-Mart. Il en va de même à une échelle autrement plus grande avec la Chine. Ce n’est pas la bourgeoisie chinoise qui pique des parts de marché aux bourgeoisies américaine et française. C’est la bourgeoisie impérialiste, américaine au premier chef, qui s’enrichit, entre autres, de ce que la Chine produit pour elle, sous forme de produits finis ou de composants de productions diverses.

En parlant d’impérialisme, de quoi discute-t-on ? Au niveau général, c’est le monde capitaliste, c’est-à-dire notre monde, qui est devenu dans son ensemble impérialiste. Tous les États du monde, dont l’ex-URSS, Russie comprise, font partie du monde impérialiste.

Pour le caractériser en une seule expression : l’impérialisme, c’est le capitalisme des monopoles. Et une des conséquences les plus importantes de l’analyse marxiste de l’évolution du capitalisme, c’est le fait que le capitalisme de libre concurrence, du fait même de la concurrence, a engendré son contraire. Deux tendances profondes, la concentration des entreprises et la mondialisation sont les éléments dominants du développement capitaliste. Ce sont les mêmes lois du développement capitaliste qui, sous la propriété privée des moyens de production et le morcellement de la planète en États nationaux, engendrent l’impérialisme. Et c’est la même évolution qui engendre les fondements de ce que pourrait être la société socialiste ou communiste, c’est-à-dire l’économie organisée et planifiée à l’échelle internationale. Cette évolution par laquelle le capitalisme de libre concurrence a engendré son contraire ne s’est pas faite de façon linéaire, au même rythme dans toutes les régions du monde. C’est ce « développement inégal » qui a dessiné au début un écart entre futurs pays impérialistes en train de le devenir et pays sous-développés et, à partir d’un certain moment, c’est le développement des uns qui a engendré un sous-développement des autres et a figé cette situation.

Eh bien, l’évolution ne s’est pas passée du tout de cette manière pour la Chine. Ce n’est pas à partir de la bourgeoisie compradore du temps de Tchang Kaï-chek que l’économie s’est développée sur une base capitaliste. C’est contre cette bourgeoisie compradore, contre les seigneurs de guerre, contre Tchang Kaï-chek que Mao a pris le pouvoir. En s’appuyant sur ce soulèvement paysan, il a pu construire un appareil d’État qui a été d’abord assez puissant pour résister à la pression impérialiste, jusques et y compris dans la guerre (c’était l’époque de la guerre de Corée…). Puis, en utilisant les moyens étatiques, l’État chinois de Mao a développé l’économie sur une base capitaliste.

En d’autres termes, la centralisation, le monopole, aux États-Unis, en France, etc., résultaient de l’évolution organique du capitalisme lui-même, en quelque sorte à la base, entouré de tout un tissu industriel ; où les sommets de la bourgeoisie reposaient sur une vaste bourgeoisie petite, moyenne, grande, toutes subordonnées au capital financier. En Chine, en revanche, la concentration n’a pas été le résultat d’un processus interne du développement du capitalisme mais une réaction d’autodéfense face à ce dernier. La concentration de l’économie chinoise n’a été possible que parce que, dans l’intérêt même du développement futur de la Chine pendant nombre d’années, l’État chinois s’est passé de la concurrence entre capitalistes individuels.

La Chine a réussi à se développer pour une multitude de raisons, parmi lesquelles on peut citer sa taille, sa population, sa richesse minière, mais avant tout, la mobilisation révolutionnaire de la paysannerie derrière une politique nationaliste qui a permis à la Chine de construire un appareil d’État puissant. Cela l’a rendue capable dans un premier temps de résister à la mainmise politique de l’impérialisme – à comparer avec la Chine d’entre les deux guerres mondiales. Et par la suite, cela a permis, en s’appuyant sur un appareil d’État puissant, de réaliser, par le biais de l’étatisme, une percée économique qui n’était pas à sa portée sous la domination de la bourgeoisie compradore de l’époque de Tchang Kaï-chek.

Il s’agit de deux évolutions différentes et on préfère garder au mot « impérialisme » et surtout aux mots « puissances impérialistes » leur signification marxiste.

Certains se demandent aussi : « Si c’est par un cheminement original, la Chine ne peut-elle pas finir pas engendrer un impérialisme ? » Peut-être. Mais nous ne sommes pas des historiens par anticipation du développement futur de la Chine, ni auteurs de politique-fiction. La Chine est sans doute le pays où le prolétariat est le plus puissant numériquement. Si, pendant les décennies à venir, ce prolétariat ne s’éveille pas à la conscience politique, à la conscience de sa tâche révolutionnaire, ce n’est pas seulement la nature impérialiste de la Chine qui sera posée par l’histoire, mais bien autre chose.

Les tâches des révolutionnaires face à la guerre

Une discussion a porté sur un autre passage du texte Pour mettre fin au chaos capitaliste… : « Si notre classe, ayant été dans l’incapacité d’empêcher la guerre, est mobilisée, nos militants y participeront, comme toute notre classe. Même sous l’uniforme, non seulement nous continuerons à défendre nos idées, les idées de lutte de classe, mais nous aurons à y gagner d’autres militaires, nos compagnons ; individuellement et clandestinement tant que cela ne sera pas possible autrement ; par contingents entiers lorsque cela deviendra possible par la montée révolutionnaire. Nous aurons à refuser de fuir la guerre et de déserter. Nous ne nous contenterons pas de revendiquer la paix, mais nous devrons porter la lutte de classe à l’intérieur de l’armée. ″Transformer la guerre de la bourgeoisie en guerre civile″, c’est ce programme de Lénine et du Parti bolchevique qui a conduit la classe ouvrière à la conquête du pouvoir. »

Lorsque, dès le début de la guerre en Ukraine, nous avons mis en lumière la menace d’une généralisation de la guerre, chacun se souvient encore comment on s’est fait qualifier par nos ex-camarades, aujourd’hui dans le NPA bis: « alarmistes », « oiseaux de mauvais augure », « Cassandre », etc. Nous avons écrit cela pour mettre l’accent dans nos interventions et publications sur le fait que le capitalisme, ce n’est pas seulement l’exploitation et tout ce qui en découle, mais c’est aussi la menace permanente de la guerre, la continuation de la concurrence, de la compétition par des moyens militaires. Nous n’avons pas mené une discussion abstraite. Et nous en avons tiré la conclusion pratique de demander aux camarades d’axer leurs discussions autour de cet aspect de l’évolution du capitalisme. Il n’a pas fallu longtemps pour que même la télé et la presse deviennent « alarmistes » et qu’aujourd’hui, de pseudos-spécialistes ou des militaires de haut rang discourent sur la possibilité d’une troisième guerre mondiale…

Nous voulons insister sur l’idée que, même si le prolétariat ne parvient pas à empêcher la guerre, la guerre elle-même n’arrête pas la lutte de classe. Au contraire, elle l’exacerbe. Et le devoir des révolutionnaires n’est pas de fuir la lutte de classe, précisément lorsqu’elle est particulièrement exacerbée, mais au contraire de la mener.

Nous ne sommes pas des pacifistes. Nous ne sommes pas non plus des anarchistes. Et notre axe d’intervention ne sera ni l’attitude anarchiste, c’est-à-dire individualiste, qui consiste à déserter, ni le pacifisme béat qui réclame la paix aux dirigeants et aux états-majors de l’impérialisme. Mais ce sera de rester avec les nôtres, avec les prolétaires mobilisés pour, comme le résumait Lénine, « transformer la guerre de la bourgeoisie en guerre civile » des classes opprimées contre la bourgeoisie capitaliste. Car on peut spéculer comme on veut sur la façon et le moment où la guerre mettra en mouvement le prolétariat, ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas d’autre moyen d’empêcher la guerre ou d’y mettre définitivement fin que la victoire de la révolution prolétarienne.

En conclusion

Socialisme ou barbarie

En novembre 2020, nous avons publié dans notre mensuel Lutte de classe un article intitulé « Aujourd’hui comme hier, socialisme ou barbarie ». Par la suite, nous avons repris cet article pour le présenter comme un des textes d’orientation soumis au vote de notre 50e congrès, en décembre 2020.

Eh bien, aujourd’hui, la barbarie, nous sommes en train de nous y enfoncer !

À l’époque, il s’agissait de l’assassinat de Samuel Paty par un jeune fanatisé, mais aussi du foisonnement de courants conspirationnistes aux États-Unis où « le capitalisme en putréfaction a fait resurgir le Ku Klux Klan et multiplie les courants conspirationnistes, variantes modernes du foisonnement des courants mystiques au Moyen Âge face à la pandémie de peste ». Nous affirmions : « Les idées obscurantistes que ces courants reprennent à leur compte ne sont pas une survivance du Moyen Âge. Ce n’est pas le passé qui se saisit du présent, c’est le produit d’une société qui a été capable d’envoyer des hommes sur la Lune mais qui est incapable de dominer sa vie économique et sociale. »

C’était il y a trois ans, avant que la guerre n’éclate en Ukraine et qu’elle resurgisse entre Israël et les Palestiniens !

Depuis quelques mois, la barbarie se manifeste à une tout autre échelle. Elle se manifeste par des morts ensevelis sous les immeubles bombardés, de Kherson à Gaza. Par le terrorisme à grande échelle de l’État d’Israël, en réplique au terrorisme du Hamas. Par la mise à mort de toute une population qui fuit les bombes, affamée, privée d’eau et de médicaments. La barbarie, c’est de faire sortir les mains levées sous la menace des chars tous les malades du principal hôpital de Gaza transformé en mouroir.

La barbarie, ce n’est pas seulement la guerre en Ukraine ou au Moyen-Orient, c’est aussi, et depuis bien longtemps, les flots continus de réfugiés d’Afrique qui tentent de traverser la Méditerranée au péril de leur vie, pendant que des députés français, allemands, italiens, bien propres sur eux et bien nourris, discutent d’arguties juridiques pour leur refuser l’entrée en Europe. La barbarie, c’est la route des Balkans hérissée de barbelés, le mur érigé à la frontière du Mexique pour couper la route des États-Unis aux pauvres d’Amérique latine.

La barbarie monte de partout, sous de multiples formes. En Haïti, par la prolifération des gangs. Aux frontières du Soudan, où des dizaines de milliers de réfugiés, fuyant les combats entre chefs militaires, sont parqués dans ce qu’il est difficile d’appeler un camp, tant les populations entassées n’ont aucun abri, des familles entières, adultes et enfants, dorment à même le sol et n’ont comme nourriture que quelques sacs de riz que l’on se dispute, apportés par des organismes de secours…

Et de ces multiples expressions de la barbarie, nous n’avons que des images télévisées, quand nous en avons… Des images filtrées, sélectionnées et chargées de propagande, notamment concernant la guerre au Moyen-Orient, pour nous suggérer l’horreur et la sidération devant le terrorisme du Hamas, mais en même temps glissant sur l’horreur que représentent les bombardements de cette prison à ciel ouvert qu’a toujours été la bande de Gaza, transformée avec l’intervention de l’armée d’Israël en cimetière…

Puis il y a la barbarie au quotidien, même ici, dans ce pays impérialiste riche, privilégié par rapport au reste de la planète, prétendument civilisé, une barbarie qui pour le moment se cantonne à la rhétorique nauséabonde, aux slogans, au durcissement politique dès qu’il s’agit des plus pauvres.

Pour ne parler que de l’actualité, dont nous abreuve la télévision, écoutez cette infecte discussion sur l’article 3 du projet de loi du gouvernement sur les travailleurs immigrés. Même pas les plus mal lotis, mais ceux qui ont l’infini privilège de se faire exploiter par une partie de la bourgeoisie, celle des secteurs du bâtiment, de la restauration, etc., une bourgeoisie qui est obligée d’admettre qu’elle a un besoin vital de ces travailleurs pour ses propres affaires.

Eh bien, regardez comment le mécanisme et le formalisme de cette prétendue démocratie parlementaire étaient mobilisés pour faire passer l’importante question de savoir si le texte de la future loi passera d’abord par l’Assemblée puis par le Sénat, ou l’inverse.

Que de palabres, de marchandages, d’éclats de voix entre ces « représentants de la nation » pour une décision dont le contenu se limite à humilier cette petite frange de travailleurs immigrés qui travaille ici depuis des années, qui paie ses impôts et cotise à la Sécurité sociale, et à rendre sa vie plus difficile par des contraintes administratives supplémentaires.

Récemment, le restaurateur Thierry Marx disait à la radio qu’il trouve aberrante toute cette discussion, sans doute pas seulement par sentiment d’humanisme, mais tout simplement parce qu’il sait que son secteur ne peut absolument pas fonctionner sans le travail des cuisiniers, serveurs, plongeurs immigrés. Il y a quelques mois, un reportage dans Le Monde Magazine a mis en lumière un prestigieux restaurant sis à côté de l’Assemblée nationale, dans lequel allaient se sustenter de nombreux députés de tous bords, alors qu’une partie du personnel était encore sans papiers…

Et voilà, dans toute sa splendeur, cette « démocratie », dont la défense contre le terrorisme est invoquée par les porte-parole de l’impérialisme pour justifier le bombardement aveugle de Gaza, les bombes à fragmentation fournies à Zelinski, et tout le reste ! Cette barbarie-là, républicaine ou démocratique, n’est certes pas la barbarie des bombes qui écrasent Gaza ou Kherson en Ukraine, mais elle y mène ! Parce que ce sont ces gens-là qui dirigent le monde, ou plus exactement qui servent de décorum démocratique au grand capital. Oui, la barbarie, le monde capitaliste nous y enfonce avec les pincettes de la République et de ses « institutions démocratiques » ici, en France. Avec une violence brutale dans d’autres parties du monde. Mais ce n’est qu’un début. La montée du climat guerrier annonce une généralisation de la guerre comme forme de fonctionnement quasi permanente du capitalisme.

Et le pire est que c’est en train d’entrer dans les mœurs. Après le déclenchement de la guerre en Ukraine, il y a eu une petite réaction, une petite inquiétude. Nous l’avons constaté et nous en avons tiré la conclusion qu’il fallait en profiter pour axer nos discussions sur ce que le capitalisme nous réserve et qui n’est pas seulement le report de l’âge de la retraite, ni la seule exploitation.

Comme les gens étaient un peu sensibilisés, cela nous a permis d’avoir un peu plus de discussions et de les pousser un peu plus loin qu’auparavant, notamment dans les caravanes. Mais nous avons constaté aussi que, la conscience collective à peine sensibilisée, l’intérêt est retombé, sans qu’ait été tirée la conclusion que, pour empêcher la guerre, il fallait plus qu’être émus en regardant à la télévision les images de Marioupol, et bien plus tard celles, encore plus violentes, de Gaza bombardée ! Eh oui, au fond, dans ce pays impérialiste privilégié qu’est la France, même les nôtres ont réagi en leur for intérieur avec des « c’est triste, mais cela ne peut pas nous arriver »…

On a pu avoir le même sentiment à l’occasion de l’attaque du Hamas. Au lendemain de l’incursion du Hamas sur le sol d’Israël, des journaux ont évoqué la sidération en Israël. Mais qu’est-ce qui a donc pu sidérer à ce point-là la population israélienne dans son ensemble ? Il faut croire qu’elle n’a pas réa­lisé que son État était en train d’écraser la population palestinienne, avec sa complicité. Pourtant les Palestiniens, la population juive les côtoyait tous les jours, non seulement ceux qui vivent en Cisjordanie, mais aussi ceux de Gaza, et à plus forte raison ceux qui habitent et vivent en Israël même. Israël se croyait tellement supérieur, tellement invulnérable car protégé par la coalition de toutes les puissances impérialistes, à commencer par les États-Unis, qu’il pensait que cela ne pouvait pas arriver ! Eh bien, cela est arrivé. Mais sommes-nous plus à l’abri d’être « sidérés » le jour où la guerre nous frappera ici ?

Si la légende d’une Europe occidentale vivant en paix depuis 1945, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, perdure, combien de générations, dans combien de pays du tiers-monde, connaissent déjà un état de guerre permanent ? Nous avions fait le calcul nous-mêmes, il y a quelques années. En pleine période dite de paix puisque ce n’était pas la guerre mondiale, depuis 1945, le seul Congo Kinshasa, devenu Zaïre, redevenu Congo Kinshasa, a connu autant de morts dues aux conflits armés que, pris ensemble, une bonne partie des pays occidentaux qui avaient été engagés dans la Deuxième Guerre mondiale ! La paix elle-même a été pendant longtemps le privilège des pays riches. Les pauvres d’Afrique dans nombre de pays avaient à la fois la pauvreté et la guerre. Et ceux qui nous dirigent font mine de se demander pourquoi les pauvres ne restent pas chez eux au lieu de traverser la Méditerranée, au péril de leur vie !

Il ne s’agit pas seulement de s’interroger sur quelle est la période la plus barbare : celle que Victor Serge désignait dans son livre S’il est minuit dans le siècle ou la période qui est en train de s’ouvrir devant nous ? Il n’y a que dans le domaine des dégâts militaires qu’on peut deviner la réponse : la guerre qui est peut-être en train de se généraliser pour devenir une guerre mondiale sera encore plus meurtrière et dépassera de très loin le nombre de victimes, directes et indirectes, de la Première Guerre mondiale (20 millions de morts : 10 millions de soldats et 10 millions de civils) et de la Deuxième Guerre mondiale (de 60 à 90 millions de morts : 20 à 30 millions de soldats et 40 à 60 millions de civils).

Parce que, dans l’intervalle, la science et les techniques ont considérablement progressé en rendant l’armement bien plus efficace, bien plus destructeur ou, pour reprendre leur langage, bien plus compétitif sur le marché mondial des armes.

Au-delà de la responsabilité politique décisive du stalinisme sur laquelle nous allons revenir, la quiétude devant les menaces que représente le maintien de l’ordre bourgeois a une assise sociale. Et cette assise sociale, c’est le poids de la petite bourgeoisie, y compris son intelligentsia, sur l’opinion en général et sur ce que certains marxistes ont appelé la « fraction la plus embourgeoisée de la classe ouvrière », c’est-à-dire l’aristocratie ouvrière.

En dernier ressort, le stalinisme a repris, bien ripolinés, les poncifs de l’aristocratie ouvrière réformiste. Il ne faut jamais oublier qu’autant les notions d’antagonismes de classe sont des notions essentielles pour comprendre la société, autant les différentes classes ne vivent pas séparées par des murailles de Chine. Et l’aristocratie ouvrière, en refusant la révolution, en se croyant sortie des rangs du prolétariat, copie la mentalité, le comportement, les raisonnements de la petite bourgeoisie qui elle-même en fait autant vis-à-vis de la grande bourgeoisie. Très exactement comme le fait la bureaucratie ex-soviétique…

L’humanité paiera très cher une organisation sociale qui porte en elle, avec l’exploitation, la concurrence, la rivalité économique permanente et les guerres qui en découlent.

Du Manifeste communiste à nos jours

Chacun de nous connaît la première phrase du Manifeste du Parti communiste : « Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. »

Le Programme de transition, porteur de la même conviction communiste révolutionnaire que le Manifeste du Parti communiste, est d’une tout autre tonalité : « Les prémisses objectives de la révolution ne sont pas seulement mûres, elles ont même commencé à pourrir. Sans révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la civilisation humaine tout entière menace d’être emportée dans une catastrophe. »

Les deux textes sont à la base de notre programme et, donc, de notre combat.

Si après 175 ans, le Manifeste du Parti communiste est encore notre référence fondamentale, c’est que, malgré tous les progrès de l’humanité dans une quantité de domaines, la science, les techniques ; malgré son emprise croissante sur son environnement naturel, la société capitaliste n’a pas fondamentalement changé.

Dans un texte écrit en mars 1903, vingt ans après la mort de Marx, Rosa Luxemburg appréciait ainsi l’apport principal de ce dernier au mouvement ouvrier : « S’il fallait formuler en quelques mots ce que Marx a fait pour le mouvement ouvrier d’aujourd’hui, on pourrait affirmer que Marx a pour ainsi dire découvert la classe ouvrière moderne en tant que catégorie historique, c’est-à-dire en tant que classe soumise à des conditions d’existence déterminées et dont la place dans l’histoire répond à des lois précises. Avant Marx, il existait sans doute dans les pays capitalistes une masse de travailleurs salariés qui, poussés à la solidarité par la similitude de leurs existences au sein de la société bourgeoise, cherchaient à tâtons une issue à leur situation et parfois un pont vers la terre promise du socialisme. Marx ne les a élevés au rang de classe qu’en les liant à une tâche historique particulière : la tâche de la conquête du pouvoir politique en vue d’une transformation socialiste de la société. » (« Karl Marx », 14 mars 1903).

Il y a dans ce passage le résumé de ce qu’a été la transformation du socialisme utopique en socialisme scientifique. Mais il n’y a pas que cela. Il y a, en même temps, la différence fondamentale entre un communiste révolutionnaire et un syndicaliste. Le marxisme, ce n’est pas seulement le parti pris pour la classe ouvrière et encore moins la compassion pour son sort. Le marxisme consiste à voir dans la classe ouvrière, quel que soit son état d’esprit en un moment donné, la classe sociale capable de conquérir le pouvoir politique et, écrit Rosa Luxemburg, « en vue d’une transformation socialiste de la société ».

Marx a fait passer le socialisme de l’utopie à la science en découvrant la dynamique interne du capitalisme. Le capitalisme n’a jamais cessé d’être basé sur l’exploitation et sur l’oppression de la majorité de la société au profit d’une minorité privilégiée. La course au profit a toujours été son moteur, avec toutes ses conséquences : concurrence, anarchie dans la production, gaspillage, rivalités, guerres. Mais, en même temps, pendant sa période montante, il a participé aux progrès de l’humanité, à l’augmentation des forces productives de l’homme, à l’unification de la planète, à son emprise croissante sur la nature. La concurrence capitaliste a été un moteur formidable du progrès contre d’autres formes antérieures des sociétés de classe. Pour reprendre les expressions du Manifeste du Parti communiste, « la bourgeoisie a créé de tout autres merveilles que les pyramides d’Égypte, les aqueducs romains, les cathédrales gothiques… »

Mais le développement du capitalisme a engendré son contraire, les monopoles, l’impérialisme – ce stade ultime et sénile du capitalisme –, qui est devenu il y a plus d’un siècle le principal obstacle au progrès de l’humanité.

Les 140 ans qui nous séparent de la mort de Marx ont largement confirmé également l’incapacité de l’organisation capitaliste de la société à surmonter ses contradictions et à ouvrir une voie qui donnerait raison à ceux qui, à la suite de Bernstein et compagnie, envisageaient la diminution croissante des contradictions capitalistes au profit d’une évolution harmonieuse vers une forme de socialisme.

« Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs »

En développant les forces productives de l’humanité, en tissant des liens entre toutes les régions de la planète, le capitalisme a préparé les matériaux pour réorganiser la société sur d’autres bases que celles de la propriété privée des moyens de production et du morcellement étatique.

Mais l’histoire n’est pas mue par un mécanisme d’horloge. Elle est l’œuvre des classes sociales en chair et en os. C’est seulement sur la base de cette analyse de la société, c’est-à-dire sur la base du marxisme, que peut se reconstituer une force révolutionnaire capable de renverser le capitalisme.

« L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » n’est pas seulement un slogan. L’expression élimine l’idée de tout mécanisme automatique. C’est là où l’expression de Rosa Luxemburg, parlant de la découverte « de la classe ouvrière moderne en tant que catégorie historique », rejoint le Programme de transition, en particulier cette idée que Trotsky répète à plusieurs reprises sous des formes différentes : « La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. » Ou : « La crise actuelle de la civilisation humaine est la crise de la direction du prolétariat. »

Ces phrases constituent un constat pour les décennies passées mais, en même temps, résument ce que nous avons à faire. Il n’y a pas à revenir ici sur ces décennies qui ont transformé la révolution prolétarienne victorieuse en Russie en son contraire. C’est-à-dire une des formes les plus démocratiques du pouvoir, celui des conseils ouvriers – les soviets – en une des pires formes de dictature sur la classe ouvrière, que Trotsky a si souvent comparée au fascisme, tout en les opposant en fonction de leurs bases sociales respectives.

Stalinisme et trotskysme

L’analyse de la dégénérescence bureaucratique fait partie du trotskysme. Il nous oppose à tous ceux qui, de Staline à Mao Zedong en passant par une myriade d’imitateurs de moindre importance, se sont revendiqué de Marx et du marxisme en un moment donné de leur existence politique.

On ne peut pas se poser la question du pourquoi de cette crise de la direction du prolétariat sans évoquer la responsabilité du stalinisme. Pas seulement sa responsabilité directe, immédiate, dans les années 1920-1930, dans l’élimination complète de la direction du parti bolchevique, dont les membres ne sont pas morts de mort naturelle. Pas seulement sa responsabilité dans la chasse à tous ceux qui essayaient de renouer les liens avec le passé révolutionnaire du prolétariat. Pas seulement en introduisant le gangstérisme dans les relations entre les composantes du mouvement ouvrier, les assassinats, la torture, les camps de concentration.

Dans la responsabilité historique du stalinisme, il n’y a pas que cette lutte de classe brutale menée par la bureaucratie usurpatrice contre la classe ouvrière. Il n’y a pas eu seulement les occasions ratées par la classe ouvrière, faute de directions politiques valables, de l’Angleterre et de l’Allemagne à la Chine des années 1920 ; il n’y a pas eu seulement les révolutions trahies, comme celle en Espagne en 1936. Il n’y a pas eu que les révolutions directement étouffées ou écrasées dans les pays de l’est de l’Europe des années 1950 : l’Allemagne de l’Est, la Pologne, la Hongrie. Il y a aussi tous les dégâts que le stalinisme a laissés en héritage et qui continuent à pourrir la conscience de classe.

Le stalinisme en tant que tel est mort, comme est mort Staline. Les lois de la biologie suffisent pour expliquer qu’il n’y a plus aucun survivant de cette époque, dont certains étaient exécutants ou complices directs du stalinisme. Plus grand monde ne se réclame aujourd’hui du stalinisme, mais ses conséquences destructrices se prolongent jusqu’à maintenant. C’est le stalinisme qui a brouillé les cartes entre la conscience de classe prolétarienne et ce magma infect que les partis staliniens ont créé, tout en conservant l’étiquette communiste : une sorte de populisme, vaguement teinté d’ouvriérisme et de slogans anti-impérialistes. Ce magma a été propagé par tous les PC sous l’influence de la bureaucratie soviétique, au fur et à mesure de leur évolution vers le stalinisme. Il a été transformé en religion d’État en URSS comme dans les Démocraties populaires ; propagé par le pouvoir et tous ses organes ; propagé par la radio et, quand le temps en est venu, par la télévision, enseigné dans des facultés sous le nom de marxisme-léninisme.

Au fil du temps et des alliances diplomatiques de la bureaucratie de Moscou avec l’Éthiopie de Mengistu, la Somalie de Siad Barre ou la République populaire du Congo-Brazzaville et bien d’autres, l’étiquette communiste ou assimilée a fini par couvrir des régimes qui, n’ayant rien à voir avec la révolution d’Octobre, ni avec le prolétariat, n’avaient en commun que leur caractère anti-ouvrier.

Pendant des années, dans la principale avenue de Brazzaville, se côtoyaient les portraits du dictateur de l’époque, Ngouabi ou Sassou N’Guesso, et de Marx, Engels, Lénine, et de Staline en tout cas jusqu’à un certain moment, portraits en bien plus grand nombre que dans les Démocraties populaires pourtant directement dominées par la bureaucratie soviétique !

C’est le stalinisme qui a donné à une multitude de courants nationalistes bourgeois la possibilité de s’abriter derrière l’affichage anti-impérialiste dans un premier temps, avant d’apparaître sous leur véritable identité politique, réactionnaire, voire de plus en plus liée à la religion.

Le rôle du prolétariat

Marx a laissé une analyse de la dynamique du capitalisme qui a résisté au temps, comme a résisté au temps, malgré les soubresauts de la lutte des classes qui font l’histoire, le rôle irremplaçable du prolétariat, qu’il avait découvert, selon Rosa Luxemburg.

Sur le plan de l’importance numérique de sa présence partout sur la planète, de par son rôle dans chaque rouage du fonctionnement économique, le prolétariat est infiniment plus fort aujourd’hui qu’il ne l’était au temps de Marx et même bien plus tard, au temps de la révolution russe.

À l’époque de Marx, le prolétariat moderne se limitait aux seuls pays qui avaient déjà connu la révolution industrielle ou qui étaient en train de la vivre, pour l’essentiel ceux d’Europe, ou du moins de sa partie occidentale, et les États-Unis.

Aujourd’hui, le prolétariat est partout car le capitalisme est partout. Et il n’est pas devenu amorphe, il lutte. Regardez le Bangladesh qui nous rappelle que, si l’industrie du textile a décliné en France, aux États-Unis et dans un certain nombre de pays devenus impérialistes, les usines de Manchester, de Liverpool, etc., se trouvent aujourd’hui à Dacca !

Lorsque Rosa Luxemburg écrit qu’« avant Marx, il existait une masse de travailleurs salariés qui poussaient à la solidarité par la similitude de leurs existences au sein de la société bourgeoise », elle fait le constat que les travailleurs avaient conscience de faire partie d’une même classe. Mais c’est Marx qui « ne les a élevés au rang de classe qu’en les liant à une tâche historique particulière : la tâche de la conquête du pouvoir politique en vue d’une transformation socialiste de la société ».

Eh bien, la différence avec l’époque de Marx et avec celle de Lénine et de Trotsky n’est pas dans les possibilités ni dans la force du prolétariat, mais dans l’incapacité de l’intelligentsia à faire surgir de ses rangs ne serait-ce qu’une minorité d’intellectuels capables de transmettre, c’est-à-dire d’apporter aux travailleurs en lutte les idées de Marx.

« Le pont que Marx a jeté entre le mouvement prolétarien tel qu’il a surgi de manière élémentaire du sol de la société actuelle et le socialisme, écrit encore Rosa Luxemburg dans ce même texte, était donc la lutte de classe pour la prise du pouvoir politique. »

L’intelligentsia, la révolution et le stalinisme

L’intelligentsia a toujours été issue de la bourgeoisie. À l’époque montante de cette dernière, l’intelligentsia a été à l’avant-garde des combats de sa classe encore progressiste. Mais une fraction de cette intelligentsia a su aller plus loin, a su rompre avec ses aînées et parentes et pousser le souhait de transformation sociale dont la société était porteuse bien au-delà des limites de la société bourgeoise.

Cette catégorie d’intellectuels était minoritaire, mais elle a apporté aux travailleurs les idées de l’avenir. L’époque de Marx et Engels a été suivie de celle de Guesde, Lafargue et de bien d’autres qui ont joué un rôle majeur dans la transmission du socialisme révolutionnaire dans le prolétariat à l’époque de la IIe Internationale.

Il s’est passé la même chose pour l’intelligentsia russe un peu plus tard, avant même le bolchevisme. Elle a cherché la voie de la transformation politique et sociale du tsarisme en passant par tout un tas d’errements : « l’aller au peuple », l’alphabétisation des paysans pauvres, les différentes formes de populisme, le terrorisme. Mais ce tâtonnement politique, avec ses errements, a fertilisé le terreau sur lequel a poussé le bolchevisme. Cette génération a fait surgir de ses rangs Plekhanov, capable de reconnaître dans le marxisme un outil bien plus efficace que les attentats, et Lénine, capable d’ajouter à l’engagement de la génération antérieure le professionnalisme qui permettait de l’exprimer en la mettant en position d’aboutir.

C’est toute cette continuité qui a été interrompue par le stalinisme. Et pas seulement interrompue, mais pervertie.

La victoire du stalinisme en URSS est celle d’une contre-révolution qui a engendré la bureaucratie soviétique. Dans la mainmise du stalinisme sur le mouvement ouvrier ailleurs que dans le pays de la révolution prolétarienne vaincue, le rôle de l’intelligentsia a été majeur. Ici, en France, on a des raisons de se souvenir des Aragon, Kanapa, Politzer, Roger Garaudy et de centaines d’autres qui se sont mis au service de la bureaucratie et se sont littéralement vendus pour chanter de la façon la plus basse la gloire de Staline, puis celle de ses successeurs. Mais, bien au-delà, combien d’artistes de l’envergure d’un Picasso, de scientifiques comme Joliot-Curie, d’acteurs comme Yves Montand ou Simone Signoret, ont apporté leur soutien et leur crédit au stalinisme, en l’assimilant au communisme ?

Nous ne parlons pas là de cette fraction de l’intelligentsia, la grande majorité, qui n’a jamais quitté le camp de la bourgeoisie et que cette dernière tient par l’argent, par l’ambition, en lui assurant des conditions de vie enviables comparativement à celles du prolétariat. Nous parlons de cette fraction minoritaire qui, tout en prétendant choisir le camp des travailleurs, a surtout aidé le stalinisme à pervertir la conscience de classe politique des travailleurs. Son rôle a été majeur dans l’aide à la bureaucratie stalinienne pour qu’elle puisse se poser en continuité du communisme.

Au lieu d’être un pont entre les idées de Marx et la classe ouvrière, elle a été, directement ou indirectement, un pont entre le mouvement ouvrier et les intérêts de la bureaucratie stalinienne et, par là même, un pont vers le nationalisme bourgeois déguisé en communisme de Mao, Hô Chi Minh, Kim Il-sung et de bien d’autres.

Ces dirigeants nationalistes, qui ont repris l’étiquette communiste tout en abandonnant ses perspectives, ont donné une solution clé en main aux bourgeoisies nationalistes des pays pauvres, pour tromper leurs masses populaires et les encadrer au service de la création d’un État bourgeois capable de résister à la mainmise politique de l’impérialisme.

Une fois que le stalinisme eut accompli son œuvre de démolition de la conscience de classe politique, il céda la place à d’autres forces politiques bien plus ouvertement réactionnaires.

Par exemple, l’écrivain Arthur Koestler (1905-1983) était le prototype d’un représentant de l’intelligentsia juive qui aurait pu chercher à être le pont vers les Palestiniens pauvres, opprimés et exploités dans la région. Il fut attiré dès sa jeunesse par le sionisme sans que son choix ait été définitif, mais aussi par le communisme, un communisme perverti par le stalinisme. Koestler avait compris cependant beaucoup de choses qui l’ont amené à rompre avec le stalinisme, comme en témoigne un de ses romans les plus connus, Le zéro et l’infini (1945). Il aurait pu être de ceux qui servent de ponts entre les idées de Marx et le prolétariat aussi bien juif que palestinien. Cependant, une lecture de La Tour d’Ezra, roman intéressant, montre comment, tout en comprenant beaucoup de choses en politique, Koestler avait déjà ce mépris envers les paysans, les pauvres palestiniens sans culture, subissant et tolérant l’oppression de leurs féodaux, qui finira par le rendre imperméable à la nécessité de gagner des pauvres palestiniens. Koestler n’est pas seulement un cas d’espèce, mais le prototype social d’une intelligentsia austro-hongroise du même type que celle que la Russie tsariste avait su faire émerger. Il lui manquait la volonté de trouver l’oreille des prolétaires et des pauvres palestiniens, et lui, l’intellectuel avec la culture d’un pays relativement riche et qui faisait partie des élites cultivées d’Europe centrale, a fini par rejoindre le sionisme. Dans la Russie tsariste, existait aussi une tradition de gauche, dont étaient notamment issus le Bund et sa première direction, plutôt social-démocrate ; et d’ailleurs l’idée des kibboutz était l’illustration non pas du socialisme dans un seul pays, mais de kolkhozes avec la démocratie en plus sur une seule exploitation agricole.

S’il y a une conclusion sociale à tirer de tout cela, ce n’est certainement pas que le prolétariat a failli en tant que classe porteuse « d’une tâche historique particulière, la tâche de la conquête du pouvoir politique en vue de la transformation socialiste de la société ».

C’est l’intelligentsia qui n’a pas su faire émerger en son sein ne serait-ce qu’une petite minorité capable de retrouver les idées de la révolution sociale et surtout de les transmettre à la classe sociale qui est la seule à pouvoir les réaliser.

Les tâches qui sont les nôtres

Il ne s’agit pas de déplorer les occasions ratées du passé. Il y a à constater que cette tâche n’a pas été remplie et il faut qu’elle le soit. C’est aux générations à venir, prolétaires et intellectuels, de l’accomplir.

Les 140 ans qui nous séparent de la mort de Karl Marx, c’est long, mais il y a eu à son époque la Commune de Paris et plus tard la révolution russe, et quelques autres qui, même vaincues, ont montré que la classe ouvrière était capable de se battre pour le pouvoir.

Dans l’histoire de la lutte de classe, même les échecs constituent bien souvent un apprentissage pour la suite. La culture politique marxiste n’est pas constituée seulement d’épisodes gagnants, mais aussi d’échecs. Certains, graves au point de ramener en arrière une classe opprimée qui se bat. C’était le cas du fascisme et aussi, sur une autre base sociale, du stalinisme, justement. D’autres, ce sont les désillusions, comme celles qui ont suivi tous les épisodes de Fronts populaires et leurs trahisons.

La bourgeoisie, classe sociale naguère opprimée par les classes féodales, a mis quelque 800 ans pour parvenir au pouvoir, après bien des combats mais aussi bien des échecs !

Et puis, l’histoire est faite par les hommes eux-mêmes, et il n’existe pas d’arbitre suprême qui tient le chronomètre.

Comme tout révolutionnaire, Marx et Engels agissaient comme si la révolution était pour demain. Toute l’œuvre qu’ils ont accomplie pendant et à la suite de la vague révolutionnaire européenne de 1848-1849 montre qu’ils ont anticipé et évidemment souhaité que cette vague révolutionnaire ne s’arrête pas aux limites de la révolution bourgeoise mais qu’elle devienne permanente (le mot et la conception datent de cette époque) et qu’elle puisse se transformer en révolution prolétarienne.

Bien d’autres que nous, et bien plus grands, ont affirmé que si le prolétariat avait pris le pouvoir au moment où l’impérialisme, c’est-à-dire le pouvoir des monopoles, s’est substitué au capitalisme de libre-échange, l’humanité aurait économisé bien des souffrances, à commencer par celles de la Première et de la Deuxième Guerre mondiale.

La seule conclusion qu’on peut en tirer, c’est que ce qui n’a pas été encore fait doit être fait.

À quoi pouvons-nous nous attendre pour la période à venir ? L’année qui est en train de s’écouler nous a montré avec quelle rapidité le feu guerrier a pu passer de l’Ukraine au Moyen-Orient, sans oublier les multiples flammèches guerrières du Caucase au Soudan. Elle a montré également l’interdépendance des événements et de la crise via les sanctions notamment. Les multiples liens tissés entre les économies des différents pays, qui pourraient, devraient donner à l’humanité une prise formidable pour maîtriser sa vie économique et son organisation sociale, sont au contraire une source de chaos.

L’incendie peut venir de l’économie elle-même, avec des conséquences aussi bien dans les rapports entre nations qu’entre classes. Pour ne citer que cet exemple : la phase actuelle de la crise économique n’est pas passée, ou pas encore, par une crise boursière de l’ampleur de celle du Jeudi noir, le 24 octobre 1929. Pas même par une crise financière comme celle qui a failli, en 2008-2009, emporter le système bancaire mondial… Mais, en la matière, le système financier a laissé tellement de bombes à retardement que toutes les têtes pensantes de la bourgeoisie internationale craignent un nouveau cataclysme. Comment les différentes classes sociales réagiront-elles à une crise financière brutale, avec une spéculation qui jouera inévitablement un rôle destructeur ?

Derrière les bombes à retardement dans le domaine financier, il y a celles dans le domaine social, les réactions respectives des deux principales classes populaires, la classe ouvrière et la petite bourgeoisie, et leurs rapports respectifs dans une société dominée par la grande bourgeoisie. Arriveront-elles à s’entendre contre leur exploiteur et oppresseur commun, la grande bourgeoisie ? Ou celle-ci parviendra-t-elle à tromper l’une et l’autre par la politique de front populaire ? Ou à dresser la petite bourgeoisie contre la classe ouvrière ? L’évolution de la politique vers la droite et l’extrême droite montre que les éléments humains d’une évolution vers le fascisme sont toujours là. Car le fascisme, ce n’est pas seulement les discours haineux, la démagogie raciste antiarabe ou antisémite. C’est surtout la colère capable de mobiliser la petite bourgeoisie, de la dresser contre la classe ouvrière et de mettre à la disposition de la bourgeoisie l’instrument de répression capable de seconder son appareil d’État officiel.

La seule chose dont on peut être certain, c’est que tous les tampons mis en place pour atténuer les secousses sociales, même – et surtout – dans les pays impérialistes, ne suffiront pas.

La simple durée de la crise, parsemée de conflits armés, aura pour résultat que la bourgeoisie ne fera aucun cadeau aux classes populaires, pas même dans le sens du « en même temps » macroniste. La période qui nous attend redonnera toute l’actualité aux revendications de transition. Dans quel ordre ? Avec quelles priorités ? C’est la lutte de classe elle-même qui nous donnera la réponse. À condition d’y être attentifs. Notre implantation dans les entreprises est limitée. Même si elle est élargie un peu plus par les caravanes et les activités locales, il faut tirer profit de l’inquiétude, qui pousse un peu plus de monde à chercher des solutions, pour créer des liens plus nombreux.

Nous avons dit à plusieurs reprises depuis deux ou trois ans que c’est le redémarrage de l’inflation qui a redonné brutalement de l’actualité à des revendications comme l’échelle mobile des salaires et l’indexation des salaires sur les prix. Et l’actualité des guerres est déjà en train d’actualiser les chapitres du Programme de transition qui portent sur l’expropriation des industries de guerre. Il faut, en revanche, savoir que l’évolution vers la militarisation de tous les régimes s’accélérera inévitablement. Il faut y être prêt.

Et il nous faut recruter, comme nous le disons tous les ans. Survivre, c’est survivre en marxistes, sans abandonner nos idées, sans mettre de l’eau dans notre vin. Les horreurs de la situation font qu’on sent un certain intérêt parmi les jeunes pour la transformation sociale. Il faut les trouver, les gagner. Mais, plus important encore, qu’ils soient d’origine prolétarienne ou intellectuelle, il faut qu’ils deviennent des cadres, capables de transmettre des idées communistes révolutionnaires, donc de les acquérir et de les implanter dans le prolétariat.

Nous aurons, en 2024, les élections européennes. Étant donné la rapidité avec laquelle les événements se succèdent, nous discuterons plus précisément de nos formulations quand nous approcherons des échéances. Quant à notre axe, il sera celui de notre motion proposée : une affirmation de notre identité communiste révolutionnaire. Nous dénoncerons le capitalisme, ses crises, ses guerres et l’impasse dans laquelle le grand capital enferme la société.