Etats-unis - Irak : une guerre pour les riches faite par une armée de pauvres - comme au Vietnam

إطبع
Eté 2007

L'article suivant est une traduction d'un article publié dans le numéro 55 de mai-juin 2007 de Class Struggle,

le trimestriel publié par l'organisation trotskyste américaine The Spark.

Des manifestants ont marché sur le Pentagone le 17 mars dernier pour protester contre la guerre menée par les USA en Irak qui entre maintenant dans sa cinquième année. La marche fut d'une moins grande ampleur que la précédente, qui avait eu lieu à Washington au mois de janvier, mais elle rassembla néanmoins une foule importante, estimée entre 20 000 et 30 000 personnes par les organisateurs.

Mais celle-ci fut éclipsée par le souvenir d'une autre manifestation forte de plusieurs centaines de milliers de personnes qui s'étaient regroupées dans Washington il y a quarante ans pour marcher sur le Pentagone et protester contre la guerre au Vietnam. De fait, les organisateurs rendirent la comparaison inévitable lorsqu'ils firent eux-mêmes le rapprochement entre les deux manifestations. Depuis pratiquement le début de la guerre en Irak, des comparaisons ont été faites avec le mouvement contre la guerre au Vietnam, mettant en évidence la plus faible ampleur des manifestations actuelles ainsi que le manque de mobilisation des étudiants.

En fait, ces comparaisons sont futiles car elles ignorent les différences entre les contextes sociaux dans lesquels se sont déroulées ces manifestations. Et elles ignorent également une différence notable entre les deux guerres : le type d'armée. La guerre du Vietnam fut menée par une armée de conscrits. Les guerres en Irak et en Afghanistan sont faites par une armée de " volontaires ". Cela a un impact important sur la situation, même si ce n'est pas toujours évident.

La guerre du Vietnam : la fin de l'armée de conscription

Au cours de la guerre du Vietnam, 8,6 millions d'hommes ont servi dans l'armée mais seulement 2,1 millions ont été envoyés au Vietnam, la plupart des conscrits. Pendant cette même période, 3,5 millions de personnes bénéficièrent d'un sursis d'incorporation ou furent exemptées et 11,8 autres millions furent jugées " inaptes " au service militaire.

(...) La multiplicité des motifs d'exemption faisait que seule une très petite partie des classes moyennes, et une plus petite partie encore des très riches, furent enrôlées.

Le sursis d'incorporation destiné aux étudiants - adopté en 1950 au début de la guerre de Corée - permettait aux étudiants situés dans la meilleure moitié de leur promotion d'obtenir un sursis jusqu'à la fin de leur premier cycle d'études et de parfois le prolonger lors de leurs deuxième et troisième cycles.

Il y avait aussi des professions jugées " essentielles " et justifiant donc des exemptions : ingénieurs, scientifiques, politiciens, propriétaires d'entreprise, pasteurs, rabbins, prêtres, etc. À ces exemptions, il faut également ajouter la manière arbitraire dont les personnes étaient jugées inaptes au service pour des raisons physiques ou mentales. Si l'on en juge par les personnes qui furent exemptées, le Service de sélection devait croire que les riches étaient un groupe particulièrement déficient sur le plan physique comme mental.

Et puis il restait la Garde nationale qui était la voie réservée aux riches pour échapper au Vietnam. Plus d'un million d'hommes se faufilèrent dans la Garde nationale pendant la guerre du Vietnam. Mais pour ceux qui ne disposaient pas de relations, il y avait de longues listes d'attente. Seuls 37 000 de ceux qui parvinrent à entrer dans la Garde nationale (ou dans la Réserve) furent mobilisés, et seulement 15 000 furent envoyés au Vietnam. Sur les 58 000 soldats tués au Vietnam, seuls 94 provenaient de l'armée de la Garde nationale.

Le général S.L.A. Marshall donna à la fin des années soixante une description de l'armée, telle qu'il l'avait observée au Vietnam : " Dans une compagnie de fusiliers type, la force était composée à 50 % de Noirs, de Mexicains du sud-ouest, de Portoricains, de Guamaniens (n.d.t. : habitants de l'ile de Guam, possession coloniale américaine au milieu de l'Océan pacifique), de Nisei (n.d.t. : citoyens américains d'origine japonaise), etc. Mais un vrai échantillon représentatif de la jeunesse américaine ? Presque jamais ".

Au début de la guerre du Vietnam, les soldats noirs constituaient jusqu'à 31 % des unités combattantes. En 1965, ils représentaient 24 % de l'ensemble des morts au combat, un taux deux fois et demi plus important que la proportion de Noirs dans l'ensemble de la population des États-Unis. Cela devint rapidement un scandale. Cela renforça la colère dans les quartiers noirs, qui avait déjà explosé dans les premières insurrections urbaines (Birmingham et Philadelphie en 1963, Harlem, Bedford-Stuyvesant, quelques villes du New Jersey et Philadelphie en 1964, et Watts en 1965).

Les militaires se mirent à " rectifier " quelque peu la composition des unités envoyées en première ligne. Mais à ce moment-là, l'augmentation massive de la conscription changea aussi un peu la composition de l'armée. En 1968, les Noirs ne comptaient plus " que " pour 13 % des morts. Au cours des deux dernières années de la guerre, le pourcentage des victimes noires était devenu inférieur à leur proportion dans la population. Cette réduction fut partiellement le fait de mesures prises par de hauts responsables, mais également le fait des soldats noirs eux-mêmes, qui refusaient d'obéir aux ordres de mission de combat, intimidaient leurs officiers pour éviter d'engager le combat ou les attaquaient - surtout après que la 82ème division aéroportée fut envoyée à Détroit en 1967 (n.d.t. : contre les émeutes qui avaient secoué la ville pendant cinq jours). Ces tanks dans les rues de Détroit constituaient le symbole des deux guerres dans lesquelles la population noire était engagée, au Vietnam et dans les rues de ses villes. H. Rap Brown (n.d.t. : qui allait devenir en 1968 un dirigeant des Black Panthers) était représentatif de ce sentiment qui montait non seulement dans les ghettos américains, mais aussi sur les champs de bataille du Vietnam, lorsqu'il déclarait à Détroit, peu après la rébellion de 1967 : " L'homme qui me donne un fusil et me dit d'aller tuer un ennemi que je ne connais pas, je prendrai ce fusil et je tuerai celui qui me l'a donné car je sais qu'il est mon ennemi ".

Les soldats noirs et des autres minorités n'étaient pas les seuls surreprésentés au sein des unités de combat. Si les chiffres de Marshall sont corrects, cela signifie que la moitié des troupes de combat étaient blanches. La plupart d'entre elles venaient de la classe ouvrière. Les très rares riches Blancs qui se retrouvaient au front faisaient partie le plus souvent du corps des officiers.

Toutes les études réalisées sur le sujet montrent que mourir au Vietnam était le " privilège " de la classe ouvrière. Même une étude de 1992 publiée par Operation Research Society, qui s'était fixée pour but de montrer que des riches étaient également morts au Vietnam, fut forcée d'admettre que ceux qui provenaient de quartiers " moins riches " avaient 60 % de risques de plus de mourir au Vietnam que ceux qui provenaient des quartiers " riches ". Et cela après avoir largement manipulé les chiffres pour obtenir la réponse que les chercheurs du MIT (n.d.t. : Massachusetts Institute of Technology, une des meilleures universités américaines) voulaient atteindre.

Assez tôt, la conscription devint l'objet de la colère de la classe ouvrière et particulièrement des soldats noirs. Dès 1965, quelques politiciens proposèrent de manière démagogique de supprimer le sursis des étudiants. Par une ironie de l'histoire, ce fut un des éléments qui donnèrent une forte impulsion au mouvement étudiant qui grandissait. Mais l'objectif, pour nombre des étudiants qui se mobilisèrent, était simplement le maintien de leur sursis.

Même les étudiants les plus radicaux étaient peu désireux de soulever la question du service militaire en général et sa profonde injustice, de peur de s'aliéner les autres étudiants. Lorsqu'une proposition fut faite à la conférence nationale de la SDS (n.d.t. : Student for a Democratic Society, organisation d'étudiants radicaux non révolutionnaires des années soixante) de mettre cette question en avant, elle n'obtint qu'un cinquième des voix. Le même point de vue de classe se manifesta à d'autres occasions, en particulier lorsque des étudiants appelaient les soldats des " tueurs de bébés ", les considérant ainsi comme responsables de la guerre au même titre que L.B. Johnson. (...) Ce même préjugé de classe contribua à isoler le mouvement étudiant anti-guerre par rapport à l'opposition à la guerre qui s'était largement propagée au sein de l'armée chez les soldats de milieux ouvriers, Noirs comme Blancs.

Il y eut toujours des militants pour tenter de combler le fossé entre les deux mouvements, en particulier le Socialist Workers Party qui avait donné une forte impulsion au Comité de mobilisation étudiant (Student Mobilization Committee). Mais le fossé était là, bien réel et reflétant souvent une forte hostilité.

Reconstruire une armée " brisée "

À la fin de la guerre du Vietnam, les officiers supérieurs parlèrent ouvertement d'une armée qui avait été " brisée ". L'armée elle-même enregistra officiellement 520 incidents de " fragging ", c'est-à-dire des attaques à la grenade ou armes similaires contre des officiers, qui provoquèrent la mort ou des blessures pour 400 d'entre eux entre 1969 et 1971. Il y eut également dix mutineries majeures, d'innombrables fois où des pelotons de soldats ou de " marines " refusèrent d'aller au combat, deux révoltes de grande ampleur dans des prisons militaires du Vietnam qui furent dirigées par des soldats noirs en 1968, la mutinerie des marins qui força la marine américaine à rapatrier l'USS Constitution dans la base de San Diego (en Californie). Et tout cela n'était que la face visible de l'iceberg qui avait coulé le Titanic des militaires.

Après la guerre du Vietnam, les chefs militaires décidèrent de se débarrasser de la conscription et se mirent à reconstruire leur armée " brisée ". En plus de doubler la solde du personnel militaire engagé, l'armée promit aux militaires un plus large accès au système hospitalier des vétérans (Veterans' Administration Hospital system), une fois leur service terminé. Elle assouplit les obligations les plus contraignantes pour la vie personnelle des soldats, rendant le mariage plus facile, leur permettant de vivre avec leur conjoint(e) et d'élever leur famille. Mais ce qui fut probablement le changement le plus significatif, c'est le fait que l'armée augmentât ses bourses d'études universitaires, allant jusqu'à payer la totalité des droits d'inscription selon la durée de service dans l'armée. Les recruteurs de l'armée envahirent les lycées des quartiers ouvriers et ceux des zones rurales, bardés de promesses de formation, d'éducation et de préparation à la vie professionnelle. (...)

À la fin des années quatre-vingt, l'armée s'était apparemment suffisamment remise pour remplir à nouveau facilement ses rangs. Elle a pu alors relever les critères de recrutement, exigeant de meilleures notes aux examens d'entrée et un niveau plus élevé d'études, tout en parvenant à remplir ses quotas de recrutement. Mais ce qui facilitait le recrutement, c'était probablement moins les efforts de l'armée que la crise économique persistante qui éliminait l'espoir de bons emplois pour la majorité de la jeunesse ouvrière.

Une armée de volontaires... soumise à la conscription économique

À ce jour, le tableau le plus clair de la composition de l'armée est fourni par les chiffres des victimes en Irak.

Ce qui est remarquable par rapport à la guerre du Vietnam, c'est la plus petite proportion de soldats noirs et la plus grande proportion de Blancs issus de zones rurales.

Une étude que le Carsey Institute (un institut d'études sur l'Amérique rurale) a effectuée sur les chiffres des pertes américaines jusqu'à la fin octobre 2006 révèle que 27 % des morts en Irak viennent de zones rurales alors que la population de ces zones ne constitue que 19 % de la population adulte américaine, et même moins si l'on considère la tranche d'âge de la population militaire. Les pertes noires ont été inférieures à la proportion de la population noire dans la population américaine, et cela particulièrement au cours des deux premières années du conflit.

L'ironie, c'est que cela révèle l'énorme désavantage social que subissent de grandes parties de la population noire. Quand l'armée a décidé de relever ses critères de recrutement en matière d'éducation et autres, elle a exclu de facto un nombre significatif de jeunes Noirs ainsi que quelques Blancs, tous ceux en fait qui provenaient des quartiers les plus pauvres. Étant donné le niveau d'abandons massifs dans le système scolaire de grandes villes comme Détroit et Chicago, la perspective d'échapper à la pauvreté que pouvait fournir l'armée s'est fermée devant bien des jeunes de ces quartiers.

Mais il y a une autre raison qui explique le nombre inférieur de soldats noirs en Irak : le degré de scepticisme de la population noire à l'encontre de tout ce que le gouvernement dit ou fait, et en général sa plus grande hostilité à l'encontre des guerres et des aventures militaires des États-Unis. Bien que le 11 septembre 2001 ait eu son impact à Détroit et dans d'autres villes au profil identique, cela ne s'est pas traduit par le même élan pour s'engager dans l'armée qui a été observé ailleurs.

À l'opposé, le patriotisme, qui est plus répandu dans les zones rurales blanches, peut partiellement expliquer l'engagement de tant de jeunes ruraux. Mais la pauvreté qui menace les jeunes de la classe ouvrière des zones rurales y joue certainement également un rôle. Ils ne sont peut-être pas plongés dans les mêmes abîmes de pauvreté que ceux qui existent au milieu des grandes villes, mais leur situation n'est guère meilleure. De 1997 à 2003, avant que commence cette guerre, un million et demi de travailleurs ruraux avaient perdu leur travail parce que leur lieu de travail avait soit fermé, soit réduit sa main-d'œuvre de manière permanente ou avait déménagé. Les manufactures, l'extraction minière et l'industrie du bois, les emplois les plus courants dans les zones rurales, ont été particulièrement touchées au cours de cette période récente. Et un quart seulement de ceux qui font partie de la tranche d'âge permettant de s'engager dans l'armée (18-24 ans) possède un emploi à temps plein.

Bien sûr, la pauvreté n'affecte pas seulement les zones rurales. Une analyse de l'Associated Press a conclu que trois quarts des tués venaient de villes où le revenu par tête était inférieur à la moyenne nationale, et que la moitié d'entre eux venaient de villes où le pourcentage de personnes vivant dans la pauvreté était plus élevé que la moyenne nationale.

En tout cas, nombreux furent ceux qui s'engagèrent avec des espoirs, sinon des illusions dans l'armée. Les journaux se sont remplis de témoignages de familles racontant comment leur fils ou leur fille, ne pouvant pas trouver d'emploi, s'était engagé pour obtenir l'argent nécessaire afin de s'inscrire à l'université, ou se réengageait pour économiser suffisamment afin de finir ses études. " Vous ne verrez aucune personne disposant d'argent envoyer ses enfants à l'armée ", tels furent les mots amers d'une femme de McKeesport en Pennsylvanie dont le fils s'était réengagé en 2001, pour obtenir la prime d'engagement de 10 000 dollars et l'argent nécessaire pour l'université, et qui est mort quelques mois avant la fin de son service.

Que ce soit par conscription ou par engagement volontaire, c'est la jeunesse ouvrière qui remplit les rangs de l'armée, et aujourd'hui ce ne sont même plus seulement les jeunes. Du début de la guerre jusqu'en avril 2007, près d'un quart de ceux qui ont péri en Irak étaient âgés de plus de 30 ans.

Même ceux qui sont liés à l'armée admettent la différence de classe quand il s'agit des morts américains en Irak. Interrogé sur ce déséquilibre, l'ancien colonel Larry Wilkerson qui a appartenu au cabinet de Colin Powell répondit : " Rien ne pourrait mieux illustrer le fossé qui existe entre les forces armées américaines et les étudiants pour qui la guerre en Irak a signifié des réductions de taxes, des 4x4 et de belles vacances ".

Ironiquement, cela se reflète dans la Garde nationale, cette institution qui était le refuge des privilégiés pendant la guerre du Vietnam. Lorsque les chefs militaires décidèrent de " professionnaliser " l'armée, ils réduisirent ses effectifs actifs des deux tiers et préparèrent la Garde au combat.

La plupart de ceux qui s'engagent dans la Garde nationale aujourd'hui le font pour des motifs économiques. La Garde constitue un deuxième emploi, un revenu complémentaire. Les Gardes nationaux sont plus vieux. La plupart sont mariés et ont des enfants.

Avant la guerre en Irak, les unités de la Garde étaient mobilisées à l'occasion pour un service actif, mais généralement pour des situations d'urgence sur le territoire national. Il y avait parfois quelques actions militaires, mais la Garde était normalement cantonnée à un rôle de force de soutien. Ce n'est plus le cas avec la guerre en Irak. À partir de la troisième année de la guerre, les chefs militaires commençant déjà à se battre pour obtenir des remplacements, 30 % des troupes qui combattaient en Irak provenaient de la Garde nationale. Selon Military Families speak out (n.d.t. : Les familles de militaires s'expriment , une association de 3 400 familles de militaires opposées à la guerre en Irak), 10 % des pertes de 2003 ont été subies par la Garde nationale, 20 % en 2004 et 36 % dans les neuf premiers mois de 2005. Bien qu'en 2006 cette proportion ait baissé suite à la réduction du nombre de Gardes nationaux stationnés en Irak, il est clair que la Garde nationale que Bush a envoyée en Irak ne joue pas le même rôle qu'auparavant.

Un dernier point doit être mentionné en ce qui concerne les tentatives de l'armée d'attirer les volontaires. C'est l'offre éhontée de Bush de proposer le prix du sang aux immigrants : l'accélération de l'octroi de la citoyenneté, l'offre implicite d'obtenir des papiers d'identité, au prix du risque de mourir en Irak. Selon le Dallas Morning News, plus de cent soldats ont obtenu la nationalité à titre posthume. Combien ont été tentés par cette promesse d'octroi de citoyenneté et de régularisation ? L'armée n'en dit rien. Mais les statistiques sur les morts d'origine hispanique parlent d'elles-mêmes puisque leur nombre est proportionnel au poids des Hispaniques dans la population américaine, alors que près de neuf millions d'entre eux sont sans-papiers.

Il y a aujourd'hui une énorme disparité entre ceux qui s'engagent dans l'armée - qui sont de véritables conscrits économiques - et la grande partie de la classe moyenne qui ne se préoccupe de l'armée que pour soutenir ses guerres. Il semble très probable que les inégalités sociales en termes de sacrifices pour la guerre sont plus importantes aujourd'hui qu'à l'époque du Vietnam, étant donné qu'alors la conscription toucha tout de même au moins une fraction des jeunes de milieux privilégiés.

Et cette disparité est sur le point de croître. Étant donné que l'armée n'arrive plus à atteindre son niveau de quotas de soldats, elle évolue doucement vers des " critères moins sélectifs " de recrutement. À nouveau, l'armée a ouvert ses portes à ceux qui ne disposent pas du diplôme de fin d'études secondaires. Ils étaient 30 % lors des recrutements du deuxième semestre 2006 contre seulement 10 % lorsque la guerre a débuté. L'armée a abaissé le seuil de réussite de son examen d'entrée. Elle a aussi baissé la barre en ce qui concerne l'enrôlement de personnes ayant purgé des peines de prison. Elle a fait sa promotion dans les quartiers les plus pauvres qu'elle négligeait auparavant. Ses recruteurs passent dans les écoles accueillant un taux élevé d'immigrés, ce qui inclut évidemment des immigrés sans papiers.

Face à une armée qui se brise et à une situation en Irak qu'ils n'arrivent pas à maîtriser, les chefs militaires se tournent une fois de plus vers les couches les plus défavorisées de la population pour se fournir en chair à canon.

Des illusions brisées par la guerre

Les volontaires ont pu s'engager par patriotisme, particulièrement après le 11 septembre, ou par simple besoin d'obtenir une formation qu'ils ne pouvaient acquérir autrement, ou par désir d'obtenir la citoyenneté américaine pour eux et leur famille. Mais la guerre les a frappés brutalement.

Presque dès le début, les soldats eux-mêmes exprimèrent leurs désillusions sur la guerre. Dès 2003, lorsque les hostilités reprirent, révélant le mensonge de Bush qui clamait : " Mission accomplie ", il y eut des murmures de mécontentement parmi les troupes.

Au fur et à mesure que le nombre de victimes s'élevait et que le Pentagone allongeait les durées de service en Irak, les galonnés censurèrent les déclarations de soldats à la presse. Du coup, leurs familles les rendirent publiques.

Au début 2004, lorsque les familles apprirent que leurs soldats ne reviendraient pas dans leurs foyers à la date prévue, des femmes de soldats fomentèrent une quasi-mutinerie à Fort Stewart en Géorgie. Un colonel, qui avait été envoyé pour calmer une réunion de 800 d'entre elles, dut être escorté pour quitter les lieux sous les huées et les questions des femmes en colère.

Les courriels et les lettres envoyés à leurs foyers se frayèrent un chemin jusqu'aux médias. La mère d'un soldat ayant déserté en 2005 et parti pour le Canada, a déclaré au cours du programme Democracy Now de Pacifica Radio : " Je crois tout ce que mon fils m'a raconté. (Il) a dit que les personnes qu'ils combattaient tuaient des soldats américains parce qu'ils ne savaient pas qui on était. Tout ce qu'ils savent, c'est qu'on arrive dans leurs villes avec des tanks. Nos soldats les emprisonnent. Lorsque nous enlevons des gens pour les mettre à Abu Ghraïb, nous ne prévenons pas leur famille. Il m'a dit qu'ils ont enlevé des garçons et des pères sans que leurs sœurs et leurs mères sachent rien de ce qui s'était passé pendant des semaines. Nous serions indignés si cela se produisait aux États-Unis ".

Lorsque la guerre s'enlisa, les soldats se conformèrent de moins en moins à la consigne de silence imposée par les galonnés. Leur désobéissance s'exprima jusque dans la presse. À la fin de 2006, le Los Angeles Times citait un soldat à la fin de sa deuxième période de service en Irak : " Nous avons fait la même chose ici pendant ces trois dernières années et demie. Nous avons fait beaucoup, mais pour rien. Et les gars que nous avons perdus, nous les avons perdus pour rien ".

En octobre 2006, deux hommes de la Marine ont lancé un site internet, Appel à la Réparation, sur lequel ils ont affiché une déclaration appelant " au retrait rapide de toutes les forces et les bases américaines d'Irak ". Cet appel fut rapidement signé par plus de mille soldats, dont 60 % avaient servi en Irak. Étant donné les risques de châtiments, légaux ou autres, il est probable qu'ils ne sont pas les seuls à partager ce sentiment.

En décembre 2006, une enquête réalisée par le Military Times, le journal semi-officiel de l'armée, a rapporté que seuls 41 % des interviewés étaient toujours d'accord avec la décision d'envahir l'Irak. Il y a eu cette année une rapide augmentation du nombre de " déserteurs " bien que personne n'en connaisse précisément le nombre (y compris l'armée dont un porte-parole a récemment expliqué que l'attaque du 11 septembre sur le Pentagone avait détruit des dossiers de telle façon qu'ils ne savent pas de combien de soldats l'armée dispose et combien sont manquants !). Dans la plus récente confirmation des registres officiels, l'armée elle-même a admis que plus de 8 000 soldats avaient déserté de 2004 à 2006. L'armée peut bien essayer de minimiser ces événements, le fait qu'elle a doublé le nombre de poursuites pour désertion témoigne de sa réelle préoccupation, bien que le taux de désertion soit encore loin d'atteindre celui observé au cours de la guerre du Vietnam.

Plus significatif encore est le fait qu'un demi-million de personnes parmi ces " volontaires " qui ont servi en Irak, en Afghanistan ou dans les opérations environnantes ne sont plus volontaires. Ils ont quitté le service actif. Ceux qui ont servi en Irak s'expriment, comme le dit l'expression, " avec leurs pieds ". Et un grand nombre de ceux qui sont en service disent qu'ils désirent partir. Plus de 35 % des 1,4 million de soldats qui sont en mission dans ces régions disent qu'ils quitteront l'armée dès qu'ils le pourront. Ces chiffres ont été fournis au Los Angeles Times en janvier de cette année par une chercheuse de la Kennedy School of Government de Harvard, Linda Bilmes, qui a réalisé une série d'études sur les différents coûts de la guerre.

Ramener la guerre chez soi... dans une chaise roulante

La guerre en Irak a provoqué la mort d'un bien plus petit nombre de soldats que la guerre du Vietnam, 3 300 jusqu'ici (il y a même eu 3 700 tués si l'on prend en compte l'Afghanistan). Au contraire du Vietnam où il y avait eu moins de trois blessés pour un mort, il y a au moins dix blessés pour un mort en Irak, voire seize selon la manière dont l'armée définit le terme " blessé ". En réalité, il y a plusieurs dizaines de milliers de blessés, ou touchés par la guerre d'une manière ou d'une autre, qui ne sont pas pris en compte par ces chiffres. Ainsi, jusqu'en décembre 2006, 150 000 soldats avaient fait une demande d'indemnisation d'invalidité suite à leur séjour en Irak ou en Afghanistan, et 100 000 d'entre eux l'avaient déjà obtenue.

L'armée explique que cette augmentation massive du nombre de blessés provient du meilleur équipement et des grandes avancées dans le domaine de la médecine militaire, qui permettent à des blessés autrefois voués à la mort de survivre. Peut-être, mais le retour de survivants, brisés pour le reste de leur vie, avec des blessures invalidantes, des membres amputés, des dommages cérébraux, la perte de la vue, sans mentionner tous les problèmes psychologiques qui se traduisent par le suicide de nombreux soldats, entraîne une prise de conscience dans leur entourage. L'an dernier, l'armée a enregistré 91 cas de suicides, la plupart en Irak.

Les soldats qui parviennent enfin à rentrer chez eux découvrent, comme le récent scandale à l'hôpital militaire Walter Reed l'a démontré, que l'armée est tout à fait prête à les jeter dehors quand ils sont devenus hors d'usage sur le plan militaire. Les emplois auxquels le service de l'armée était censé les préparer ne sont pas là. Et ils peuvent se retrouver à la rue. L'organisation Veterans for America a déjà mis en évidence à la fin de 2006 plus de 1 000 cas de sans-abri parmi les soldats revenus d'Irak ou d'Afghanistan.

L'opposition à la guerre largement répandue dans la population

Quelque trois quarts des habitants des zones rurales connaissent quelqu'un qui est ou qui a été en Afghanistan ou en Irak, selon la conclusion d'une enquête réalisée par le Center for Rural Strategies basé au Kentucky (n.d.t. : une ONG qui étudie les différents aspects de la ruralité). Dee Davis qui appartient à cette institution a déclaré : " Dans les petites villes et les communautés rurales, la guerre n'est pas une abstraction. On a une idée viscérale de ce que cette guerre signifie ".

Cette guerre n'a jamais été populaire dans les quartiers urbains. Un an après le début de la guerre, en avril 2004, un sondage AP-Ipsos indiquait que seuls 43 % de la population urbaine continuaient à lui être favorables. En février de cette année, ce chiffre est tombé à 30 %. Mais le dégoût croît également dans les zones rurales, avec un peu de décalage. Un an après le début de la guerre, 73 % des personnes interrogées dans les zones rurales disaient y être favorables. Mais en février 2007, ce soutien est tombé à 39 %, un niveau plus élevé que dans les zones urbaines, mais qui marque une chute plus brutale.

Marty Newell, du Center for Rural Strategies, commentait ainsi ce recul du soutien à la guerre dans les zones rurales : " La raison pour laquelle le soutien à la guerre décline maintenant est la même que celle qui expliquait un fort soutien auparavant, à savoir que l'on connaît personnellement quelqu'un qui se bat là-bas. Nous connaissons à présent beaucoup plus de choses sur la guerre. Nous savons quels en sont les coûts réels et quelle en est la réalité... Chaque jour, il y a une autre petite ville qui a un des siens qui ne revient pas entier à la maison et il y a plein de petites villes comme cela ".

Aujourd'hui, au total, à peine un tiers de la population exprime son soutien à la poursuite de la guerre. Pour remettre ce chiffre dans son contexte, il avait fallu six ans, à partir du début de l'intervention massive au Vietnam en 1965, soit en 1971, pour que le soutien à la guerre tombe sous les 40 % (selon l'autobiographie politique d'Howard Zinn, You can't be neutral in a moving train).

Dire que les manifestations contre la guerre rassemblent moins de participants que celles qui ont eu lieu contre la guerre du Vietnam et qu'il y a peu de mouvements organisés contre la guerre dans les universités ne signifie pas qu'il n'y a pas d'opposition à cette guerre au sein de la population. Bien au contraire.

Presque immédiatement après le départ des soldats, des organisations de familles et d'amis se sont formées. Au début pour soutenir les soldats, et elles étaient alors presque toutes favorables à la guerre. Mais au fur et à mesure que les soldats ont envoyé leurs impressions, certaines de ces organisations ont commencé à prendre position contre la guerre, et d'autres se sont formées pour faire connaître leur opposition, telles les Gold Star Mothers, une organisation de mères dont les fils et filles ont été tués en Irak, et Military Families Speak out (Les familles de militaires s'expriment).

Il n'y a peut-être pas eu de manifestations centrales massives comme celles qu'on avait pu voir au cours des dernières années de la guerre du Vietnam, mais une série de veillées silencieuses et de petites manifestations ont eu lieu dans des petites villes à travers le pays - chaque vendredi soir, chaque premier lundi ou à d'autres moments choisis localement. Des cimetières symboliques ont été installés en face des permanences de certains politiciens, des bottes vides placées au passage de Bush pour lui faire honte. Tout le monde n'a pas pu faire comme Cindy Sheehan après la mort de son fils, mais lorsqu'elle a campé devant le ranch de Bush, elle a attiré plusieurs centaines, voire des milliers, d'autres familles qui sont venues à ses côtés, et des milliers d'autres personnes qui lui ont écrit pour témoigner de leur soutien. Les familles n'ont peut-être pas été aussi disponibles que des étudiants l'auraient été pour aller manifester à Washington, mais cela ne les pas empêchées d'exprimer leur opposition en descendant dans la rue localement, en envoyant des lettres aux journaux locaux ou en signant des pétitions sur différents sites internet.

Dans de nombreux cas, ce sont les proches des soldats qui ont pris l'initiative, rejoints ensuite par bien d'autres personnes. D'autres encore essayèrent d'organiser de leur côté une opposition à la guerre. Peut-être n'y a-t-il pas eu jusqu'ici beaucoup d'étudiants pour se joindre aux protestations - peut-être ne se sentent-ils pas sous la menace d'être envoyés à la guerre -, mais cela ne veut pas dire que des étudiants ne pourraient pas se joindre plus massivement au mouvement. Après tout, des intellectuels sont censés voir au-delà de leur petite niche. En tout cas, les travailleurs ont tout intérêt à continuer de s'opposer à cette guerre.

Les horreurs innommables qui se sont déjà abattues sur le peuple irakien ne sont pas finies. Une étude réalisée l'été dernier par l'université John Hopkins, associée à des chercheurs de la santé publique irakienne, a démontré la perte de plus de 650 000 vies irakiennes. Et les plans américains pour " briser l'insurrection " ne peuvent qu'entraîner de plus grandes pertes. La guerre civile qui se développe explique en partie ce désastre, mais ce sont l'invasion et l'occupation de l'Irak par les États-Unis qui sont à la base de cette guerre civile.

Exactement comme au Vietnam, les guerres d'Irak et d'Afghanistan sont des guerres de riches pour maintenir la mainmise du capital américain sur une autre région du monde et ce sont des fils et filles de la classe ouvrière qui se battent.

Et exactement comme pendant la guerre du Vietnam, l'opposition actuelle à ces guerres est une donnée de la situation politique, avec une différence importante : il n'y a pas de fossé visible entre ceux qui protestent et les soldats qui reviennent.

Il est évident que la population ne soutient plus la guerre. Les soldats non plus. Les soldats quittent l'armée dès qu'ils le peuvent et le Pentagone éprouve de plus en plus de difficultés pour les remplacer, ce qui indique que si l'armée n'est pas encore " brisée ", elle est en train de plier. Cela pèse sur la capacité du gouvernement américain à mener ses guerres, réduisant les options offertes aux décideurs politiques américains - en Irak, en Afghanistan... en Iran et ailleurs, aujourd'hui et dans l'avenir.

C'est l'ensemble de la classe ouvrière qui devrait apporter son soutien aux soldats, et pas seulement leurs proches. Et la seule façon concrète de le faire vraiment est de lutter pour leur retour au pays, leur retour immédiat.

23 avril 2007