La grande distribution… des profits pour les actionnaires

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mars 2012

Les premiers supermarchés et hypermarchés de la grande distribution sont apparus il y a à peine cinquante ans. Mais aujourd'hui, trois quarts de la distribution alimentaire en France sont contrôlés par six grands groupes commerciaux : Carrefour, Leclerc, Intermarché, Auchan, Casino et Système U. Il y a dix ans encore, dix enseignes se partageaient la moitié seulement de la distribution alimentaire. Un petit nombre de capitalistes, que ce soit dans des entreprises cotées en Bourse comme Carrefour, ou familiales comme Auchan, ou même des groupements de commerçants comme Leclerc ou Système U, contrôlent le secteur. Grâce à cette concentration accélérée, ils dominent entièrement les marchés, ce qui leur permet d'accroître considérablement leurs profits et place les familles propriétaires des enseignes parmi les plus grandes fortunes de France.

Gérard Mulliez, patron d'Auchan, est actuellement l'homme le plus riche de France, avec une fortune estimée à plus de 21 milliards d'euros. Cette première place lui est régulièrement disputée par Bernard Arnault, qui a construit sa fortune dans le luxe et est devenu le principal actionnaire de Carrefour, numéro deux mondial de la grande distribution. En septième position on trouve aussi la famille Halley, famille qui fonda le groupe Promodès, les magasins Champion, avant de fusionner avec Carrefour. Et enfin en 55ème position Jean-Charles Naouri, principal actionnaire du groupe Casino depuis 1992 ; ancien directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy entre 1982 et 1986, il fut à l'initiative de lois qui visaient à faciliter la spéculation financière. Après le retour de la droite au pouvoir, il créa son propre fonds d'investissement.

Ces enseignes de la grande distribution se sont vite retrouvées en position dominante et ont pu ainsi imposer leur volonté aux fournisseurs, en particulier aux petits producteurs agricoles. Cette position oligarchique leur permet également de fixer les prix dans les rayons. Ainsi, les petits producteurs, les consommateurs et les centaines de milliers de travailleurs du secteur subissent la soif de profit des magnats du commerce alimentaire et font leur fortune grandissante.

L'expropriation des petits commerçants par la grande distribution

Dans les années cinquante, dix à douze intermédiaires s'interposaient entre l'agriculteur et le consommateur. Chacun prélevait sa dîme sur le prix du produit commercialisé. Le prix d'un kilo de pommes pouvait être multiplié par quatre lorsqu'il arrivait dans le panier de la ménagère. D'autant plus que les denrées étaient rares dans cette période d'après-guerre et que les prix flambaient. C'est à partir de cette situation que germa dans la tête de certains patrons l'idée de s'imposer dans un secteur en pleine expansion. Édouard Leclerc commença par créer un magasin dans lequel les clients se servaient eux-mêmes. Il put alors réduire les prix grâce aux économies réalisées sur la main-d'œuvre.

L'idée d'un grand magasin installé en périphérie des villes, dans lequel les clients viennent en voiture et se servent eux-mêmes, faisant ainsi une grande partie de la manutention, était apparue aux États-Unis dans la période précédente. Mais en Europe, il avait fallu attendre l'après-guerre pour voir ce concept se généraliser. Jusque-là, les capitalistes ne s'étaient que très modérément intéressés à la distribution, préférant investir leurs capitaux dans l'industrie, secteur qui a fait leur fortune durant plus d'un siècle. Avec l'expansion des villes et de leur population, il devenait possible de construire des magasins susceptibles d'attirer des milliers de personnes d'un coup, d'autant plus qu'il suffisait désormais de leur offrir des places de stationnement pour que ce soit les clients qui se déplacent, payent les frais de transport et aillent chercher les produits dans les rayons. « No parking, no business », affirmait alors un chantre de la grande distribution.

Dans cette période naquirent les premiers magasins Auchan. La famille Mulliez avait d'abord fait fortune dans l'industrie lainière avant de choisir une certaine diversification de ses activités, en particulier dans la distribution avec la création du réseau Phildar et l'investissement dans les Trois Suisses. Dans les années soixante, les Mulliez voulurent anticiper la crise de l'industrie textile en investissant ailleurs. En 1961, un des fils Mulliez fondait un magasin de vente de produits de consommation sur 600 mètres carrés dans le quartier des Hauts Champs de Roubaix. Mais il fallut plusieurs années encore pour que toute la famille se concentre dans ce secteur commercial. On ne comptait que sept magasins Auchan en 1972, 22 en 1978. Cependant, au cours de cette décennie, les Mulliez étendirent aussi leurs tentacules en fondant diverses marques : Flunch, Décathlon, Kiabi. Depuis, le groupe a continué à se développer en intégrant Leroy Merlin, Boulanger, Norauto, et plus récemment Saturn. Il y a aujourd'hui 1 375 hypermarchés et supermarchés Auchan dans le monde.

À peine deux ans après le premier magasin Auchan, c'était au tour du premier hypermarché Carrefour de voir le jour à Sainte-Geneviève-des-Bois (Essonne), en 1963.

L'extension des villes et la généralisation de l'automobile ont favorisé l'installation de supermarchés et d'hypermarchés en périphérie des villes. Ces enseignes attirent leur clientèle avec des prix bas sur certains produits. Leur taille leur permet d'acheter en grande quantité et donc moins cher, et de faire profiter les clients d'une partie de ces réductions. Gérard Mulliez est très fier de raconter comment il décida de faire la même marge sur la bouteille de whisky que sur l'eau. Ainsi, le prix du whisky était si bas que le samedi soir, les clients se ruaient dans son magasin et finissaient par y faire toutes leurs courses, y compris en achetant des produits dont les prix étaient bien moins intéressants.

Mais un des éléments essentiels de la réussite des grandes surfaces, ce fut la vente d'essence. Dans les stations installées sur les parkings des magasins, l'essence était revendue quasiment à prix coûtant. Les conducteurs venaient donc faire le plein et les courses en même temps. Les réductions concédées sur l'essence pour attirer les clients étaient compensées pour les grandes surfaces par l'achat d'autres produits de grande consommation.

Très vite le développement des grandes surfaces porta des coups mortels au petit commerce et aux petits commerçants. Jusque-là, le capitalisme avait délaissé ce secteur qui restait d'une certaine façon le domaine des classes moyennes, d'une petite bourgeoisie tentant de survivre. Dans les années soixante, 35 000 petits commerces disparaissaient déjà. Depuis, ce phénomène n'a fait que s'amplifier. Les commerces de proximité continuent à disparaître, les petits commerçants avec.

Dans les années soixante et soixante-dix, des petits commerçants voulurent mener le combat, en s'en prenant principalement à l'État. Mais ils combattaient un processus inhérent au capitalisme. La course au profit et la concurrence engendrent une lutte acharnée entre les capitalistes. La concentration est inévitable, entraînant donc la disparition des plus petits. C'est le système lui-même, avec sa logique économique, qui exproprie les petits commerçants. Dans un nouveau secteur, s'appliquait ce que Marx avait déjà décrit et analysé de multiples fois : l'expropriation par les capitalistes eux-mêmes des petits producteurs, des petits commerçants, des petits propriétaires.

La grande distribution s'est ainsi développée en éliminant le petit commerce et en éliminant en même temps la fonction utile qu'il représentait, celle d'apporter les produits à proximité des consommateurs.

La grande distribution écrase les prix... des fournisseurs

Actuellement la concentration de la grande distribution en France dépasse celle d'autres pays. Six enseignes contrôlent désormais quasiment tout le marché tandis que d'autres ont disparu comme Mammouth, Félix Potin, Radar, etc. À eux six, ces groupes possèdent actuellement en France 1 444 hypermarchés et 4 613 supermarchés, sans compter les discounters.

Le groupe Carrefour contrôle aussi les enseignes Champion, Shopi, Marché Plus, Huit à 8, Dia %, Ed. Ce groupe est numéro deux mondial, derrière l'américain Wal-Mart avec, en 2009, presque 500 000 salariés et un chiffre d'affaires de 87 milliards d'euros.

Le Groupe Auchan, c'est Auchan, Leroy-Merlin, Décathlon, Boulanger, Kiabi, Pimkie, Flunch, Atac, Norauto, Kiloutou, Cultura, Brice, Jules, Xanaka, Top Office, Picwic, Phildar, etc. L'ensemble représente 395 000 salariés et 68 milliards d'euros de chiffre d'affaires.

Le groupe Casino regroupe les enseignes Géant, Casino, Petit Casino, Spar, Vival, Eco Service, Franprix, Leader Price et Monoprix. Quant au groupement des Mousquetaires, il possède Intermarché, Ecomarché, Relais des Mousquetaires, Netto. Et il y a encore Leclerc et Système U.

Les enseignes de la distribution ont profité de la possibilité qui leur était offerte de baisser les prix de certains produits pour attirer une clientèle et imposer leur présence dans la vie quotidienne. Leur taille leur a permis de se passer d'un certain nombre d'intermédiaires, de rationaliser les circuits économiques de la production à la distribution, d'une certaine façon. Cela aurait dû aboutir à faire baisser les prix des produits de consommation. Mais la concentration des groupes a favorisé leur position dominante dans la circulation des marchandises. Ainsi, loin de faire baisser les prix et de faire profiter toute la société des économies de travail réalisées, la grande distribution a augmenté ses profits, ses marges, en écrasant non pas les prix, mais les petits producteurs.

Pour assurer leur position dominante, en amont, les groupes de la grande distribution ont développé des centrales d'achat qui s'imposent comme de gigantesques requins sur le marché des produits alimentaires et autres. Les grandes quantités de produits achetées par les centrales, et donc le poids que les hyper et supermarchés représentent, décident du pouvoir des grandes enseignes sur l'ensemble des fournisseurs. Chaque négociation entre fournisseurs et distributeurs ressemble à un combat acharné. Acharné mais secret, dissimulé au grand public par le secret commercial et le secret des affaires. Toutes les méthodes, les coups bas, les entorses à la règle effectuées par la grande distribution ou par les industriels de l'agroalimentaire sont couverts du sceau du secret.

Bien entendu, tous les fournisseurs ne sont pas égaux dans les négociations. Il en va dans ce domaine comme dans le reste de la société capitaliste. Les plus gros font la loi et les plus petits doivent se soumettre. On parle de 80/20 : 20 % des fournisseurs engendrent 80 % du chiffre d'affaires. Les Coca-cola, Danone, Pampers, Nutella et autres fournissent des produits phares dont les hypermarchés ne peuvent pas se passer. Ces fournisseurs peu nombreux, qui sont de véritables trusts, peuvent certes tenir la dragée haute aux enseignes. En revanche les 80 % restants, eux, ont besoin de cet accès aux grandes surfaces. Alors ils doivent en passer par les quatre volontés de la grande distribution.

Une loi de 1996, votée sous le gouvernement Juppé, prétendait protéger un tant soit peu les fournisseurs en imposant que chaque produit soit vendu au même prix à tous les distributeurs. C'était censé empêcher les distributeurs d'acheter à prix cassés les produits aux fournisseurs. Mais la distribution trouva un bon moyen de contourner la loi : pendant des années, le scandale dit « des marges arrière » perdura. Certes les prix des produits vendus ne pouvaient pas descendre au-delà d'un certain seuil, mais la grande distribution imposa de nouvelles négociations après la transaction commerciale. Un produit était négocié à un prix précis entre la centrale d'achat et le fournisseur. Mais en outre, le fournisseur se devait de financer un certain nombre de services que l'enseigne était censée lui rendre. C'est ce qui fut baptisé marges arrière, puisque le bénéfice venait après l'achat des produits. Sur le contrat commercial cela pouvait se traduire par : X % pour « suivi de gamme », X % pour « mise en avant », X % pour « gestion privilégiée », X % pour « coopération commerciale ». Finalement, le fournisseur devait ainsi payer 30, 35 voire 60 % du prix d'achat à la distribution, les enseignes n'ayant par ailleurs pas le droit d'en répercuter le montant sur le prix payé par les consommateurs. Par la suite, plusieurs lois sont entrées en vigueur pour limiter ces marges arrière. Et le 28 janvier 2011, une loi les interdisait complètement. Mais bien entendu, ce n'est pas une loi votée par un État complaisant avec les groupes capitalistes qui peut mettre fin à leurs méthodes de gangsters. La grande distribution invente en permanence de nouveaux moyens pour maintenir ses profits et écraser les fournisseurs qu'elle peut faire payer.

Le référencement des produits est un de ces moyens inventés par la grande distribution. Pour vendre une marchandise à une centrale d'achat, le fournisseur doit payer une sorte de péage, un droit d'entrée. Carrefour a eu l'idée d'imposer le référencement d'un produit pour tous ses grands magasins d'un coup. La négociation varie en fonction de la taille du fournisseur. De 1 à 2 % pour un groupe de l'agroalimentaire important à 4 à 6 % pour une entreprise de taille moyenne dont la marque à une certaine notoriété. Et jusqu'à 15 % du chiffre d'affaires pour une petite entreprise qui n'a pas les moyens de peser dans l'affaire.

Mais bien d'autres moyens existent. En 2002, les députés français ont identifié plus de 500 motifs invoqués par les centrales d'achat pour exiger ainsi des avantages supplémentaires de leurs fournisseurs. Offrir à l'ensemble des magasins du réseau des marchandises gratuites lors des premières livraisons ; payer pour voir leurs produits exposés à un emplacement privilégié ou en tête de gondole ; payer pour financer les campagnes promotionnelles ; payer pour figurer dans les catalogues ; payer lors de l'implantation de nouveaux magasins ; payer lors de la réfection ou de l'amélioration des plus anciens ; payer même pour se faire payer leurs propres factures. Les fournisseurs doivent donc payer sans qu'il y ait nécessairement un lien entre le prix payé et la réalité de la prestation fournie par le distributeur à son fournisseur.

Certaines chaînes font payer le transport et les frais de stockage aux fournisseurs. Leclerc, lui, a inventé l'idée d'imposer un transporteur choisi par ses soins, qui se révèle bien entendu deux fois plus cher qu'un autre. D'autres enseignes ont rendu obligatoire l'utilisation de cagettes plastiques réutilisables, sous prétexte d'écologie. L'écologie a bon dos quand il s'agit d'augmenter les profits. Le choix du fabricant de ces cagettes n'est pas libre, des frais de consigne sont à payer par le fournisseur qui, comble du comble, doit encore payer à l'enseigne un écot sur chaque mouvement de ces cagettes, une sorte de récompense pour cette idée géniale !

D'autres chaînes ont retrouvé les vieilles méthodes des amendes et pénalités. Un fruit trop mûr dans une barquette, et toute la palette est refusée. Une erreur dans la commande, et les pénalités tombent. Avec des contrats dans lesquels les contraintes ne portent que sur les fournisseurs. Même pour le paiement, les centrales ne se voient infliger aucune contrainte, ce qui leur permet d'utiliser leurs fournisseurs comme des banquiers non volontaires. Ces méthodes sont si répandues que neuf enseignes ont été condamnées dernièrement pour « clauses abusives » envers les fournisseurs. Auchan s'est vu infliger une amende d'un million d'euros.

La raison la plus concrète de ces négociations est la volonté illimitée des capitalistes d'accroître leurs profits. Capitalistes de l'agroalimentaire et de la grande distribution se battent d'ailleurs les uns comme les autres pour acheter le moins cher possible les matières premières comme les produits alimentaires ou manufacturés aux petits producteurs.

Les capitalistes des deux secteurs dominent la circulation des biens de consommation, de la production à leur distribution. C'est cette position qui leur permet de mener la lutte la plus âpre entre eux pour récupérer une plus grande partie de la plus-value produite dans toute la société. Les petits producteurs, pour leur part, n'ont les moyens de résister ni aux uns ni aux autres.

Mais encore une fois, alors que depuis des années des lois sont censées faire respecter la concurrence, protéger le petit commerce, les fournisseurs et les consommateurs, à chaque fois le résultat est le même : les lois protègent exclusivement les profits des grands groupes capitalistes, dans la distribution comme dans tous les autres secteurs de l'économie.

La grande distribution étrangle les petits producteurs

Comme le constate un rapport officiel : « Les rapports entre les producteurs de biens de consommation (70 000 entreprises, 400 000 agriculteurs) et les 60 millions de consommateurs sont analogues au passage dans le goulot d'étranglement d'un sablier. Au point d'étranglement, cinq groupements de distributeurs contrôlent la vente de plus de 90 % des produits de grande consommation. »Certains fournisseurs sont seulement référencés par une ou deux centrales d'achat, ce qui aggrave encore leur situation de dépendance. Mais la pire dépendance est celle des petits producteurs, notamment des agriculteurs, même quand ils sont regroupés en coopératives.

En novembre 2011, un article titrait : « Les plus belles marges de la grande distribution se font aux rayons frais. » Une autre façon de dire, comme on l'a vu, que ce sont principalement les petits producteurs qui font les frais de l'hégémonie de la grande distribution. D'après l'Insee, la répartition moyenne des marges pour un produit agricole une fois qu'il a quitté la ferme est la suivante : 18 % pour le transport et la conservation, 36 % pour le transformateur, 40 % pour le distributeur.

Tous les rapports et surtout les actions des agriculteurs eux-mêmes pour tenter de se défendre contre la grande distribution, par exemple des ventes au public à prix coûtant, aboutissent au même constat : les prix à l'achat sont de plus en plus écrasés alors que le consommateur ne voit pas de différence dans les rayons des grandes surfaces. Les écarts sont considérables, comme le montrent les exemples suivants tirés de la presse. Pour un kilo de pommes de terre vendu 1,99 euro, la marge nette du distributeur est de 28 % ; un concombre acheté au producteur 0,28 euro est vendu en magasin 1,35 euro ; une barquette de mâche payée 0,25 euro est affichée en rayon à 1,90 euro ; un kilo de poireaux acquis pour 0,40 euro est revendu 1,95 euro, etc.

Ce sont d'abord les agriculteurs qui font les frais de ces marges brutes ou nettes, bref de ces profits. Entre 2000 et 2010, pour la viande de porc, la part du prix final allant aux éleveurs est tombée de 45 % à 36 %. Dans le même temps, celle dévolue aux distributeurs a bondi de 39 % à 55 %. Autre exemple : en dix-huit ans, le prix de la viande de bœuf payé à l'exploitant diminuait de 8 %, tandis que le consommateur payait sa viande 50 % plus cher. Le kilo de porc acheté 1,40 euro au producteur est vendu 12 euros par le distributeur. La domination de la grande distribution s'affirme au point d'acheter parfois en dessous des prix de revient des agriculteurs. En 2011, les grandes surfaces proposaient par exemple 15 centimes par pied de salade, soit la moitié du coût de production.

A contrario, l'évolution des prix des produits laitiers est éloquente. Alors que, sur le lait UHT, le beurre et la plaquette d'emmental, la marge brute de la grande distribution a doublé en dix ans, ce n'est pas le cas pour d'autres produits comme le yaourt. Les groupes comme Danone ou Lactalis pèsent plus lourd dans le rapport de forces face à la grande distribution que les petits producteurs laitiers.

On a d'ailleurs assisté, depuis un an, à un bras de fer entre Lactalis et son camembert Président d'une part, et les centres Leclerc d'autre part. Le groupe Lactalis voulait imposer des hausses de prix que Leclerc a refusées. Du coup Lactalis a arrêté d'approvisionner les magasins Leclerc. La guerre entre eux a duré quelque temps avant de déboucher sur un accord... secret pour le grand public. Cette guerre entre groupes capitalistes de l'agroalimentaire n'a jamais eu pour enjeu de favoriser les petits producteurs mais de partager la valeur prélevée sur les petits producteurs au profit de l'un, de l'autre ou des deux.

En 2011 encore, un rapport officiel a fait le point sur l'évolution des prix et des marges au cours des dix dernières années. Le bilan était éloquent : les marges des chaînes commerciales sont exorbitantes et ne cessent de croître, pour atteindre entre 30 et 50 % des prix à la consommation. Ce rapport a fait quelque bruit et le ministre de l'Agriculture, Bruno Le Maire, s'est senti obligé de déclarer solennellement au lendemain de sa publication : « La grande distribution fait des « marges excessives » sur certains produits alimentaires. » Avec une telle critique, on pense bien que les capitalistes de la grande distribution ont dû trembler de peur.

Enfin, il y a un domaine particulièrement rentable pour les grandes enseignes, c'est ce qu'on appelle les marques des distributeurs (MDD). En général, les produits des distributeurs sont moins chers, chaque client le sait. Mais ce qu'il sait moins c'est qu'elles rapportent plus en réalité, car la grande distribution les fait produire à moindre coût. 80 à 90 % des MDD sont produits par des petites entreprises à qui la grande distribution impose ses produits, ses prix, ses exigences commerciales. Par exemple, pour un poulet de Loué de un kilo à 7,60 euros, la marge nette pour le distributeur est de 0,99 euro, soit 13 % ; tandis que, pour un poulet MDD du même poids à 6,25 euros, la marge nette pour le distributeur est de 0,94 euro, soit 15 %. Une étude de l'Observatoire des prix explique que ces dernières années les grandes marques ont moins augmenté que les marques de distributeurs. Pendant que les paniers de grandes marques connaissaient une hausse de 2,65 %, le prix des MDD grimpait de 4,14 % et celui des premiers prix de 8,12 % !

En fin de compte, malgré les prix de plus en plus bas imposés aux fournisseurs, les prix n'ont jamais baissé pour les consommateurs durant toutes ces années. La grande distribution utilise sa position de force pour d'un côté contraindre les petits producteurs et de l'autre racketter les consommateurs.

Plus chère, la vie

Entre 2010 et 2011, d'après une étude du magazine Que Choisir, et malgré tous les discours de Leclerc et des autres qui prétendent défendre le pouvoir d'achat, les prix ont augmenté de 6,8 % en moyenne. Parmi les produits ayant le plus augmenté, on peut citer la viande, surtout la viande bovine, mais aussi le café, l'huile, les produits laitiers, les céréales, les biscuits, les boissons aux fruits et les sodas. Avec, pour certains, des hausses à deux chiffres : + 23 % pour certaines marques de café, + 15 % pour de l'huile de tournesol ou de colza, + 12 % pour certains desserts lactés ou des pâtes à tartiner aux noisettes. D'une étude à l'autre, la courbe est identique. L'observatoire des prix de Familles rurales, que La Croix publie en exclusivité, montre une hausse du panier moyen des ménages de 4,4 % en 2011 contre 0,19 % en 2010. Depuis 2006, date de la création de ces études annuelles, jamais le panier moyen des consommateurs n'avait coûté aussi cher.

Depuis 2008, la hausse des prix des matières premières a servi d'explication à la hausse des prix. Mais même quand ces prix ont diminué, ces baisses n'ont pas été répercutées dans les rayons des supermarchés. « Entre septembre 2007 et septembre 2009, le prix payé aux producteurs de lait a chuté de 7 %. Or, dans le même temps, le prix d'une brique de lait de grande marque a augmenté de 5 % et celle d'une marque distributeur de 11 % », montrait par exemple une autre étude de Que Choisir. Non, les prix dans les rayons n'ont rien à voir avec les coûts réels de production, de transport et même avec les prix des matières premières. D'ailleurs, dans une grande partie des produits alimentaires, les prix des matières premières comptent moins qu'on veut bien le croire. Dans le prix de la baguette, par exemple, celui du blé compte pour seulement 5 %. Même quand les matières premières augmentent, et on ne discute pas ici des raisons liées à la spéculation financière, les industriels de l'agroalimentaire comme les grands distributeurs ont pour objectif principal de faire payer les clients avant tout, d'anticiper ces hausses pour ne pas en faire les frais eux-mêmes ; ils alimentent donc l'inflation.

Les prix sont décidés par la grande distribution elle-même, en fonction de ses capacités à faire payer les fournisseurs, comme on l'a vu, mais aussi les consommateurs. Les prix changent chaque jour dans les rayons. Chaque grande surface a des enquêteurs qui sillonnent la région proche, dite de chalandise, pour vérifier les prix chez les concurrents. C'est en fonction de cela que certains prix sont déterminés ou en fonction des prix des grandes marques. Les promotions servent aussi à changer les prix, parfois à la hausse, contrairement à ce qu'on pourrait croire ! L'emballage se transforme et les prix varient. Parfois, quand les prix des produits baissent, si on y regarde de plus près, on peut se rendre compte que les quantités dans les paquets ont diminué aussi. Cela revient à dire que les prix ont alors augmenté.

La hausse des prix des produits de consommation que nous constatons tous ne s'évapore pas. Elle se transforme en profits sonnants et trébuchants pour les groupes capitalistes de l'agroalimentaire ou de la grande distribution. En 2010, les bénéfices pour Carrefour ont augmenté de 11 %. Ceux d'Auchan de 6,7 %. Leurs chiffres d'affaires n'ont même pas besoin de croître. Pour la première fois, en 2011, les chiffres d'affaires des grandes enseignes ont même été en baisse. Mais pas les profits. La crise frappe la population, la consommation des classes populaires et donc les marchés de la distribution. La concurrence n'en est que plus acharnée entre les grandes enseignes.

Le grand capital commercial a le privilège de mobiliser à son service les capitaux épars de ses fournisseurs. Avec les délais de paiement pratiqués entre les centrales d'achat et les petits fournisseurs, paysans ou artisans, les supermarchés auront vendu et encaissé les prix de leurs tomates ou de leur viande de porc avant même d'avoir payé leurs producteurs. En dernier ressort, les bénéfices de ces grandes enseignes viennent autant et peut-être plus de cette opération financière que des marges commerciales elles-mêmes.

La vie des travailleurs de la grande distribution

Depuis plus d'une décennie déjà, l'heure de l'internationalisation a sonné pour Carrefour, Auchan et autres. La grande distribution se comporte comme tous les groupes capitalistes des pays impérialistes, elle cherche à accroître ses profits en profitant des marchés internationaux. Auchan est présent dans douze pays et vient de racheter les magasins Cora en Hongrie. Depuis 2008, plus de 50 % de son chiffre d'affaires sont réalisés à l'international. Comme Auchan, Carrefour est installé depuis plusieurs années en Chine. Un de ses magasins vient même de se faire condamner à Shanghai pour avoir refusé pendant onze ans d'augmenter les salaires de ses employés.

La grande distribution a constitué des réseaux de production dans le monde entier. Pour le textile par exemple, l'Asie est devenue un terrain de chasse de prédilection. Les centrales d'achat de Leclerc, Auchan et autres ont en particulier des bureaux à Hong Kong. De là, des commerciaux sillonnent tous les pays d'Asie à la recherche de producteurs susceptibles de devenir des fournisseurs intéressants. En Inde, la presse a raconté la vie de milliers de jeunes filles travaillant dans une usine textile, encasernées pendant trois ans, privées de toute liberté et contraintes à rester célibataires. Les clients de cette usine se nomment : Décathlon, H & M, C & A, Kiabi, etc. Dans des usines, en Chine, puis au Bangladesh, et désormais de préférence au Vietnam, des milliers d'ouvrières ont fabriqué les jupes, T-shirts et pulls de Leclerc. Des grandes marques de la distribution et de la mode comme Kookaï, Pimkie, Leclerc et Auchan sont allées dans ces pays asiatiques faire fabriquer leurs jeans avec des méthodes de sablage qui venaient d'être interdites en Turquie car elles avaient occasionné la mort de 47 ouvriers et en avaient rendu 1 200 malades.

Et en Chine, comme au Bangladesh et même au Cambodge, des vagues de grèves ont répondu à l'exploitation éhontée orchestrée par toute la grande distribution européenne. Quand en juillet 2010, au Bangladesh, parmi les trois millions d'ouvriers textiles, de jeunes ouvrières se sont battues pour faire passer leur salaire mensuel de 24 euros à 57 euros, elles s'en sont prises aux mêmes patrons qui payent les salariés en dessous du smic en France et qui font régner partout dans leurs magasins la précarité, les bas salaires et des conditions de travail insupportables.

En France, dans la grande distribution 60 % des travailleurs sont des femmes, et un tiers d'entre elles travaillent à temps partiel. Une grande partie des salariés ont des contrats précaires. Quand la direction d'Auchan explique que 81 % des salariés en CDI possèdent des actions du groupe, elle oublie de dire combien de salariés ne sont pas en CDI. Chez Kiabi par exemple, une enseigne de la nébuleuse Mulliez propriétaire d'Auchan, la majorité des salariés sont contraints de travailler à temps partiel. Et Kiabi peut se glorifier d'avoir eu en 2010 un bénéfice de plus d'un milliard d'euros, en hausse de 10 %. En octobre 2010, les travailleurs d'un Monoprix de Marseille (groupe Casino) ont fait grève pour réclamer l'arrêt des contrats de 24 heures par semaine et obtenir des contrats égaux ou supérieurs à 30 heures par semaine. La précarité des salariés est une des données de l'enrichissement des capitalistes de la grande distribution car cette multiplication des temps partiels permet aux enseignes des économies conséquentes sur les salaires.

Les horaires les plus déments sont imposés aux travailleurs, notamment aux caissières, avec par exemple des coupures de plusieurs heures dans une seule journée, qui accroissent l'amplitude horaire et rendent la vie personnelle impossible. Les caissières sont censées avoir leur planning deux semaines en avance, mais quasiment aucune grande surface ne respecte cette règle. Les plannings sont changés du jour au lendemain, aliénant les salariés à leur travail, quand ces changements ne servent pas simplement de brimades personnalisées. Mais ces caissières à qui on impose des horaires flexibles toute l'année, des coupures inopinées, des temps partiels et des salaires de misère, doivent être la vitrine du magasin. C'est le fameux SBAM : Sourire, Bonjour, Au revoir, Merci. Elles sont contrôlées en permanence. La direction des grands magasins a imaginé d'envoyer des cadres faire les faux clients pour tester la patience et l'amabilité des caissières.

La grande distribution, si ce n'est pas le règne des prix bas, c'est bien en revanche le règne des bas salaires. Dans le commerce en général, le salaire moyen n'est que de trente euros au-dessus du smic. Mais le secteur a connu cette année des mouvements contre les bas salaires. En février 2010, un mouvement de grève concernant les salaires a par exemple touché 23 des 26 magasins d'IKEA France, dont les bénéfices avaient été en 2009 de 52 millions d'euros. En janvier 2011, une grève sur les salaires a éclaté à l'entrepôt Camaïeu de Roubaix - encore une marque de la nébuleuse Mulliez. La direction a envoyé les huissiers contre les grévistes, mais elle a finalement dû reculer.

Et surtout, en 2011, les travailleurs de Carrefour se sont mobilisés un peu partout en France, pour des augmentations de salaire. Des débrayages, des blocages de magasins le samedi ont eu lieu. La direction a dû céder une prime de deux cents euros, favorisant ainsi l'extension du mouvement aux magasins Carrefour Market. Le long bras de fer judiciaire entre Carrefour et les syndicats quant à la façon de considérer les paiements des temps de pause, en dit long sur la question des salaires dans la grande distribution. Depuis les lois Aubry sur les 35 heures, Carrefour avait trouvé le moyen d'intégrer le paiement d'une partie du temps de pause (5 % du temps travaillé) dans les salaires. Ainsi, pour des milliers de salariés de Carrefour, le montant mensuel du salaire atteignait bien le smic, mais en y intégrant ce paiement des temps de pause, sinon le taux horaire du salaire était inférieur au smic, ce que la loi ne permet pas. Le délit était évident, mais ni les gouvernements ni les administrations n'y ont vu à redire pendant des années. Ce sont les syndicats qui ont mené la bagarre, entre 2008 et 2011, pour faire admettre cette illégalité et obliger Carrefour à payer les sommes dues. Les tribunaux ont fini par rendre des verdicts en faveur des salariés lésés. Mais aucun tribunal n'a imposé aux enseignes de la grande distribution de payer les retards de salaire à tous les employés concernés. Non, il a fallu que ceux-ci se mobilisent et attaquent en justice leur patron pour voir reconnaître leurs droits.

Si 60 à 80 % des 140 000 salariés de Carrefour sont concernés par ces illégalités, il en est au moins quelques-uns qui gagnent correctement leur vie. Le nouveau patron de Carrefour en France en 2012, Georges Plassat, aura un salaire annuel de 1,5 million d'euros, soit 11 % de plus que l'ancien PDG, Lars Olofsson, qui, lui, avait reçu neuf millions d'euros l'année de son embauche. Tandis que les familles des fondateurs Defforey et Fournier, qui ne détiennent plus qu'un faible pourcentage du capital, se la coulent douce en Suisse, avec un ou deux milliards de côté, les vrais maîtres actuels de Carrefour sont les actionnaires de la holding de Bernard Arnault, par ailleurs PDG du groupe de luxe LVMH.

Auchan, entreprise familiale non cotée en Bourse, se targue d'une politique salariale particulière sous prétexte que la participation y a une certaine importance. La famille Mulliez clame partout que le capital d'Auchan SA est partagé entre la famille et les salariés. Le mécanisme de ce partage particulier est bien huilé. Aucun salarié n'a de titre réel, qu'il pourrait donc revendre à sa guise. Au contraire, les parts sont bloquées selon le même processus que la participation traditionnelle. Aucun salarié ne participe aux prises de décision, ni même à des conseils d'administration comme d'autres petits actionnaires dans d'autres entreprises.

En 2010, les bénéfices d'Auchan ont été de 705 millions d'euros (+ 6,7 %) et le chiffre d'affaires de 17 milliards d'euros (+ 35 %), mais la fameuse participation était en baisse. Et le groupe n'a octroyé que 1,6 % d'augmentation des salaires en 2010 et 1,5 % en 2011. Ce que les patrons appellent les frais de personnel représente une part des dépenses largement inférieures chez Auchan à ce qu'elles sont dans l'ensemble du secteur. La spécificité Auchan, c'est de la poudre aux yeux. En revanche, la faiblesse des salaires est une réalité bien concrète.

Un patronat de combat...

Ces derniers mois, les travailleurs de la grande distribution se sont mobilisés contre le travail du dimanche. En effet, avec la complicité du gouvernement, les attaques ont redoublé pour imposer le travail du dimanche dans un maximum de magasins. Les dérogations se multiplient : tous les dimanches de décembre, de janvier, sous prétexte de fêtes, et l'été sous prétexte de tourisme, etc.

À Perpignan, l'été dernier, Auchan a voulu ouvrir le dimanche sans même en passer par les formalités pour obtenir une autorisation officielle, ce qui a permis aux syndicats d'obtenir le rejet de ces ouvertures illicites. Des travailleurs de Ed à Annecy ont également protesté durant des semaines contre le travail du dimanche que la direction voulait leur imposer. De toute façon, la limite entre volontariat et obligation est de plus en plus ténue dans ces entreprises où les salaires sont bas, les contrats précaires légion et les pressions continuelles.

Récemment, pour réaliser de nouvelles économies, Carrefour comme Auchan ont voulu changer leur organisation du travail. L'opération, baptisée « efficacité opérationnelle » pour Auchan, a consisté à faire venir les travailleurs plus tôt, à 3 heures du matin au lieu de 4 heures, pour remplir les rayons. Aucune nécessité sociale n'exige de remplir des rayons la nuit, mais ce qui intéresse les dirigeants des magasins, c'est que la nuit, sans la présence des clients, le remplissage peut se faire plus vite, donc à moins nombreux. Les employés sont chronométrés pour accroître encore la productivité. Dans les réserves, il faut courir pour trouver un transpalette libre, courir pour vider les palettes. Mais il faut aussi courir pour remplir les rayons, courir entre deux clients insatisfaits car les rayons ne sont pas pleins. Et les produits sont déplacés en permanence pour inciter le consommateur à accroître ses achats en le promenant dans les rayons.

La recherche de profits supplémentaires par tous les moyens entraîne enfin, comme dans le reste de la société, une multiplication des licenciements dans toutes les enseignes et une multiplication des grèves contre ces licenciements. En 2009, Carrefour a supprimé 3 000 postes. En mars 2010, le même Carrefour décidait de fermer 21 magasins en Belgique et de licencier 1 672 salariés. En janvier 2010, Pimkie, qui fait partie du même groupe qu'Auchan et dont les profits avaient atteint 11 millions d'euros en 2009, décidait de licencier 190 salariés au siège social. En février 2010, les Trois Suisses supprimaient 674 postes, soit 20 % des effectifs. En avril 2010, une grève contre les licenciements éclatait chez Surcouf. L'entreprise venait d'être rachetée par la famille Mulliez au milliardaire Pinault et le nouveau patron annonçait la fermeture de deux magasins pour 2011 en arguant d'une perte de 20 millions pour 2010. Bien sûr il omettait de dire qu'en 2009, les bénéfices s'étaient élevés à 160 millions d'euros. En fin d'année 2011, 300 suppressions d'emplois étaient décidées chez Saturn qui venait juste d'être racheté par les Mulliez. Plus de 400 sont de nouveau programmées. Chez Auchan, 14 000 postes ont disparu depuis 2009, sans compter tous les licenciements qui ont eu lieu dans les entreprises faisant partie de la nébuleuse Mulliez, et la productivité du travail a augmenté de 10 %.

La politique de la grande distribution envers ses salariés s'appuie sur des vieilles méthodes paternalistes. Dans bien des enseignes, le tutoiement est de rigueur entre tous, du directeur à l'agent de sécurité. Mais, derrière ces mœurs qui se veulent conviviales, de mauvaises surprises attendent les travailleurs. Des caméras sont installées partout sous prétexte d'empêcher les vols. Les travailleurs sont surveillés. Des scandales ont ainsi éclaté quand des salariés ont été licenciés pour avoir récupéré des melons jetés dans les poubelles, pour avoir utilisé des bons d'achat donnés par des clients. Mais, pour une affaire qui devient publique, combien de travailleurs sous pression en permanence, contraints de travailler dans la peur ? Les sanctions sont légion et il n'y a pas qu'en Europe que les travailleurs résistent. En Indonésie, en 2011, 250 salariés d'un magasin Carrefour se sont mis en grève pour contester justement des sanctions qui visaient plusieurs d'entre eux.

Tous les travailleurs sont surveillés, mais ceux qui tentent de s'organiser, de créer des syndicats et de résister sont particulièrement malmenés. Un cas pendable a été rapporté par la presse : à Lacroix-Saint-Ouen (Oise), le directeur d'un magasin Auchan s'est amèrement plaint de la venue de l'inspection du travail et des reproches qui lui avaient été infligés. « On aurait dit la Gestapo », s'était-il exclamé avant d'ajouter : « Il y a sans doute des choses à améliorer, mais mes employés n'ont pas à se plaindre. » Pas de quoi se plaindre, pour ce directeur qui ne comprend pas en quoi refuser d'organiser des élections professionnelles dans « son » magasin avec « ses » 160 travailleurs, où il n'existe pas de Comité d'établissement, est illégal.

Des reportages ont montré une ouvrière d'un magasin obligée de se coudre les poches de peur que la direction n'arrive à y glisser un produit pour l'accuser de vol. Elle n'avait qu'un tort, être syndiquée et déléguée du personnel. Auchan de son côté a tenté d'empêcher la constitution de syndicats de travailleurs en créant des syndicats maison.

... et des combats à mener contre le patronat

Les méthodes de ce patronat de combat ne suffisent pas à empêcher les travailleurs de se battre et de s'organiser. Les luttes qui ont pu avoir lieu dernièrement n'ont pas été suffisantes pour changer les conditions de travail ou de salaire. En revanche, dans les débrayages ou les grèves qui ont bloqué certains magasins, les salariés de la grande distribution ont souvent rencontré la solidarité de clients soumis à la même exploitation dans d'autres branches.

Les travailleurs de la grande distribution sont bien placés pour mesurer les fortunes qui se font sur leur dos, comme sur celui des ouvriers chez les fournisseurs, des petits agriculteurs et des consommateurs à qui on fait payer le prix fort. Tous ces travailleurs pourraient fournir les données suffisantes pour montrer où vont les fameuses marges cachées et de façon bien plus efficace que les amendes que le gouvernement prétend vouloir appliquer aux groupes qui ne publieraient pas leurs marges. Les travailleurs d'un bout à l'autre de la chaîne pourraient connaître et faire connaître les prix des matières premières, des produits, du transport, du stockage, les profits réalisés à chaque étape par les capitalistes, petits et grands. Ils pourraient estimer les prix réels des biens de consommation et ainsi avertir les consommateurs des prix abusifs appliqués en permanence par les enseignes. Non seulement les travailleurs de la grande distribution pourraient contrôler les prix, la qualité des produits vendus, leur transport, leur circulation mais ils sont au cœur d'un système qui pourrait favoriser la circulation la plus rationnelle des marchandises dans la société.

Aujourd'hui, avec les moyens informatiques, le suivi des tickets de caisse, etc., les grandes surfaces peuvent étudier la consommation des clients en temps réel, les produits achetés en fonction du jour, de l'heure, de l'âge du client et de bien d'autres données encore. Tous ces moyens permettent de connaître les habitudes de consommation, les tendances des ventes, immédiatement. Il est possible de monter des systèmes entiers de réapprovisionnement, de prévoir les ventes. La grande distribution a organisé et rationalisé des circuits économiques assez importants. Par exemple, Intermarché possède ses propres bateaux de pêche et contrôle donc tout le circuit, de la pêche au passage en caisse. Mais toutes ces évolutions technologiques et économiques ne servent actuellement qu'à accroître les profits des actionnaires en réduisant les coûts ou en planifiant des promotions bien ciblées. Alors qu'avec un tel système il serait possible de connaître les besoins de la population, de planifier les commandes, la production, la circulation de ces marchandises.

La grande distribution a donc inventé les moyens qui permettront demain à la population travailleuse, débarrassée du capitalisme, de dominer son économie, de planifier sa production et d'avoir accès aux biens les plus utiles en temps réel, sans gâchis et sans manques non plus.

16 février 2012