Discussion sur les textes d’orientation

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décembre 2022-janvier 2023

Sur la situation intérieure

Comme toujours, de nombreux sujets ont été évoqués et évoqués dans les différentes assemblées locales. Cela va de l'échelle mobile des salaires, et de ce que cela signifiait réellement avant que Mitterrand ne la supprime, à l'usage du mot « réformiste », en passant par ce que nous pouvons faire à l'Assemblée nationale, si nous avions des députés, des députés LO donc…

Nous revenons ici sur deux points : la question d'éventuelles législatives anticipées, et le Rassemblement national (RN).

Une éventuelle dissolution de l'Assemblée nationale

Aujourd'hui, aucune partie ne la souhaite, et Macron l'utilise surtout comme un moyen de chant sur Les Républicains pour qu'ils lui assurent une majorité. Mais il ne faut pas l'exclure.

Il peut y avoir une motion de censure qui finit par passer. On peut par exemple imaginer des frondeurs, chez Les Républicains, qui décident de joindre leurs voix aux motions de censure du RN.

Et puis, surtout, les rapports de force entre les partis peuvent changer et, si Macron voit que cela évolue dans son sens, il ne se privera pas de dissoudre, pour avoir une plus grande marge de manœuvre. En tout cas, Macron doit suivre ça de très près, et il a sans doute des amis chez McKinsey qui peut regarder ça au jour le jour.

Alors, bien sûr, s'il y avait des élections législatives anticipées, cela poserait la question de notre participation. Un camarade fait remarquer que nous ne nous étions pas toujours présentés dans toutes les circonscriptions, et il s'est demandé si l'on ne pourrait pas choisir de livrerser les circonscriptions où nous n'avons aucune existence militante et où nous n'allons que tous les cinq ans pour faire une conférence de presse.

Il s'est posé le problème à la fois pour des questions de financement, mais aussi parce que cette activité conduit à nous disperser, au lieu de nous concentrer sur l'activité de recrutement et la construction de nos réseaux là où nous sommes.

De fait, nous sommes forcés, vu nos forces, de faire des choix. Mais, depuis 2002, nous nous sommes présentés systématiquement dans toutes les circonscriptions de métropole. À chaque fois, nous nous adaptons, on fait ce qu'on peut. Par exemple, aux dernières législatives, nous avons fait le choix de ne pas coller toutes les affiches officielles et certaines circonscriptions n'ont presque pas été collées.

Mais nous ne devons pas raisonner d’abord en fonction des moyens que nous avons ou pas, et encore moins en fonction de la petitesse des scores attendus. Ce qui doit nous guider, c’est l’intérêt politique et la nécessité de défendre nos perspectives dans un contexte politique donné.

Quand on participe aux élections, on a un double objectif : défendre une politique communiste révolutionnaire à une échelle plus large que celle qui est la nôtre d’habitude, et profiter de la campagne pour avancer sur la construction du parti.

Pour renforcer notre organisation, c’est-à-dire trouver de nouveaux soutiens et des futurs militants, il faut être capable d’être présents localement, y compris dans la durée, mais, même sans cela, il est possible de défendre une politique et de planter un drapeau, et ça, c’est un objectif qui est très important pour nous.

Nous ne savons pas précisément dans quel contexte politique pourraient se dérouler ces élections anticipées. Mais il est certain que la crise et la guerre nous obligent à nous dépasser.

Nous serions les seuls candidats à dénoncer les buts impérialistes derrière la guerre en Ukraine, les seuls à nous opposer à la propagande militariste, les seuls à dire que les travailleurs n’ont pas à se mettre à la remorque de dirigeants qui nous amènent à la crise et à la guerre généralisée parce qu’ils n’ont pas d’autre horizon que le capitalisme. Alors, même si notre expression se limitait à l’existence d’une profession de foi envoyée à domicile, ce serait politiquement important pour nous.

Nous planterions un drapeau, comme cela est arrivé tant de fois aux révolutionnaires, isolés et trop petits pour faire exister une véritable organisation. Nous nous battrions pour maintenir les idées révolutionnaires vivantes, avec la conviction qu’elles seront utiles aux travailleurs quand ils n’accepteront plus de servir de chair à canon pour les profits des industriels.

Rappelons que les révolutionnaires qui se sont réunis en septembre 1915 à Zimmerwald, pour faire un appel contre la guerre au prolétariat d’Europe, étaient moins de quarante et tenaient dans quatre voitures. Et combien de fois Trotsky a-t-il été conduit à mener le combat quasiment seul pour transmettre le flambeau aux générations futures !

La période mouvementée qui s’annonce nécessitera sans doute de mener des combats encore plus durs et nécessitant plus de sacrifices qu’une campagne électorale. La meilleure façon de nous y préparer, c’est d’être à la hauteur de toutes les tâches qui se présentent à nous, au jour le jour, en nous donnant les moyens financiers et militants nécessaires pour les accomplir du mieux que possible.

Le Rassemblement national

Des camarades ont regretté que le texte ne soit pas davantage axé contre le RN. Une camarade a estimé que l’on armait les travailleurs contre les réformistes et beaucoup moins contre l’extrême droite, alors qu’elle a progressé dans les classes populaires. Un autre a souligné que les militants du RN peuvent être les militants des futures grèves et que nous aurons aussi à batailler contre eux, ce qui est tout à fait juste.

Mais les obstacles que les travailleurs rencontreront dans le cadre d’une remontée des luttes collectives seront d’abord les forces organisées dans le prolétariat, c’est-à-dire les appareils qui sont déjà en place. Ce sont des bureaucrates que l’on connaît, auprès de qui nous militons et avec qui nous partageons même certaines idées. Ce sont eux qui permettront aux appareils confédéraux de se rendre maîtres des mobilisations et de les neutraliser. Malgré la défiance qui peut exister, dans les entreprises, les travailleurs attendent des syndicats qu’ils organisent et dirigent les actions collectives. Souvent, ils conditionnent leur participation à un appel unitaire de tous les syndicats. Et ils considèrent comme légitime que les délégués syndicaux les représentent. C’est le poids de ces appareils organisés qu’il faudra affronter.

Pour l’instant, le RN n’a pas d’appareil syndical dans les entreprises. Dans la police ou chez les gardiens de prison, il existe des syndicats importants grandement influencés par le RN. Et s’il y a, ici ou là, des sections syndicales animées par des militants RN, ce sont des exceptions et, surtout, ce n’est pas, aujourd’hui, la politique du RN. Si Le Pen cherche les voix ouvrières et celles des chômeurs, elle prend soin de gommer tout point de vue de classe. Elle se garde toujours d’opposer les travailleurs au patronat exploiteur, ce à quoi sont régulièrement amenés même les syndicats les plus conciliants. Au contraire, la politique de Le Pen consiste à cacher la lutte de classe menée par la bourgeoisie et à démolir toute conscience de classe au profit des sentiments nationalistes.

Ce sont La France insoumise et le PCF qui rivalisent pour le titre de porte-parole politique du mouvement social, pas le RN. LFI et le PCF se déplacent systématiquement sur les piquets de grève, ils vont dans les rassemblements et les manifestations, et ils jurent que le combat est à mener dans la rue comme dans les urnes. Ce n’est pas la politique du RN.

Le Pen veut apparaître comme la porte-parole du peuple français, des travailleurs et de la petite bourgeoisie possédante, les commerçants, les petits patrons. Aucune des mesures de défense du pouvoir d’achat qu’elle met en avant n’est jamais payée par le patronat ; elles le sont par le contribuable, lequel doit veiller à ce que son argent ne serve pas aux immigrés.

Vous avez peut-être suivi l’attitude de Le Pen lors de la grève des raffineries : elle a fait le grand écart entre la petite bourgeoisie exaspérée par les stations-service à sec et le monde ouvrier globalement solidaire de la grève contre Total et Exxon. Elle ne s’est jamais solidarisée de la grève et de la CGT, elle ne s’en est pas désolidarisée non plus.

Elle a joué au jeu du « ni oui ni non ». Quand un journaliste lui demandait si elle était solidaire des grévistes ou de la CGT, elle répondait qu’il fallait « prendre de la hauteur » ou que « le RN n’est pas un syndicat ». Et elle n’a fait que taper sur Macron, qu’elle a accusé d’être le véritable responsable du blocage.

Et, au passage, elle a fait un peu de démagogie anticapitaliste en défendant la taxation des superprofits comme une mesure de justice, un effort de solidarité nationale demandé à ceux qui profitent de la situation. Comme elle le dit : Orban le fait en Hongrie, pourquoi la France ne le ferait-elle pas ?

Le RN se lance en ce moment dans la bataille contre le report de l’âge de la retraite mais, comme l’a redit Bardella, c’est une bataille qu’ils mèneront à l’Assemblée nationale, dans l’hémicycle.

Alors, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de travailleurs, électeurs RN et militants RN, qui peuvent être combatifs et se retrouver y compris en première ligne des prochaines luttes. Bien sûr, il y en aura. Il y en a d’ailleurs dans les syndicats, même à la CGT, qui a tenté par ses statuts de leur en barrer l’entrée. Mais il ne s’agit pas de forces politiques ou d’appareils constitués à côté des syndicats. Et cela ne change rien à notre combat et à la politique que nous avons à défendre.

Comme nous l’avons écrit : « Dans le climat de mécontentement actuel, les communistes révolutionnaires doivent être les plus résolus et les plus combatifs. » Et c’est comme cela qu’ils seront capables de s’entourer et de gagner la confiance des travailleurs les plus combatifs, qu’ils aient voté Pierre, Paul ou Jacques, et de contrecarrer la politique conservatrice des appareils syndicaux.

Armer politiquement les travailleurs, ce n’est pas leur faire la morale sur la question du racisme ou de leur hostilité aux immigrés. C’est leur proposer une politique de classe. Cette politique s’oppose aux réformistes organisés dans les syndicats et dans les partis de gauche, qui exercent une influence dans l’aristocratie ouvrière, et elle s’oppose aussi, en même temps, aux démagogues d’extrême droite.

Dans la lutte contre le RN, ce qui nous distingue de tous les antifas, des gauchistes et des réformistes bien-pensants, c’est précisément que nous militons dans la classe ouvrière pour y défendre une politique correspondant à ses intérêts. C’est en prenant conscience de leur force et de leurs armes de classe que les travailleurs découvriront des perspectives pour s’en sortir, et c’est cela qui peut saper l’influence délétère de l’extrême droite dans la classe ouvrière.

Notre problème est d’abord de toucher ces travailleurs sur une base de classe. De leur montrer que nous sommes autant en colère qu’eux, aussi révoltés, contre les bas salaires, contre l’exploitation, contre les licenciements et les petits boulots. On ne touchera pas les travailleurs ou les chômeurs qui ont des préjugés racistes sur la question de l’immigration, mais sur l’idée qu’il faut empêcher les capitalistes de nuire.

Il faut qu’ils comprennent que notre politique de classe nous démarque de tous les autres partis, que, nous, nous sommes réellement en guerre contre un système capitaliste qui nous mène de faillite en faillite. Il faut leur faire découvrir ou redécouvrir l’histoire, les valeurs, le programme et la force de la classe ouvrière. Tout cela est indissociable d’une remontée des luttes ouvrières et de la possibilité pour les travailleurs de les pousser le plus loin possible.

Nous voulons conclure sur la nécessité de nous emparer du moindre événement, de la moindre effervescence, de la moindre heure de débrayage, et même des élections professionnelles, pour tisser notre toile et faire émerger un réseau de travailleurs susceptibles de nous suivre dans le cas d’une mobilisation qui se développerait.

Les quelques camarades qui viennent de vivre des débrayages ou une grève le savent, ça va vite, dans ces situations, les événements s’enchaînent sans qu’on ait le temps de se poser et de réfléchir. Et beaucoup de choses s’installent dans les premières heures de la mobilisation et, sauf dans les cas où il n’y a pas de syndicat, ce sont les délégués syndicaux qui s’autoproclament organisateurs et négociateurs. Alors, il faut construire un réseau à l’avance.

À ce propos, un camarade a fait remarquer qu’il n’est pas facile de discuter comité de grève, parce qu’il n’est pas lui-même connu comme militant. À vrai dire, il n’y a pas de problème. Ce sont des discussions qu’il est possible d’avoir entre travailleurs du rang. C’étaient des discussions courantes sur les ronds-points entre les gilets jaunes : qui devait représenter le mouvement ? Qui devait définir les revendications ? C’est ce qui se discutait au quotidien. Il faut trouver des moyens simples d’aborder des idées qui sont finalement simples : c’est aux grévistes de décider de leur grève.

Bien sûr, il y a, comme l’ont fait remarquer de nombreux camarades, une conscience de classe très basse et des traditions perdues. Mais en même temps, quand les travailleurs repartent au combat, les nécessités de la lutte de classe elles-mêmes les poussent à refaire leurs expériences, à reconstituer les traditions utiles et à en inventer de meilleures encore, et plus vite qu’on ne le pense parfois.

Aujourd’hui, nous en sommes encore à chercher comment faire faire des petits pas à ceux qui nous entourent. Comment aborder tel ou tel sujet avec Untel et pousser la discussion plus loin que d’habitude, comment faire participer un autre à une réunion, comment en convaincre un troisième de signer une pétition ou de participer à un débrayage…

Il faut le faire, avec la conscience que tous les pas en avant seront démultipliés quand la combativité sera au rendez-vous. Parce que, là, il suffit de la présence de quelques militants qui ont la confiance de leurs camarades de travail pour transformer des centaines, des milliers de travailleurs en militants et pour qu’ils fassent d’eux-mêmes des pas de géant.

Sur la situation internationale

Les textes ont été votés, après discussion, à l’unanimité. Ce qui signifie homogénéité de l’organisation. Nous ne sommes pas divisés en plateformes A, B, C…, comme le NPA se prépare à le faire à son congrès, censé se tenir dans quelques jours ; ni, pour ce qui est de notre propre histoire, avec des textes politiques issus de la Fraction (1998-2008).

Nous n’en avons pas aujourd’hui. En l’absence de désaccord politique important, c’est tout de même une bonne chose de ne pas jouer aux fractions. Notre unanimité politique, c’est un capital plutôt qu’autre chose.

Cela signifie-t-il que nous sommes vraiment sur la même longueur d’onde dans la compréhension de notre programme et, à plus forte raison, dans son application ? Nous avons suffisamment de discussions sur les interprétations des décisions prises au quotidien pour savoir que cela n’est pas toujours le cas, et souvent à tort, mais aussi que cela fait partie du fonctionnement de l’organisation. Même sur la base du même programme, ce n’est pas si évident que cela de se comprendre et ce sont les discussions qui le permettent.

Mais, pour illustrer l’importance pour notre cohésion de ces votes, citons Trotsky. Dans une discussion avec les trotskystes américains du SWP, il se posait la question : « Maintenant, qu’est le parti ? En quoi consiste sa cohésion ? » Et il y répondait : « Cette cohésion est une compréhension commune des événements, des tâches, et cette compréhension commune, c’est le programme du parti. Tout comme les ouvriers modernes (davantage que les barbares) ne peuvent pas travailler sans outils, dans le parti le programme est l’instrument. Sans le programme, chaque ouvrier doit improviser son outil, trouver les outils improvisés, et l’un contredit l’autre. C’est seulement lorsque l’avant-garde est organisée sur la base de conceptions communes que nous pouvons agir. »

Comme bien souvent, il y a eu quelques interventions pour dire que nous aurions pu aborder tel ou tel problème, qui ne l’a pas été. Il y en a eu moins que certaines années, et c’est certainement dû aux sentiments partagés par la plupart des camarades que parler plus en détail de la situation de tel ou tel pays, y compris ceux où nous avons des camarades, n’a pas lieu d’être, vu le contexte dominé par l’aggravation de la crise et la guerre en Ukraine.

Nous reprenons cependant la proposition d’intégrer dans le texte Combativité des masses et direction révolutionnaire un passage supplémentaire concernant le Kazakhstan, la Biélorussie et la Birmanie.

Pour le reste, il n’est bien entendu pas question de reprendre tous les aspects abordés dans les discussions des assemblées. Elles ont été assez riches pour considérer que c’est en connaissance de cause que les camarades ont voté ce qu’ils ont voté.

À propos de la guerre en Ukraine

Évoquons juste une question qui est revenue dans plusieurs assemblées.

On envisage dans plusieurs textes que la guerre se prolonge, sans que l’on puisse se prononcer sur sa durée. Dans le dernier numéro du journal Lutte ouvrière, on fait état de négociations qui peuvent durer des mois, des années. Est-ce que la dernière actualité modifie notre position ?

Est-ce que les États-Unis font pression sur Zelensky pour qu’il négocie ? Y a-t-il un virage politique des États-Unis ?

Eh bien, on ne peut pas plus se prononcer aujourd’hui sur la durée qu’au moment où le texte a été rédigé. Mais, en revanche, il faut se comprendre sur le fond de l’attitude des États-Unis. Mais ce fond n’explique pas quel choix ils font en un moment donné.

Ont-ils voulu mener la guerre en Afghanistan ? Oui, pendant des années. Voulurent-ils l’arrêter, quelques années et quelques milliers de morts plus tard ? Oui aussi. C’est contradictoire ? Comme tout dans ce bas monde !

Des voix se font déjà entendre, paraît-il, aux États-Unis, autour de l’aide en armes et en finances apportée aux Ukrainiens, pour râler sur le montant, du style : « L’Ohio devrait passer avant l’Ukraine ! »

Quelle sera leur décision, et à quel moment voudront-ils pousser la négociation, ou pas ?

Nous n’en savons rien. Leurs choix tactiques n’annulent pas les raisons pour lesquelles ils veulent faire pression sur la Russie. Elles découlent de leur volonté d’avoir affaire à des États bien obéissants ou, au moins, qui ne résistent pas à leurs pressions et à celles de leurs trusts.

La Russie, s’ils la veulent, ils la veulent comme elle était sous Eltsine. C’est-à-dire l’époque où la production s’est effondrée, où la population, en particulier les plus pauvres, a été poussée dans la misère, en particulier les retraités. C’était une catastrophe sociale à tout point de vue et cela plaisait bien aux États-Unis. Ils envoyaient une armada de conseillers pour expliquer aux dirigeants russes comment le pays peut se casser la gueule. Ce qui ne leur va pas, ce sont les États qui ont les moyens et la volonté de leur résister un tant soit peu.

Même dans les rapports avec d’autres pays impérialistes, L’Allemagne s’est enchaînée à la politique américaine, alors que cela pose de gros problèmes à son économie.

C’est le problème qu’ils ont aussi fondamentalement avec la Chine.

La Russie est comme la Chine, même si elles ont eu dans le passé une évolution différente : l’une, la Russie, avec un régime issu, fût-ce lointainement, d’une révolution prolétarienne bureaucratisée ; l’autre, la Chine, issue d’une révolte paysanne qui a porté au pouvoir un régime nationaliste. Elles ont en commun un État qui n’est pas directement dominé par l’impérialisme lui dictant directement sa conduite, qui peut à l’occasion taper sur la table et en tout cas négocier.

L’impérialisme américain se considère comme le maître du monde. Il est méfiant vis-à-vis des États capables de résister un tant soit peu à ses pressions.

L’exemple de l’impérialisme français sous de Gaulle

Même l’impérialisme français se comporte de la même manière dans son arrière-cour. Souvenons-nous comment même Sékou Touré avait été mis au ban dans les ex-colonies françaises… Cela remonte à 1958, lorsque la France se préparait à se dégager de l’Afrique, en passant de la domination coloniale à la reconnaissance d’indépendances octroyées par l’impérialisme français. À l’époque, de Gaulle a proposé de faire un référendum sur l’établissement d’une « communauté franco-africaine ». Ce qui était soumis au référendum était la création d’une communauté où les futurs États africains auraient tous des droits, sauf celui de diriger l’économie, l’armée ou les relations internationales. La souveraineté revenait à la France, et les Africains étaient priés de s’occuper du peu restant. Et parmi tout le personnel politique africain qui existait déjà avant les indépendances, dont certains, comme Houphouët-Boigny, étaient déjà associés à la vie politique française et passaient de leur fauteuil ministériel français à la direction politique de leur État, il y avait Sékou Touré. Il était en même temps un ancien syndicaliste postier, plus ou moins lié à la CGT et au PC, comme Houphouët-Boigny d’ailleurs. Mais ensuite leurs chemins se sont séparés. Sékou Touré a appelé à voter non au référendum de De Gaulle. Le oui a obtenu en France plus de 79 %. Et tous les États africains l’ont approuvé aussi, sauf la Guinée, qui l’a refusé à plus de 95 %. Le vote avait lieu le 28 septembre 1958 et, dès le 29, l’État français informait la Guinée qu’il rompait toute relation avec elle et lui supprimait l’accès aux archives, aux documents administratifs permettant le fonctionnement de l’appareil étatique. Tout cela s’est fait avant même que l’État guinéen ne devienne indépendant. La France ne lui a pas déclaré la guerre, mais elle exigeait une forme de souveraineté extrêmement limitée, dans le cadre d’une Françafrique où les dirigeants africains lui obéissent.

La résistance de Sékou Touré n’était pas extraordinaire mais, ensuite, la France a exercé une pression économique, commerciale, permanente. Un des aspects de la politique de Sékou Touré pour l’indépendance a été de créer sa propre monnaie, et la première réaction des services secrets français a été d’inonder le pays de faux francs guinéens, dans l’espoir de provoquer une inflation formidable et que l’économie et l’État se cassent la figure. Et à partir de là les tentatives d’assassinat, les complots se sont succédé. La seule limite qu’ils n’ont pas franchie a été de déclarer la guerre à la Guinée, mais ce n’était pas tout à fait à leur portée puisque tout leur cinéma politique était de prétendre qu’à partir du référendum ces États accédaient à l’indépendance.

Cela dit, au Cameroun, une guerre s’est déroulée, semblable à celle d’Algérie, avec l’intervention de l’armée française et un nombre de morts presque identique. Et, même une fois l’indépendance accordée, l’armée française est restée présente, a continué à réprimer, pour imposer le candidat de la France, Ahidjo. On peut d’ailleurs signaler en passant que l’actuel dirigeant est le successeur direct d’Ahidjo et qu’il doit en dernier ressort son pouvoir à la répression de l’époque.

Tout cela illustre les ressorts de l’attitude fondamentale de l’impérialisme français, qui sont les mêmes pour l’impérialisme américain, avec des moyens bien plus importants. Quand on parle des pressions impérialistes sur les pays sous-développés, le pillage de ces pays passe par de nombreux intermédiaires, mais les puissances impérialistes se réservent le droit de choisir ce qu’elles protègent. Elles interviennent, ou non, en fonction de leurs intérêts.

De tout temps, en Afrique, il y a eu des mouvements nationalistes qui ont tenté d’échapper à la pression impérialiste.

Les pressions impérialistes du temps de l’URSS

Au temps de l’existence des deux blocs, les pays, notamment pauvres, avaient dans leur besace un moyen de résister aux pressions occidentales, en s’appuyant dans une certaine mesure sur le bloc soviétique.

C’est l’existence de ce bloc, ajouté à un vrai soutien populaire à Cuba, qui a permis à ce dernier pays de garder un régime castriste, alors que l’île est à quelques encablures seulement des États-Unis. À l’époque, bien des dirigeants nationalistes des pays pauvres, de l’Éthiopie de Mengistu au Congo-Brazzaville, ont fait appel à l’URSS pour résister aux pressions excessives des puissances impérialistes. Il en a résulté une série de régimes dans lesquels certains groupes trotskystes ont vu la multiplication d’États ouvriers dégénérés ou déformés. À la même époque, à Brazzaville, il y avait plus de portraits de Marx, Engels, Lénine qu’en Hongrie !

Alors il n’y a pas de revirement de la politique des États-Unis sur le fond, quels que soient les choix tactiques qu’ils seront amenés à faire. Le fond du problème reste d’obtenir des dirigeants dociles.

Les rapports de force entre impérialismes

Les discussions dans les assemblées locales ont été nombreuses et ont porté sur des sujets plus variés que d’habitude. Quelle est la portée de ce constat ? Et quelles sont les limites des conclusions qu’on peut en tirer ? D’abord, la variété des discussions est évidemment surtout due à tout ce qui est intervenu depuis notre congrès de l’année dernière : l’aggravation de la crise, l’aggravation déjà existante mais prévisible, j’y reviendrai, avec la guerre.

Tout un tas de problèmes nouveaux se posent à nous. Mais, surtout, tout un tas de problèmes nous laissent en entrevoir d’autres, que nous ne connaissons pas encore et surtout dont nous n’avons aucun moyen de vérifier les conséquences dans la lutte de classe réelle.

Pour l’illustrer, nous avons insisté par exemple dans nos textes sur le changement rapide des rapports de force. Pas seulement entre le camp occidental et la Russie, mais aussi à l’intérieur même du camp occidental, notamment entre les différentes puissances impérialistes européennes, et entre chaque puissance impérialiste européenne et les États-Unis.

Prenons un sujet d’actualité : la visite de Macron aux États-Unis. Au-delà du baratin sur l’amitié des peuples en général, et entre les États-Unis et la France en particulier, il y est allé pour mendier que Biden soit gentil avec les capitalistes de France, concernant une seule mesure, prise récemment : la subvention massive accordée par le gouvernement américain à ceux qui investissent aux États-Unis. À sa façon « jupitérienne », il a posé le problème au nom de l’Union européenne, alors que tous les pays de l’Union se tirent dans les pattes…

Macron a souligné les conséquences de cette mesure pour les capitalistes européens. Ils sont déjà désavantagés par rapport aux capitalistes américains, pour lesquels l’énergie est deux à trois fois moins chère qu’en Europe. Alors, si le gouvernement américain ajoute une subvention de 100 milliards de dollars à tous les capitalistes, américains ou non, qui investissent dans la production sur le sol américain, c’est la Bérézina ! Non seulement, les capitalistes américains investiront chez eux, quitte à retirer leurs capitaux investis en Europe, mais les capitalistes européens en feront autant ! Du moins, pour la part de leurs capitaux qui sera investie dans la production. Car ceux qui cherchent la spéculation financière sont déjà attirés par le taux d’intérêt américain en hausse…

« Distorsion de concurrence ! », s’est écrié Macron. Ce qui en langage normal ne signifie rien en réalité ; mais, dans le cadre des bagarres entre capitalistes, cela signifie seulement « distorsion en ma défaveur ».

Macron a commencé sa déclaration en disant, en substance : « Biden défend ses propres entreprises et c’est normal, nous on fait pareil. » Il a évidemment raison, sauf que le « pareil » ne signifie pas la même chose suivant que les entreprises protégées le sont par Biden et les États-Unis, ou qu’elles le sont par Macron et la France. Macron reviendra de son voyage avec des phrases ronflantes. Mais ce ne sont pas les phrases ronflantes sur l’amitié éternelle, etc. qui empêcheront qu’un certain nombre d’entreprises françaises seront poussées vers la faillite ou, pour les plus puissantes, déménageront aux États-Unis, et ce, poussées par la concurrence américaine.

Leurs conséquences sociales

On ne peut pas mesurer l’effet cumulatif des différentes mesures et sanctions. Vous comprenez bien que la multiplication des faillites dans cette guerre économique aura des conséquences sociales.

Du côté des nôtres, la classe ouvrière, combien de travailleurs licenciés, combien de chômeurs supplémentaires ?

Et cela ne nous donne pas encore la réponse sur la réaction de la classe ouvrière à tout cela.

Même question à propos des petites entreprises, des sous-traitants, etc. Elles survivent encore grâce au « quoi qu’il en coûte » de Macron. Mais pour combien de temps ? Et si la crise commence à ruiner cette couche de la petite bourgeoisie que sont les patrons petits et moyens, si la petite bourgeoisie d’affaires est poussée à bout, comme semblent l’être ces temps-ci les bouchers et bien d’autres catégories, si ces réactions s’amplifient, la question du fascisme peut se poser autrement qu’aujourd’hui.

Il ne faut pas confondre la poussée électorale actuelle vers l’extrême droite et le fascisme. Le fascisme, ce sont les coups de trique. Avant même l’arrivée de Mussolini au pouvoir, le fascisme c’était les bandes fascistes qui forçaient les ouvriers à boire de l’huile de ricin. Mussolini est arrivé au pouvoir à la tête de bandes fascistes, pas à la tête d’opinions, parce que ce ne sont pas les opinions qui permettent de diriger, ce sont des forces sociales sur lesquelles on peut s’appuyer, à condition qu’elles existent.

Nos tâches militantes et la guerre

Alors, nos textes ne représentent évidemment qu’un bilan d’étape de nos positions par rapport à la crise et à la guerre telles qu’elles se présentent aujourd’hui. Et les discussions sur ces sujets sont limitées par là même. Mais ce ne sont pas des textes programmatiques en ce sens qu’ils ne résultent pas de notre propre expérience. Ils résultent de l’interprétation d’autres textes, issus de l’expérience de générations antérieures de travailleurs et récapitulée et formulée par des révolutionnaires d’une tout autre envergure que la nôtre.

Nous insistons là-dessus parce que nous entrons dans une période qui n’aura pas la stabilité que nous avons connue au cours des dix, vingt ou trente dernières années, et de surcroît dans un pays impérialiste riche, riche du pillage des pays pauvres, qui n’a pas connu d’événements révolutionnaires ou prérévolutionnaires depuis bien longtemps. L’essentiel de nos problèmes dérive de cette situation. On ne peut vraiment former une organisation révolutionnaire que dans une période révolutionnaire. Aujourd’hui, on ne peut que s’y préparer et préparer nos militants dans cette perspective.

Nous en sommes conscients et nous l’avons toujours été. Nous avons toujours cherché des moyens de contourner cette situation avec des exigences organisationnelles, exigeant par exemple la discipline dans les petites choses pour être entraînés à le faire dans les grandes, ou faire lire des romans pour faire connaître des situations que les camarades n’ont pas connues. Mais nous devons être conscients des limites de cette façon de faire.

Nous faisons lire bien entendu des livres théoriques, et c’est absolument indispensable. Ces livres contiennent sous forme théorisée les classiques du mouvement communiste révolutionnaire, de Marx et d’Engels pour le passé, et de Lénine et de Trotsky pour un passé un peu plus récent. Cette lecture est fondamentale, vitale, pour fixer le cap et pour trouver des indications pour le respecter. Mais, aussi indispensable que ce soit, il faut retraduire la théorie dans la vie réelle. Lénine citait dans un de ses ouvrages cette phrase du poète allemand Goethe : « Toute théorie est grise, mais vert et florissant l’arbre de la vie. » Pourtant, Lénine s’y connaissait en théorie, et il savait en quoi c’est essentiel !

La nouveauté de la situation réside dans une accélération de l’instabilité. On peut même dire que la seule stabilité dans la situation à venir est l’instabilité. Voir à la télé les bombes qui tombent sur Kharkov, Kiev ou Marioupol, ça fait réfléchir y compris des travailleurs peu ou pas politisés. Mais ce n’est pas comme les recevoir sur la tête, ni passer ses nuits dans une cave sans chauffage et sans électricité…

Nous savons, grâce à l’histoire du mouvement ouvrier communiste, quel est le cap à respecter et qu’il ne faut pas perdre, pas seulement en temps de paix, de paix sociale, mais aussi et surtout dans des périodes de guerre sociale et de guerre tout court. Comme bien souvent dans le passé, la guerre est en train de venir avant qu’on en arrive à la guerre sociale.

Il en a été ainsi à l’époque de la Première Guerre mondiale, où il aura fallu des années de guerre, de souffrances, de destructions, de morts pour que la guerre sociale révolutionnaire surgisse dans un certain nombre de pays et pour arriver au pouvoir dans un seul, la Russie.

Il en a été ainsi, de façon comparable, pendant la Deuxième Guerre mondiale, avec cette énorme différence que les morts et les destructions ont été multipliées. En revanche, les révoltes et les révolutions qui se sont produites à l’époque ont été dirigées par d’authentiques révolutionnaires, mais pas du tout au sens prolétarien, car sous la direction de petits bourgeois nationalistes, c’est-à-dire en fin de compte sous des directions bourgeoises.

Alors, du fait de la relative stabilité de la situation, du moins dans les pays impérialistes, en un certain sens la bourgeoisie a un problème similaire pour son armée, qui n’a pas connu, pour utiliser une de leurs expressions toutes récentes, de « guerre de haute intensité ». À ceci près cependant qu’elle, la bourgeoisie, est au pouvoir et que le prolétariat, lui, devra le conquérir. Elle, la bourgeoisie, dispose d’un appareil d’État qui a la possibilité de mobiliser. La classe ouvrière devra bâtir l’embryon de son appareil d’État dans le feu de la mobilisation. C’est bien pourquoi les guerres locales de la bourgeoisie française, par exemple, ne servent pas seulement à imposer par la force la primauté du grand capital français, notamment dans son ex-empire colonial. Elles ont aussi pour fonction de servir de terrain d’entraînement.

C’est pour les mêmes raisons que l’Ukraine, où pourtant les troupes françaises, américaines, etc. ne sont pas directement engagées, leur sert de terrain de préparation. Et qu’il soit dit en passant que les états-majors comme tous les spécialistes des affaires militaires intègrent dans leur préparation jusques et y compris les réactions de la population. C’est ainsi que, dans un rapport d’information adressé à l’Assemblée nationale, sous le titre Préparation à la guerre de haute intensité, on peut lire ce passage : « Le respect du confinement le 15 mars au soir a été une énorme surprise. » « Le SGDSN (Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale) a acquis la conviction que les gens feront preuve de civisme en cas de conflit de haute intensité. » C’est une illustration de ce qui les préoccupe… Cela rappelle les discussions, même dans nos rangs, sur le fait que l’autoritarisme de l’État, à l’époque du confinement, n’avait pas seulement pour objet la bonne santé de la population, mais aussi son embrigadement…

C’est ce qui caractérise la bourgeoisie et il faut l’avoir en tête en permanence. Rien, même ce qui paraît évidemment fait pour la vie sociale, n’est fait pour le bien de la population, tout est fonction des intérêts de la bourgeoisie.

Nos textes constituent seulement des sortes de bilans d’étape, par exemple par rapport à la guerre. Et le font à partir du Programme de transition, ou plus exactement à partir d’un passage intitulé « La lutte contre l’impérialisme et contre la guerre », dans lequel Trotsky récapitule les tâches de la façon suivante :

« Le succès du parti révolutionnaire dans la prochaine période dépendra, avant tout, de sa politique dans la question de la guerre. Une politique correcte comprend deux éléments : une attitude intransigeante envers l’impérialisme et ses guerres, et l’aptitude à s’appuyer sur l’expérience des masses elles-mêmes. »

Il nous faut comprendre cette idée, avec tout ce que cette expression résume comme tâches dans la période qui vient.

« L’aptitude à s’appuyer sur l’expérience des masses elles-mêmes » : nous devrons nous y préparer dans nos têtes, par toute notre culture politique, par toute la formation, même seulement livresque, que nous avons héritée du passé. Pour le moment, les masses elles-mêmes n’ont pas cette expérience et nous n’en savons rien.

Quant à « l’attitude intransigeante envers l’impérialisme et ses guerres », nous ne pouvons la manifester que dans notre propagande et dans nos prises de position. Eh bien, faisons-le ! C’est pour cette raison que, tout en nous étant exprimés assez largement dans nos publications, dans notre dernier CLT et, évidemment, dans les discussions quotidiennes de nos militants, une motion est soumise au congrès sur cette question qui sera centrale pour un bon moment…

Conclusions

Nous écrivions lors de notre congrès de l’an dernier : « Avec cependant cette grosse réserve que la situation sur le plan économique comme sur le plan politique et dans les relations internationales est sans cesse plus instable que dans le passé, sans cesse plus lourde de menaces. »

Nos activités, pour le moment, ne changent pas avec la situation. Mais la situation, elle, n’est pas du tout la même. Alors nous sommes petits et pesons si peu sur la situation que nos tâches restent, pour le moment, exactement les mêmes. Toutes nos analyses et nos explications autour servent à nous préparer, à ce qu’on sache comment cela peut évoluer, à ce qu’on sache anticiper.

Ce sera une période dure, difficile. On est bien obligé d’anticiper sur cet avenir pour savoir que les mêmes tâches, les mêmes mots, que nos tâches ne changent pas, cela n’a pas la même signification suivant la période et le contexte qui nous entourent.

Eh bien, ce qui n’était alors qu’une anticipation est devenu une réalité.

La guerre est là, à quelques centaines de kilomètres seulement d’ici. La crise a continué à s’aggraver. Elle lie en un tout unique la dégradation de la situation économique et la guerre elle-même, avec les sanctions et contre-sanctions qu’elle provoque.

Alors même qu’elle ne dépasse pas – ou pas encore – les limites de l’Ukraine et qu’elle se fait avec la peau du peuple ukrainien et des soldats russes, il s’agit de l’affrontement entre la Russie et l’OTAN, le camp des grandes puissances occidentales. Telle quelle, la guerre modifie les rapports de force. Pas seulement entre les camps qui s’opposent, mais aussi à l’intérieur de chaque camp. Entre entreprises capitalistes, entre nations capitalistes, entre puissances impérialistes, alliées militairement et diplomatiquement dans le cadre de l’OTAN et néanmoins rivales. Entre oligarques aussi, issus du même moule de la bureaucratie ex-soviétique, dont les uns ont mis la main sur des entreprises naguère étatiques en Russie, les autres en Ukraine. Et, même à l’intérieur de chaque catégorie, en fonction de leur proximité avec l’équipe au pouvoir central.

La guerre impose sa propre dynamique. La configuration des camps qui se préparent à s’affronter n’est pas encore définie. Mais elle est en train de se dessiner.

Le meilleur moyen d’en mesurer la progression est l’accélération de la course aux armements de tous les grands pays, même ceux qui ne semblent pas concernés dans l’immédiat. Toute l’activité diplomatique tourne autour de la consolidation des alliances ou de la recherche d’alliés. Cette recherche est déjà une des phases, la phase préparatoire d’un futur embrasement général. Même si les têtes pensantes des puissances impérialistes ne savent pas elles-mêmes s’il opposera l’OTAN à la Russie, ou à la Chine. En somme, l’instabilité est devenue le seul aspect « stable » des relations internationales.

Quand, comment cet embrasement général se déroulera-t-il ? Nous n’en savons rien, évidemment. À travers quelles étapes prendra-t-il de l’ampleur ? Nous avons souvent cité l’exemple de la Deuxième Guerre mondiale. Les historiens en fixent la date de début au 1er septembre 1939, lorsque l’invasion de la Pologne par Hitler mit en branle le système d’alliances entre la Grande-Bretagne, la France et la future Alliance atlantique. Mais quand a-t-elle commencé pour le peuple de l’Éthiopie, envahie par les troupes de Mussolini le 3 octobre 1935 (jusqu’au 9 mai 1936) ? Pour la Chine, envahie par l’armée japonaise ? Pour le peuple espagnol, pour qui la guerre civile elle-même se transforma en premier épisode ? Alors qu’ensuite, à l’inverse, après l’écrasement des Républicains, c’était un pays « tranquille ».

À partir du moment où la guerre impérialiste commence à monter, il y a une interdépendance « dialectique », de l’état de guerre et de l’état de non-guerre.

Les accords de Munich entre l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la France et l’Italie, dont les signataires avaient proclamé à l’époque qu’ils avaient sauvé la paix, n’étaient-ils pas, déjà, les premiers pas de la Deuxième Guerre mondiale ? Avant même que des actions militaires soient engagées, que les premières bombes tombent, combien de pactes d’alliance signés puis reniés ? Il ne s’agit pas de raisonner sur la guerre à venir en fonction du déroulement de la Deuxième Guerre mondiale. Il s’agit de raisonner, par-delà l’enchaînement concret des choses, en fonction des intérêts du prolétariat.

Aujourd’hui, nous n’avons pas d’hésitation politique et du coup, nous dénonçons la guerre à venir, sans même savoir comment les camps se dessineront, parce que politiquement on est sûrs de la nature et du contenu de cette guerre. On s’achemine vers la guerre, c’est ce qu’il faut comprendre. Et pendant la période à venir, cela pourrait revêtir tout un tas d’aspects extrêmement surprenants. Est-ce qu’on peut écarter par exemple l’hypothèse d’un conflit entre la Russie et la Chine ? Ce n’est pas dans la logique des contours qui se dessinent maintenant, mais celapourrait aussi l’être. Imaginons que Poutine se fasse éliminer par ses généraux, qu’il disparaisse et que la Russie ait une autre politique. On pourrait tout à fait imaginer une guerre entre Russie et Chine, manipulée par les États-Unis. Car les États-Unis, vu leur poids, ont cette capacité de dresser les uns contre les autres d’autres pays, suivant ce qui peut leur servir. Dans ce domaine ils n’innovent pas, en laissant les Ukrainiens et les Russes s’entretuer.

C’est une politique qu’ils ont déjà eue dans une certaine mesure, au cours des précédentes guerres mondiales, de commencer par attendre que deux camps s’affrontent, s’affaiblissent, avant d’intervenir quand ils sont sûrs de savoir qui va gagner.

Notre problème n’est pas là. Notre problème est de savoir ce qu’on doit dire aux travailleurs. Et ce qu’on doit leur dire c’est que de toute façon, ce sera une guerre contre nous, qu’on paiera soit par la guerre directement, soit autrement.

 

Aussi complexe que soit le cheminement vers la guerre, aussi inattendues que puissent être certaines des phases de la guerre future, Trotsky nous donne dans le Programme de transition de précieuses indications pour se retrouver sur le terrain de classe, aussi embrouillée que puisse paraître la situation, à travers l’orientation, la propagande et les mensonges des classes dominantes sur les objectifs de la guerre.

Le Programme de transition, publié en 1938, c’est-à-dire alors que la guerre était déjà en marche, formule cette idée essentielle : « Dans la question de la guerre, plus que dans toute autre question, la bourgeoisie et ses agents trompent le peuple par des abstractions, des formules générales, des phrases pathétiques : « neutralité », « sécurité collective », « armement pour la défense de la paix », « défense nationale », « lutte contre le fascisme », etc. Toutes ces formules se réduisent, en fin de compte à ce que la question de la guerre, c’est-à-dire du sort des peuples, doit rester dans les mains des impérialistes, de leurs gouvernements, de leur diplomatie, de leurs états-majors, avec toutes leurs intrigues et tous leurs complots contre des peuples.

La IVe Internationale rejette avec indignation toutes les abstractions qui jouent chez les démocrates le même rôle que, chez les fascistes, l’« honneur », le « sang », la « race ». Mais l’indignation ne suffit pas. Il faut aider les masses, à l’aide de critères, de mots d’ordre et de revendications transitoires, propres à leur permettre de vérifier, de distinguer la réalité concrète de ces abstractions frauduleuses. »

Aux abstractions énumérées dans le Programme de transition, on peut ajouter aujourd’hui celle du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ou encore la souveraineté du peuple ukrainien sur les territoires que les soubresauts de l’histoire lui avaient attribués, avec, en dernier ressort, la bénédiction de l’impérialisme en un moment donné.

Ceux qui brandissent ce slogan, même lorsqu’ils prétendent être trotskystes, sont par leur opportunisme, assumé ou non, des gens du même acabit que ceux qui, en 1914, ont rejoint l’Union sacrée. Leur trahison n’a pas le même poids, étant donné leur insignifiance, mais il n’en reste pas moins qu’ils ne méritent pas la confiance du prolétariat.

Y compris le droit du peuple ukrainien à opprimer ses minorités. Cela rappelle la situation au Québec, un conflit au départ linguistique. Que la IVe Internationale pense, au nom du droit des peuples, que les francophones doivent avoir le droit de parler français, c’est tout à fait normal. Mais ils ont soutenu le gouvernement y compris quand celui-ci a voulu obliger les anglophones à parler français.

Même du point de vue du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ce qu’ils en viennent à défendre en fait, c’est le droit de l’État ukrainien à opprimer la minorité russophone et d’autres avec elle. Tout cela dans une partie du monde où, dans certaines régions, la population d’un même village peut changer d’identité plusieurs fois. Dans une région qui appartient aujourd’hui à l’Ukraine, les habitants d’un village, sans l’avoir jamais quitté, ont changé six fois de nationalité. Au travers des guerres, cela a été l’empire austro-hongrois, la Tchécoslovaquie, la Tchéquie, l’URSS…

Et tout cela a des conséquences, même pour les gens pas du tout politisés, l’idée que vous inscrivez vos gosses à l’école où ils vont apprendre telle langue, et puis deux ans après, ils ne comprendront plus rien parce qu’on leur fera les leçons dans une autre langue… Ce sont des petits aspects mais ce sont ces petits aspects qui font la vie des peuples. Ce ne sont pas de grands raisonnements politiques.

Pour notre part, nous devons faire nôtre l’idée que, pendant la période qui vient, « la première tâche dans l’éducation révolutionnaire des travailleurs doit être de développer la capacité à percevoir, derrière les formules officielles, les slogans et les phrases hypocrites, les véritables appétits impérialistes, leurs objectifs et leurs calculs. »

Béquille étatique, financiarisation, parasitisme croissant du capitalisme

Nous avons dit bien souvent que les guerres sont, comme les grands affrontements de classe et les révolutions sociales, des « accoucheurs de l’histoire ». Ils rendent visibles, ils concrétisent des évolutions portées par des développements antérieurs. Que peut-on en dire aujourd’hui ?

Le pourrissement du capitalisme se manifeste autour de deux évolutions : la financiarisation croissante et le rôle croissant des États dans la vie économique. Ces deux aspects concomitants expriment le parasitisme croissant de la bourgeoisie.

Pour ce qui est du rôle de l’étatisme dans la survie du capitalisme d’aujourd’hui, nous pouvons citer une des conclusions d’un document récent commandité par la CGT, intitulé Un capitalisme sous perfusion. Mesure, théories et effets macroéconomiques des aides publiques aux entreprises françaises. C’est un document d’inspiration très réformiste dans sa conclusion, mais qui affirme : « Le poids que représente ce soutien public aux entreprises a plus que doublé depuis le début des années 2000, passant de 3 % du PIB à environ 6,44 % en 2019, avant donc les mesures d’urgence prises durant la crise sanitaire (ces aides liées à la pandémie constituant plutôt, à ce stade un soutien de type conjoncturel)… Une partie très importante de ces aides publiques représente une sorte de soutien structurel aux entreprises… »

Oh ! que ces choses sont élégamment dites par des économistes réformistes ! Plus brutalement, le fonctionnement capitaliste de l’économie ne survivrait pas sans l’État ! Comme toute évolution sous le capitalisme, elle a un caractère contradictoire.

La financiarisation ajoute une dimension supplémentaire au caractère mondialisé de l’économie. Le rôle vital des États dans la survie même du capitalisme exprime les forces tectoniques qui poussent vers la concentration économique. L’un, l’étatisme croissant, est contrecarré par la propriété privée des moyens de production ; l’autre, la mondialisation, l’est par le morcellement étatique.

Le seul moyen de sortir de cette contradiction et d’ouvrir devant l’humanité une phase nouvelle, supérieure, de son évolution : la planification consciente, rationnelle, démocratiquement contrôlée de l’économie. Ce qui exige l’expropriation du grand capital, la disparition de la propriété privée des moyens de production et des frontières nationales. C’est-à-dire la révolution prolétarienne, la victoire du prolétariat et son activité en tant que classe dirigeante, pour transformer les bases mêmes de la vie sociale jusqu’à la disparition des classes.

Vers des régimes autoritaires

L’évolution vers des formes de plus en plus autoritaires, par lesquelles la bourgeoisie exerce sa domination, est visible dans le présent. Pas seulement par cet aspect symptomatique mais superficiel qu’est la poussée vers la droite, vers l’extrême droite, marquée par la banalisation de l’arrivée au pouvoir gouvernemental d’organisations d’extrême droite. Pas seulement par la mise au pas un peu partout de la population pendant et sous prétexte de la pandémie du Covid, relayée par la mise au pas pleinement au sens guerrier depuis le début de la guerre en Ukraine.

Il n’est même pas nécessaire d’être révolutionnaire pour ressentir cette évolution, pour s’en inquiéter ou, pour ce qui concerne les révolutionnaires, la combattre.

Quelle forme cependant le régime autoritaire prendra-t-il ? Quels sont les risques d’un régime fasciste ? La grande bourgeoisie en aurait-elle besoin, comme elle en a eu besoin lors des précédentes périodes de grande crise du capitalisme ? Et, si oui, en aurait-elle besoin comme force de répression supplétive de ses forces étatiques (police, armée) ? En aurait-elle besoin jusques et y compris pour prendre la direction de son appareil d’État ?

Nous ne sommes pas des devins. La seule certitude est que, malgré toutes les contradictions, toutes les impasses de son système économique, la bourgeoisie ne quittera pas le pouvoir sans y être obligée. Et elle ne pourra l’être que par une classe sociale qui soit, non seulement capable de l’y contraindre, mais qui soit apte à proposer à l’humanité une nouvelle forme d’organisation de l’économie et de la société.

Depuis Marx, on sait que la classe ouvrière en a les moyens et qu’elle est la seule dont les intérêts objectifs poussent dans ce sens. Nous savons tous que, dans son écrasante majorité, elle n’en a pas conscience, mais nous savons aussi, sur la base de l’expérience de la période entre la Première et la Deuxième Guerre mondiale, que la reprise de conscience et de confiance en elle de la classe ouvrière et la menace fasciste sont deux réponses symétriques et contradictoires à la même crise sociale.

Deux politiques de classes qui s’opposent frontalement : l’une, la classe ouvrière, déterminée à conquérir le pouvoir ; l’autre, la bourgeoisie, décidée à s’y cramponner quoi qu’il en coûte. C’est la menace venant du prolétariat qui pousse le grand capital à s’appuyer sur la petite bourgeoisie ; et c’est la crise qui affecte cette dernière qui donne au grand capital la possibilité et les moyens de s’appuyer sur des bandes fascistes pour préserver sa domination sociale.

Cela a été le cas entre les deux guerres en Italie, puis en Allemagne. Mais, dans le cas de la France, en 1934, cette menace fasciste a été le facteur déclenchant de la réaction ouvrière qui allait conduire à Juin 1936.

Les seize mois qui séparent les émeutes d’extrême droite du 6 février 1934 et Juin 36 et ses occupations d’usines sont une succession d’affrontements entre les défenseurs de l’ordre bourgeois – le gouvernement lui-même et les groupes fascistes – et le camp des travailleurs. Des affrontements étroitement entremêlés, se nourrissant mutuellement. Bien avant le sommet de la mobilisation en juin 1936, certaines fractions de travailleurs déjà mobilisés en étaient arrivés, non seulement à des grèves et des manifestations, mais à des affrontements ponctués d’attaques armées.

Dans la période actuelle, la bourgeoisie ne se sent pas menacée au point de faire appel à des bandes fascistes qu’elle n’a pas à sa disposition.

C’est une erreur, par exemple, de confondre l’évolution de l’opinion publique vers l’extrême droite avec la menace fasciste. La réalité sociale ne se définit pas dans le domaine des idées, des opinions, des déclarations, mais dans la lutte de classe.

L’Italie sous le gouvernement de Meloni n’est pas l’Italie des années 1921-1922. Il y a à peine plus d’un mois, alors que Meloni était déjà cheffe de gouvernement, des camarades en activité à Livourne rapportaient que cela n’entraînait ni enthousiasme ni désarroi de la part de ceux avec qui ils ont discuté. « On a surtout eu le sentiment que c’était la résignation qui primait, y compris parmi les électeurs de Meloni, qui défendaient assez mollement leur vote (enfin, ceux qui se sont arrêtés pour discuter avec nous bien sûr !) »

Il y a eu quelques réflexions anti-migrants mais, pour citer les copains, il y a eu « Elle fera peut-être quelque chose », et l’éternel « Il n’y a qu’elle qu’on n’a pas essayée ».

L’existence de camarades, même peu nombreux, et la possibilité de faire quelques activités militantes avec eux, et éventuellement leur presse, nous permettent de concrétiser l’idée que nous pouvons nous faire de la situation dans le pays en question. À condition, bien sûr, qu’on soit sur la même longueur d’onde et qu’il y ait entre nous une relation de confiance qui permette de donner du crédit à leur parole.

Pour illustrer, à lire les articles de journaux pourtant sérieux, comme Le Monde, nous aurions pu écrire bien des âneries sur Haïti au mois de septembre, sur la révolte des ouvriers. Ce qu’il y avait derrière, les camarades nous l’ont raconté.

Un mouvement de mécontentement trouve toujours une direction. Cela peut être des islamistes, des nationalistes, des réformistes, en l’absence d’une direction révolutionnaire. Cela peut même être des gangsters qui trouvent une forme d’assentiment dans la classe ouvrière. Maintenant, en l’absence de direction révolutionnaire, un chef de gang occupe le terminal de pétrole et prétend le distribuer à Cité Soleil.

Revenons sur l’exemple donné par les camarades sur Abidjan. Évidemment cela nous fait chaud au cœur. Dans la zone de Yopougon cela ne s’était encore jamais produit par le passé. Mais maintenant, qu’est-ce que cela va devenir ? Pour le moment, c’est devenu juste l’espoir que quelques petits syndicats, aussi dégueulasses que les gros, obtiendront leur imprimatur.

Il faut les deux. Il faut la mobilisation des masses. Mais s’il n’y a pas ce qu’on résume par le mot « parti », cela peut suivre toutes les voies possibles et imaginables. Quand nous avons commencé à militer en Haïti, nous nous attendions à tout un tas de choses, mais pas au fait que les bandes de gangsters deviennent un État en constitution. Ce qu’on voit là-bas, c’est la renaissance du macoutisme, à ceci près que le macoutisme, c’était des gangsters qui s’appuyaient ou se retrouvaient derrière un homme politique. Là pour le moment, il y a une demi-douzaine de prétendants, qui se battent pour conquérir le pouvoir à partir de la rue et de leurs fiefs. Est-ce qu’ils y arriveront ou non ? On ne le sait pas mais en attendant, c’est un peu comme les bandes fascistes, on est sûrs qu’ils sont contre le prolétariat.

Ce sont les prolétaires qui se font assassiner. De temps en temps un blanc, parce que c’est sûr qu’il est riche, mais ils ne sont pas assez nombreux là-bas en ce moment pour que ça rapporte. Alors on enlève l’ouvrière qui revient de son travail. Les camarades ne sont pas rentrés dans tous les détails, mais il faut intégrer ce que cela veut dire dans la vie quotidienne de chaque ouvrier : chaque jour, il faut bien calculer par où on passe pour aller au travail. Cela n’a l’air de rien, mais comme vous savez que vous risquez votre vie si vous rencontrez les gangsters, comme ce sont des enfants des quartiers populaires que vous connaissez, vous vous échangez des informations sur leur position, les barrages. Mais ça veut dire que quand vous sortez le matin, il faut partir avant une certaine heure, à plusieurs, etc. Il faut vivre avec. Les gens vivent avec, et nos camarades vivent avec.

En même temps nos camarades ont le courage de prévoir quand même leur fête et ils ont raison. Parce qu’ils ont déjà la demande. Ils militent autour de cela en disant : « Les gangs nous emmerdent, mais nous il faut qu’on résiste. Et résister ça veut dire continuer à vivre et faire ce qu’on veut faire. Nous c’est cela qu’on vous propose. »

Ils n’ont aucune garantie que cela marche, ou même que cela ne se termine pas mal. Mais ils estiment que cela vaut le coup à juste raison. Parce que se battre ça vaut toujours le coup, ne pas abandonner le terrain, cela vaut toujours le coup. Le fait de le faire est déjà justifié par le fait que des ouvriers leur demandent déjà combien ils peuvent avoir d’entrées.

Pour revenir à Mussolini : comprendre sa montée est indispensable, pour être conscient de la rapidité avec laquelle les choses changent, lors d’une reprise violente de la lutte de classe. Nous ne sommes pas des devins, mais des militants communistes révolutionnaires.

Les grands événements susceptibles de bouleverser l’histoire de l’humanité, ou même seulement de l’infléchir, mobilisent des millions et des millions de personnes, des classes sociales entières.

La seule certitude pour l’avenir, que nous avons en tant que marxistes, c’est que le capitalisme ne peut pas être l’avenir de l’humanité. Ce n’est pas de la divination, c’est un objectif de combat.

Le même objectif de combat que s’étaient fixé bien avant nous Marx, Engels, Rosa Luxemburg, Lénine, Trotsky et, suivant la période, des milliers, des millions d’autres et une fraction plus ou moins importante du prolétariat. Chacune de ces générations, en se fixant cet objectif de combat, l’a fait à l’échéance de sa prévisible existence.

Lénine qualifiait l’impérialisme de « phase sénile du capitalisme ». Sénile, mais pas mort !

La sénilité du capitalisme ne signifie nullement que cette forme sociale mourra de la crise actuelle, pas plus qu’elle n’est morte de la multitude de crises à travers lesquelles la bourgeoisie a maintenu son pouvoir, pas même des plus grandes, comme la précédente grande crise commencée en 1929.

La vie et la survie de formes sociales que l’humanité s’est données au fil du temps n’obéissent pas aux lois de la biologie. Elles obéissent à la lutte des classes.

La mobilisation de la classe ouvrière

Nous n’avons aucun moyen de deviner ce qui révoltera les travailleurs dans la période à venir. Ce dont nous sommes sûrs, c’est que la bourgeoisie ne leur laissera pas un moment de répit dans la lutte qu’elle mène au monde du travail. Elle subit elle-même la crise et c’est contre les travailleurs qu’elle se retourne en premier lieu. Maintenant, est-ce que les travailleurs seront plus sensibles à la diminution de leur pouvoir d’achat, ou à l’accroissement de l’écart entre leurs conditions d’existence et celles de la bourgeoisie ? Personne ne peut le deviner.

Dans notre éditorial de cette semaine (29 novembre), nous avons mis en opposition les mesures du gouvernement contre les chômeurs, poussant un peu plus vers la misère un certain nombre de travailleurs et leurs familles, et les dividendes qui flambent, comme flambent les rémunérations des PDG, notamment celle de Carlos Tavares, PDG de Stellantis ! En affirmant : « Les montants qu’engrange la grande bourgeoisie sont tellement astronomiques qu’ils semblent appartenir à un monde parallèle. »

Nous ne sommes pas les seuls à relever ce contraste : un journaliste télé a comparé la rémunération que Tavares encaisse en un an avec le salaire d’un smicard : il faudrait que celui-ci soit né sous Ramsès II pour rattraper son retard… soit il y a environ 3 350 ans !

Alors, évidemment, il n’y a pas d’argument ni de mot d’ordre opératoires. Le facteur déclenchant de la réaction ouvrière peut être une phrase de travers d’un contremaître ou d’un chef quelconque dans une entreprise. Personne ne peut deviner quelle injustice, parmi les mille et mille de la société capitaliste, sera l’étincelle qui mettra le feu.

Le facteur déclenchant en 1905, pour les matelots du cuirassé Potemkine, était les vers qui grouillaient sur la viande qu’ils mangeaient ! En Iran, Mahsa Amini a été peut-être la dix millième, la cent millième Iranienne arrêtée et tabassée par la police des mœurs, mais elle en est morte trois jours après. Cette fois, cette mort a provoqué des réactions qui ne cessent pas, et leur extension jusques et y compris aux travailleurs.

Et voyez en Chine, ce qu’a déclenché la gestion autoritaire du Covid-19 : des réactions violentes et politiques dans la plus grande usine d’assemblage d’iPhone au monde de l’entreprise Foxconn, à Zhengzhou.

Les opportunités à saisir

Alors, nous l’avons dit bien des fois dans la période récente, il ne s’agit pas de deviner quelle étincelle ici, en France, provoquera l’embrasement… Il s’agit de savoir qu’ici aussi cela peut être n’importe quel événement parmi les millions de choses révoltantes dans cette société.

Le seul mouvement un peu collectif, en dehors des manifestations syndicales bien encadrées et bien maîtrisées par les appareils syndicaux, a été le mouvement des gilets jaunes. Aujourd’hui encore, il est évoqué même par des travailleurs accrochés lors des caravanes. L’événement déclenchant ce mouvement était la hausse des prix des carburants, en dehors des entreprises.

Alors, il ne s’agit pas de passer notre temps à crier sur tous les tons : « la lutte, la lutte ! » Il s’agit de profiter de l’écoute des travailleurs, de leur inquiétude face à la crise, aux hausses de prix, face à la crainte des licenciements, pour parler, oui, de la nécessité de la lutte, mais surtout pour les y préparer. Et, derrière ces mots « pour les y préparer », il y a un tas de choses qui feront partie de l’essentiel de nos tâches dans la période à venir. Nous ne faisons pas une liste de tous les aspects de cette préparation. Nous n’aurons pas fini d’en discuter au fur et à mesure que l’actualité (tel débrayage, telle expression de mécontentement parmi les travailleurs, dans ou en dehors des entreprises) mettra en évidence le clou sur lequel il faudra taper.

Disons qu’il s’agit de mettre en avant que, si on veut changer le cours des choses, il faut changer le rapport de force entre la bourgeoisie, le grand patronat, le gouvernement, et la classe ouvrière. Et seule une lutte massive et allant en s’élargissant de la classe ouvrière peut aboutir à changer ce rapport de force. Et la seule façon possible, c’est de faire peur à la bourgeoisie, lui faire vraiment peur.

Aujourd’hui, tout ce qui est catégoriel, partiel, limité, s’il n’y a pas l’étincelle qui mettra le feu partout, c’est un piège. Il faut propager autour de nous l’idée que les revendications que nous avons à mettre en avant doivent partir de ce qui est nécessaire aux travailleurs pour défendre leurs conditions d’existence, et absolument pas de ce que le patronat peut ou ne peut pas accepter. Préparer les travailleurs, cela signifie discuter de tout cela. Cela nous opposera d’emblée à tous les appareils syndicaux et politiques qui, tous, seront guidés par la crainte que les travailleurs mobilisés sortent du cadre de l’organisation capitaliste de la société.

Rappelons-nous que, bien au-delà des revendications spécifiques – que ce soit les congés payés ou même les augmentations de salaire – qui ont marqué la mobilisation ouvrière de Juin 36, ce qui a fait peur à la bourgeoisie, cela a été les occupations d’usines. Parce que c’était une atteinte à la sacro-sainte propriété privée. Et, vingt ans après la révolution russe, si beaucoup de travailleurs ne savaient pas ou ne savaient plus ce qu’elle signifiait, la bourgeoisie et ses politiciens le savaient bien…

Il faut mettre en avant les revendications du Programme de transition. Sous forme de propagande, on n’a jamais cessé de le faire. C’est le moment de passer de la propagande à l’agitation. Quand et comment ? En fonction de ce qui préoccupe les travailleurs.

Le chômage croissant est la plus grande des plaies sociales (Trotsky). La répartition du travail entre tous, c’est une revendication qui parle aux travailleurs depuis bien longtemps, sans les pousser à l’action jusqu’à présent. C’est la brusque envolée de l’inflation, c’est-à-dire la cherté de la vie, qui transforme l’échelle mobile des salaires, ou la hausse des salaires en fonction des prix, en revendications compréhensibles par tous. Car le Programme de transition a été rédigé dans une période très semblable à la nôtre. Toutes ses revendications peuvent faire irruption dans l’actualité de façon brutale, jusques et y compris la mise en place de milices ouvrières. La brusque multiplication des bandes fascistes est susceptible de donner de l’actualité à toutes ces revendications.

Voyons avec quelle rapidité le chapitre du Programme de transition « La lutte contre l’impérialisme et contre la guerre » est devenue d’une actualité brûlante. Ce sera à l’organisation et à l’ensemble de ses militants d’être suffisamment à l’écoute de la classe ouvrière pour savoir sur quel clou taper, qui soit compris par les travailleurs autour de nous et susceptible d’être repris par eux.

Il faut se pénétrer profondément de toutes ces expressions que Trotsky soulignait dans bien des textes, notamment celui qui relate ses discussions avec les militants du SWP américain. Certains de ces militants reprochaient au Programme de transition d’être trop radical, quand d’autres lui reprochaient de ne pas l’être assez !

S’agissant de la vaste classe sociale qu’est la classe ouvrière, dans une même montée de la mobilisation, les rythmes des uns et des autres peuvent être différents. Il s’agit d’avoir des revendications qui unissent vers le même objectif ceux qui sont déjà prêts et ceux qui ne le sont pas encore.

Préparer les travailleurs aux luttes à venir, c’est aussi les préparer à la nécessité de contrôler leurs futures luttes. Là aussi, il faut partir de l’état d’esprit, de la conscience des travailleurs par rapport aux syndicats. Il faut partir de l’idée que les syndicats ont leur place dans la lutte, qu’il s’agit de les entraîner ou de les pousser, et qu’on souhaite évidemment qu’ils soient du côté de la base en train de s’ébranler. Mais il faut que la lutte soit contrôlée par ceux qui sont en lutte, ne serait-ce que parce qu’il est indispensable que cette lutte soit menée par l’ensemble des travailleurs. Or, les membres des syndicats ne représentent qu’une toute petite fraction des travailleurs. Si la participation des syndicats est utile, voire indispensable, à certaines phases de la mobilisation, il ne faut pas cesser de dire et de répéter qu’il ne faut pas accepter qu’ils soient en situation de vendre le mouvement pour un plat de lentilles. Ce n’est pas un procès d’intention vis-à-vis des syndicats. C’est une sage précaution.

Parler des assemblées générales et des comités de grève. En préparer l’embryon dès que l’on sent le climat se réchauffer.

Ce langage, encore une fois, ne nous attirera pas la sympathie des appareils syndicaux. Nous aurons des bagarres à mener sur ce terrain. Toutes les bagarres sont concrètes. Codifier par avance telle ou telle attitude est stupide. Ce serait dire par avance qu’on ne tient pas compte du rapport de force, de quel soutien on bénéficie du côté des travailleurs, etc. Il faudra que nous apprenions à mesurer le rapport de force avec ceux que nous aurons à affronter. Et il faut surtout que nous sachions nous entourer de travailleurs. Il ne s’agit pas de jouer les Zorro de la démocratie syndicale. Il s’agit de faire en sorte qu’un certain nombre de travailleurs sortent de ces bagarres plus conscients qu’au moment de les commencer.

Nos autres tâches pour la période à venir

Il y a toutes les tâches fondamentales, pour ainsi dire indépendamment de la présente crise et de son aggravation.

Quelques mots sur l’aspect international, c’est-à-dire l’UCI, l’ensemble des organisations et des militants individuels qui se revendiquent des mêmes idées, du même programme, et avec qui nous avons les mêmes relations de confiance que nous avons ou que nous devons avoir dans nos rangs.

Nous voulons contribuer à construire un parti communiste révolutionnaire, mais nous ne sommes pas encore un parti. Nous voulons reconstruire une Internationale communiste révolutionnaire, mais nous ne sommes pas une Internationale. Le cheminement de la construction est en réalité un même mouvement pour les deux. Ce qu’on peut résumer dans cette expression que le mouvement trotskyste utilisait au temps de Trotsky : nous voulons un parti mondial de la révolution communiste.

C’est dans cette perspective que Lutte ouvrière et ses organisations sœurs se considèrent comme une même organisation. Bien sûr, chacune milite en premier lieu dans son pays. Nous discutons cependant ensemble de nos politiques respectives et nous entretenons des relations de confiance fraternelle, pour reprendre au niveau de l’ensemble de l’UCI l’expression utilisée dans le Rapport 43 : « une confiance fraternelle entre révolutionnaires ».

Aux questions « Qu’est-ce que le parti ? En quoi consiste sa cohésion ? », Trotsky répondait dans une de ses discussions avec les militants du SWP : « Cette cohésion est une compréhension commune des événements et des tâches, et cette compréhension commune, c’est le programme du parti. » L’existence de l’UCI telle qu’elle est nous impose la préoccupation de l’avenir de nos organisations sœurs, qui sont une autre partie de nous-mêmes. Une des choses que nous avons toujours reprochées aux organisations trotskystes qui s’intitulaient « IVe Internationale » était la façon prétentieuse de coller une dénomination sur quelque chose qui ne lui correspondait pas, ni par la compétence politique, ni par le nombre ; et que ce regroupement international n’était pas apte à être même un embryon d’Internationale au niveau où il était.

En conclusion

Alors, la période qui nous attend sera dure, bien plus dure que ce que nous avons connu jusqu’à maintenant. Nous avons dit l’année dernière qu’elle sera dure au même titre qu’elle l’est déjà et le sera de plus en plus pour la partie exploitée de la population, plus dure pour trouver du boulot, plus dure pour vivre de son salaire, plus dure par la dégradation des services publics. Nous avons évoqué cela l’année dernière, avant même que la menace de la guerre se précise. L’Ukraine nous donne un exemple d’avec quelle rapidité cette difficulté peut se transformer en difficulté pour vivre et même pour survivre.

À ces difficultés pour tout le monde s’ajouteront les difficultés en tant que militants. Même un événement tel que Mai 68, aussi superficiel fût-il finalement sur le fond pour ce qui est de notre combat, nous a valu une interdiction. À l’époque, cette interdiction n’était pas difficile à surmonter.

La Deuxième Guerre mondiale a été accompagnée, en réalité précédée, par l’interdiction de tous les groupes qui se réclamaient du trotskysme, en même temps que l’interdiction du PCF. Les militants comme les organisations ont été brutalement confrontés à une épreuve majeure. Cette fois encore, après des années de démocratie bourgeoise, nous serons confrontés inévitablement à une épreuve de vérité. Il appartiendra à l’organisation comme à chacun de ses militants d’y faire face, en gardant leurs idées et leur enthousiasme.

Nous ne parlons pas seulement de la répression étatique. Regardons comment et avec quelle brutalité la guerre en Ukraine a fait ressortir ce que l’homme peut avoir de plus moche, et ses expressions organisées dans le genre « groupe Wagner » du côté russe, mais aussi « régiment Azov » du côté ukrainien.

Il faut des militants qui soient capables de faire face à la situation à venir, à ses difficultés, à ses dangers, de faire face sur le plan des idées, du programme, et qui ne perdent pas la boussole, quelles que soient les circonstances.

Ce qui signifie, par rapport à la menace de guerre, ce que Trotsky expliquait en 1934 par rapport à la guerre qui approchait : « Un “ socialiste ” qui prêche la défense nationale est un petit bourgeois réactionnaire au service du capitalisme en déclin. Ne pas se lier en temps de guerre à l’État national, suivre la carte, non de la guerre, mais de la lutte des classes, n’est possible que pour un parti qui a déjà déclaré une guerre inexpiable à l’État national en temps de paix. »

Or, en temps de guerre, la pression pour faire dévier les révolutionnaires de leur camp est encore plus puissante qu’en temps de paix. Il faut être capable d’y résister, tout en trouvant la politique et les mots pour l’exprimer qui ne nous coupent pas des travailleurs.

Être des militants professionnels, c’est garder la capacité de ne pas perdre le cap dans ces circonstances.

Il est indispensable de recruter, gagner, former des militants professionnels pour la situation à venir, et pas pour la situation passée.

Nous militons dans un pays impérialiste riche et nous avons bien souvent eu l’occasion de dire que seules les situations révolutionnaires ou prérévolutionnaires engendrent des militants révolutionnaires, ou plus exactement sélectionnent ceux qui ont l’aptitude à le devenir.

Alors, nous n’allons pas nous référer au Parti bolchevique. Pour ça, il y a Que faire ? de Lénine. Nous pouvons nous référer à notre propre passé, aux origines de notre organisation et à la qualité des militants qui ont été à son origine, à ceux qui ont jeté les fondations politiques et organisationnelles sur lesquelles s’est bâtie notre organisation, à leur engagement, à leur courage, à leur inventivité, à leur aptitude à être à la fois disciplinés et autonomes.

Nous avons reparlé récemment de Mathieu Bucholz, dit Pamp, assassiné par les staliniens à quelque 22 ans, et de sa capacité de faire face à toutes les tâches nécessaires pour militer dans la clandestinité. Eh bien, il nous faut recruter et former les futurs Bucholz.

Car les guerres ne font pas disparaître la volonté militante. Après un moment de sidération, la réalité de la guerre, son évolution, suscitent tôt ou tard de nouvelles vocations militantes. Et, surtout, ce sont souvent les grandes épreuves qui conduisent aux grandes révolutions.

Et nous avons, nous devons avoir l’optimisme des révolutionnaires. En tant que marxistes, optimistes sur la prise de conscience du prolétariat, et finalement, au-delà, optimistes dans l’avenir de l’humanité.

Relisons les derniers écrits de Trotsky, notamment ce texte qui a été joint à son Journal d’exil (1935) mais fut écrit en 1940, l’année de son assassinat, mais aussi où le « minuit dans le siècle » dont parlait Victor Serge avait atteint son apogée, avec la phase la plus active de la guerre.

« Pendant quarante-trois années de ma vie consciente je suis resté un révolutionnaire ; pendant quarante-deux de ces années j’ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j’avais à tout recommencer, j’essaierais certes d’éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé. Je mourrai révolutionnaire prolétarien, marxiste, matérialiste dialectique, et par conséquent intraitable athéiste. Ma foi dans l’avenir communiste de l’humanité n’est pas moins ardente, bien au contraire elle est plus ferme aujourd’hui qu’elle n’était au temps de ma jeunesse. »

Nous devons aborder la période avec le même optimisme pour l'avenir, avec cette conviction que nous sommes en tant que militants, en tant qu'organisation, les anneaux indispensables qui reposent sur notre époque à une société future délivrée des chaînes du capitalisme. C'est à cette aune-là qu'il faut mesurer notre engagement, nos tâches et les difficultés au quotidien.