La prison : un rouage de l’ordre social

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mai-juin 2021

La privation de liberté et l’enfermement des travailleurs ou des pauvres ont toujours été des armes pour défendre les privilèges des classes dominantes et, en particulier, tout l’ordre social de la bourgeoisie. Par bien des aspects, la prison et les conditions d’incarcération des détenus reflètent, en les concentrant, la brutalité des rapports sociaux. Mais la démagogie et la politique sécuritaires engagées dans la plupart des pays sur fond de crise économique constituent également un révélateur de la montée des idées réactionnaires.

Enfermer et terroriser les pauvres

Dans le chapitre du Capital intitulé « La genèse du capitaliste industriel », Marx a décrit la mise en place d’une législation violente et barbare contre les pauvres et tous ceux qui faisaient obstacle à sa domination. Si la phase d’accumulation primitive du capital, indispensable à l’essor des rapports de production capitalistes, s’est traduite par le pillage de la planète et la traite négrière, elle s’est en effet également accompagnée de l’instauration de lois et d’une justice de classe particulièrement brutales. C’était une condition pour « précipiter violemment le passage de l’ordre économique féodal à l’ordre économique capitaliste » et « abréger les phases de transition ». Comment aurait-il pu en être autrement, au moment où la bourgeoisie expropriait les masses paysannes et les livrait à une exploitation sans limite dans ses bagnes industriels ? Ceux qui refusaient de s’y soumettre, ou n’y parvenaient pas, furent traités comme des criminels. Afin de discipliner les pauvres et de leur inculquer la nouvelle religion du profit et de la propriété privée, la moindre atteinte à cette dernière, même dérisoire comme le fait de tuer un gibier pour se nourrir, pouvait entraîner des châtiments corporels, voire la mort. Les émeutes de la faim provoquées par la hausse des prix de la farine ou du blé furent assimilées à des crimes.

Le droit, ce système de lois fait pour protéger la domination de la bourgeoisie basée sur l’exploitation des travailleurs, ne pouvait qu’être fondamentalement inégal et inique. L’éloignement ou l’enfermement des individus désignés comme dangereux pour la société, c’est-à-dire avant tout pour les privilèges des possédants, devinrent une nécessité vitale pour ces derniers. Il fallait terroriser ces classes populaires qu’ils craignaient tant, en mettant en place un système carcéral aux conditions insupportables, alors que la prison occupait jusque-là une place relativement marginale dans la politique répressive des États.

L’industrialisation de l’Europe s’est accompagnée en outre d’une politique d’enfermement de milliers d’orphelins, de pauvres, dans des lieux où le travail était obligatoire et brutal, à l’instar des workhouses décrites par l’écrivain Charles Dickens dans son roman Oliver Twist. En France et en Belgique, ces « maisons de travail » prirent le nom d’ateliers généraux et de maisons de force. Peu de chose au fond les distinguait des prisons proprement dites.

C’est aussi pour préserver l’ordre social que furent déportés dans les colonies des centaines de milliers de condamnés, pour dettes, pour des délits de droit commun, ou pour leurs activités d’opposants politiques. La bourgeoisie britannique pratiqua cette politique à l’échelle de son vaste empire, notamment vers l’Amérique puis l’Australie.

Avec le renforcement de la bourgeoisie comme classe dominante, apparut également l’obligation faite aux prisonniers de travailler, d’œuvrer en quelque sorte à leur propre rédemption. Morale religieuse et morale bourgeoise contre les « oisifs » se renforçaient mutuellement. Ce fut le cas, dès 1596, à la prison Rasphuis à Amsterdam, où étaient jetés les mendiants et les jeunes « malfaiteurs ». En France, à partir du milieu du 17e siècle, furent créés les hôpitaux généraux. À Paris, ils rassemblaient plusieurs lieux, notamment la Pitié, la Salpêtrière et Bicêtre. On y enfermait sans jugement mendiants, vagabonds, aliénés, filles dites dépravées, enfants fugueurs et femmes dont les pères et maris se débarrassaient.

À partir de 1748, les condamnés aux galères furent transférés dans les trois arsenaux militaires de Toulon, Brest et Rochefort. En un siècle, 100 000 condamnés travaillèrent dans celui de Toulon, et 25 000 à Rochefort, dont 20 000 moururent avant leur libération. Ainsi la prison, le bagne, les déportations et la peur qu’ils devaient inspirer étaient à la fois le produit de la société de classes et une condition nécessaire à sa reproduction. Jusqu’en 1789, les durées moyennes d’incarcération restèrent cependant courtes.

Il n’en allait pas de même à l’encontre des prisonniers politiques qui, s’ils n’étaient pas exécutés, étaient jetés dans les geôles de la Bastille, de Vincennes ou du château d’If. Ce n’est pas un hasard si la population parisienne s’empara de la Bastille et la détruisit pierre par pierre dès les premières heures de la Révolution française. Mais, si cette dernière jeta à bas la domination monarchique et ce symbole, bien d’autres prisons furent créées après la victoire politique de la bourgeoisie et sa consécration juridique sous la période napoléonienne. En France, comme dans toute une partie de l’Europe, l’enfermement se généralisa. Avec le droit bourgeois, appliqué avec zèle par ses magistrats, la prison allait hanter des générations de pauvres et inspirer de nombreux romanciers, en premier lieu Victor Hugo, qui virent à raison en elle et dans les juges, qui y condamnaient par fournées entières, l’expression la plus barbare d’une société incapable de nourrir ses membres et qui jetait un voleur de pain dans ses cachots avec les assassins. La France compta ainsi de 40 000 à 43 000 prisonniers en 1815, soit un prisonnier pour 600 habitants, une proportion double de celle constatée aujourd’hui, alors même que la France se situe parmi les pays européens dont les prisons sont les plus remplies.

Jusqu’à la fin du 19e siècle, ce sont d’ailleurs des entreprises privées, les « renfermées », à travers le système de « l’entreprise générale », qui avaient la main sur le système carcéral. Il en alla de même en Grande-Bretagne, où les prisons étaient assimilées à des entreprises. Ainsi, jusqu’à l’ouverture de la première prison nationale de Millbank en 1816, l’État ne faisait que fournir les bâtiments et entreprendre certains travaux d’entretien. S’ils ne voulaient pas être réduits à l’état de bêtes enfermées, les détenus devaient subvenir à leurs besoins en versant une somme lors de leur incarcération, et souvent après leur libération. La gestion des prisons ne fut reprise par l’État qu’en 1877… jusqu’à leur privatisation partielle moins d’un siècle plus tard.

Aux États-Unis, la mise en place d’un vaste système carcéral se fit à l’issue de la guerre civile entre le Nord et les États sécessionnistes du Sud, en grande partie aux dépens de la population noire. Le 13e amendement de la Constitution, adopté en octobre 1865, abolit l’esclavage. Mais il stipulait : « Ni esclavage ni servitude involontaire, si ce n’est en punition d’un crime dont le coupable aura été dûment condamné, n’existeront aux États-Unis. » Cette clause, qui maintenait en quelque sorte l’esclavage derrière les barreaux, allait permettre le travail forcé de millions de Noirs, privés de leurs droits élémentaires et soumis à l’exploitation la plus brutale, souvent pour le plus grand bénéfice de sociétés privées. Selon l’expression d’Angela Davis, les Noirs passèrent « des prisons de l’esclavage à l’esclavage des prisons ».

Les États-Unis ouvrent la voie

À partir de la fin des années 1960, la politique carcérale est redevenue une arme majeure des classes dominantes. Aux États-Unis, elle constitua une réponse politique à la révolte des masses noires, notamment celles des grandes agglomérations du nord du pays. Au cours des années 1980, alors que le chômage de masse s’abattait sur les fractions les plus exploitées de la classe ouvrière, cette politique réactionnaire criminalisant toutes les infractions à la loi fut prolongée au nom de la « guerre contre la drogue ». Elle transforma les jeunes Noirs en criminels en puissance et, en une décennie, fit des États-Unis un vaste système concentrationnaire et de fichage. Plus de 3 000 prisons y furent construites, jusque dans des barges flottantes à New York. Des centaines de milliers de jeunes et de migrants y furent entassés, parfois pour des délits dérisoires, notamment après l’adoption dans 40 États de la règle « trois fois et c’est fini », qui permettait d’enfermer à vie toute personne ayant commis trois infractions, et ce, quelle qu’en soit la nature. La formule « Enfermez-les et jetez la clef » tenait lieu de slogan de campagne à nombre de politiciens. Le nombre de détenus explosa à partir de 1975 : il fut multiplié par six, pour atteindre 2,3 millions, soit un quart de la population carcérale mondiale. Un chiffre auquel il faut ajouter plusieurs millions de personnes placées sous la surveillance du système judiciaire, car en sursis, en libération conditionnelle ou sous bracelet électronique. La grande majorité sont des jeunes hommes, noirs ou hispaniques, sans diplôme et au chômage. Une fois libérés, leur calvaire ne cesse pas : ils sont souvent exclus de l’accès aux logements sociaux, privés de toute aide sociale publique, de leurs droits parentaux, ou de celui de briguer un emploi public.

Dans ce contexte idéologique alimenté tant par le Parti républicain que par son concurrent démocrate, un Joe Arpaio, qui s’était autoproclamé le « shérif le plus coriace des États-Unis », ouvrit une prison publique à Phoenix (Arizona), qu’il présenta fièrement comme un « camp de concentration ». En grande partie destinée à y jeter les immigrants hispaniques, elle fut bâtie, se vantait-il, en économisant l’argent du contribuable : 150 000 dollars, contre 41 millions pour une structure traditionnelle. Jusqu’à deux mille détenus y furent maintenus dans des tentes de l’armée prélevées sur ses stocks de la guerre de Corée ! Ils étaient également forcés à travailler enchaînés, une pratique abandonnée aux États-Unis depuis 1955. Comme d’autres esclavagistes de son espèce, il fut finalement condamné en 2017 pour abus et corruption, et la prison fermée. Mais lui ne fut pas envoyé en prison. Trump, qui avait vu en lui un héros, l’a en outre gracié avant son départ de la Maison-Blanche.

Sur le plan des privatisations et de la mise au travail des détenus au profit des entreprises, les États-Unis ont également été précurseurs, à partir de l’ouverture de la première prison privée en 1983 (une pratique bannie depuis 1925). Il existe désormais un véritable complexe carcéro-industriel. Les firmes, tels GEO Group et Core Civic, qui assurent la gestion de centaines d’établissements, ont imposé des taux de remplissage contractuels de plus de 80 %, et même de 100 % dans certains États. Les détenus ayant des problèmes importants de santé sont souvent bannis par ces contrats, ou sont transférés dans des prisons d’États lorsque les frais médicaux deviennent trop élevés pour maintenir le niveau de profitabilité. Mais les scandales de mauvais traitements et de corruption se sont multipliés. Le plus retentissant, dit Kids for cash, toucha en 2009 un établissement pour mineurs de Pennsylvanie qui avait versé en dix ans 2,8 millions de dollars de pots-de-vin à deux juges en échange de la condamnation d’au moins 2 000 jeunes pour des infractions insignifiantes. Présentées comme un moyen d’alléger le coût pour les finances publiques, ces privatisations n’ont fait que l’alourdir davantage. Il est estimé annuellement à environ 80 milliards de dollars, un chiffre colossal, même s’il reste inférieur aux budgets des diverses forces de police et de l’armée. Le maintien de l’ordre social de la bourgeoisie est à ce prix.

Mais, pour certaines sociétés privées, l’exploitation comme main-d’œuvre de la population carcérale peut être une très bonne affaire. Près des deux tiers des détenus travaillent en effet, sans que ne s’applique aucune clause du droit du travail ni salaire minimum (celui-ci peut être égal à zéro, comme au Texas, en Géorgie et en Alabama). En 2017, le salaire horaire moyen des personnes incarcérées était de 0,86 dollar. La même année, une partie des pompiers engagés contre les incendies en Californie étaient des détenus payés un dollar de l’heure ! Plusieurs grèves ont éclaté dans les prisons américaines pour mettre fin à cette situation révoltante.

Une offensive sécuritaire sans limite, mais pas sans profits

Si la politique carcérale a été poussée si loin aux États-Unis, c’est en grande partie lié au fait que la bourgeoisie y avait vu son pouvoir fortement contesté, sous la pression du mouvement noir et en raison du racisme institutionnel sur lequel s’est construite sa domination. Mais un même mouvement a été observé dans la plupart des pays développés dits démocratiques, dont le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France, le Japon ou l’Australie. Il s’est traduit par un durcissement des politiques sécuritaires et carcérales et par une ouverture aux entreprises.

Les gouvernements ont fait de la lutte contre la drogue, la délinquance ou le crime organisé l’alpha et l’oméga de leur propagande, prétendant débarrasser la société de tous ceux qui gêneraient son bon fonctionnement et la tranquillité de ses habitants. Cette posture s’est construite puis imposée au fur et à mesure de l’approfondissement de la crise de l’économie capitaliste, du délabrement des quartiers populaires, du désengagement de l’État des services publics utiles aux catégories les plus modestes de la population, à commencer par ceux de l’éducation ou de la santé.

Dans tous les pays développés, ce sont avant tout les chômeurs, les personnes sans aucun diplôme ou avec des niveaux d’études très bas, y compris de nombreux mineurs, en somme les exclus de toute sorte, broyés ou rejetés par le système, qui remplissent les établissements pénitentiaires.

En France, l’offensive sécuritaire s’est accélérée sous Sarkozy, qui en avait fait une sorte de marque de fabrique avec beaucoup de coups de menton et de gesticulations, mais aussi des mesures marquant de véritables reculs pour certaines catégories, comme la création de centres éducatifs fermés (CEF) en 2002. Voulus comme des alternatives à la prison, ces centres, où se trouvent des centaines de jeunes, en constituent le plus souvent l’antichambre car, à l’instar de ce qui se passe dans les quartiers pour mineurs en prison, ces centres sont dénués de tout caractère éducatif. Macron, qui a multiplié les déclarations sécuritaires et les mesures renforçant les pouvoirs de la police a promis, à son tour, d’en construire une vingtaine d’autres.

Cette politique d’enfermement a un coût financier de plus en plus élevé. Et elle ne fait qu’alimenter les problèmes qu’elle prétend combattre, condamnant bien souvent les détenus libérés à replonger dans les réseaux des petits ou des grands trafics, eux-mêmes nourris par la décomposition sociale.

L’autre versant de cette politique des États a été l’appel fait au privé. Au Royaume-Uni, l’essentiel des parts de marché de la prison (soit entre 10 et 20 % des détenus) est détenu par deux grandes multinationales. D’un côté G4S, un géant des services de sécurité, actif dans 125 pays, emploie environ 550 000 personnes. De l’autre côté Serco, un groupe fondé en 1929, fait partie de l’indice regroupant les 250 plus importantes capitalisations boursières de la City de Londres.

En France, si les entreprises privées ont, comme ailleurs, toujours eu un accès aux marchés liés à la construction ou à l’entretien des prisons, ou encore à ceux de la fourniture de repas, c’est au milieu des années 1980 que s’est imposée l’idée de leur confier la construction de prisons. En 1987, 13 000 places nouvelles, annoncées par le garde des Sceaux, Albin Chalandon, furent promises aux opérateurs privés. Des partenariats public-privé ont ainsi permis à Bouygues, le géant mondial du BTP, d’assumer, avec d’autres, la construction, la gestion et l’entretien de plusieurs établissements. Des milliers d’autres places ont été promises ou mises en chantier par les gouvernements suivants, de droite comme de gauche, en milieu fermé ou en centres de semi-liberté.

L’enfermement des migrants et des étrangers

Les médias européens se sont intéressés durant la récente campagne électorale américaine au mur promis par Trump, à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, et à l’enfermement des migrants et de leurs enfants, occultant le fait qu’il n’en était pas l’initiateur et taisant la politique d’expulsions massives d’Obama.

Ils passent aussi largement sous silence la façon dont la grande majorité des dirigeants européens appliquent eux-mêmes une politique d’enfermement des migrants, quand ils ne relèguent pas cette tâche à la Turquie contre rétribution. Cette chasse aux étrangers s’est généralisée, à l’exception notable mais très brève et intéressée de la politique de relative ouverture imposée par Merkel durant l’année 2015. Et elle a donné naissance à tout un business de la surveillance et de l’enfermement pour des groupes spécialisés dans la sécurité.

Cet enfermement des migrants est d’une double nature : dans les établissements pénitentiaires proprement dits et dans des centres de rétention.

En France, le nombre d’étrangers détenus dans les prisons a connu depuis les années 1990 une progression deux fois plus rapide que celui des nationaux. Un étranger a aujourd’hui trois fois plus de risques d’être placé en détention provisoire et d’être jugé en comparution immédiate et huit fois plus de risques d’être condamné à de la prison ferme. Une fois détenu, privé de titre de séjour, il lui est quasiment impossible d’effectuer la moindre démarche en vue d’un aménagement de peine, d’une réinsertion ou pour de simples formalités administratives, celles-ci pouvant être interdites si un préfet estime qu’une personne constitue une menace pour l’ordre public. Et il faudrait ajouter au nombre de détentions toutes les gardes à vue dont les étrangers sont victimes.

Dans l’Union européenne, des dizaines de milliers d’étrangers sont par ailleurs internés pour avoir enfreint la législation qui a transformé l’Europe en forteresse et la Méditerranée en cimetière dans des zones d’attente et des centres de rétention administrative en France, dans des centres d’internement des étrangers en Espagne, dans des centres pour illégaux en Belgique, ou des centres d’identification et d’expulsion en Italie, etc.

Au Royaume-Uni, la durée de détention des migrants dans ces centres étant illimitée, certains peuvent rester enfermés durant des années sans recours possible. La quasi-totalité de ces établissements sont d’ailleurs sous le contrôle de firmes multinationales de la sécurité : G4S, GEO Group, Serco, Mitie et Tascor. Durant dix ans, des centaines de personnes arrivant sur le sol britannique furent placées en détention dans des centres de haute sécurité selon une procédure accélérée. 99 % se virent refuser le droit à l’asile. Cette procédure ne fut suspendue qu’en 2015 et sous la pression des militants défendant les droits des demandeurs d’asile.

Surpopulation et conditions indignes

La surpopulation carcérale est un fait établi et dénoncé de longue date par les militants défendant les droits des détenus et par leurs proches. En France, le nombre de détenus a augmenté d’un quart depuis une quinzaine d’années, pour atteindre 62 673 au 1er janvier 2021, près de 4 000 prisonniers de plus qu’au début de la pandémie. Soixante-deux établissements connaissaient à cette date des taux d’occupation de plus de 120 %, dix-neuf d’entre eux de plus de 150 %. Une surpopulation que connaissent également les prisons pour femmes (elles constituent environ 4 % de la population carcérale) et certains quartiers pour mineurs. Autant dire que l’encellulement individuel, prévu par la loi depuis… 1875, n’est pas près d’être appliqué. En réalité, malgré quelques avancées, dues aux combats des années 1960 et 1970 qui avaient abouti à la suppression des quartiers dits de haute sécurité (QHS), les droits des détenus n’ont guère connu de transformation depuis le 19e siècle. Et les familles, les proches continuent d’en faire également les frais.

L’insalubrité des établissements de détention et la promiscuité qui y règne sont également patentes. Cela vaut à l’État français d’avoir à répondre à plusieurs dizaines de procédures, notamment devant la Cour européenne des droits de l’homme, pour traitements inhumains ou dégradants. En 2017, Macron avait admis devant cette juridiction que les conditions de détention constituaient un problème « endémique », évoquant à l’occasion un niveau d’occupation à « des niveaux insoutenables dans certains établissements ». Même le Conseil d’État, saisi la même année du cas de la prison de Fresnes, qui connaissait un taux d’occupation de 214 %, avait déploré « une atteinte grave » aux libertés fondamentales. Un énième constat sans la moindre suite. Des milliers de détenus continuent donc à dormir sur des matelas à même le sol et à être entassés, malgré le Covid, à longueur de journée dans quelques mètres carrés.

Ce sont les plus précaires, issus des couches les plus défavorisées, qui remplissent les prisons. Un SDF sur deux jugés par un tribunal correctionnel est aujourd’hui condamné à de la prison ferme. L’immense majorité des femmes détenues avaient été victimes de violences conjugales. La moitié des personnes incarcérées étaient privées d’emploi avant leur incarcération et 80 % ont un niveau de scolarité inférieur au baccalauréat, 10 % étant illettrés. Et ce n’est pas derrière les barreaux qu’ils vont acquérir une formation, les moyens éducatifs et de formation professionnelle étant notoirement insuffisants.

Les prisons françaises constituent également un désastre psychiatrique, huit détenus sur dix présentant au moins un trouble : 7,3 % sont atteints de schizophrénie, 21 % de troubles psychotiques, dont des psychoses hallucinatoires, et 40 % d’un syndrome dépressif sévère. Quant aux victimes d’addictions (drogue et alcool), soit plus d’un tiers des détenus, ils ne bénéficient quasiment d’aucune aide médicale ou psychologique. La prison ne sert qu’à faire disparaître, momentanément ou durablement, ces malades que la société produit et est incapable de soigner.

Le travail dans les prisons françaises

Environ un quart de la population carcérale a accès à un travail, un chiffre en recul de dix points depuis 2000, alors que les minces revenus qu’il procure demeurent indispensables au plus grand nombre. Et ce d’autant plus que ceux qui touchaient une indemnité chômage ou un RSA avant leur incarcération sont rapidement privés de ces allocations. En France, comme dans la majeure partie des pays, à l’exception notable de l’Italie, le travail (pour le « service général » ou en atelier) ne repose sur aucun contrat ni statut et les détenus ne bénéficient quasiment d’aucun droit : absence d’indemnité en cas de chômage technique, d’arrêt maladie, de congés ou d’arrêt du travail ; une durée du travail sans véritable limite, sans jour de repos garanti ni respect d’un revenu minimum et encore moins du droit syndical (qui existe dans quelques pays comme l’Italie ou l’Allemagne et qui fut reconnu aux États-Unis de 1973 à 1977). Le travail aux pièces y a encore cours, malgré les condamnations de l’État. Les concessionnaires privés y interviennent le plus souvent pour faire effectuer des tâches répétitives et simples, à l’instar de ce qui est pratiqué dans les établissements pour travailleurs handicapés (établissement et service d’aide par le travail ou ESAT).

Depuis la loi pénitentiaire de 2009, les détenus sont censés être assurés d’une rémunération horaire indexée sur le smic brut, mais celle-ci varie de 20 à 45 % du salaire minimum selon les classes de tâches effectuées. Mais l’administration a carte blanche pour les définir et ne se prive pas de limiter au maximum les rémunérations. En décembre 2018, 98 % des détenus travaillant à l’entretien, aux cuisines, à la distribution des repas, etc., étaient ainsi payés au taux horaire le plus bas, alors qu’ils travaillaient aussi le dimanche et les jours fériés. Ils sont, de fait, taillables et corvéables à merci.

Dupond-Moretti, le ministre de la Justice, a évoqué le 7 mars dernier la possibilité de faire évoluer la loi et d’établir un droit du travail dans les prisons. Mais cet engagement risque de rejoindre le cimetière des promesses non tenues, et la campagne électorale présidentielle à venir pourrait bien au contraire donner lieu à une nouvelle surenchère sécuritaire.

Une arme politique qui protège la bourgeoisie

Même aux États-Unis, où la population carcérale constitue un vivier de main-d’œuvre important et permet à une fraction de la bourgeoisie de faire de juteuses affaires, la prison n’a qu’une fonction productive marginale. Sa fonction demeure avant tout politique. La déliquescence sociale, la montée réelle ou fantasmée de la criminalité et des trafics que son économie à bout de souffle alimente ou produit servent d’alibi aux dirigeants politiques pour mener la guerre aux plus pauvres et menacer l’ensemble des travailleurs d’un bannissement de plus en plus brutal et durable.

La propagande et cette politique sécuritaires protègent les voleurs et les assassins en gants blancs, les capitalistes coupables des pires agissements et les appareils d’État à leur service. Le capitalisme repose sur un système d’irresponsabilité quasiment absolu des actionnaires et des donneurs d’ordres. Combien de bourgeois emprisonnés pour leur rôle dans l’explosion de l’usine Union Carbide à Bhopal, pour celle d’AZF à Toulouse, pour l’usage du plomb, des PCB, de l’amiante, du glyphosate, de la chlordécone ou encore du paraquat, cet herbicide dont la presse a révélé récemment qu’il serait à l’origine de la mort de 100 000 personnes depuis sa mise sur le marché en 1960 ? Combien derrière les barreaux pour leur responsabilité des 360 000 morts au travail et 2 millions morts de maladies professionnelles chaque année dans le monde, pour avoir plongé des millions de familles dans la pauvreté ou ravagé la planète ?

Pour débarrasser l’humanité des fléaux du crime et de l’insécurité, il n’y a pas d’autre voie que de mettre ces responsables hors d’état de nuire et de leur arracher la direction de la société : c’est le combat des communistes révolutionnaires.

28 mars 2021