Bangladesh - Exploitation féroce et luttes ouvrières dans le prêt-à-porter

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février 2014

Le 24 avril 2013, l'immeuble Rana Plaza s'effondrait dans la banlieue de Dacca, capitale du Bangladesh, tuant quelque 1 135 travailleurs du prêt-à-porter. Neuf mois après, les familles des victimes et les survivants se battent toujours pour obtenir des compensations leur permettant de survivre. De façon plus générale, c'est une lutte sans répit que livrent les travailleurs bangladais de ce secteur pour leurs salaires, leurs conditions de travail, pour leur vie aussi. En quelques décennies, le Bangladesh est devenu un des principaux producteurs mondiaux de prêt-à-porter, le second après la Chine. Il fournit toutes les grandes firmes occidentales.

Quelle est la situation de cette classe ouvrière ? Qui l'exploite ? Quels sont ses combats ? C'est à ces quelques questions que cet article se propose de répondre.

Le lourd héritage de la colonisation

Le Bengale est un producteur textile depuis longtemps. C'était, avant la colonisation britannique, au milieu du 18e siècle, une des principales régions productrices de l'Inde, elle-même alors premier producteur textile au monde. Les « indiennes » étaient particulièrement prisées en Occident. Au 18e siècle, la Grande-Bretagne en prohiba les importations. Puis, à la fin du 18e et au 19e siècle, son industrie textile fit d'importants progrès techniques, en particulier par des machines qui permirent de démultiplier progressivement la productivité. Installés en Inde par la force des armes, les Britanniques purent y commercialiser leurs marchandises produites industriellement.

En janvier 1847, Karl Marx écrivait déjà : « Les rapports sur la détresse des tisserands indiens sont terribles. Et quelle fut l'origine de cette détresse ? La présence sur le marché des produits anglais ; la production de l'article au moyen du métier à vapeur. Un très grand nombre de tisserands est mort d'inanition ; le restant a passé à d'autres occupations et surtout aux travaux ruraux. Ne pas savoir changer d'occupation, c'était un arrêt de mort. Et en ce moment, le district de Dacca regorge des fils et des tissus anglais. La mousseline de Dacca, renommée dans tout le monde pour sa beauté et la fermeté de sa texture, est également éclipsée par la concurrence des machines anglaises. Dans toute l'histoire du commerce, on aurait peut-être de la peine à trouver des souffrances pareilles à celles qu'ont dû supporter de cette manière des classes entières dans les Indes orientales. » (« Discours sur le libre-échange »).

Dans Le Capital (1867), il dénonçait encore : « Le machinisme anglais pour le coton a produit un effet aigu en Inde. Le gouverneur général rapportait en 1834-1835 : "Cette misère ne connaît guère d'équivalent dans l'histoire du commerce. Les ossements des tisserands de coton blanchissent les plaines de l'Inde." » (ch. 15, section 5).

L'industrie textile a joué un rôle moteur dans l'industrialisation, non seulement de la Grande-Bretagne, mais du monde entier, des fabriques de Manchester, de Roubaix, de la Ruhr et du Massachusetts à celles de Bombay, de Séoul, de Wenzhou ou de Dacca aujourd'hui. Elle s'est développée avec la sueur et le sang, non seulement des ouvriers de ces bagnes industriels, mais aussi des esclaves des plantations cotonnières du sud des États-Unis et des paysans pauvres des Empires européens. À l'époque coloniale, l'Inde, dont les artisans étaient ruinés, devint un des principaux fournisseurs du textile britannique en matières premières : coton, laine, chanvre, jute et indigo. Cette réorientation de son économie fit du sous-continent une des régions les plus pauvres de la planète. Pendant la crise des années 1930, l'est du Bengale fut particulièrement atteint : le marché du jute s'effondra, le crédit s'était tari et il était impossible de retourner à l'agriculture de subsistance. Le Bengale resta cependant, jusqu'en 1947, le premier producteur mondial de jute. C'était aussi sa principale industrie puisque, contrairement au coton, la production de toiles et de cordages de jute, essentiellement utilisés dans le transport maritime, n'avait pas été rapatriée en Angleterre. Après l'indépendance, le Bangladesh est resté un important exportateur de jute, l'Inde (qui inclut le Bengale occidental) étant le principal.

Le Bangladesh est directement issu de l'Inde coloniale : c'était, au moment de la partition de 1947, la partie orientale du Pakistan, cet État alors constitué en deux morceaux distants de 2 000 km, issu de la décolonisation. Séparé du Pakistan depuis 1971, le Bangladesh continue de payer un lourd tribut à l'héritage colonial. D'une part, le Bengale a été coupé en deux (entre le Bengale occidental en Inde, et le Bengale oriental, alors pakistanais) d'une façon artificielle, séparant des populations entières de leurs principaux moyens de subsistance, ce qui a entraîné des conflits frontaliers constants avec l'Inde. Le nouveau Pakistan oriental (futur Bangladesh) s'est trouvé coupé de Calcutta, le seul port en eau profonde qui avait servi jusque-là de débouché unique sur la mer à l'économie. Il a été privé des principales infrastructures industrielles qui étaient regroupées autour de cette ville et des terres agricoles les plus fertiles. Cela explique en grande partie la pauvreté extrême du Bangladesh aujourd'hui. D'autre part, outre le bain de sang qu'a entraîné la partition de 1947 dans cette région, l'une de ses conséquences fut que des centaines de milliers, sinon des millions, de nouveaux Bengalis pakistanais qui, jusque-là, allaient chercher du travail du côté de Calcutta pour survivre, devinrent des étrangers au Bengale-Occidental, en Inde, privés de droits. Depuis, ils n'ont cessé de servir de boucs-émissaires aux politiciens du Bengale-Occidental, chaque fois que ceux-ci avaient besoin de détourner le mécontentement de la population. Enfin, le découpage aberrant du Pakistan n'a pas tardé à entraîner une guerre d'indépendance sanglante en 1971 - on estime qu'elle fit un million de morts, directs ou indirects, du fait de la famine qu'elle entraîna - qui continue à marquer aujourd'hui la vie politique au Bangladesh, comme l'ont montré les exécutions d'opposants au régime actuel de la Ligue Awami, en décembre 2013, pour des crimes commis durant cette guerre.

S'agissant des traditions politiques du pays, le Bengale, y compris sa partie orientale, était le plus important des bastions du Parti communiste indien avant la partition. Au Bangladesh, le PC s'est trouvé affaibli. Une grande partie de ses forces urbaines sont restées du côté indien. En outre, le traitement quasi colonial imposé par le régime du Pakistan occidental - et en particulier par les dictatures militaires qui s'y sont succédé jusqu'au début des années 1970 - au Pakistan oriental a mis au premier plan la question nationale. Enfin, en enfourchant précisément le cheval du nationalisme, les maoïstes ont entraîné encore plus de monde au Bangladesh qu'en Inde. Au total, il ne reste donc pas grand-chose aujourd'hui de cette tradition politique, ni dans la classe ouvrière, ni dans la paysannerie pauvre.

Pendant les années précédant la guerre d'indépendance de 1971, la Ligue Awami fut à la pointe du mouvement nationaliste, se battant pour que le bengali devienne la langue officielle au Pakistan oriental, mais aussi contre les conséquences sociales de la discrimination dont le Pakistan oriental était l'objet. Puis il y eut une explosion de combativité ouvrière qui déferla à l'est comme à l'ouest en 1968-1969, forçant la dictature à légaliser les partis politiques et organiser des élections. Lorsque l'armée pakistanaise décréta l'état d'urgence au Pakistan oriental, après la victoire électorale de la Ligue Awami, en 1970, celle-ci prit la tête du soulèvement pour l'indépendance et de la guerre qui s'ensuivit. À la suite d'une grande famine en 1974, l'armée du Bangladesh profita du discrédit de la Ligue pour prendre le pouvoir en 1975. Une tentative de « contre-coup d'État » par de jeunes officiers radicaux liés à la gauche de la Ligue (dont des éléments communistes) fut écrasée dans le sang en novembre 1975, ouvrant une longue période de dictature militaire qui dura jusqu'en 1990, période au cours de laquelle la Ligue fut réduite à la clandestinité et son aile gauche éliminée physiquement pour l'essentiel. Et lorsque la Ligue revint sur la scène politique au début des années 1990, ce fut en tant que parti nationaliste bourgeois, sans le vernis « radical » qu'elle avait eu auparavant. Sur sa gauche, restait un vide politique béant qui n'a jamais été comblé. La Ligue Awami a depuis exercé le pouvoir à plusieurs reprises, notamment depuis décembre 2008. Elle vient d'emporter les élections du 5 janvier 2014.

L'industrie du prêt à porter

Avec 157 millions d'habitants, le Bangladesh est plus peuplé que la Russie ou le Japon. Mais il ne compte guère dans les relations internationales, car c'est un des pays les plus pauvres de la planète ; par exemple, son PIB est inférieur à celui de la Nouvelle-Zélande, qui compte 4,7 millions d'habitants. Son revenu moyen par habitant est, selon les classements, de 1 050 à 2 200 dollars par an. Et un Bangladais sur deux vit avec moins de 1,25 dollar par jour.

Ce legs de la colonisation, le Bangladesh le paie non seulement par son extrême pauvreté, mais aussi par sa place actuelle dans l'économie mondiale. Dominé par l'impérialisme, il tire l'essentiel de ses revenus extérieurs de l'exploitation de sa force de travail, vendue sur le marché mondial de différentes manières. L'émigration vers le golfe Persique, mais aussi la Malaisie, Singapour ou la Corée du Sud, est une de ces ressources : les émigrés contribuent par leurs transferts à quelque 10 % du PIB bangladais. Le développement de secteurs intégrés au marché mondial est un autre aspect, à l'instar de la production intensive de crevettes et de poissons, de la démolition navale ou du textile. Dans la région de Chittagong, quelque 200 000 prolétaires, en partie des enfants, travaillent dans des conditions dignes du 19e siècle dans le démantèlement naval. Ils y risquent au quotidien leur vie et leur santé, les navires en fin de vie recelant une multitude de produits dangereux : carburants et huiles minérales, amiante, métaux lourds (arsenic, cadmium), matières plastiques de toutes sortes, dont certaines peuvent produire de la dioxine en brûlant.

Le principal secteur d'exportation est maintenant le prêt-à-porter, qui compte pour 80 % des exportations du pays, soit 17 % du PIB. Cette spécialisation date des années 1970, après l'indépendance du Bangladesh (1971), et plus précisément après la signature de l'Accord multifibres (AMF), adopté par les pays riches en 1974. L'AMF mit en place des quotas et des barrières douanières, à l'entrée des marchés occidentaux, vis-à-vis d'économies en développement comme la Corée du Sud. Il a incité les capitalistes du textile à localiser leur production dans d'autres pays, comme l'île Maurice, la Tunisie ou le Bangladesh. Une des particularités de l'industrie textile est justement sa grande mobilité : elle demande des investissements faibles et une main-d'œuvre abondante. Quand l'AMF a expiré, en 2005, toute une filière du prêt-à-porter était constituée au Bangladesh, et son développement s'est poursuivi depuis. Le pays est devenu un grand exportateur de vêtements, le second au monde après la Chine. Le prêt-à-porter compte quelque 5 000 usines, où travaillent 4 millions de travailleurs, des femmes à 80 %.

Les usines de prêt-à-porter appartiennent pour 95 % d'entre elles au patronat local, même si quelques capitalistes chinois ont récemment investi sur place, pour mieux profiter du coût de la main-d'œuvre, encore plus faible qu'en Chine. Il y a quelque 4 000 entreprises, mais en réalité 15 firmes dominent la production. Le patronat local est intimement lié au pouvoir politique, quand il ne s'agit pas tout simplement des mêmes personnes. Députés et ministres sont issus du patronat de l'habillement et gouvernent donc à son profit. Plus de 30 % des patrons du prêt-à-porter sont députés ; environ 10 % des députés sont eux-mêmes patrons dans l'habillement, et la moitié des députés seraient liés à ce secteur d'une façon ou d'une autre. L'Association des fabricants et exportateurs de vêtements du Bangladesh (Bangladesh Garment Manufacturers and Exporters Association, BGMEA) tient en réalité les manettes du pouvoir politique. Un exemple de ces hommes est Mohammad Fazlul Azim, qui a commencé il y a 30 ans avec une seule usine et emploie maintenant 26 000 travailleurs, pour un chiffre d'affaires de 200 millions de dollars ; comme il se doit, il est député. Ces capitalistes « compradores », dont la fortune tient à leur rôle d'intermédiaire entre des capitalistes occidentaux et le prolétariat de leur pays, sous-traitent toute une partie de leur production à des entreprises plus petites, où les conditions de travail et de sécurité sont parfois pires. Ces « slum workshops » (ateliers taudis) fournissent une bonne partie de la petite sous-traitance. De nombreux précaires travaillent ainsi avec un statut d'indépendants, et ne sont donc pas concernés par les augmentations de salaires.

Mais la production est entièrement tournée vers les exportations (l'Europe à 60 %, les États-Unis à 40 %). Et ce sont les donneurs d'ordres, les grandes firmes occidentales, qui contrôlent en réalité la chaîne de production, en passant les commandes, en décidant des modèles, en fixant les tarifs et les délais. Les plus gros bénéficiaires de l'exploitation des ouvriers (et surtout des ouvrières) du Bangladesh sont ces entreprises occidentales : H&M, Mango, Benetton, Disney, Walmart, Carrefour, Auchan, etc. Il est fréquent qu'elles revendent les vêtements au décuple du prix auquel elles les achètent sur place. Et si elles ont versé des larmes de crocodile lors de l'effondrement du Rana Plaza, cela ne les empêche pas de négocier durement pour obtenir les prix les plus bas auprès des patrons bangladais, mis en concurrence les uns avec les autres. Tout au plus partagent-elles avec eux la même rapacité quand il s'agit d'extraire le maximum de plus-value des prolétaires bangladais. Sur ce terrain, parler de collusion entre les multinationales du prêt-à-porter, le patronat local et le gouvernement bangladais est un euphémisme. Ceux qui commandent ont leur siège en Grande-Bretagne, en France, en Espagne ou aux États-Unis, et non à Dacca.

Les damnées du prêt-à-porter

Le développement du prêt-à-porter s'est concentré dans cette capitale où viennent s'installer chaque année au moins 300 000 Bangladais chassés des campagnes par la misère. Alors que cette ville-champignon ne comptait qu'un million d'habitants lors de l'indépendance, c'est aujourd'hui, avec 15 millions d'habitants, une des plus grandes métropoles au monde. Une grande partie des usines sont situées à la périphérie de la capitale, dans les districts de Gazipur, Ashalia et Savar, au nord-ouest de Dacca. Il s'agit souvent de bâtiments de 5 à 9 étages, alignés les uns à côté des autres, où travaillent parfois des milliers d'ouvrières, et où seul l'encadrement a le droit d'utiliser les ascenseurs.

La majorité des travailleurs sont des jeunes femmes issues des campagnes, et dont les salaires aident à entretenir les familles. Il n'est pas rare pour ces ouvrières de commencer à travailler très jeunes, à 10 ou 12 ans. Les filles en particulier ont parfois acquis dans leur village natal des compétences en couture qu'elles peuvent utiliser pour trouver à s'embaucher dans les usines de la capitale. D'une certaine façon, le travail à l'usine représente des perspectives d'indépendance financière et personnelle que n'offrent ni la vie rurale, avec la misère et les mariages arrangés ou forcés des fillettes, ni le travail domestique, débouché classique pour les filles des familles pauvres.

Le travail dans le textile est cependant soumis à une exploitation forcenée : officiellement 8 heures quotidiennes avec un jour de congé ; en réalité, souvent 10 ou 12 heures quotidiennes et sept jours sur sept. En août 2000, l'incendie d'une usine à 3 heures du matin avait tué 12 jeunes ouvriers, alors que les portes étaient verrouillées et les sorties de secours fermées : ils travaillaient toute la nuit pour terminer une commande, chose classique. Les congés maladie n'existent pas et les arriérés de salaire sont fréquents. Ainsi, lors de l'incendie de l'usine Tazreen Fashions, en novembre 2012, les arriérés de salaires étaient tels qu'une partie des victimes étaient convaincues que leur patron avait volontairement provoqué l'incendie pour s'en débarrasser. Une blessée lors de cet incendie, Shumaya Begum, a raconté à un journaliste comment elle avait commencé à travailler à 11 ans. À 13 ans, chez Tazreen, elle cousait 90 vêtements par heure, au moins 12 heures par jour, sans pause en dehors du déjeuner, six jours par semaine [[Joseph Allchin, « This girl walked through fire so we can get jeans for $9 », www.takepart.com/article/2013/12/16/the-true-cost-of-cheap-fashion]]. Elle gagnait mensuellement ce que valait à peu près un seul des vêtements qu'elle fabriquait. Ces salaires sont en effet les plus bas au monde, ce qui explique la ruée des firmes occidentales vers cet eldorado : 35 euros par mois en moyenne, c'est-à-dire moins non seulement qu'en Chine, mais aussi qu'au Cambodge, en Inde, au Pakistan, au Sri Lanka ou encore au Vietnam. Une étude menée sur un tee-shirt produit à Tirupur, en Inde, et vendu 29 euros en Europe, détaille les marges prises par une série de profiteurs : 17 euros pour le distributeur, 3,61 euros pour la marque, 1,20 euro pour des intermédiaires, 1,15 euro pour l'usine ; quant à l'ouvrière indienne, elle gagne 0,18 euro pour ce vêtement ! [[Fondation Fair Wear.]] Et les salaires du Bangladesh sont encore inférieurs.

Les conditions de sécurité dans ces usines sont déplorables. Depuis 1990, au moins 31 accidents meurtriers ont eu lieu dans les usines textiles du pays, majoritairement des incendies, tuant plus de 1 700 personnes ; et encore s'agit-il d'une estimation basse, l'État ne publiant pas de statistiques sur le sujet. Le 11 avril 2005, l'usine Spectrum, à 30 km au nord-ouest de Dacca, s'effondrait après que plusieurs étages supplémentaires eurent été construits, tuant 64 personnes et en blessant 80. Le 3 décembre 2010, l'explosion d'une chaudière dans l'usine Eurotex tuait deux ouvriers et en blessait 62. Le 14 décembre 2010, un incendie tuait 29 travailleurs dans l'usine That's it Sportwear. Le 24 novembre 2012, l'incendie des ateliers de Tazreen Fashions à Ashulia faisait 112 morts et un millier de blessés ; les produits inflammables avaient été stockés au rez-de-chaussée, près de la cage d'escalier, au mépris des règles de sécurité, et les issues de secours avaient été verrouillées pour éviter les vols. De nombreuses ouvrières sont mortes parce que leurs contremaîtres leur ont ordonné de retourner à leur poste de travail, alors que l'alarme incendie sonnait et que la fumée montait par les escaliers. Le procès du patron de Tazreen Fashions a commencé en décembre 2013, mais ses commanditaires occidentaux ne sont pas dans le box des accusés et n'ont versé aucune compensation aux familles des victimes.

La sécurité incendie ne s'est pas améliorée depuis. Le 7 janvier 2013, un autre incendie tuait huit ouvriers, âgés de moins de 16 ans, dans une petite usine du centre de Dacca, Smart Export Garment. Le 9 mai, neuf personnes mouraient dans l'incendie de l'usine Tung Hai Sweater. Le 8 octobre dernier, un incendie d'usine à 40 km de Dacca a encore fait 7 morts et 50 blessés.

L'effondrement du Rana Plaza, un meurtre industriel de masse

Le 24 avril 2013, l'effondrement du Rana Plaza, un immeuble de confection à Savar, un faubourg à l'ouest de Dacca, faisait 1 135 morts et plus de 1 600 blessés, mutilés pour beaucoup. Cette catastrophe, le pire accident industriel au monde depuis celui de Bhopal, en Inde, en 1984, était programmée, et il est plus juste de parler de crime organisé que d'accident. Des fissures lézardaient les murs et des inspecteurs avaient demandé la fermeture de l'immeuble. Là aussi, les contremaîtres et le directeur de la production avaient interdit aux ouvrières de quitter leur poste de travail, alors que les craquements de l'immeuble les alarmaient. Le matin même de l'effondrement, la maîtrise expliquait aux ouvrières qu'elles seraient licenciées si elles ne venaient pas travailler. « Nous avons entendu un bruit énorme, raconte une survivante. Nous voulions savoir d'où venait ce bruit. Puis le contremaître de la chaîne et le responsable de la production nous ont dit que ce n'était rien, que tout allait bien et qu'il fallait retourner travailler. » La plupart des victimes étaient de jeunes travailleurs, âgés de 18 à 22 ans. Le propriétaire du Rana Plaza, l'homme d'affaires Sohel Rana, ancien dirigeant des jeunesses de la Ligue Awami, le parti au pouvoir, avait utilisé ses relations politiques pour acquérir le terrain, construire l'immeuble puis ajouter à la va-vite quatre étages supplémentaires, alors que le Rana Plaza était déjà construit sur un sol instable. L'effondrement a été causé par cette surcharge.

Les firmes occidentales qui profitent de cet esclavage salarié ont d'abord cherché à se dédouaner, disant n'avoir pas traité avec les firmes du Rana Plaza. Mais les vêtements de marque et les étiquettes, retrouvés dans les décombres, rendaient les dénégations difficiles. Plusieurs firmes ont donc signé un « accord sur la sécurité des bâtiments et la prévention des incendies ». Mais il s'agit d'un simulacre. Aucune inspection n'a encore eu lieu, et le principal objectif de cet accord est de dédouaner les commanditaires, pas de mettre fin à l'exploitation des travailleurs bangladais dont les sociétés occidentales entendent bien continuer à profiter. Dans les semaines qui ont suivi l'effondrement, les survivants et les proches se sont battus pour obtenir une indemnisation. Ils ont obtenu 200 euros pour les funérailles, 1 000 euros d'un fonds spécial constitué par le gouvernement. Si quelques firmes, comme le britannique Primark, ont versé de maigres indemnités aux survivants et aux familles, des entreprises comme l'américain Walmart ou le français Auchan, dont des vêtements étaient fabriqués dans le Rana Plaza, se refusent toujours à verser la moindre compensation aux victimes et à leurs familles.

En outre, plus de huit mois après l'effondrement, près de 200 corps n'ont pas été retrouvés, et les autorités refusent toute indemnisation aux familles de ces disparus. Les dirigeants de la BGMEA se dédouanent en disant que de nombreuses réclamations sont frauduleuses. Et un responsable du ministère de l'Intérieur, auteur d'un rapport officiel sur l'effondrement, accuse sans vergogne les familles des victimes : « Si certains ont disparu, c'est parce que ces villageois ne savent pas comment retrouver leurs proches. »

Certaines des entreprises occidentales renvoient la responsabilité sur les consommateurs occidentaux, « coupables » de vouloir des vêtements bon marché. Et c'est un discours assez en vogue, en Europe ou aux États-Unis : en voulant acheter des tee-shirts à 10 euros ou des jeans à 20 dollars, les travailleurs des pays riches se rendent complices de la surexploitation de ceux du Bangladesh. L'argument est fallacieux. D'abord parce que toute la chaîne de production est contrôlée par les capitalistes, et non par les consommateurs. Ensuite parce que les travailleurs européens sont souvent exploités par les mêmes multinationales qui surexploitent ceux des pays pauvres : Auchan, Walmart, Carrefour ou Casino. Et quand elles le peuvent, ces firmes s'affranchissent aussi des quelques acquis conquis ici par les luttes des travailleurs. Le drame du Prato, en Italie, le 1er décembre dernier, quand sept ouvriers sont morts dans l'incendie de leur atelier, a ainsi mis en évidence l'installation de ces milliers d'usines de confection dans cette ville de Toscane, où femmes, hommes et enfants travaillent au moins 12 heures par jour pour des salaires de misère : les capitalistes sont tout disposés à recréer, au cœur de l'Europe, les conditions de travail de Shenzhen ou de Dacca, pour peu que les travailleurs leur en laissent la possibilité [[Voir Lutte Ouvrière n° 2367 du 13 décembre 2013.]]. Le monde ne se divise donc pas entre les consommateurs des pays riches et les parias des pays pauvres, même si la condition des seconds est pire que celle des premiers. La vraie division, c'est entre la classe capitaliste et la classe ouvrière.

Un prolétariat qui se bat

Et cette division, les travailleurs du Bangladesh en sont conscients. Bien que l'industrie du prêt-à-porter y soit somme toute récente et que le patronat et l'État ne reculent devant aucun moyen, les ouvriers du secteur n'ont pas tardé à se battre pour améliorer leurs conditions de travail, leur sécurité et leurs salaires. En 2010, des mois de mobilisation ont abouti à ce que le salaire minimum soit augmenté de 80 %, pour passer à 29 euros par mois. Un des problèmes est que les syndicats sont faibles, réprimés par le patronat local et par le gouvernement, quand ils ne sont pas corrompus. En 2010, à la demande du patronat, le gouvernement a mis sur pied une « police industrielle » de 3 000 hommes, pour recueillir du renseignement et empêcher les mobilisations dans les zones industrielles. Il est fréquent pour les militants ouvriers d'être intimidés et arrêtés. En avril 2012, Aminul Islam, un militant du Bangladesh Center for Workers Solidarity (BCWS), a été retrouvé mort, après avoir manifestement été enlevé et torturé par la police. Celle-ci n'hésite pas à tirer sur les manifestants.

Cela n'a pas empêché une nouvelle explosion de colère dans les mois qui ont suivi l'effondrement du Rana Plaza. Dans la foulée de la catastrophe, les victimes et leurs proches mais aussi des milliers de travailleurs d'autres usines, descendaient dans la rue pour exiger des indemnités et une amélioration de la sécurité. Trois jours après l'accident, 15 000 ouvriers en grève réclamaient la peine de mort pour les propriétaires de l'immeuble. « Ils ont bloqué des routes en chantant Pendez Rana », rapportait le chef de la police locale. Trois semaines après l'effondrement meurtrier de l'immeuble, des centaines d'usines étaient fermées, à cause de « l'agitation de la main-d'œuvre », expliquait le 13 mai, le vice-président de la BGMEA : « Nous avons pris cette décision pour assurer la sécurité de nos usines. » Afin d'enrayer la vague de protestations, le gouvernement annonçait une réforme d'une loi de 2006 qui restreint le droit syndical. Le propriétaire du Rana Plaza était opportunément arrêté. Une réglementation plus stricte sur la sécurité et des augmentations de salaires étaient également annoncées.

Fin juin, les mouvements de protestation reprenaient, mobilisant des dizaines de milliers d'ouvriers du textile du Bangladesh et obligeant le patronat à fermer 700 usines. À Ashulia, pendant 4 jours, les ouvriers qui réclamaient une hausse des salaires, dressaient des barricades avec de vieux pneus, mettaient le feu à des camions de livraison et s'attaquaient aux forces de l'ordre.

Fin septembre, des dizaines de milliers de travailleurs descendaient de nouveau dans la rue pour l'augmentation des salaires. 200 000 grévistes bloquaient une centaine d'usines et les principaux axes routiers. La police a tiré sur les ouvriers avec des balles en caoutchouc et des gaz lacrymogènes. Le 11 novembre, les manifestations ont repris, des milliers de grévistes demandant de nouveau que le salaire minimum passe de 29 à 75 euros. Ils se sont de nouveaux affrontés à la police. Une commission gouvernementale a accordé une augmentation de 77 %, à 50 euros par mois. Lundi 18 novembre, plusieurs dizaines de milliers d'ouvriers ont de nouveau manifesté contre cette hausse insuffisante, dans les rues de Gazipur, Ashulia et Savar, les zones industrielles des environs de Dacca. La police a ouvert le feu contre eux, faisant deux morts et une trentaine de blessés.

Les choses en sont là pour le moment. L'augmentation à 50 euros ne concerne que ceux qui touchent un salaire de base, pas les ouvriers les plus qualifiés, ni les nombreux travailleurs indépendants de la petite sous-traitance. Le Bangladesh demeure un des pays au monde où la main-d'œuvre est la moins chère, même avec cette hausse. Celle-ci n'en est pas moins à mettre au crédit de la mobilisation ouvrière.

Nous savons peu de choses sur l'état de la conscience des travailleurs et sur les organisations qui s'en réclament. Les syndicats sont organisés sur le modèle indien - chaque parti politique national a sa propre confédération syndicale dont il se sert comme d'un instrument dans ses bagarres politiciennes. C'est le cas aussi bien de la Ligue Awami au pouvoir que de son rival, le Bangladesh nationalist party (BNP), nationaliste, mais plus lié à l'armée et aux milieux agrariens, et qui n'hésite pas aujourd'hui à s'allier à l'extrême droite islamiste. Il n'y a guère de mouvement syndical « indépendant », sinon de rares tentatives. Les ressorts des mobilisations récentes sont donc en partie politiciens.

Mais, bien que la classe ouvrière du Bangladesh semble aussi démunie sur le plan politique que sur le plan matériel, ces luttes témoignent de sa combativité. Les ouvriers du Bangladesh se battent pied à pied. Ils n'attendent rien du patronat bangladais, des firmes occidentales, ni même de ceux qui, ici, s'indignent. Ils ne peuvent en effet compter que sur leurs propres luttes pour combattre l'exploitation féroce et souvent mortelle dont ils sont victimes de la part des multinationales de l'habillement et du textile.

10 janvier 2014