Italie - Le retour du centre-gauche, avec l'appui du grand patronat

Imprimer
Mai 2006

Les élections législatives italiennes des 9 et 10 avril se sont soldées pour la coalition de centre-gauche, "l'Unione", par une victoire mettant fin à cinq ans de gouvernement Berlusconi.

On est loin pourtant de constater un véritable enthousiasme populaire après le renvoi de ce magnat de l'audiovisuel devenu un symbole de la corruption du pouvoir politique et de sa soumission aux intérêts d'un groupe financier. Une des raisons en est certainement la très étroite marge de 25000voix à l'échelle nationale dont a disposé l'Unione, ce qui ne lui a permis de conquérir la majorité gouvernementale que de justesse. Mais une raison au moins aussi importante est que les travailleurs de la péninsule ne peuvent avoir aucune illusion sur ce que leur apportera le nouveau gouvernement, présidé par le démocrate-chrétien Romano Prodi. Ils ont déjà pu voir celui-ci à l'œuvre, puisqu'il a exercé la présidence du Conseil des ministres en Italie de 1996 à 1998 avant de présider la Commission européenne de 1999 à 2004, se faisant dans les deux cas le promoteur d'une politique d'austérité anti-ouvrière. Et ce qu'ont défendu Prodi et l'Unione dans ces élections n'annonce rien de bon pour les travailleurs et les couches populaires.

Le programme de Prodi

Le "programme de gouvernement 2006-2011" de l'Unione, intitulé Pour le bien de l'Italie, ne fait pas moins de 281 pages. Il proclame "la valeur des institutions républicaines", se prononce pour "une administration publique de qualité", annonce "une justice pour les citoyens" et "un pays plus sûr". Il annonce même "une nouvelle économie, une nouvelle qualité environnementale, une nouvelle société", afin de "réagir au déclin", thème devenu le leitmotiv d'une bourgeoisie qui se plaint de voir diminuer la part de l'Italie dans l'économie mondiale, même si cette diminution n'est nullement celle de ses profits.

L'Unione ne fait certes pas preuve d'originalité en affirmant que le moyen d'améliorer la situation de l'économie sera d'assurer la croissance. Elle promet au patronat italien "une politique industrielle pour aider la croissance des entreprises", reprochant au gouvernement Berlusconi de ne pas l'avoir menée. Ainsi, par diverses aides et incitations fiscales, l'État aiderait les entreprises à recourir à la recherche et à l'innovation technologique.

Cependant on cherche en vain, tout au long de ces pages, autre chose que des généralités. Vis-à-vis des travailleurs et des couches populaires, l'Unione prend garde de ne s'engager sur aucune promesse précise. Ainsi, pour résoudre ce qu'elle nomme pudiquement la "question des rétributions", l'Unione propose seulement "d'agir dans diverses directions", citant "le contrôle des prix et des tarifs", "la distribution d'une part des gains de productivité" ou bien la réduction des impôts sur les bas salaires.

Face à la revendication d'un rétablissement de l'échelle mobile des salaires, qu'un accord scélérat a remplacée en 1993 par leur indexation sur une prétendue "inflation programmée", toute l'audace du programme est de proposer de "dépasser ce critère" et de "définir les mécanismes les plus efficaces et les plus justes pour garantir la couverture de l'inflation réelle". Il se garde bien de préciser lesquels.

Ces phrases générales et ce langage ampoulé sont évidemment utilisés à dessein. D'une part il fallait permettre aux partis composant l'Unione de prétendre que son programme tenait compte des revendications de l'électorat populaire, mais d'autre part elle ne voulait s'engager à rien de précis.

En fait, le véritable programme de la coalition de centre-gauche n'est pas à chercher dans ce bavardage indigeste de 281 pages. Visiblement, les dirigeants de l'Unione estimaient qu'après cinq ans de gouvernement Berlusconi, celui-ci était suffisamment discrédité pour que le vote des couches populaires leur soit de toute façon acquis. Aussi durant la campagne électorale, tous les efforts de Prodi ont-ils été consacrés à s'adresser à l'électorat modéré, oscillant entre le centre-droit et le centre-gauche et pouvant donc faire la décision. Mais au-delà, c'est au grand patronat que Prodi s'adressait.

Un homme de la bourgeoisie

Pour le grand patronat, c'est d'abord la personne même de Prodi et sa carrière qui constituent un programme. Ce technocrate démocrate-chrétien fut d'abord président de l'IRI, l'Institut de la Recontruction Industrielle chapeautant l'ensemble du secteur public italien. Ce fut aussi lui qui procéda à la privatisation des entreprises à participations d'État dépendant de l'IRI et à la liquidation de cet organisme. Ces privatisations furent l'occasion de cadeaux somptueux faits aux plus grands trusts privés du pays, notamment celui de l'entreprise automobile d'État Alfa-Romeo offerte au groupe Fiat pour une bouchée de pain.

C'est donc en connaissance de cause que le parti des Démocrates de Gauche (DS - Democratici di Sinistra), autrement dit la majorité de l'ancien Parti communiste italien, à la recherche d'un homme pouvant devenir la figure de proue d'une coalition de gouvernement, porta son choix sur Romano Prodi. Fournissant des troupes et un électorat à ce politicien bourgeois qui n'en avait pas, les DS (alors appelés PDS) donnèrent vie à "l'Olivier" (l'Ulivo), coalition à la tête de laquelle fut placé Prodi. Et c'est cette coalition qui, après avoir perdu les élections de 1994, qui virent la première victoire de Berlusconi, gagna les élections de 1996, conduisant au premier gouvernement Prodi.

Pour les élections de ce mois d'avril 2006, cette même coalition s'est encore élargie pour constituer l'Unione, s'adjoignant au centre des formations politiques comme la Marguerite, l'Udeur ou l'Italie des Valeurs dirigée par l'ancien juge du pool "mains propres" de Milan, Antonio di Pietro. À la tête de l'Unione, Prodi pouvait faire valoir son expérience de gestionnaire des affaires de la bourgeoisie, aussi bien à la tête de l'Italie qu'à la tête de la Commission européenne. Il pouvait se présenter en fédérateur de ces différents groupes politiques du centre qui pouvaient revendiquer eux aussi, sinon un électorat consistant, du moins une expérience acquise à un titre ou à un autre comme gestionnaires des intérêts de la bourgeoisie italienne. Et alors que Berlusconi était accusé par une partie de celle-ci d'avoir gouverné en se souciant d'abord des intérêts de ses propres sociétés et de lui-même, Prodi affirmait son intention de gérer honnêtement et de façon désintéressée les affaires de l'ensemble des capitalistes italiens.

Pour cela, comme dans les élections de 1994, 1996 et 2001, Prodi dispose du soutien des partis disposant du maximum d'influence dans la classe ouvrière et dans les appareils syndicaux : les DS et Rifondazione comunista.

Ce sont les DS eux-mêmes qui, dans le cadre de leurs efforts pour transformer l'ancien Parti communiste en un parti de gouvernement crédible, ont tenu à placer à la tête de l'Olivier un homme issu du sérail de la bourgeoisie. Ainsi le parti disposant de la majorité des votes de la classe ouvrière, comptant dans ses rangs le plus grand nombre de dirigeants et de responsables de la CGIL, la principale confédération syndicale, gérant un grand nombre de municipalités, de provinces et de régions, faisait allégeance à un politicien que personne ne pouvait accuser d'avoir la moindre faiblesse à l'égard des revendications populaires.

Mais dans ces élections d'avril 2006, Prodi a pu aussi mettre à son actif le fait d'avoir enrôlé le Parti de la Refondation communiste (PRC) dans les rangs de l'Unione.

Ce parti, appelé plus brièvement Rifondazione comunista ou Rifondazione et regroupant les militants ayant refusé la transformation de l'ancien Parti communiste en un simple parti "démocratique de gauche", avait jusque-là tenté, tout en se prêtant aux accords électoraux avec le centre-gauche, de maintenir une certaine autonomie à l'égard de Prodi.

Ainsi, après les élections de 1996, Rifondazione avait accepté de faire partie de la majorité gouvernementale de centre-gauche, prêtant son soutien à la politique d'austérité menée par Prodi pour préparer l'Italie au respect des "critères de Maastricht" permettant sa participation à la monnaie commune européenne. Mais à l'automne 1998, en tentant de faire accepter à Prodi un engagement pour la mise en place des 35 heures, Rifondazione et son secrétaire général Fausto Bertinotti avaient provoqué une crise gouvernementale. Prodi avait alors été remplacé à la tête du gouvernement par le dirigeant DS Massimo D'Alema.

Cependant Rifondazione avait payé cette tentative d'une scission, une fraction du parti refusant de quitter la majorité gouvernementale et créant alors le Parti des communistes Italiens (PdCI). Et dans les élections de 2001, Rifondazione fut accusée par une partie de la gauche d'être responsable, par ses exigences excessives à l'égard de la gauche, de la victoire de la coalition de droite menée par Berlusconi.

Mais cette fois, pour ces élections de 2006, l'exigence de réaliser l'unité de la gauche pour "chasser Berlusconi" a fourni à Bertinotti un prétexte pour inciter son parti à rallier l'Unione avec armes et bagages. Et puis le mécanisme des "primaires" mis au point par Prodi dans le cadre de l'Unione lui a fourni une excuse pour mettre sous le boisseau toutes les revendications populaires que Rifondazione prétendait défendre au sein du centre-gauche.

Ces élections primaires, organisées le 15octobre2005, étaient destinées à désigner officiellement qui serait le dirigeant de l'Unione, et du même coup qui serait chargé de rédiger son programme. Bertinotti a pu présenter sa candidature, mais n'a recueilli que 15% des voix face à un Prodi qui, disposant d'emblée du soutien des DS et de la plupart des partis de la coalition, en recueillait 74%. Dès lors, c'est au nom de la règle de la majorité que Bertinotti et Rifondazione se sont ralliés à la candidature de Prodi et à son programme.

Une promesse de paix sociale

Pour Prodi, le fait d'avoir la caution des principales organisations de la classe ouvrière italienne pour mener la politique de la bourgeoisie était un atout majeur. Il l'a encore affiché début mars en se présentant au congrès de la CGIL et en y prononçant un discours pour lui demander son soutien. En réponse, les dirigeants de la confédération ont proposé rien moins que de conclure un "pacte de législature" avec le gouvernement Prodi. Cela était d'ailleurs d'autant plus facile que le programme de la principale confédération ouvrière lui-même ne diffère guère de celui de l'Unione. Dans le programme de la CGIL aussi, les revendications ouvrières disparaissent au profit de phrases générales sur les objectifs de développement, la nécessité d'une croissance équilibrée et d'une "politique industrielle" pour faire face au "déclin".

Ajoutons que dans ce congrès de la confédération, tenu quelques semaines avant les élections législatives, la tendance minoritaire de la CGIL "cambiare rotta" (changer de voie) s'était elle-même ralliée d'avance à la majorité. Cette opposition, qu'on hésite d'ailleurs à qualifier de gauche tant elle est modérée, garantissait ainsi d'avance qu'aucune fausse note, aucune revendication ouvrière un peu radicale ne s'exprimerait au cours de ce congrès.

La CGIL s'est d'ailleurs bien gardée, durant au moins ces deux dernières années, de toute défense un peu appuyée des revendications ouvrières, faisant oublier son bref accès de radicalisme de l'année 2002.

Cette année-là en effet, un an après l'installation du gouvernement Berlusconi, le secrétaire général de la CGIL d'alors, Sergio Cofferati, avait appelé à une manifestation nationale pour la défense de l'article 18 du statut des travailleurs, article qui protège les travailleurs contre les licenciements sans "juste cause". La manifestation du 22mars2002 rassembla ainsi à Rome entre un et trois millions de personnes selon les commentateurs. Donnant en tout cas une démonstration impressionnante des capacités de mobilisation de la CGIL, elle força un mois plus tard les deux autres confédérations syndicales jusque-là réticentes, la CISL et l'UIL, à se rallier à une journée de grève générale unitaire avec la CGIL.

Ceux qui auraient pu voir dans cette démonstration l'annonce par les dirigeants syndicaux d'une politique de défense décidée des droits ouvriers, furent cependant vite déçus. Cofferati lui-même quitta comme prévu la direction de la confédération. Se recyclant dans la politique, il conquit la mairie de Bologne avec le soutien de toute la gauche. L'homme qui, à la tête de la CGIL, s'était donné l'image de défenseur des faibles s'y est malheureusement illustré dernièrement par des prises de position réactionnaires, visant par exemple à interdire la mendicité dans la ville.

Quant à l'article 18 du statut des travailleurs, s'il est toujours en place, c'est que le patronat a depuis longtemps trouvé mille moyens de contourner cet article, qui ne protège de toute façon que les travailleurs embauchés à durée indéterminée dans les entreprises de plus de vingt salariés. Or les contrats précaires se sont multipliés, et notamment le travail intérimaire. Celui-ci a été autorisé sous le précédent gouvernement Prodi dans le cadre d'une série de lois connues sous le nom de paquet Treu, du nom de son ministre du Travail d'alors. La CGIL elle-même s'est bien gardée par la suite de revendiquer l'abolition de ce paquet Treu. Plus encore, lorsque le gouvernement Berlusconi en 2003 promulgua une nouvelle loi créant encore plus de possibilités de contrats précaires, la loi 30 ou loi Biagi, la CGIL resta encore pratiquement silencieuse.

C'est donc une CGIL particulièrement modérée qui soutient aujourd'hui l'arrivée de Prodi au gouvernement. Sur ce dernier point de la précarité, Prodi s'est engagé simplement à "revoir" la loi Biagi, ce qui signifie probablement que deux types de contrats précaires, pratiquement pas utilisés par le patronat, seraient supprimés. En revanche subsisterait l'essentiel de la loi 30 et du paquet Treu par lesquels le patronat italien a pu faire entrer dans les faits une précarité généralisée du travail. La CGIL, organisatrice de la grande manifestation de 2002 pour l'article 18, semble se contenter d'avance de quelques changements de pure forme.

C'est muni de cette promesse de paix sociale, garantie par le soutien syndical, que Prodi a pu s'adresser à la confédération patronale italienne, la Confindustria, et obtenir pratiquement son soutien.

Les préférences de la Confindustria

Il est traditionnel, à l'approche des élections, de voir la Confindustria s'adresser aux partis politiques en compétition pour leur faire connaître ce qu'elle nomme "les besoins des entreprises", avant de distribuer les bons points à ceux qui s'y montrent attentifs. Pour ces élections, le président de la Confindustria, Luca Cordero di Montezemolo, n'a pas failli à la règle.

Montezemolo, président de Ferrari, devenu président du groupe Fiat avant de devenir celui de la confédération patronale, a commencé par critiquer le gouvernement Berlusconi, accusé de ne pas soutenir suffisamment les entreprises italiennes dans la concurrence internationale et de n'avoir aucune "politique industrielle". Il a également proposé de renouer le dialogue avec les organisations syndicales, déclaration dans laquelle les dirigeants syndicaux virent aussitôt un "signal positif"... bien que Montezemolo ait précisé qu'il ne s'agissait pas de parler des salaires mais, par exemple, de revoir le système des contrats collectifs, trop rigide à son goût.

De son côté, Prodi n'a pas manqué d'invoquer une nécessaire baisse du "coût du travail" qui, malgré les bas salaires pratiqués dans le pays, serait selon lui encore trop élevé en Italie face à la concurrence internationale. Et précisant ses intentions, il a même déclaré au cours de la campagne électorale son intention de réduire de 5% le taux des prélèvements obligatoires, impôts et cotisations sociales, comptant sur les entreprises pour que cet avantage soit distribué à parts égales entre salariés et employeurs. Il est vrai qu'il ajoutait aussi que la réalisation de cette promesse était subordonnée à l'état des finances publiques telles que les aurait laissées le gouvernement Berlusconi.

En tout cas, Montezemolo a pu se féliciter à plusieurs reprises de la disponibilité des dirigeants syndicaux d'une part, des dirigeants de l'Unione d'autre part, à dialoguer avec le patronat; et à l'approche des élections, les déclarations de Montezemolo et celles d'autres représentants de la confédération patronale sont apparues comme un soutien ouvert à la coalition de centre-gauche, accompagné du reproche renouvelé fait à Berlusconi de ne s'occuper que de ses propres affaires. Au point de s'attirer une réponse cinglante d'un Berlusconi, venu intervenir par surprise dans une assemblée de la Confindustria pour y attaquer les patrons "soutenant la gauche"...

Le patronat, les grands groupes industriels et financiers n'auraient évidemment rien eu à perdre au maintien au pouvoir de la coalition de Berlusconi. Mais de toute évidence, ils ont estimé avoir encore plus à gagner avec l'arrivée au gouvernement de Prodi, porteur de promesses de paix sociale, de concertation avec les syndicats et de compréhension pour les besoins des "entreprises", et donc évidemment disponible pour leur verser encore des aides financières, sous prétexte de faire face à la concurrence.

Une victoire d'extrême justesse

Cependant, la coalition de centre-gauche n'a remporté les élections à la Chambre des députés qu'avec 25000 voix d'avance à l'échelle nationale (49,81% contre 49,74%), ce qui grâce à la loi électorale lui permet tout de même de disposer d'une majorité confortable dans cette assemblée. Mais pour les élections au Sénat, qui avaient lieu en même temps mais dans lesquelles ne votent que les électeurs âgés de plus de vingt-cinq ans, la coalition de centre-gauche se retrouve même minoritaire en voix. Avec 200000 voix de moins que la "Maison des libertés", la coalition dirigée par Berlusconi, soit 49,25% contre 49,87%, le centre-gauche n'obtient une majorité en sièges que parce que le découpage électoral selon les régions lui permet de disposer de primes de majorité.

Sur ce plan, la coalition de centre-gauche avait peut-être un peu trop préjugé de la victoire que lui prédisaient les sondages. Estimant celle-ci acquise, Prodi ne s'est guère préoccupé de l'électorat populaire. Privilégiant le dialogue avec le patronat et autres "décideurs", il a sans doute contribué lui-même à convaincre une partie de cet électorat qu'au fond il n'avait pas de raisons de se sentir représenté par le centre-gauche. Et la démagogie de Berlusconi, promettant par exemple au dernier moment de supprimer l'ICI, impôt immobilier payé sur l'habitation principale, lui a sans doute permis de rallier des hésitants au sein de cet électorat populaire.

En tout cas, le résultat est que, si à la Chambre le centre-gauche dispose d'une majorité de 348 députés contre 281, au Sénat celle-ci n'est que de 158 sièges contre 156. Par ailleurs, beaucoup espéraient que Berlusconi et son parti, Forza Italia, sortiraient des élections affaiblis relativement à leurs partenaires dans la coalition de droite. Mais il n'en a rien été, puisqu'au contraire Berlusconi en sort renforcé relativement à ses partenaires. Au centre-droit, le leader de l'UDC (Union des Démocrates-chrétiens) Pierferdinando Casini voit s'éloigner la perspective de remplacer Berlusconi à la tête de la coalition de droite. Il en est de même pour Gianfranco Fini, dirigeant du parti dit "post-fasciste" d'Alliance nationale, qui doit se résigner à soutenir encore Berlusconi pour la prochaine période. Et surtout, les perspectives de Prodi, qui comptait sans doute après la victoire de l'Unione étoffer sa coalition grâce au renfort de transfuges du centre-droit, s'éloignent aussi pour l'instant.

Mais au fond, il n'est pas sûr que cette victoire de justesse embarrasse vraiment Prodi. Pour toutes les mesures en faveur de la bourgeoisie, il trouvera sans difficulté une majorité. Il n'y a sans doute que pour quelques mesures qui pourraient être un peu favorables aux travailleurs, ou bien pour des lois touchant à des questions comme l'avortement, la fécondation artificielle ou le Pacs, combattues par l'opinion réactionnaire, que sa majorité risque de lui faire défaut. Et même si ce n'est pas le cas, cette majorité exigüe lui fournira de toute façon une excuse de plus pour ne pas heurter les intérêts en place, s'ajoutant à l'argument du bilan catastrophique laissé par Berlusconi, déjà utilisé par les dirigeants du centre-gauche pour justifier les mesures d'austérité à venir.

Avant même la formation du nouveau gouvernement Prodi, la nouvelle majorité a eu à se prononcer pour les élections aux postes de président de la République, de l'Assemblée nationale et du Sénat. C'est le dirigeant des DS Giorgio Napolitano, auparavant dirigeant du Parti communiste connu comme un des premiers partisans de l'évolution social-démocrate de celui-ci, qui est devenu président de la République. Franco Marini, ancien dirigeant de la confédération syndicale CISL et démocrate-chrétien "bipartisan", c'est-à-dire censé plaire également à la droite, a été élu président du Sénat par 165 voix contre 156, bénéficiant des voix d'une partie des sept sénateurs à vie siégeant dans cette assemblée. Enfin, à la Chambre des députés, les partis de centre-gauche se sont trouvés d'accord pour élire le secrétaire général de Rifondazione comunista, Fausto Bertinotti, celui-ci recueillant 337voix contre 100 à Massimo D'Alema et 144bulletins blancs.

Une "victoire des ouvriers" ?

Dans son discours inaugural, avant de promettre de remplir son rôle de président de l'Assemblée aussi bien que son prédécesseur de droite Casini, Bertinotti a déclaré dédier sa victoire "aux ouvrières et aux ouvriers". Mais de toute évidence, les travailleurs devront se contenter de cette satisfaction toute symbolique. On peut en dire presque autant de Rifondazione, car lui céder ce poste honorifique est aussi certainement un moyen de ne lui céder aucune responsabilité gouvernementale importante, réservant ces postes aux DS ou aux partenaires centristes de l'Unione. Il est vrai que les dirigeants de Rifondazione eux-mêmes ne tiennent sans doute pas à être impliqués trop ouvertement dans des décisions gouvernementales que l'on peut prévoir impopulaires.

En tout cas, pendant que l'ancien militant syndicaliste Bertinotti se réjouit de terminer sa carrière politique en présidant la Chambre des députés, ni les travailleurs, ni les militants de Rifondazione attachés à la défense de leurs intérêts n'ont à se réjouir des capitulations politiques qui lui ont valu ce poste en guise de remerciement.

La principale justification invoquée tout au long de la campagne électorale a été le fait de "d'abord chasser Berlusconi". Mais si la présence de Berlusconi au gouvernement affichait de façon particulièrement choquante le pouvoir de l'argent sur la politique, ce pouvoir ne disparaît pas le moins du monde parce que Berlusconi quitte la présidence du Conseil. Les représentants du grand capital estiment, sans doute avec raison, que leur dictature sur la politique italienne sera mieux assurée aujourd'hui par l'intermédiaire d'un Prodi, disposant de l'appui des syndicats, car celui-ci saura mieux qu'un Berlusconi dissimuler cette dictature derrière ses allures bon enfant. Et même Berlusconi d'ailleurs ne perdra sans doute rien de sa puissance de magnat de l'audiovisuel, une puissance à laquelle le centre-gauche au gouvernement hésitera de toute façon à s'attaquer.

En revanche, sous ce prétexte de faire l'unité pour "chasser Berlusconi", Rifondazione comunista a accepté d'abandonner, dans cette campagne, toute apparence de défense des intérêts de la classe ouvrière. La boucle est ainsi bouclée pour ce parti qui, face à la majorité du Parti communiste italien qui décidait en 1991 de se transformer en "démocrates de gauche", avait voulu maintenir l'étiquette communiste. Quinze ans après, les dirigeants de Rifondazione n'ont fait qu'ajouter leur pierre à l'entreprise des DS. En menant les militants de Rifondazione à leur tour à abandonner toute perspective de classe, ils contribuent eux aussi à discréditer l'idée de communisme, et en fait toute idée de dépassement de la société capitaliste.

Heureusement, les travailleurs italiens ont déjà montré à plusieurs occasions qu'ils savaient trouver la voie vers l'action de classe, y compris contre leurs propres directions syndicales et politiques. Ils n'auront pas d'autre choix, pour reprendre l'initiative face au patronat et à tous ses gouvernements amis, que de poursuivre et généraliser cette expérience. Et ils devront aussi pour cela, redonner vie à de véritables organisations communistes révolutionnaires.

10 mai 2006