Le capitalisme contre la famille bourgeoise

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10 novembre 1995

Car, dans cette même époque, les femmes réelles, dans leur grand nombre, n'étaient ni des courtisanes ni des riches bourgeoises au foyer. Elles étaient paysannes ou prolétaires des villes. Alexandre Dumas père pouvait décréter que "La femme perdra toute féminité en mettant les pieds dans un bureau", son imagination n'allait pas loin. Même si les femmes n'allaient guère avoir accès aux bureaux avant pas mal de temps, le développement de la grande industrie capitaliste avait déjà largement imposé, non aux femmes de son milieu mais à celles du peuple, la nécessité de "mettre les pieds" dans les usines.

La révolution industrielle a rompu brutalement avec un passé de plusieurs siècles en brisant les économies locales, en unifiant les modes de vie, en commençant à dépeupler les campagnes au profit des grandes cités, et c'est dans un bouleversement de grande ampleur que la famille est entrée avec elle. La famille des bourgeois a certes continué à fonctionner sur son schéma consacré, en milieu restreint, régi par des considérations d'argent et d'affaires, mais la famille populaire, en voie d'émiettement, entrait dans une évolution qui a mené rapidement de la grande famille villageoise, collectivement associée dans le travail de la ferme, à la micro-société du couple, uni pour cause d'affinités, avec ses enfants.

Parallèlement, l'entrée en nombre croissant de femmes dans la vie de salariées d'usine, ainsi que l'extension en Europe occidentale de la proportion de femmes salariées célibataires, indépendantes du cercle de la propriété privée familiale, marquaient l'époque nouvelle. Ce processus faisait entrer des couches de plus en plus larges de la population en contradiction avec le modèle de la famille bourgeoise.

Ce qui, naturellement, n'a pas pour autant suffi à empêcher les règles et les conceptions de la classe dominante de se perpétuer.

Car aucun progrès social n'est automatique.

La lutte pour l'égalité des femmes dans la société, partie intégrante du programme socialiste

La lutte contre la sujétion des femmes est apparue en France avec les premiers socialistes, et surtout avec Charles Fourier. C'est Fourier, d'ailleurs, qui créa le terme de féminisme.

Fourier fut un grand critique de l'institution du mariage, pas seulement d'un point de vue moral parce que, comme il le disait, la femme y est avilie, mais surtout parce qu'il dénonça son fondement économique : l'argent et la propriété. Pour Fourier, le progrès de l'humanité entière se mesure au degré de liberté des femmes.

A la même époque, dans les années 1830, des associations féministes virent le jour, mêlant des revendications de type libéral aux revendications des ouvrières. Le journal La Tribune des femmes fut créé par deux ouvrières, une brodeuse et une lingère. Parmi les femmes qui se firent alors connaître, Flora Tristan occupa une place remarquable : c'était une ouvrière-coloriste, qui, victime d'un mariage forcé, reprit sa liberté, et mena ensuite une vie misérable mais combative. Elle dénonça la condition des prolétaires à Londres, et alla de ville en ville pour préconiser l'organisation de la classe ouvrière et propager ses idées sur l'émancipation des ouvriers et des femmes, indissociable à ses yeux. Elle écrivit : "L'homme le plus opprimé peut opprimer un autre être, qui est sa femme. Elle est la prolétaire du prolétaire même".

Dès la naissance du mouvement communiste, la dénonciation de la condition faite aux femmes, de la famille bourgeoise, fit partie intégrante de sa propagande. Marx et Engels, dans le Manifeste Communiste, polémiquaient contre leurs adversaires qui les accusaient de viser à la destruction de la famille. Engels publia ensuite L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat. Il y partait en guerre contre ceux qui pensent que la situation subordonnée de la femme est un fait "naturel", et non une donnée historique, liée à la division de la société en classes. L'un des fondateurs du parti socialiste allemand, l'ouvrier Auguste Bebel, écrivit un ouvrage qui devint un livre de base dans l'éducation politique de tous les socialistes (puis des communistes) et dont le titre était tout un programme : La Femme dans le passé, le présent et l'avenir.

Il y eut bien sûr des luttes à mener à ce sujet, y compris parmi ceux qui se disaient socialistes. Le mouvement ouvrier français a longtemps été influencé, par exemple, par les idées de Proudhon, que Marx combattit vigoureusement, et dont la misogynie était sans limites. En outre, comme l'attitude du patronat consistait à mettre les femmes en concurrence avec les ouvriers en place sur le marché du travail, il y eut évidemment, parmi les travailleurs les moins conscients, des réactions contre l'embauche des femmes, comme il y en eut contre l'embauche des travailleurs étrangers, ou même contre les travailleurs originaires de la province d'à côté. Mais les dirigeants du mouvement politique socialiste, Etienne Varlin puis Jules Guesde et Paul Lafargue en tête, combattirent cette tendance.

Les luttes de la classe ouvrière allaient alors de l'avant, et lorsque celles-ci conquirent une législation minimum du travail, une législation spéciale protectrice des femmes apparut en France.

Evidemment, le patronat essaya de s'en servir pour priver les femmes de l'accès au travail qualifié ; il concevait la protection des ouvrières à sa manière : une loi de 1900 organisa par exemple leur journée de travail différemment, afin qu'elles soient libres, qu'elles aient leur temps de repos, pour aller préparer le repas du foyer...

Cette législation spéciale pour les femmes était le plus souvent justifiée par la nécessité d'enrayer une mortalité infantile considérable et de permettre l'allaitement maternel, encore plus indispensable à l'époque qu'aujourd'hui. Mais en guise de protection de la vie de famille, la bourgeoisie et son Etat n'étaient pas à une contradiction près.

Dans les grands magasins parisiens, pour les vendeuses, le mariage était cause de renvoi. D'origine provinciale généralement, elles n'avaient le plus souvent pas d'autre choix que l'internat sur place, sous surveillance.

Avec le concours de l'Eglise, les industriels de la région lyonnaise recrutaient des jeunes filles de la campagne, qu'ils enfermaient dans ce qu'on appela les "couvents soyeux" sous la férule des bonnes soeurs afin, sous couvert de moralisation des moeurs, d'exploiter à merci cette main-d'oeuvre cloîtrée, peu qualifiée et rendue docile par force, qui a été évaluée à quelque 100 000 jeunes filles environ, vers 1880.

En Angleterre et en Allemagne, le célibat était obligatoire pour les employées de bureau. En France, les dames du téléphone aussi étaient des "demoiselles", qui devaient quitter leur poste en cas de mariage éventuel. Tout cela peut paraître d'un autre âge, mais rappelons qu'il n'y a guère qu'une vingtaine d'années qu'ici même les hôtesses de l'air peuvent se marier sans renoncer à leur emploi.

Même si la loi leur imposait l'autorisation de leur mari pour se syndiquer, les femmes participaient aux luttes. Ouvrières, institutrices, elles en menèrent elles-mêmes.

Le Parti socialiste fut le premier à inscrire dans son programme, lors de son Congrès de 1879, "égalité civile et politique des femmes".

En Allemagne, la dirigeante socialiste Clara Zetkin créa un "Mouvement des femmes socialistes allemandes et internationales", dont l'organe, L'Egalité, s'efforçait de montrer que la lutte pour l'émancipation des femmes était inséparable de la lutte de la classe ouvrière, de la lutte pour le socialisme.

Au Congrès de fondation de la IIe Internationale, Clara Zetkin, une des figures en vue de ce congrès, expliquait que "Les travailleuses qui veulent accéder à l'égalité sociale n'attendent rien, pour leur émancipation, du mouvement féministe bourgeois qui prétend lutter pour les droits de la femme. Le droit de vote sans liberté économique n'est ni plus ni moins qu'un chèque sans provision". C'est la même Clara Zetkin qui fut à l'origine, en 1910, de la la création de la Journée internationale des femmes.

Dans le mouvement socialiste révolutionnaire, les femmes avaient toute leur place, et elles y ont joué un rôle majeur, à commencer bien sûr par Rosa Luxembourg.