Algérie : le mouvement populaire face aux manœuvres du pouvoir

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juin 2019

En Algérie, deux mois après la démission d’Abdelaziz Bouteflika, le mouvement populaire commencé le 22 février se poursuivait toujours en mai, malgré la période de jeûne du mois de Ramadan respectée par beaucoup. Après plus de trois mois de mobilisation, les manifestants rejettent la « transition démocratique » qu’on leur propose sous l’égide d’anciens du « système » tels qu’Abdelkader Ben Salah, le président par intérim, et le Premier ministre Noureddine Bedoui, au point que l’élection présidentielle prévue pour le 4 juillet a encore été repoussée. Face à une contestation qui ne faiblit pas, le chef d’état-major de l’armée Ahmed Gaïd Salah est en première ligne depuis la démission de Bouteflika et se démène pour tenter de trouver une issue à la crise politique dans laquelle le régime algérien est empêtré.

Imposé à la tête des armées par Bouteflika en 2004, Gaïd Salah a d’abord été un défenseur ardent d’un cinquième mandat pour celui-ci, avant de se résoudre finalement à le pousser vers la sortie. Pendant plus de vingt ans, il y a eu au sommet de l’État un consensus sur le nom de Bouteflika car il pouvait être le paravent derrière lequel se réglaient les conflits entre les différents clans au pouvoir. C’est ce paravent qui est tombé, emporté par le souffle du Hirak (le mouvement, en arabe).

Opération mains propres et règlement de comptes

Les luttes entre clans rivaux se sont exacerbées et s’affichent désormais en public. Gaïd Salah, longtemps pilier du système et du clan Bouteflika, voudrait sauver sa place et ne pas faire les frais de la vague de « dégagisme » qui souffle sur le pays. Mais il voudrait du même coup être celui qui sauvera l’essentiel pour les classes dominantes. Après avoir dans un premier temps menacé les manifestants, il s’est posé en protecteur du mouvement populaire et a offert en sacrifice à la vindicte des masses quelques-uns des hommes qu’elles détestent le plus. Après l’ex-Premier ministre Ahmed Ouyahia, cela a été le tour d’un de ceux que la foule a surnommés « les 3 B » : en avril, le président du Conseil constitutionnel Tayeb Belaïz, qui avait validé la candidature de Bouteflika en le considérant comme apte à gouverner malgré son état de santé, a dû démissionner.

Faisant écho aux manifestants dans un communiqué, Gaïd Salah a déclaré « s’interroger sur les moyens qui ont permis à une poignée de personnes d’amasser des richesses immenses par des voies illégales et dans un court laps de temps, en toute impunité, profitant de leur accointance avec certains centres de décision douteux, et qui tentent ces derniers jours de faire fuir ces capitaux volés et de s’enfuir vers l’étranger ». Reprenant à son compte le slogan des manifestants « Armée, peuple, frères, frères », il s’est lancé à la mi-avril dans une vaste opération mains propres.

Celle-ci a commencé par les arrestations de grands patrons proches de Bouteflika, comme les frères Kouninef ou Ali Haddad, l’ex-chef de l’organisation patronale algérienne FCE, dont les noms étaient conspués par des millions de manifestants. Elles s’ajoutent à l’arrestation d’Issad Rebrab, patron de Cevital et première fortune du pays, qui se présentait comme un opposant à Bouteflika. Le dirigeant de la compagnie nationale des hydrocarbures Sonatrach, Abdelmoumen Ould Kaddour, a quant à lui été limogé. Tous sont accusés de malversations, de corruption, de non-respect des règles des marchés publics.

Cette opération menée tambour battant voudrait réussir à endiguer la contestation en se ralliant l’opinion populaire. Mais elle permet aussi à Gaïd Salah de se servir du mouvement pour justifier l’arrestation de ses rivaux. Il a ainsi accusé les participants à une rencontre orchestrée par Saïd Bouteflika d’être partisans d’un « complot ourdi par la main de l’étranger », qui visait à désorganiser les manifestations et à empêcher la transition constitutionnelle. Mais ce qui le dérangeait avant tout était sans doute que les hommes à l’origine de cette rencontre comptaient se débarrasser de lui.

Le 3 mai, Gaïd Salah a donc contre-attaqué et fait arrêter trois hommes autrefois tout-puissants : Saïd Bouteflika, frère du président accusé d’avoir en coulisse dirigé le pays, et les deux ex-généraux Tartag et Médiène dit Toufik, ex-patrons du service du renseignement (DRS), ont été placés sous mandat de dépôt par le tribunal militaire de Blida et inculpés pour atteinte à l’autorité de l’armée et complot contre l’autorité de l’État. Pour impressionner l’opinion populaire qu’elles étaient censées satisfaire, ces arrestations ont été mises en scène à la télévision.

Se posant en justicier et en arbitre et voulant sans doute montrer qu’il peut frapper aussi bien à sa gauche qu’à sa droite, Gaïd Salah s’en est aussi pris à Louisa Hanoune, secrétaire générale du Parti des travailleurs. Ayant accepté de rencontrer Saïd Bouteflika et le général Toufik, celle-ci a été incarcérée pour complot ayant pour but de porter atteinte à l’autorité du commandant d’une formation militaire et de changer le régime. On ne voit certes pas en quoi la responsable d’un parti se réclamant des travailleurs aurait pu défendre leurs intérêts par une rencontre avec des hommes de ce même « système » que dénonce toute la mobilisation populaire. Le fait ne doit cependant pas surprendre car il n’est que la suite d’une politique de soutien à Bouteflika, dans laquelle la responsable du PT s’est compromise pendant plus de vingt ans. Les travailleurs et les classes populaires ne doivent pas pour autant être dupes de l’opération de Gaïd Salah. Si des patrons ou des hommes du régime sont accusés de malversations, l’accusation visant Louisa Hanoune est politique et son arrestation est, de la part du régime, un précédent dangereux et inacceptable.

Les travailleurs, les masses populaires, seraient certainement en droit de demander des comptes à Louisa Hanoune pour sa politique, mais ils ne peuvent certes pas s’en remettre à un tribunal militaire pour cela ni à la justice civile bourgeoise, qui après avoir été aux ordres de Bouteflika agit aujourd’hui sur ordre du chef de l’armée.

Gaïd Salah a ordonné aux juges d’accélérer les procédures dans le cadre d’enquêtes pour corruption aussi bien dans la capitale qu’en province. À Sétif par exemple, le directeur général du CHU a été mis sous mandat de dépôt pour détournement et dilapidation de deniers publics et faux et usage de faux. Dans la wilaya d’Annaba, cent dix personnes, élus, directeurs, importateurs devraient être convoquées pour enrichissement illégal.

Les images de voitures déversant des personnalités officielles devant les marches du tribunal d’Alger ou du tribunal militaire de Blida ont été retransmises à la télévision. En une seule journée, près d’une soixantaine de hauts responsables ont été convoqués comme témoins dans le cadre de la mise en cause de l’ex-patron des patrons Ali Haddad, dont les ex-Premiers ministres Ouyahia et Sellal. Avec huit autres ministres et un wali (préfet) ils sont poursuivis par la Cour suprême pour non-respect des lois concernant l’attribution des marchés publics et des contrats.

Avec humour, ce défilé permanent a été surnommé par certains le festival de Cannes ! La mise en scène est trop évidente et est perçue par beaucoup comme l’expression des règlements de comptes entre clans rivaux.

En agissant de la sorte, Gaïd Salah espère sans doute aussi rassurer ceux qui sont dans l’incertitude et inquiets que le pays ne plonge dans le chaos. Une frange de la population peut avoir le sentiment que le ménage effectué par le chef de l’Armée, après des années d’impunité de l’ère Bouteflika, est salutaire. Mais beaucoup aussi se méfient de cette basse manœuvre venant d’un homme qui est toujours un pilier du système. Beaucoup n’acceptent pas cette justice expéditive venant d’un régime corrompu qui cherche avant tout à se maintenir en sacrifiant des têtes pour garder l’essentiel. La poursuite des manifestations même dans la période du ramadan montre que cette opération, vécue comme une énième tentative de faire rentrer les masses dans le rang, est loin de convaincre.

Soif de liberté et de justice sociale

Ce qui est devenu le plus grand mouvement populaire en Algérie depuis l’indépendance est d’abord l’expression d’une aspiration démocratique. La vague de « dégagisme » traduit la volonté de voir partir ceux qui dirigent le pays depuis des années. Elle n’a pas visé seulement Bouteflika, mais aussi les dirigeants politiques qui depuis 1962 ont eu la mainmise sur les richesses du pays. Le slogan « Algérie libre et démocratique » des manifestants exprime, pour les travailleurs et les classes populaires, l’aspiration à ne plus être écrasés et méprisés, à vivre dignement et pouvoir s’exprimer librement.

Bouteflika n’est plus ni président ni candidat à l’être, des têtes sont tombées, mais le système est toujours là. Les classes populaires, les travailleurs, les jeunes, les chômeurs, les ouvriers agricoles et les petits paysans sont toujours confrontés quotidiennement à un système dont ils sentent qu’il les exploite, les opprime et leur refuse tous les droits. Un système dominé par la recherche du profit et qui a enrichi la bourgeoisie ainsi que les multinationales.

Le cri « Vous avez pillé le pays ! » résonne depuis le 22 février dans les rues, accusant une « bande de voleurs » de tout s’approprier et de continuer à le faire. Et en effet les membres des classes dominantes s’approprient les meilleures terres au détriment des petits paysans. Ils s’approprient le fruit du travail de millions de travailleurs payés une misère. Ils s’approprient les richesses naturelles du pays, l’eau, le gaz, le pétrole, au détriment de la population. Ils bénéficient de passe-droits accordés par des politiciens qu’ils corrompent. Des faits récents illustrent ces comportements qui suscitent la révolte.

Ainsi à Hammamet, dans la wilaya de Tebessa, la population est confrontée quotidiennement aux difficultés d’alimentation en eau potable alors même que la commune est réputée pour ses sources d’eau naturelle. Les habitants reprochent aux autorités locales d’avoir accordé des autorisations aux patrons de l’usine Youkous pour l’exploitation de nouvelles sources. Après avoir exprimé leur mécontentement devant la mairie, ils se sont dirigés vers l’usine où l’un des patrons n’a pas hésité à tirer sur eux, faisant treize blessés. Ces pilleurs d’un bien commun aussi précieux que l’eau se révèlent être aussi ceux qui se croient tout permis.

Un autre cas a été celui de Tinerkouk, une ville du sud où un tiers de la jeunesse souffre du chômage, alors que la région est riche en gaz exploité par des compagnies internationales. Les jeunes n’acceptent plus d’être marginalisés et que les emplois offerts par les sociétés qui opèrent dans la région aillent à des travailleurs plus qualifiés venus du nord du pays ou de l’étranger. Rien n’est fait par ces entreprises ou par l’État pour qualifier professionnellement ces jeunes, qui réclament un droit de priorité pour l’embauche sur des postes sans qualification. Excédés après une dizaine de réunions stériles, ils ont décidé de bloquer la route menant vers la zone industrielle, laissant passer les travailleurs et le ravitaillement. Le 15 mai, après un mois de blocage, la police a lancé l’assaut contre les jeunes manifestants et procédé à des arrestations. Le mépris du maire et le refus de libérer les jeunes chômeurs ont, au sens propre, mis le feu aux poudres puisque le siège de l’administration locale, la daïra, a été incendié. La population locale a spontanément exprimé sa colère, soutenant les jeunes, demandant des comptes aux responsables locaux et exigeant qu’ils soient démis. Le Premier ministre Bedoui a dû intervenir personnellement pour tenter de calmer la situation, reprochant au wali de n’avoir proposé aucune solution aux jeunes.

Des travailleurs mobilisés

Dans le contexte du Hirak, nombre de travailleurs se sont sentis encouragés à relever la tête. Des grèves ont éclaté pour des augmentations de salaires, contre des sanctions, pour la « permanisation » des emplois, c’est-à-dire l’embauche à temps indéterminé, contre des directions autoritaires ou contre des dirigeants syndicaux corrompus.

Dans les entreprises, les travailleurs ont à se battre pour imposer les droits élémentaires, comme celui d’avoir un syndicat et de choisir eux-mêmes leurs propres délégués. Considéré comme un homme du système, le dirigeant du syndicat UGTA Sidi Saïd a été sévèrement conspué lors des manifestations. À travers des pressions sur les travailleurs, il a contribué à récolter une partie des quatre millions de signatures pour soutenir la candidature de Bouteflika. À plusieurs reprises, des manifestations et rassemblements exigeant son départ ont eu lieu à Alger et dans différentes villes. Elles ont été un succès et une occasion pour les travailleurs de se rencontrer, de discuter du mouvement et de revendications telles que la suppression de l’IRG, impôt prélevé directement sur leur salaire alors que de nombreux riches échappent à l’impôt.

Sidi Saïd n’est pas le seul visé, les travailleurs veulent se débarrasser de sections syndicales soumises au directeur, ou imposer le droit d’en créer une là où il n’y en a pas. Les expériences vécues par les travailleurs de La Sonatro près d’Alger et de Tosyali près d’Oran en sont des illustrations.

À la Sonatro, une entreprise nationale de grands travaux publics située à Reghaia près d’Alger, les travailleurs vivaient sous la tyrannie d’un directeur qui a fait afficher son portrait partout dans l’usine. Pour avoir parlé devant lui, certains ont été mis à pied. Les salaires sont très faibles alors que les cadres dirigeants touchent des millions en primes. Le 8 avril, c’est la mort d’un ancien syndicaliste de l’usine, combatif et apprécié de ses camarades, qui a fait éclater leur colère. Fodil Mansouri avait été exclu de ses responsabilités syndicales et remplacé par une équipe de délégués à la solde du patron, ayant le pouvoir de sanctionner et licencier des travailleurs à leur guise. Lors d’une réunion, deux bureaucrates syndicaux ont provoqué ce militant qui, frappé d’une crise cardiaque, a été abandonné à terre, ces responsables se gardant bien de prévenir les secours ou d’utiliser l’ambulance de l’entreprise pour tenter de le sauver. Le syndicaliste était décédé lorsque les pompiers ont fini par arriver, alertés par les travailleurs. Révoltés et écœurés, ceux-ci tiennent les dirigeants du syndicat et de l’usine pour responsables de la mort de leur camarade. Ils exigent maintenant le départ du directeur ainsi que l’organisation d’élections pour renouveler leur syndicat et pouvoir choisir leurs délégués.

Quant au complexe sidérurgique algéro-turc Tosyali, situé à Bettouia à l’est d’Oran, la grève des 4000 travailleurs du site, menée au départ contre la précarité, leur a permis d’obtenir des contrats en CDI et 15 % d’augmentation de salaire. Refusant de céder aux revendications, le patron turc est parti. Les travailleurs ont tenu bon face aux intimidations et aux menaces de la direction de fermer le site. Ils ont ainsi pu arracher le droit de constituer une section syndicale, ce qui leur était refusé jusqu’à présent.

Ainsi, si les travailleurs dans leur ensemble se placent dans le mouvement et se reconnaissent dans ses aspirations démocratiques, dans les entreprises celles-ci prennent inévitablement un caractère spécifique. Les revendications de salaire, contre l’autoritarisme des chefs, de la hiérarchie de l’entreprise et de la direction surgissent. Il en est de même des revendications dirigées contre l’appareil syndical, de la demande des travailleurs de pouvoir contrôler les syndicats existant dans le secteur public ou simplement, dans le secteur privé où ils n’existent pratiquement pas, de pouvoir en créer.

Plus le mouvement dure et plus des formes d’organisation peuvent se développer dans les entreprises, parmi les travailleurs. Il est à souhaiter qu’elles aillent le plus loin possible. Au moment où la bourgeoisie algérienne, les puissances impérialistes, l’armée, cherchent comment sortir de la crise en préservant leurs intérêts, les travailleurs doivent se donner les moyens de défendre les leurs. Un mouvement aussi vaste crée les conditions d’un progrès de l’organisation ouvrière et d’une prise de conscience, par les travailleurs, de la force spécifique qu’ils constituent en tant que classe. Quels que soient les développements futurs du mouvement, il faut que pour la classe ouvrière ces acquis demeurent.

Les dangers pour le mouvement

Le mouvement qui secoue l’Algérie est né de la révolte contre la candidature de Bouteflika à un cinquième mandat, vécue comme la marque du profond mépris du pouvoir pour la population. Il continue de mobiliser les masses autour d’aspirations démocratiques et les oppose à un système politique qui, pratiquement depuis l’indépendance de l’Algérie, repose sur une dictature militaire, à peine dissimulée suivant les périodes par les gouvernements civils. En 1962, la bourgeoisie algérienne a repris la gestion du pays des mains des autorités coloniales alors qu’elle ne disposait guère de base sociale. Elle s’est donc mise sous la protection de l’Armée des frontières que le FLN avait préparée précisément à cet effet. Depuis, c’est cet appareil militaire qui a assuré la pérennité de l’État et du pouvoir de la bourgeoisie. Une partie de cette bourgeoisie vit d’ailleurs en symbiose avec les sommets de l’État, et particulièrement de l’armée, source de pouvoir qui peut distribuer des postes mais aussi des marchés, faisant de la corruption un mode de vie pour une grande part de la classe dominante.

Sur ce plan, le cas de l’Algérie n’est pas particulier. Il est peu ou prou celui de bien des pays dominés par l’impérialisme et notamment des pays arabes autres que les émirats pétroliers. La domination de la bourgeoisie impérialiste ne laisse pas aux bourgeoisies locales suffisamment de moyens, et celles-ci ne peuvent entretenir des couches petite-bourgeoises qui seraient suffisamment larges et satisfaites de leur situation pour donner au pouvoir politique la base qui lui manque dans l’opinion. À un moment où les conséquences de la crise économique mondiale se font de plus en plus sentir, elles en ont même sans doute de moins en moins les moyens.

Depuis 2011, les révoltes qui ont secoué le monde arabe ont donc eu des caractéristiques communes qui ne doivent rien au hasard. De la Tunisie à l’Égypte, au Yémen ou à la Syrie, les mouvements de mécontentement nés de la situation sociale ont débouché sur l’affrontement avec un pouvoir politique qui se résumait pour l’essentiel à une dictature militaire. Chaque fois, la crise politique a eu pour fond les manœuvres de la classe dirigeante pour sauvegarder envers et contre tout son pouvoir, quitte comme dans le cas de l’Égypte à ce que la chute d’un Moubarak finisse par aboutir à la dictature, pire sous certains aspects, d’un maréchal Al-Sissi.

C’est à ce danger que se trouvent aujourd’hui confrontées les masses algériennes, comme d’ailleurs au même moment les masses populaires soudanaises dont le mouvement de révolte a mis fin à la dictature d’Omar Al-Bachir, qui durait depuis vingt-cinq ans. En Algérie, toutes les manœuvres d’un Gaïd Salah, ses promesses d’assurer une transition démocratique, visent évidemment à tenter de faire refluer le mouvement populaire avant d’installer un pouvoir politique qui assurerait la succession de Bouteflika sans rien changer de fondamental pour les classes dominantes et pour l’État sur lequel elles s’appuient.

Le mouvement est encore trop large, trop populaire, pour que le pouvoir puisse penser le briser directement par la répression. Néanmoins il tente déjà de l’empêcher et de l’intimider et, progressivement mais sûrement, il fait acte d’autorité et augmente ses pressions. Lors des dernières manifestations la police a usé de gaz lacrymogènes, de flashballs et de matraques contre les cortèges d’étudiants. Vendredi 24 mai, des dispositifs policiers importants ont empêché l’accès à la capitale des manifestants venant d’autres villes. Chaque fois aussi des vagues d’arrestations de manifestants ont lieu, dont beaucoup sont relâchés mais d’autres restent poursuivis.

« Scénario égyptien » ou perspectives révolutionnaires

Depuis le début du mouvement, les participants à la mobilisation sentent qu’ils doivent être vigilants. Ils ont en tête la manière dont la transition ouverte par la révolte de 1988 s’était achevée par un coup d’État militaire et une terrible guerre civile. Aussi Gaïd Salah est-il devenu la cible principale des manifestants. Les slogans ont fusé pour rejeter le rôle joué par l’armée : « Gaïd Salah dégage ! », « Un État civil, pas militaire », « L’Algérie n’est pas l’Égypte », « Non à la Sissiscion du pays » a-t-on entendu.

Comment éviter un scénario à l’égyptienne ? La question anime de nombreuses discussions. Pas plus en Algérie qu’au Soudan on ne peut faire confiance à l’armée, qui assure depuis cinquante ans la continuité de l’État dans l’intérêt de la bourgeoisie et de l’impérialisme. Les manifestants distinguent d’ailleurs l’état-major et les soldats quand ils crient « Armée, peuple, frères, frères ! » mais aussi « Gaïd Salah chef de la bande ! » Les soldats du rang sont issus des classes populaires. Avec raison, les masses en lutte voient en eux des alliés possibles qui, dans un affrontement, pourraient se rebeller contre la politique que choisiraient les sommets de l’armée. Contre l’état-major et ses manœuvres, pour renverser l’ordre social injuste qu’elles subissent, pour ne pas être écrasées, les masses mobilisées doivent agir pour que les soldats du rang se rangent de leur côté.

À part des coups en effet, les travailleurs n’ont rien à attendre de l’état-major. Avec 10,2 milliards de dollars en 2018 l’Algérie a de loin les plus grandes dépenses militaires en Afrique. Les milliards brassés pour assurer les commandes de l’armée, armement, intendance, transport… ont enrichi tous les hauts gradés. Ces derniers sont à la tête de nombreuses entreprises rachetées à bas prix lors de privatisations. Non seulement ils se considèrent comme les gardiens de l’ordre social, mais ils y ont un intérêt direct et personnel.

Les travailleurs et les masses populaires veulent que « le système dégage » pour pouvoir vivre dans une Algérie « libre et démocratique ». Mais cette aspiration, pour être vraiment satisfaite, doit en fait déboucher sur la remise en cause du système économique capitaliste. Dans l’économie mondiale mise en coupe réglée par l’impérialisme, le système n’est qu’un rouage installé pour pérenniser la domination de la bourgeoisie algérienne et internationale aux dépens des classes populaires.

« Rappelez-vous qu’une demi-­révolution est un suicide complet. Ne laissez pas l’armée confisquer les fruits de votre combat » a écrit un militant égyptien des droits de l’homme commentant les événements du Soudan. Éviter le scénario qu’on a vu à l’œuvre en Égypte, ou un scénario approchant, implique de s’engager dans un processus révolutionnaire. Face à une bourgeoisie qui voudra s’accrocher à ses privilèges, les travailleurs devront trouver la voie pour s’organiser en tant que classe et imposer leurs exigences. Ils sont dix millions, ouvriers, employés, ingénieurs, dans le public et le privé, présents dans toutes les villes du pays, qui représentent une force considérable. En s’organisant, en formant leurs propres comités, en mettant toutes les questions à l’ordre du jour, ce sont eux qui peuvent offrir à l’ensemble du mouvement des perspectives de succès.

Pour accomplir ces tâches, les travailleurs ont besoin d’un parti, qui soit communiste et révolutionnaire. Il n’existe pas, mais la mobilisation actuelle peut faire surgir les militants qui le construiront et en défendront la politique. Il est vrai qu’avec la bourgeoisie et l’impérialisme, les masses algériennes ont de puissants ennemis. Mais elles peuvent aussi trouver de nombreux alliés, au sein des masses populaires du monde arabe qui vivent ou ont vécu des expériences similaires. En même temps, leur intérêt est de s’adresser au prolétariat des pays impérialistes lui-même, à commencer par celui de France, afin de tenter de s’en faire un allié. Ce serait un juste retour de l’histoire si le renouveau du mouvement ouvrier en France se frayait un chemin grâce à la mobilisation du prolétariat d’un pays longtemps opprimé par l’impérialisme français.

30 mai 2019