Un grave recul social

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13 novembre 1998

Le résultat est que, selon un rapport de l'ONU publié au mois d'août, la proportion de la population indonésienne vivant en-dessous du seuil de pauvreté serait passée de 11 % en 1996 à 37 % en juin 1998. Le même rapport ajoute qu'au rythme actuel de dégradation de l'économie du pays, il faudrait s'attendre à ce que cette proportion atteigne 47 % à la fin décembre et plus de 60 % à la fin de l'année prochaine. 47 % de la population vivant en-dessous du seuil de pauvreté, c'était la situation de l'Indonésie au milieu des années 1970. Et 60 %, c'était celle de la fin des années 1960. C'est-à-dire que, du point de vue du niveau de vie de la population, la crise financière aurait ramené le pays trente ans en arrière.

Mais ce n'est pas seulement de ce point de vue-là que la crise financière se traduit par un grave recul. La presse occidentale a souvent montré des photos des Petronas Towers le plus haut gratte-ciel du monde, siège social de la compagnie pétrolière d'Etat à Kuala-Lumpur, en Malaisie. On y construisait aussi une débauche d'immeubles de bureau, de centres commerciaux et même, dans cette ville tropicale, un centre avec des pistes de skis artificielles ! Tout cela pour une petite poignée de bourgeois occidentalisés car on imagine facilement que la majorité de la population malaise, dépourvue de tout, avait des besoins plus urgents que d'aller faire du ski ; en admettant même qu'elle sache ce que c'est...

Tout cela, c'était en quelque sorte le symbole de l'"émergence" de ces nouveaux marchés du Sud-Est asiatique hors du sous-développement. Eh bien, ce symbole restera bien... un simple symbole car les buildings d'affaires de Kuala-Lumpur ou de Bangkok seront peut-être la seule chose qui ne s'écroulera pas dans cette économie. Même s'il n'y a plus personne pour s'y installer ni de personnel pour entretenir leurs ascenseurs.

En revanche les photos de la presse ne montraient pas les quartiers de taudis qui s'étendaient encore au pied de ces constructions de prestige. Les promoteurs immobiliers n'ont évidemment jamais rien fait pour leurs habitants, parmi lesquels personne ne versera une larme sur le sort de leurs projets luxueux. Mais les Etats, eux, se sont parfois sentis obligés de faire quelques gestes.

A Bangkok, par exemple, l'Etat s'était décidé à installer le tout-à-l'égout dans une partie pauvre du centre-ville abritant un million d'habitants. Une compagnie britannique, United Utilities, avait été chargée de la réalisation du projet. Les travaux ont survécu au krach monétaire de juillet 1997. Tout semblait aller pour le mieux jusqu'aux premiers jours de décembre 1997. Apprenant que la Thaïlande n'avait plus les moyens de payer, les patrons londoniens de United Utilities se sont retirés. Non seulement les travaux se sont arrêtés, mais également l'usine d'épuration et les stations de pompage qui étaient déjà partiellement en fonction. Les habitants n'ont eu que quelques semaines pour goûter aux avantages du tout-à-l'égout. Depuis, ce sont les tribunaux de Londres qui se sont emparés de l'affaire. Et d'ici à ce qu'elle soit réglée, et en supposant que le gouvernement thaïlandais trouve les fonds, une partie des installations devra sans doute être reconstruite.

On pourrait ainsi multiplier les exemples. Des rares projets d'urbanisation qui auraient pu constituer pour les populations une sorte de dividende du boom économique, il ne restera sans doute pas grand chose, soit parce que les travaux n'en auront jamais été finis, soit par manque de fonds pour en assurer la maintenance. Seules les grandes entreprises occidentales qui en étaient maîtres d'oeuvre auront en fin de compte tiré les marrons du feu.

De ce point de vue donc, le boom économique n'aura été qu'une parenthèse qui laissera son lot de carcasses d'usines, d'autoroutes et de buildings désaffectés. Une partie pourrira sur pied dans les années à venir sans que les populations y aient trouvé le moindre avantage.

Mais d'un autre point de vue, le boom a aussi introduit des transformations irréversibles dans la vie sociale qui, après la crise financière, laissent la population laborieuse plus démunie encore qu'elle ne l'était auparavant.

En Thaïlande, par exemple, les années d'expansion se sont traduites par un exode massif des campagnes. Ce sont six millions de personnes au total qui ont gagné la capitale Bangkok et qui y ont vécu, plutôt mal que bien, de l'essor du bâtiment. Mais pendant ce temps, leurs liens avec la campagne se sont distendus. Celle-ci s'est transformée, les exploitations agricoles se sont industrialisées, les petits paysans ont perdu leurs terres. Et aujourd'hui, alors que les chantiers ferment, ils n'ont même plus la bouée de sauvetage de leurs attaches campagnardes. Ils peuvent toujours quitter Bangkok, mais ils n'ont plus de village ou de famille vers qui se tourner.

Et puis, il y a maintenant les conséquences politiques.

Lorsque le krach financier se produisit en juillet 1997, on comptait alors quelque six millions de travailleurs étrangers en Asie du Sud-Est, répartis entre la Malaisie, la Thaïlande, la Corée du Sud, ainsi que Singapour et Hong-Kong. Ces immigrés venaient principalement d'Indonésie et des Philippines, mais également de Birmanie, du Bangladesh et de l'Inde. On a alors assisté à une surenchère de démagogie à l'encontre de ces ouvriers étrangers alors que ce sont les entrepreneurs locaux, en particulier ceux du bâtiment et de l'agro-alimentaire, qui avaient été les chercher dans les pays voisins pour se procurer une main-d'oeuvre à bas prix. Et évidemment, si ces tensions ethniques, avivées par les dirigeants politiques et le patronat, en venaient à prendre le devant de la scène, cela pourrait présager un recul très grave.