Guerre et chaos en Syrie : l’impérialisme à la manœuvre

إطبع
avril-mai 2020

« Posez les armes, faites taire les canons, mettez fin aux frappes aériennes », déclarait le 23 mars le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, exhortations aussi vaines que dérisoires venant d’un tenant de l’impérialisme. En Syrie, la guerre, qui a débuté il y a maintenant neuf ans, continue de faire rage dans la région d’Idlib, située au nord-ouest du pays. Trois millions de civils se retrouvent dans cette province où des dizaines d’hôpitaux ont été mis hors service par les combats et les bombardements, où l’accès à l’eau potable est limité, et où plus d’un million de personnes ont été déplacées. S’ajoute désormais à ce chaos le danger de la propagation de l’épidémie du coronavirus, qui pourrait faire des ravages, en particulier dans les camps de réfugiés.

Idlib est le dernier épisode d’une guerre opposant le régime de Bachar el-Assad, soutenu par la Russie, à une multitude de milices armées, de groupes djihadistes financés directement ou indirectement par les pays impérialistes ou les puissances régionales qui leur sont alliées, Arabie saoudite, Qatar et Turquie.

Depuis 2011, l’impérialisme agit en coulisse en Syrie

Au début du conflit, comme par la suite, l’impérialisme américain se garda bien d’intervenir directement en Syrie par crainte de l’enlisement, échaudé par les années de guerre et d’occupation qui avaient suivi le déclenchement de la guerre en Irak en 2003. Mais il le fit en coulisse, en s’appuyant sur les puissances régionales ou sur d’autres forces, toutes plus réactionnaires les unes que les autres. Dès mars 2011, les dirigeants impérialistes cherchèrent à profiter du mouvement de contestation du régime de Bachar el-Assad pour asseoir davantage leur domination sur la région. La situation leur offrait la possibilité de se débarrasser d’Assad, jugé peu fiable de leur point de vue, et de le remplacer par un pouvoir qui leur serait totalement inféodé. Ce n’était certes pas la répression féroce des manifestations contre le régime qui les préoccupait. Mais, en Syrie, l’impérialisme américain n’avait pas les mêmes liens qu’en Tunisie ou en Égypte avec les hauts dignitaires de l’État ou de l’armée pour en sortir un homme providentiel. Aucune alternative politique crédible ne se présentant, et l’intervention directe étant écartée, les États-Unis choisirent de s’appuyer sur certaines des forces présentes sur le terrain. Ils financèrent ainsi des milices armées de l’opposition syrienne. La France n’agit pas autrement en soutenant le groupe djihadiste al-Nosra, lié à al-Qaida, qui « faisait du bon boulot », pour reprendre l’expression utilisée en 2012 par le ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius. Pour les dirigeants impérialistes, faire du bon boulot consiste à faire tourner la guerre dans le sens qui les arrange. L’impérialisme joua ainsi les apprentis sorciers en apportant son soutien, direct ou indirect, à de multiples milices rivales qui, toutes, poursuivaient leurs objectifs particuliers. Les exactions de ces milices armées et les manœuvres des puissances régionales qui financèrent certaines d’entre elles ne cessèrent d’aggraver l’instabilité dans la région.

Devant le chaos créé par l’irruption de l’organisation État islamique (EI) en Syrie, puis en Irak, et face à la résistance du régime, à partir de 2015, les États-Unis changèrent leur fusil d’épaule. La coalition formée pour combattre les milices de l’organisation État islamique leur permit de laisser la Russie et l’Iran aider Assad à regagner du terrain. Les États-Unis soutinrent les milices kurdes syriennes, les unités de protection du peuple, YPG, qui combattirent pour reprendre, au prix de lourdes pertes, le territoire occupé par les djihadistes de l’EI. Condamné en paroles pour ses exactions et ses bombardements, Assad apparaissait finalement comme un moindre mal aux dirigeants américains, à défaut de trouver un interlocuteur plus fiable. Mais il n’était pas question de lui laisser la bride sur le cou.

Une fois les territoires repris à l’organisation État islamique, avec le retour à une situation relativement stable du fait de l’intervention de la Russie, et dans une moindre mesure de l’Iran, les cartes furent rebattues. Certains alliés d’hier, perdant en quelque sorte de leur utilité, redevinrent les ennemis à mettre à genoux. Trump s’en prit ainsi au régime iranien, en rétablissant les sanctions qui avaient été levées en 2015. Quant à Assad, en passe de gagner la guerre grâce au soutien de la Russie, il s’agissait de l’affaiblir afin de diminuer ses prétentions lors des futures négociations d’après-guerre.

Le feu vert de Trump à l’offensive de la Turquie

Depuis le début du conflit, la Turquie, pays frontalier de la Syrie, menait son propre jeu, tout comme l’Arabie saoudite ou le Qatar, sans toutefois aller jusqu’à mécontenter les États-Unis dont elle est l’alliée dans la région, politiquement et en tant que membre de l’OTAN. Erdogan aida les milices de l’organisation EI en les laissant s’entraîner sur son sol et s’infiltrer en Syrie par la frontière séparant les deux pays, tout en s’engageant ensuite dans la coalition occidentale… contre l’EI. Farouchement opposé aux Kurdes de Turquie du PKK, comme à ceux du parti de l’Union démocratique (PYD) syrienne, Erdogan avait un objectif : empêcher à tout prix la réunification du territoire autonome kurde syrien constitué en 2013 à la faveur de la guerre civile. Dans ce but, sous couvert de la lutte contre l’EI, la Turquie mena diverses opérations militaires en Syrie dirigées en réalité contre les Kurdes. En 2018, après avoir investi la ville d’Afrin, située dans le nord syrien, près de la frontière turque, l’armée turque parvint à en chasser les combattants des Unités de protection du peuple, YPG, liées au PYD. Et à l’automne 2018, après d’âpres marchandages avec la Russie à Sotchi, Erdogan obtint ce qu’il voulait : empêcher la réunification des zones kurdes syriennes, en échange de quoi il laissait Assad agir au nord-ouest dans la région d’Idlib.

Trump pouvait donc compter sur la Turquie pour affaiblir le régime syrien, un peu, mais pas trop, juste de quoi faire baisser les prétentions d’Assad.

Le 6 octobre 2019, Trump annonçait le rapatriement des militaires américains déployés au nord-est, dans le Kurdistan syrien. Il s’agissait bien là d’un feu vert donné à la Turquie pour une nouvelle offensive militaire. Il lâchait ainsi les combattants kurdes, qui avaient cru obtenir, en contrepartie de leurs sacrifices durant la guerre contre l’EI, la reconnaissance de l’autonomie du territoire qu’ils occupaient au nord du pays. La décision du président américain suscita des réactions d’hostilité, en particulier des manifestations lors desquelles les Kurdes exprimèrent leur colère d’avoir été trahis. Mais elle fut aussi contestée dans son propre camp, certains la jugeant par trop précipitée. Il est vrai que Trump agit aussi en direction de son électorat à qui il avait promis de « ramener nos soldats à la maison », pour reprendre son expression.

Le 9 octobre, seulement trois jours plus tard, la Turquie lançait l’opération baptisée Peace Spring dans le nord de la Syrie, aidée par diverses milices, dont le groupe Hayat Tahrir al-Cham, branche syrienne d’al-Qaida. Trump fit mine de condamner l’offensive en annonçant des sanctions contre la Turquie, mais ne leva pas le petit doigt pour la stopper. L’armée turque parvint rapidement à contrôler une bande de cent cinquante kilomètres de long et de trente kilomètres de large entre les villes de Tell Abyad et Ras al-Aïn. Depuis longtemps en effet Erdogan réclamait la création d’une zone tampon le long de la frontière turco-syrienne, d’où seraient expulsés les combattants kurdes et où pourraient être transférés un million de réfugiés syriens.

L’affrontement direct entre la Turquie, soutenue par les milices djihadistes de Hayat Tahrir al-Cham, et le régime syrien, aidé par l’aviation russe, débuta dès lors au nord-ouest, dans la région d’Idlib, dernière poche de résistance au régime syrien.

Idlib, dernière bataille après neuf années de guerre

La province d’Idlib faisait partie des « zones de désescalade », que Russie, Iran, et Turquie avaient créées durant la réunion à Astana (Kazakhstan) en 2017, les États-Unis n’y participant qu’en tant qu’observateurs. Ils prétendaient ainsi y rétablir une certaine stabilité. La zone de désescalade d’Idlib finit surtout par regrouper toute une partie des djihadistes vaincus dans divers combats sur le territoire syrien. Leurs arrivées successives provoquèrent une concentration de forces djihadistes, rejointes dans cette zone par des centaines de milliers de familles déplacées des zones de combat vers le nord.

En décembre 2019, démarra une nouvelle offensive de l’armée syrienne, soutenue par l’aviation russe, pour conquérir ce dernier bastion regroupant les milices opposées à Assad, en particulier celles de Hayat Tahrir al-Cham alliées à Erdogan. Elle entraîna la fuite de près d’un million d’habitants vers la frontière turque où ils furent refoulés par l’armée d’Erdogan. Ce fut « le plus grand déplacement de la pire guerre de notre génération », selon le chef du Conseil norvégien pour les réfugiés, Jan Egeland (Le Monde, 13 février 2020). Plus de 400 civils furent tués dans les bombardements, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme. Puis, début février, des centaines de véhicules blindés et de chars turcs passèrent la frontière turco-syrienne. La présence militaire turque fut multipliée par dix. Le 27 février, un raid aérien du régime syrien tua 34 soldats turcs. En représailles, l’armée turque envoya drones et missiles, tuant plus d’une centaine de combattants prosyriens, dont des miliciens du Hezbollah libanais et d’autres financés par l’Iran. Finalement, le 5 mars dernier, un accord de cessez-le-feu fut signé entre la Russie et la Turquie à Idlib sous la houlette américaine. Mais ce n’est qu’une pause bien fragile dans les combats. Le 11 mars, la Turquie accusait déjà Assad de violer l’accord russo-turc, appelant Poutine à « prendre des mesures » pour y remédier.

L’enchevêtrement d’intérêts concurrents, de forces qui s’opposent, toutes ces divisions aggravent le chaos. L’impérialisme américain continue à les attiser pour mieux régner, toujours sans intervenir directement. Il laisse la Russie soutenir militairement Assad, mais appuie également la Turquie pour qu’elle le combatte. L’important pour l’impérialisme américain est que les forces candidates au pouvoir en Syrie soient suffisamment affaiblies, politiquement, militairement, pour être prêtes à accepter sa tutelle.

Trump n’oublie pas également de rappeler à tous les protagonistes que rien ne pourra se faire réellement sans les États-Unis une fois la guerre terminée. Deux semaines après l’annonce du départ des troupes américaines du nord de la Syrie, il annonça qu’il laisserait des soldats, au sud et à l’est, pour s’assurer que les champs pétroliers et gaziers de Deir el-Zor ne seraient pas à nouveau accaparés par les milices djihadistes. « J’ai toujours dit : si on y va, gardons le pétrole », déclara-t-il alors. Et d’ajouter que les États-Unis pourraient « peut-être envoyer l’une de leurs grandes compagnies pétrolières pour le faire correctement ». Une telle déclaration théâtrale, venant d’un Trump spécialiste du genre, ne dit pas grand-chose sur ce que feront réellement les États-Unis, c’est-à-dire ce que dicteront les intérêts de l’impérialisme. Mais elle illustre le fait que l’impérialisme américain comme les autres puissances impérialistes doivent occuper le terrain. Il ne s’agit pas de sauver les centaines de milliers de réfugiés d’Idlib, mais de profiter des possibilités économiques qu’offrira la reconstruction, une fois la guerre terminée.

L’enjeu est bien en effet le contenu du règlement politique final, et les changements qu’il apportera à l’ordre régional.

L’enfer de l’enclave d’Idlib

Pendant qu’ont lieu tous ces marchandages et manœuvres, la population est peu à peu décimée ou transformée en réfugiés errants. La région d’Idlib est devenue un véritable enfer pour les trois millions d’hommes, de femmes, d’enfants qui s’y trouvent piégés. « On n’a pas de charbon de bois, pas de mazout, pas de poêle, rien pour se chauffer. Quand il pleut, ça se transforme en ruisseau, ça entre dans la tente et on est sous les couvertures à trembler de froid. Alors, pour trouver un peu de chaleur, on brûle des habits, des couvertures, des vieilles chaussures, des pneus de voiture », témoignait Hajja, une femme vivant dans un des camps de l’enclave d’Idlib (France Inter, 9 mars). 170 000 civils vivent en plein air ou dans des bâtiments inachevés, faute de place dans les camps de déplacés surpeuplés. Plus de la moitié des installations médicales ne sont pas fonctionnelles, deux écoles sur cinq ne peuvent pas être utilisées et les prix des produits de base ont été multipliés par vingt, selon l’agence de l’ONU pour l’enfance. Et la population se retrouve à la merci des milliers d’hommes armés.

Les manœuvres de l’impérialisme en Syrie sont loin d’être terminées. Pour contrôler les ressources, y maintenir sa domination, l’impérialisme continue de transformer ce Moyen-Orient, divisé en États rivaux, en une zone de chaos et de guerre ininterrompue.

30 mars 2020