États-Unis : la situation économique, politique et sociale

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juin 2019

Nous traduisons ci-dessous l’extrait d’un texte présenté, discuté et adopté à l’unanimité lors d’une assemblée récente regroupant tous les membres du groupe trotskyste américain Spark, et publié dans la revue Class Struggle (no 100, mai-juin 2019).

Une exploitation féroce et qui s’accroît

Nous sommes maintenant dans la neuvième année de ce que la presse économique ose appeler la « reprise ». Cette prétendue reprise est caractérisée par une forte augmentation des profits des banques et d’autres grandes entreprises, et donc par une forte augmentation de la richesse de la bourgeoisie.

Le capital a su se protéger des ravages de la crise financière, son économie a prospéré en intensifiant l’exploitation du travail. C’est ce qui caractérise notre époque, que ce soit en temps de « récession », de « crash financier » ou de « reprise », comme disent les économistes bourgeois. Une très forte proportion de la population en âge de travailler est aujourd’hui sans emploi, approchant des records historiques. Dans les années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, avant que les femmes ne reviennent en masse sur le marché du travail, le taux d’activité de la population en âge de travailler était manifestement plus faible : la majorité des femmes ne travaillaient pas. Mais poussées par la crise économique dans les années 1970, elles ont été de plus en plus nombreuses à travailler, y compris celles qui avaient des enfants en bas âge. Pour se faire une idée du changement intervenu, il suffit de savoir qu’aujourd’hui, près de 60 % des femmes ayant la garde d’un enfant de moins de trois ans travaillent, contre à peine plus de 30 % au début des années 1970. Le pouvoir d’achat des salaires les plus bas est plus faible qu’en 1978 ; et le salaire médian est légèrement supérieur, même d’après les chiffres officiels. Le pouvoir d’achat du salaire minimum a atteint son niveau le plus élevé en 1968, là encore si l’on se base sur l’indice officiel des prix à la consommation. Quant au travail, il continue d’être dégradé, à la fois par l’intensification des cadences et par la précarisation. Celle-ci a reçu une illustration dans l’actualité récente : lors du shutdown, pendant la suspension des services publics en décembre et janvier dernier, décidée par Trump, 800 000 salariés de l’administration fédérale n’ont plus été payés. Mais cette mesure a également touché un million de personnes qui travaillaient en tant que sous-traitants pour ces mêmes services de l’administration, avec des salaires encore plus bas, moins d’avantages sociaux, voire dans certains cas, aucun.

Cette situation n’est pas le résultat de décisions erronées prises par des personnes incompétentes, et dont les effets pourraient être annulés ou atténués si les personnes qui dirigent les grandes entreprises étaient un peu plus éclairées ou, au moins, un peu moins âpres au gain. Dans une économie engluée dans la crise, la classe capitaliste n’a pas le choix : elle ne peut pas « simplement » exploiter les travailleurs, il lui faut réduire coûte que coûte le niveau de vie de la classe ouvrière, c’est-à-dire écraser les emplois et les salaires sous le rouleau compresseur de la recherche du profit.

Mais ce comportement a une conséquence directe : en pressurant les salaires et en détruisant les emplois, la classe capitaliste restreint par là même son propre marché, ce qui fait qu’elle n’a plus guère de raisons d’investir dans la production. C’est un cercle vicieux bien connu.

Dans une situation où l’investissement productif est historiquement bas, les capitaux doivent se placer ailleurs, et ils le font : ils affluent sur les marchés financiers, où ils trouvent un rendement bien plus élevé que celui qu’ils pourraient tirer de la production. Mais n’oublions pas que les profits qui abreuvent le système financier viennent en définitive de la plus-value arrachée aux travailleurs dans la production de biens et de services. Et la frénésie visant à continuer à gaver les casinos du système financier incite à son tour le capital à accroître l’exploitation directe de la classe ouvrière, ce qui n’est pas la même chose qu’investir pour augmenter la production.

Le budget de l’État fonctionne de plus en plus comme un guichet ouvert au service du capital, au moyen de subventions directes, de remboursements, d’aides, de contrats divers, de délégations de services publics, de toute une myriade de baisses d’impôts et de toutes sortes de moyens permettant aux riches de ne pas payer d’impôts en toute légalité. Cette vaste opération de vol en bande organisée est financée avec l’argent prélevé sur le salaire des travailleurs avant même qu’ils ne le touchent, et avec celui qui leur est extorqué ensuite sous forme de taxes, de droits et de frais divers Sous toutes ces formes, il s’agit d’un accroissement de la plus-value extorquée par le capital sur la valeur produite par les travailleurs. La part qui leur reste pour pourvoir à leurs besoins fondamentaux est réduite d’autant.

Dans le même temps, le détournement de l’argent public au bénéfice du grand capital restreint les ressources disponibles pour les services publics, aggravant les conditions de vie des classes populaires : cela veut dire que les écoles des quartiers populaires sont privées de financements, et que les services nécessaires à la santé et à la sécurité dans la vie quotidienne (voirie, ponts, systèmes d’assainissement, systèmes d’adduction d’eau, éclairage public, etc) sont laissés à l’abandon.

En supprimant des emplois, en réduisant les salaires et en détruisant les services publics, le capital a tiré vers le bas à la fois le niveau de vie et les conditions de vie de la population laborieuse. En extorquant, par tous ces moyens, une part plus importante de la richesse produite, la classe capitaliste se prémunit contre la décrépitude de son propre système.

C’est ce processus qui creuse à un rythme croissant le fossé entre la fortune de la couche la plus riche et le reste de la population. Mais ce fossé n’est pas, pour reprendre le langage de certains responsables démocrates, « une injustice ». L’origine de cette explosion des inégalités n’est pas à rechercher dans une mauvaise politique menée par certains responsables ou l’avidité perverse d’individus mal intentionnés au sein de la classe capitaliste. La cause réside dans une accélération de l’exploitation.

L’exploitation est certes la base même du capitalisme, sans laquelle il n’aurait pu se développer et durer. Mais en ces temps où le capitalisme déclinant est visiblement incapable de s’extraire d’une crise permanente, l’exploitation acquiert une intensité et une férocité toutes particulières.

Le parti « responsable » vis-à-vis de la bourgeoisie et le « moindre mal » pour la population

Pendant les deux premières années de l’administration Trump (2017-2018), la vie politique aux États-Unis a été dominée par la personne du président. Celui-ci a réussi à accaparer l’attention en se moquant des conventions qui ont cours dans ce milieu, en proférant des mensonges éhontés, en insultant d’autres pays, en jouant sur les préjugés les plus flagrants et en se comportant comme un gosse de deux ans. Si on lui enlève son sourire télévisuel, il n’est rien d’autre qu’un nouveau démagogue réactionnaire dans une société où la baisse du niveau de vie favorise l’extrême droite. Mais ce démagogue est à la tête de l’impérialisme le plus puissant du monde.

L’apparition d’un démagogue comme Trump aussi tard dans l’histoire, dans le pays le plus « avancé » du monde, traduit le fait que la classe ouvrière n’a pas mis à bas une société où « les prémisses objectives de la révolution ne sont pas seulement mûres » mais où « elles ont même commencé à pourrir », comme l’écrivait déjà Trotsky en 1938 dans le Programme de transition. Trump peut avoir l’oreille d’une partie de la classe ouvrière : cela traduit le fait que les organisations de la classe ouvrière ont renoncé il y a bien longtemps à appeler les travailleurs à se mobiliser en tant que classe, pour combattre pour leurs propres intérêts de classe, c’est-à-dire arracher le pouvoir à la classe capitaliste et se mettre à la tête de la société pour l’organiser sur une autre base. Ce constat s’applique à l’échelle mondiale, et donc également aux États-Unis.

Dans ce pays, la classe ouvrière ne possède aucune organisation politique de masse, elle n’a pas son propre parti politique, elle n’a que les syndicats. Les bureaucraties qui dirigent ces syndicats presque depuis la naissance de la confédération syndicale CIO en 1936 ont tout fait pour que la classe ouvrière accroche son wagon au train du Parti démocrate. Or ce parti est ouvertement bourgeois, tant par son programme que par ses candidats, ses activités et ses liens directs avec une partie importante de la grande bourgeoisie.

Durant le dernier siècle, le Parti démocrate a montré qu’il était l’instrument de soutien politique le plus efficace pour défendre les intérêts de la bourgeoisie et du système capitaliste. Avec l’aide des bureaucraties syndicales et de nombreuses Églises, il a désarmé la classe ouvrière sur le plan moral, et parfois même physiquement, durant les deux périodes où les luttes ouvrières ont menacé l’ordre social : les mouvements de grèves des années 1930 et les révoltes urbaines des années 1960. En étant à la tête de l’appareil d’État durant des périodes de luttes où la bourgeoisie a fait quelques concessions aux revendications des classes populaires, les démocrates ont bénéficié du crédit qui en a résulté, alors même que le mérite en revenait aux luttes de la classe ouvrière, de la population noire ou encore des femmes. Mais cela n’a pas empêché les démocrates de mener des politiques visant à reprendre une bonne partie des avantages concédés. Ils ont étouffé les syndicats avec la loi Wagner (qui depuis 1935 permet à l’État d’intervenir directement dans les affaires syndicales et les conflits du travail) et avec une législation ensuite ouvertement antiouvrière ; ils les ont démantelés au moyen d’une législation anticommuniste à partir de la fin des années 1930 ; ils ont imposé la « réforme de l’État providence » et le durcissement du Code pénal sous Bill Clinton. Et même avant cela, ils ont négocié les compromis législatifs qui ont contribué à transformer en coquille vide l’arrêt de la Cour suprême Roe v Wade, qui protégeait le droit des femmes à avorter dans certaines circonstances. Le Parti démocrate a contribué activement à mobiliser la population derrière les guerres menées dans l’intérêt de la domination de l’impérialisme américain : il l’a fait pendant les deux guerres mondiales, la guerre froide, la guerre de Corée, les guerres en Asie du Sud-Est, sans parler de toutes les incursions menées en Amérique latine et du soutien loyal qu’ils ont apporté aux guerres dirigées par les républicains. Et les démocrates ont collaboré avec les syndicats américains et la CIA pour intervenir directement contre les syndicats et mouvements de travailleurs dans le monde entier.

Durant plus d’un siècle, les démocrates ont été le parti bourgeois « responsable ». Ils ont pris la défense des intérêts de classe de la bourgeoisie, en partie en faisant le nécessaire pour maintenir la paix sociale, c’est-à-dire en redistribuant le minimum sous forme de réformes et en organisant une réponse violente à ceux qui se révoltaient.

Mais les démocrates ont tout de même réussi à apparaître pour une portion importante de la classe ouvrière comme le « moindre mal », uniquement du fait que pendant toute cette période, les républicains firent peu d’efforts pour dissimuler leur allégeance aux très riches. La plupart des électeurs des démocrates pendant toutes ces années n’avaient guère d’illusions sur le pouvoir de leur vote. On peut même dire que le vote démocrate était habituellement accompagné d’une certaine suspicion. Une attitude désabusée à l’égard du vote s’est progressivement mise en place, comme l’illustre directement la baisse tendancielle de la participation après les années 1960. La participation effective aux scrutins est déterminée par plusieurs facteurs en plus de la volonté d’aller voter. Il faut se souvenir que dans les années 1960, période au cours de laquelle a été enregistré le dernier pic de participation, une part importante de la population noire était encore ouvertement et légalement empêchée d’aller voter. Mais même après que ces obstacles eurent disparu, d’autres les ont remplacés, à partir des années 1980, période où certains délits mineurs furent transformés en crimes, ce qui aboutit à envoyer de nombreux pauvres en prison. Dans certains États, de telles condamnations équivalaient à une perte permanente des droits électoraux. Enfin, la progression de l’immigration a encore accru la part de la population privée du droit de vote.

Durant les dernières décennies, une part importante des travailleurs blancs s’est mise à soutenir les républicains, parfois par dégoût des démocrates, parfois pour des motifs réactionnaires. Cela a certainement été le cas en 2016. Mais une plus grande portion de la classe ouvrière blanche ne votait pas, notamment dans les États appauvris comme la Virginie occidentale, le Tennessee, l’Utah, l’Oklahoma et l’Arkansas. Une part importante des électeurs latinos inscrits sur les listes électorales ne votaient pas. Et significativement, une part plus importante encore était dans ce cas parmi la population noire. La victoire de Trump, en 2016 s’est construite sur la désillusion vis-à-vis des démocrates, désillusion qui s’est surtout exprimée dans une baisse notable du taux de participation.

Ne pas tenir compte de la population qui ne vote pas est une erreur, notamment du fait que les abstentionnistes se retrouvent parmi les couches les plus pauvres de la population rurale, et largement au sein de la classe ouvrière. Notre objectif est de nous exprimer au nom de notre classe, et non pas seulement au nom des travailleurs qui participent aux élections. En 2016, 46,9 % de la population en âge de voter (c’est-à-dire des citoyens) ne s’est pas déplacée, 25,5 % ont voté pour Clinton, 25,3 % pour Trump, 1,7 %, pour Johnson (Libertariens), 0,5 % pour Stein (Verts) et 0,3 % pour un candidat parmi 27 autres, ou encore ont inscrit un autre nom ou ont indiqué « aucun des candidats ». Les travailleurs qui n’ont pas voté n’étaient pas nécessairement conscients de la signification politique de leur acte. La très grande majorité ne l’était sans doute pas. La non-participation aux élections peut traduire la démoralisation des travailleurs, un peu comme la non-affiliation à un syndicat. Mais les électeurs qui ne se déplacent pas disent implicitement, à leur manière, qu’ils déplorent l’absence de choix véritable, à la fois chez les démocrates et dans le système biparti.

Le dégoût vis-à-vis de Trump rouvre la porte aux Démocrates

Deux années d’administration Trump ont entraîné un déplacement des électeurs vers le Parti démocrate. En novembre 2018, les démocrates ont obtenu 9,7 millions de voix de plus que les républicains, alors qu’ils n’en avaient que 2,8 millions de plus à l’élection présidentielle de 2016 (il faut rappeler que la victoire de Trump en 2016 est due au vote des grands électeurs, mais qu’en terme de suffrages obtenus, il était derrière Clinton). Cet accroissement de l’avance des démocrates sur les républicains en 2018 ne s’explique pas par une augmentation de la participation. Celle-ci a certes été historiquement très élevée pour une élection de mi-mandat. Mais elle demeure de 5 points en dessous de celle de l’élection présidentielle de 2016 (50,3 % contre 55,7 %). En 2018, il semble qu’il y ait eu une baisse de la participation du côté des électeurs qui votent habituellement pour les républicains, et une augmentation du côté de ceux qui soutiennent traditionnellement les démocrates. Mais le gros de la progression des démocrates s’explique par un déplacement très important vers ce parti des électeurs qui votent à chaque élection. Certains travailleurs blancs et latinos qui avaient soutenu Trump sont revenus vers les démocrates. Mais le gain le plus notable pour les démocrates est venu des suffrages d’électeurs aisés, du haut de la classe moyenne, habitant dans les banlieues huppées et les centres-villes, qui avaient voté républicain en 2016 et votent habituellement républicain, mais qui ont donc voté démocrate en 2018. Cette année-là, 23 candidats démocrates ont gagné des districts électoraux qui votent souvent républicain, et c’est ce qui a donné aux démocrates leur marge pour l’emporter à la Chambre des représentants. Si ces districts avaient fourni leur soutien habituel aux républicains, ceux-ci auraient été majoritaires à la Chambre des représentants. Enfin, les démocrates ont bénéficié de déplacements de voix, certes moins nombreux mais politiquement significatifs, d’électeurs qui avaient voté pour un petit parti en 2016.

Il est plus que probable qu’une partie importante de ces électeurs ont soutenu les démocrates non pas parce qu’ils nourrissent de grands espoirs dans ce parti, mais parce qu’ils éprouvent une peur viscérale de Trump ou sont indignés par lui.

Si l’on fait abstraction des événements que nous ne pouvons pas prévoir, il est évident que la vie politique durant les vingt prochains mois va être déterminée par la campagne pour l’élection présidentielle de novembre 2020. Cette campagne a déjà commencé. Les grands médias et les réseaux sociaux font circuler l’idée que les démocrates sont « en train de se déplacer vers la gauche ». Ils affirment que des candidats à la présidentielle comme le sénateur et ancien candidat aux primaires démocrates Bernie Sanders, ou la sénatrice Elizabeth Warren, ont tourné le dos aux politiques dites centristes qui remontent aux deux mandats de Bill Clinton (1993-2001), voire à celui de Jimmy Carter (1977-1981). À les entendre, la nouvelle moisson d’élus « progressistes » à la Chambre des représentants, symbolisée par la jeune représentante de l’État de New York Alexandria Ocasio-Cortez, est en train de transformer le parti. Certains parmi ces élus font même savoir qu’ils appartiennent aux socialistes démocrates d’Amérique[1] ! ! Mais qu’est-ce que cela veut donc dire, « se déplacer vers la gauche » ? Les démocrates envisagent-ils de jeter aux orties leur rôle de parti responsable vis-à-vis de la bourgeoisie ?.

Ce n’est en tout cas pas l’impression qu’ils ont donnée lors de leur première grande confrontation avec Trump, lorsqu’ils ont remporté la Chambre des représentants. Certes, ils ont refusé de débloquer les cinq milliards de dollars nécessaires au mur de Trump. Mais ils n’ont bien entendu pas discuté des facteurs qui ont conduit à la situation qui caractérise les pays d’origine des migrants et les ont contraints à venir aux États-Unis. Ils n’ont pas remis en question la militarisation de la frontière avec le Mexique, laquelle a commencé bien avant l’arrivée de Trump. Ils n’ont pas remis en question la politique des États-Unis en Occident. Au contraire, ils se sont écharpés avec Trump pour savoir qui était responsable du shutdown. Certains démocrates « progressistes » ont contesté le bien-fondé de l’affirmation de Trump que les migrants sont des criminels. Certains de leurs élus les plus « audacieux » ont même appelé à mettre un terme aux activités de l’ICE (Immigration and customs enforcement, l’agence de police douanière et de contrôle des frontières). Mais le principal sujet pour les responsables démocrates était d’ordre technique : le mur de Trump peut-il être un outil efficace pour contrôler les frontières ?

Autrement dit, ils ont véhiculé sans le remettre en question le nationalisme xénophobe qui sous-tend le contrôle des frontières. Et ils ont voté les budgets nécessaires à cette fin. À la Chambre des représentants, 213 élus démocrates sur 232 ont voté pour le paquet budgétaire qui comprenait une augmentation des dépenses pour militariser les frontières, c’est-à-dire pour contrôler les réfugiés et les migrants sans papiers. Au Sénat, ils ont été 42 élus démocrates sur 47 à le faire. Entre démocrates et républicains, il n’y a pas de différence de politique, seulement une différence dans les mots choisis pour la décrire. Lorsque Trump a déclaré « l’état d’urgence » pour financer son mur, les démocrates ont adopté une résolution pour le mettre en minorité en s’appuyant de manière dérisoire sur un point de la Constitution, à savoir la « séparation des pouvoirs » ! À leurs yeux, Trump s’arrogeait une prérogative du Congrès. C’était toujours le même simulacre législatif : ils se sont engagés dans le bras de fer du shutdown avec Trump pour l’empêcher de financer son mur, puis ils ont adopté le budget nécessaire pour poursuivre la militarisation de la frontière, dont le mur n’est en définitive qu’un symbole.

Un virage à gauche chez les démocrates ? Il n’y en a en tout cas aucune trace dans la « politique étrangère », terme xénophobe utilisé pour désigner la politique de l’impérialisme américain dans le reste du monde. Les démocrates ont continué de soutenir et de financer les guerres américaines en cours. Bien sûr, il s’agit de celles que Trump a héritées d’Obama, et que celui-ci avait héritées, pour une bonne partie, de son prédécesseur Bush. Mais ils soutiennent aussi entièrement les sanctions décidées par Trump contre le pétrole du Venezuela, sanctions qui ne peuvent qu’augmenter la misère et l’urgence alimentaire pour la population. Ils ont soutenu les menaces d’intervention militaire au Venezuela proférées par Trump, ils ont soutenu son instrumentalisation scandaleuse du président autoproclamé Guaido, financé par le capital américain ; ils ne voient aucun problème au fait que les États-Unis utilisent la Colombie comme plate-forme d’expéditions prétendument humanitaires, mais avant tout destinées à provoquer un coup d’État au Venezuela.

Ils se sont certes opposés aux tentatives isolationnistes de Trump lorsqu’il a déclaré retirer immédiatement les troupes américaines de Syrie sans consulter l’état-major. Les démocrates reprochent à Trump d’avoir une relation privilégiée avec la Russie, motivée par ses intérêts financiers, à une époque où l’appareil d’État américain est en train de ressusciter les thèmes de la guerre froide. Il est évident que l’État américain continue de percevoir la Russie, même affaiblie comme elle l’a été par l’effondrement de l’Union soviétique, comme un obstacle à la domination du monde par les États-Unis. Les démocrates ont unanimement attaqué Trump parce qu’il a simplement envisagé de supprimer certaines des sanctions actuellement prises contre la Russie. Ils auraient pu critiquer les droits de douane que Trump a imposés à la Chine, car son impétuosité et son arrogance risquaient de déclencher une guerre commerciale. Mais lorsque l’administration Trump accusa la Chine d’avoir des « pratiques commerciales clairement inéquitables », lorsqu’elle a déclaré qu’il fallait freiner « l’expansionnisme économique de la Chine », les démocrates ont applaudi de fait ; lorsqu’ils sont en désaccord avec Trump, c’est parce que son mode d’action immodéré, égoïste et irréfléchi menace de déstabiliser un statu quo instable, particulièrement au Moyen-Orient.

En politique internationale, les démocrates se présentent comme les représentants les plus fiables du grand capital américain.

Reste donc la politique intérieure, dans laquelle le Parti démocrate donne l’impression de se renouveler radicalement, avec son Green New Deal et son système d’assurance maladie Medicare for All (Medicare pour tous)[2]. Bien sûr, ces idées sont mises en avant dans la perspective des élections de 2020, étant donné que les démocrates ne contrôlent qu’une des deux Chambres du Congrès. Il n’y a pas de mal à cela : si un parti souhaite présenter précisément aux électeurs la politique qu’il mènerait s’il avait la majorité, il n’y a rien à redire. Mais le problème, c’est qu’il ne s’agit pas ici de propositions politiques mais de slogans publicitaires.

Prenons Medicare for All Personne ne sait ce que cela veut dire ni laquelle de leurs nombreuses propositions les démocrates ont en tête pour ce système. L’une de ces propositions est de permettre aux plus de 50 ans d’acheter le droit de bénéficier du programme Medicare. Une autre serait de permettre à davantage de personnes privées d’assurance d’effectuer des rachats dans un programme Medicaid existant[3]. Une autre proposition serait de remplacer les échanges permis actuellement par la Patient Protection and Affordable Care Act (plus connue sous le nom d’Obamacare) par Medicare. Mais toutes ces propositions ont un point commun : elles reposent sur les compagnies d’assurances privées, qui continueraient à tirer profit de ces programmes de prise en charge des soins. Certains des candidats à la présidentielle de 2020 veulent mettre en place une « option publique », tout en autorisant les compagnies d’assurances privées à en assurer la gestion, comme c’est actuellement le cas pour la plupart des programmes Medicare, et donc à en tirer profit. Quelques-uns parmi les candidats déclarent qu’ils veulent revoir la structure de fond en comble. Mais ils proposent simplement de se débarrasser de la couverture d’assurances privées et la remplacer par un guichet unique financé par l’État. Toutes ces propositions, y compris la dernière, ne touchent pas à l’actuelle gestion du système de santé par le secteur privé. Elles ne visent qu’à aménager le système actuel. Même si elles étaient mises en œuvre, le coût de la santé, secteur parmi ceux qui rapportent le plus à la classe capitaliste, resterait prohibitif pour la population, et demeurerait très rentable pour la grande bourgeoisie.

Les démocrates, y compris les progressistes parmi eux, aimeraient nous faire croire qu’il est possible de faire disparaître les méfaits du capitalisme sans toucher à sa structure.

En ce qui concerne le Green New Deal, il a au moins été présenté sous la forme d’objectifs écrits par Alexandria Ocasio-Cortez et le sénateur du Massachusetts Ed Markey. Partant des risques réels qui menacent la vie sur Terre du fait de la dépendance de l’économie vis-à-vis des énergies fossiles, Ocasio-Cortez et Markey proposent un plan de mobilisation sur dix ans, dirigé et financé par l’État fédéral, pour arriver à la neutralité carbone. Il s’agit de remplacer presque toutes les formes d’énergie fossile et de réorganiser radicalement l’agriculture. De plus, ce plan comprendrait la révision des programmes d’allocations sociales afin de faire face aux conséquences de ce changement sur la population. Ce plan serait financé en partie par le rétablissement de l’impôt sur le revenu aux niveaux auxquels il s’inscrivait dans les années 1950, et en partie par la dette de l’État. Le Green New Deal repose sur l’idée que la loi peut contraindre la bourgeoisie à entreprendre les changements nécessaires pour la survie de l’humanité. Pour démontrer que c’est possible, Ocasio-Cortez et Markey citent deux exemples : le New Deal, dans les années 1930, qui a pour eux « sauvé le pays » de la Grande Dépression où il était tombé après la crise de 1929, et l’effort de guerre organisé lorsque les États-Unis sont entrés dans la Deuxième Guerre mondiale, dont ils disent qu’il a « sauvé la démocratie dans le monde ».

En fait, les programmes mis en place par le New Deal n’ont été guère plus qu’un emplâtre sur une jambe de bois pour la population. C’est l’entrée en guerre qui a permis au pays de sortir de la crise économique des années 1930, au moins pour quelques décennies, jusqu’à ce qu’il soit frappé par une nouvelle crise, dans les années 1970. Ce sont les conséquences de la guerre qui ont permis une amélioration générale du niveau de vie. Mais cette guerre a eu un coût humain terrible dans le monde entier et aux États-Unis, et c’est là un aspect que les deux auteurs de la proposition passent complètement sous silence. Si la bourgeoisie américaine était convaincue de la nécessité de se lancer dans l’effort de guerre, cela n’a pas été pour des raisons humanitaires, mais parce que la guerre était un moyen de faire des profits colossaux, et qu’elle allait permettre d’étendre la domination des États-Unis sur le reste du monde. De fait, pendant la Deuxième Guerre mondiale, la bourgeoisie américaine a réalisé des profits considérables sur le dos de la population laborieuse, en lui interdisant de faire grève et en écrasant militairement ceux qui enfreignaient cette interdiction. L’État s’est considérablement endetté pour financer les investissements dans l’armement, donnant aux grandes entreprises et aux grandes banques l’occasion d’engranger des profits énormes. Cet endettement conduisit à une augmentation des impôts qui pesaient sur les travailleurs. Malgré tout ce que l’histoire a déjà montré sur cette guerre, les démocrates « progressistes » continuaient à propager le mensonge selon lequel la bourgeoisie serait prête, pour le bien commun, à renoncer à ses profits pendant les dix prochaines années.

Pour enrayer les désastres que l’industrialisation provoque sur la planète en régime capitaliste, il ne faudra pas seulement secouer le joug du capital sur l’appareil d’État, mais le renverser. Pour cela, il faudra une vaste mobilisation sociale conduisant à une révolution socialiste. Cette révolution amènera la classe ouvrière à éliminer la bourgeoisie en tant que classe, à se saisir de l’appareil d’État, et à l’utiliser pour réorganiser la société afin de satisfaire les besoins de la population. Si une telle révolution se produit, il est certain que la classe ouvrière aura d’autres priorités que celles que les promoteurs du Green New Deal ont imaginées.

Il est évident que le discours de certains démocrates a changé. Mais ce ne sera pas la première fois que le Parti démocrate montre qu’il est prêt à mettre en avant une politique dans ses discours, et à en mettre en œuvre une autre dans la pratique. Les responsables du parti, de même que la plupart des députés élus en 2018, ont d’ores et déjà rappelé publiquement à leurs collègues « de gauche » que le Parti démocrate est une « grande tente » sous laquelle chacun peut exprimer ses idées, mais qui doit « travailler de manière pragmatique pour gagner les élections », pour « gouverner ensuite le pays » avec prudence.

Le Parti démocrate a longtemps affirmé être une « grande tente » qui accueille des travailleurs parmi ses électeurs. Mais il met leurs intérêts de côté pour gagner les élections. Et il s’assoit dessus une fois qu’il gouverne.

Mais le buzz sur les réseaux sociaux à propos des nouvelles vedettes « socialistes » du Parti démocrate, du fait qu’ils sont issus de la « diversité », et de leurs slogans prétendument socialistes, plonge déjà dans une espèce d’excitation euphorique toutes les petites organisations de la gauche politique, ainsi qu’une partie au moins d’organisations comme International Socialist Organization (ISO) et les restes du Parti communiste. Quant aux organisations de la gauche plus traditionnelle, si elles ne soutiennent pas ouvertement les démocrates, la plupart ont déjà commencé à bâtir des châteaux en Espagne autour du slogan Green New Deal Le Socialist Workers Party, issu du troskysme, essaie de prendre ses distances avec cette position, mais il semble parfois confondre Trump avec les travailleurs qui ont voté pour lui. Quel que soit le positionnement des autres, nous pouvons être certains de nous trouver à contre-courant dans la période qui vient.

L’urgence d’une perspective communiste

Il est nécessaire de donner une autre perspective à la classe ouvrière, une perspective communiste, c’est-à-dire l’objectif d’une révolution socialiste. Certes, la perspective d’une lutte menée par la classe ouvrière, pour imposer ses propres solutions et pour réorganiser la société sur ses propres bases, peut apparaître très éloignée aujourd’hui. Les révolutionnaires peuvent sembler étrangers aux préoccupations d’aujourd’hui lorsqu’ils évoquent cette perspective. Mais le rôle des communistes révolutionnaires est de préparer l’avenir, c’est-à-dire de discuter des possibilités déjà présentes, et de la nécessité pour la classe ouvrière de se battre pour ses propres intérêts, et de gagner les travailleurs à cette perspective. Lorsque les travailleurs commenceront effectivement à se mettre en mouvement, il sera indispensable que se trouvent parmi eux des militants qui ont une compréhension claire de la direction dans laquelle il faut conduire leur classe.

Les travailleurs ont besoin d’une perspective plus large, d’une vue d’ensemble, de quelque chose qui les aide à comprendre le piège dans lequel ils sentent qu’ils se trouvent aujourd’hui. Les luttes peuvent se heurter à des obstacles, mais dans le passé, les travailleurs sont parvenus à surmonter de tels obstacles. Certes, les travailleurs en lutte sont peu nombreux actuellement. Mais les révolutionnaires doivent être capables de parler d’autres époques, d’époques où les luttes ont effectivement amené à changer le système (comme à Paris en 1871 et en Russie en 1917), ou étaient riches de potentialités (comme à Detroit en 1967).

Essayer de comprendre la situation d’aujourd’hui nécessite de réfléchir à l’histoire sociale de ce pays, mais il faut considérer cette histoire non pas telle que la racontent les syndicats ou les démocrates, mais du point de vue des possibilités dont ces événements étaient porteurs, et des raisons pour lesquelles ces possibilités ne se sont pas réalisées. Il nous faut nous souvenir non seulement de ce que la population a pu accomplir, mais également de ses échecs. Tant les années 1930 que les années 1960 portaient en elles les possibilités d’une révolution sociale, mais ni la classe ouvrière ni la population noire n’ont alors mené ses luttes jusqu’au bout de leurs possibilités. Cependant, le problème n’est pas dans ce que les masses laborieuses n’ont pas fait : il vient de ce que les révolutionnaires qui militaient à ces époques n’ont même pas essayé d’entreprendre quoi que ce soit pour préparer l’émergence de ces possibilités.

Les luttes de ces périodes ont entraîné un certain nombre de réformes, telles que la sécurité sociale, l’assurance-chômage, et les régimes d’assurance maladie Medicare et Medicaid pour les personnes âgées et les plus pauvres, qui ont été le prix que le capital a payé pour ramener les luttes dans le cadre de la société de classe. Ce n’était pas cher payé par rapport à ce qu’a dû payer la classe ouvrière, c’est-à-dire la non-réalisation d’une révolution dans les deux périodes.

Nous devons nous souvenir que l’occasion manquée dans les années 1930 a directement conduit à l’écrasement physique de la classe ouvrière par le fascisme, et à la Deuxième Guerre mondiale, avec ses quelque 100 millions de victimes et la destruction d’une bonne partie des capacités productives de la planète par l’arsenal de guerre déployé. Quant à l’échec des années 1960, il a mené directement à l’écrasement moral de la classe ouvrière que nous observons aujourd’hui. Bien sûr, la responsabilité du capitalisme dans la dégradation des conditions de vie de l’humanité entière, y compris aux États-Unis, est totale. Mais le fait que la classe ouvrière soit majoritairement désorientée jusqu’à aujourd’hui est imputable à tous ceux qui ont assumé des responsabilités durant ces mouvements sans jamais se battre pour leur donner une perspective différente.

Le capitalisme, comme tous les systèmes d’exploitation, repose sur l’acceptation passive de l’exploitation et de l’oppression. En effet, on peut fort bien participer à des grèves et mener une activité militante, mais accepter l’exploitation et l’oppression. Tout cela dépend des objectifs que les travailleurs donnent à leurs luttes. Et les objectifs dont ils ont besoin, qui conduisent inévitablement à la révolution, doivent être formulés par des militants qui sont communistes au sens philosophique du terme.

28 février 2019

 

[1]     Les DSA (Democratic Socialists of America) sont une petite organisation de gauche réformiste, qui a vu ses rangs grossir depuis 2017. Dans les élections, elle appuie les candidats démocrates qu’elle estime les plus à gauche (Jesse Jackson, Barack Obama, Bernie Sanders, etc.) (Note de LDC).

 

[2]     En l’absence de sécurité sociale universelle, Medicare est le système d’assurance-santé pour les plus de 65 ans , créé en 1965, il est géré par l’État fédéral (Note de LDC).

 

[3]     Également créé en 1965, Medicaid est un système d’assurance maladie pour les plus pauvres (Note de LDC).