La Turquie contre les Kurdes : le jeu criminel des grandes puissances

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novembre 2019

Il aura suffi d’un échange téléphonique entre Trump et Erdogan pour relancer la guerre en Syrie, provoquer la mort d’au moins 500 personnes, déplacer 300 000 civils, mettre un terme à l’autonomie de fait du Rojava et permettre à Bachar al-Assad de réoccuper le nord-est du pays.

Trump et Erdogan ont joué une sinistre pièce en quatre actes. Trump a annoncé le retrait des forces spéciales américaines. Erdogan a lancé ses chars et ses milices supplétives dans le nord de la Syrie. Trump a fait mine de condamner l’offensive en annonçant des sanctions contre la Turquie. Moins d’une semaine plus tard, le vice-président américain annonçait, depuis Ankara, un cessez-le-feu de cinq jours, pour permettre aux milices kurdes du YPG de se retirer de la zone tampon exigée par Erdogan au nord de la Syrie. Entre-temps, Vladimir Poutine parrainait un accord entre les Kurdes et Bachar al-Assad pour que l’armée syrienne reprenne le contrôle des territoires du Rojava, administrés de façon autonome depuis 2013 par le Parti de l’Union démocratique, le PYD très proche du PKK d’Öcalan. Les forces spéciales russes remplaçaient sur le terrain leurs homologues américaines, parties si rapidement qu’elles ont dû revenir bombarder leurs propres bases abandonnées pour détruire le matériel laissé sur place.

Au cynisme sans bornes avec lequel les dirigeants américains ont trahi les Kurdes, eux qui ont assuré l’essentiel des combats au sol pour reconquérir les territoires contrôlés par Daech, s’ajoutent les déclarations obscènes de Trump en campagne pour sa réélection. Du tweet demandant « pourquoi les Kurdes n’étaient pas en Normandie en 1944 » à son discours affirmant qu’il avait « sciemment laissé Kurdes et Turcs se battre comme deux gamins avant de les séparer », Trump est prêt à utiliser les pires formules pour capter les voix des électeurs américains les plus réactionnaires et xénophobes.

Trump se différencie de ses prédécesseurs en revendiquant la brutalité de sa politique, sans se cacher derrière le vernis diplomatique qui sert habituellement à couvrir les exactions des puissances impérialistes. Mais cela fait plus d’un siècle que les peuples du Moyen-Orient paient dans leur chair le pillage de cette région stratégique riche en pétrole par les grandes puissances, leurs retournements d’alliances répétés et leurs rivalités .

Chacune de leurs interventions militaires a été présentée à l’opinion publique comme une œuvre humanitaire, au nom des droits démocratiques, au nom du droit des peuples, au nom de la lutte contre le terrorisme. De Saddam Hussein à Bachar al-Assad en passant par Kadhafi, leur propagande a transformé du jour au lendemain un dictateur la veille encore très fréquentable et bon client, en « pire ennemi de l’humanité ». L’abandon des milices kurdes par les dirigeants américains révèle l’hypocrisie des discours des dirigeants occidentaux sur les droits des peuples, ceux des femmes ou des minorités opprimées.

Un Moyen-Orient martyrisé par les puissances impérialistes

Si le peuple kurde n’a pas de territoire national, s’il est éclaté entre quatre pays différents, il le doit au dépeçage de l’Empire ottoman à la fin de la Première Guerre mondiale et aux marchandages entre la France et la Grande-Bretagne. L’État promis aux Kurdes lors du traité de Sèvres de 1920, qui fixait (à Paris !) les nouvelles frontières du Moyen-Orient, ne vit jamais le jour. La guerre nationale turque menée par Mustapha Kemal contre le découpage occidental et la découverte de pétrole dans la région de Mossoul, occupée par les Britanniques, ont conduit les grandes puissances à sacrifier, déjà, le droit des Kurdes à l’existence nationale.

Depuis 40 ans, de l’Afghanistan à la Syrie en passant par l’Irak et l’Iran, les grandes puissances sont directement responsables des guerres, des destructions et du développement des milices les plus brutales. Dès 1979, la CIA a financé et équipé les milices islamiques qui combattaient la présence soviétique en Afghanistan. Ce soutien a permis à un Oussama Ben Laden de faire ses classes et de tisser un réseau solide avant de se retourner contre ses maîtres en fondant al-Qaïda. Le djihadisme, dont l’éradication sert aujourd’hui à justifier interventions militaires et lois sécuritaires au nom de « la lutte contre le terrorisme », est un produit direct des manœuvres impérialistes.

En 2011, le démocrate Obama a retiré les troupes américaines de l’Irak que le républicain Bush junior avait envahi en 2003, sous prétexte des attentats du 11 septembre 2001 dont les Irakiens n’étaient en rien responsables. L’armée et les services spéciaux américains ne laissaient pas alors « un Irak souverain, stable et autonome » comme le prétendait Obama. Ils laissaient un peuple meurtri et un pays détruit par la guerre civile, divisé par leurs soins suivant les clivages confessionnels sur lesquels prospéraient des milices islamistes de diverses obédiences. Parmi elles, il y avait al-Qaïda en Irak et son leader al-Baghdadi, futur fondateur de Daech.

La Syrie, arène des affrontements entre puissances rivales

Quand en 2011, le printemps arabe toucha la Syrie, l’intervention des grandes puissances, les États-Unis en premier lieu, ne visa pas à appuyer les aspirations sociales et démocratiques de la population face à la dictature de Bachar al-Assad. D’abord observatrices, ces puissances voulurent ensuite profiter de la situation pour remplacer le régime de Assad par un autre, plus docile à leurs intérêts. Elles agirent pour transformer la contestation sociale en une guerre civile et confessionnelle. Elles le firent directement et par l’intermédiaire de leurs alliés régionaux, l’Arabie saoudite et la Turquie, mais aussi le Qatar et l’Égypte, en rivalité pour jouer les arbitres au Moyen-Orient. L’Iran, ostracisé depuis 1979 par les États-Unis, allié d’Assad et du Hezbollah libanais, était incontournable dans la région. Sa capacité à intervenir dans le chaos syrien contribua à le réintégrer comme interlocuteur des États-Unis. C’est ce qui explique la signature en 2015 de l’accord sur le nucléaire remis en cause trois ans plus tard par Trump. Ces rivalités entre puissances régionales, tour à tour encouragées et modérées par les États-Unis et ses alliés, transformèrent la Syrie en champ de bataille entre milices concurrentes.

Quand l’une de ces milices, Daech, née en Irak, réussit à s’imposer sur un vaste territoire en proclamant l’État islamique, les grandes puissances changèrent une nouvelle fois de politique. Elles remirent le dictateur Assad dans le jeu. Longtemps ami de la France, invité de Sarkozy au défilé sur les Champs-Élysées le 14 juillet 2008, traité en criminel de guerre infréquentable à partir de 2011, il était redevenu un allié potentiel contre l’État islamique dès 2015. Parallèlement, elles formèrent une coalition internationale pour combattre Daech. Se refusant à envoyer leurs propres soldats pour combattre au sol, les États-Unis et leurs alliés s’appuyèrent sur les milices kurdes encadrées par leurs conseillers militaires et appuyées par leurs avions. Le siège puis la libération de la ville kurde de Kobané par ces milices en 2014 impressionnèrent le monde car ils marquaient une première défaite de Daech. Au prix de lourdes pertes, quelque 11 000 morts, les milices kurdes du PYD et les forces démocratiques syriennes (FDS) reconquirent ville par ville le territoire occupé par Daech.

Les Kurdes, une fois de plus utilisés puis sacrifiés

Comme ceux du Kurdistan irakien, autonome de fait depuis 1991 et de droit depuis 2005, les nationalistes kurdes de Syrie espéraient profiter de cette alliance pour conserver durablement le petit espace d’autonomie acquis au nord de la Syrie. Même si le Rojava, administré par le PYD, parti unique, n’est certainement pas l’îlot de socialisme au milieu de la barbarie que certains voudraient voir, ce territoire où règne une certaine liberté quant à la pratique religieuse, à la langue parlée et où les femmes ne sont pas exclues de l’espace public, tranche avec son voisinage. Il représentait un espoir de stabilité pour les Kurdes. L’espoir aura été de courte durée.

Si l’on ignore les marchandages entre Erdogan et Trump, ce dernier a sacrifié les Kurdes pour satisfaire son allié turc, viscéralement hostile à un Kurdistan autonome à ses frontières. De plus, Erdogan était prêt à une aventure militaire pour redorer son blason vis-à-vis de sa propre opinion publique. Sans le soutien américain, les milices kurdes ne pouvaient que céder le terrain devant l’offensive turque ou se placer sous la protection d’Assad. C’est ce que les dirigeants kurdes syriens ont fait sous l’égide de Poutine. Cette alliance n’est pas nouvelle : depuis 2011, Assad a laissé une large autonomie aux Kurdes pour mieux mener la lutte contre les différents groupes soutenus par la Turquie et l’Arabie saoudite. En Irak ou en Syrie, la politique des dirigeants kurdes se résume depuis des décennies à négocier leur autonomie avec un parrain régional ou impérialiste, en échange d’un rôle d’auxiliaires militaires ou policiers. Invariablement, ils ont été trahis au gré des retournements d’alliances et des changements de rapport de force. La population kurde vient une nouvelle fois de le payer.

L’impérialisme, c’est la guerre

Ce retournement américain brutal montre, une fois de plus, que l’ordre mondial imposé par les puissances impérialistes ne laisse pas de place à l’autodétermination de bien des peuples, qu’il s’agisse des Kurdes, des Palestiniens ou d’autres. Ces puissances n’agissent qu’en fonction des intérêts des groupes capitalistes qu’elles représentent voire des petits calculs, parfois à court terme, des politiciens au pouvoir à tel ou tel moment.

Comme Obama avant lui, Trump affiche un certain isolationnisme qui séduit ses électeurs. Il prétend ne plus vouloir jouer les gendarmes du monde. Dans le même temps, il continue d’intervenir, y compris militairement, partout où les intérêts américains sont menacés. Les États-Unis disposent de plus de 800 bases militaires et de 200 000 soldats déployés dans le monde, dont 35 000 au Moyen-Orient. À cela s’ajoutent les porte-avions qui sillonnent les mers du globe et permettent aux bombardiers américains d’intervenir n’importe où.

En retirant ses forces spéciales, Trump n’a pas seulement permis à la Turquie, l’un de ses principaux alliés dans la région, disposant d’une armée puissante, membre de l’Otan, de repousser les milices kurdes loin de ses frontières, il renforce ses positions en Syrie et face à l’Iran. Si ce retrait a eu lieu dans des conditions si improvisées qu’une fraction de l’état-major américain semble l’avoir contesté, il ne résulte pas d’une saute d’humeur de Trump. Il s’inscrit dans le cadre des menaces militaires de plus en plus fortes contre l’Iran et du soutien apporté aux deux alliés des États-Unis, concurrents entre eux, que sont la Turquie et l’Arabie saoudite. Il s’inscrit dans cette fuite en avant permanente de l’impérialisme qui, pour tenter de circonscrire un incendie, en allume un nouveau. La réactivation de la guerre en Syrie ne menace pas que les peuples du Moyen-Orient. Elle peut s’inscrire dans la marche vers une guerre généralisée.

22 octobre 2019