Irak - Les difficultés de l'occupation américaine

Εκτύπωση
Eté 2004

Le 30 juin, avec la passation des pouvoirs au Conseil de gouvernement intérimaire irakien, l'Irak est censé retrouver sa pleine souveraineté. Mais l'occupation du pays par les soldats de la coalition anglo-américaine ne cessera pas pour autant, pas plus que la répression meurtrière qu'ils mènent contre la population. Les attentats, les affrontements quotidiens entre les forces de la coalition et les différentes milices irakiennes, le chaos politique, économique et social dans lequel s'enfonce le pays, illustrent chaque jour le désastre auquel a conduit l'intervention américaine, un désastre qui peut devenir préoccupant pour les dirigeants américains eux-mêmes.

L'ONU entérine l'occupation américaine

C'est sans doute d'abord cette préoccupation qui explique que les dirigeants américains, jusque-là si arrogants et déterminés à agir seuls, aient eu recours à l'ONU pour chercher à donner à leur présence en Irak une caution internationale. L'ONU ne s'est d'ailleurs pas fait prier puisque la résolution nE 1546, très rapidement votée le 8 juin par le Conseil de sécurité, a abouti au résultat souhaité par les États-Unis.

En effet la résolution précise bien que, le 30 juin, " le régime d'occupation prendra fin " et que " l'Irak prendra à nouveau possession de sa souveraineté ", pour ajouter qu'il " approuve la formation d'un gouvernement intérimaire souverain de l'Irak, tel que présenté le 1er juin 2004, qui assumera pleinement le pouvoir et prendra la responsabilité du pays ". Une " conférence nationale " irakienne serait ensuite convoquée pour désigner un Conseil consultatif, puis des élections devraient être organisées avant le 31 janvier 2005 pour parvenir à un gouvernement élu.

Mais dans l'immédiat, la résolution précise surtout que la " force multinationale " - déjà " autorisée " par la résolution 1511 du 16 octobre 2003 - est présente dans le pays " à la demande du nouveau gouvernement intérimaire de l'Irak ". Voilà qui explique ce paradoxe par lequel " le régime d'occupation prend fin "... sans qu'un seul soldat étranger quitte le pays.

Cette " force multinationale ", en l'occurrence, n'est que le nom pudique donné aux troupes de la coalition anglo-américaine, qui, que l'on sache, sont pourtant entrées en Irak depuis plus d'un an, au printemps 2003, et certainement pas " à la demande " d'un " gouvernement intérimaire " qui n'était pas encore formé. Mais l'hypocrisie diplomatique a ses règles, et cette fiction d'une " force multinationale " présente " à la demande " du gouvernement irakien était nécessaire pour permettre à la résolution 1546 de préciser ensuite que " la force multinationale est habilitée à prendre toutes les mesures nécessaires pour contribuer au maintien de la sécurité et de la stabilité en Irak ".

C'est toute l'opération américaine en Irak qui est ainsi légitimée par l'ONU. Les troupes de la coalition, qui ont envahi l'Irak et renversé son gouvernement sans l'aval de celle-ci, sont rebaptisées " force multinationale ", proclamées présentes " à la demande "... du gouvernement qu'elles ont elles-mêmes installé, et se voient reconnaître tous les pouvoirs.

En l'occurrence, les puissances représentées au Conseil de sécurité et qui avaient affiché leurs réticences devant l'opération irakienne - la France, ainsi que la Russie et la Chine - se sont inclinées devant les États-Unis. Elles ont même renoncé à leur demande d'introduire dans la résolution un droit de veto des dirigeants irakiens sur les actions militaires de la " force multinationale ". En effet, pour purement théorique qu'aurait été ce droit, les États-Unis ne voulaient à aucun prix que leurs troupes puissent dépendre d'une autre autorité que la leur.

Les dirigeants impérialistes resserrent les rangs

La rapidité avec laquelle les dirigeants français, en particulier, se sont inclinés devant les désirs américains, est certainement motivée par des accords plus ou moins souterrains ou des espoirs de bénéficier, de la part des États-Unis, de remerciements pour cette bonne volonté. Cela peut être par exemple des promesses américaines de montrer, en retour, de la compréhension pour les problèmes que rencontre l'impérialisme français en Afrique et pour ses intérêts dans ce continent. Cela peut toucher également différents contentieux, commerciaux ou financiers, qui peuvent opposer la France et les États-Unis.

Ce type de " donnant-donnant " souterrain existe certainement, et les prétendues raisons morales proclamées par Chirac pour s'opposer à l'opération irakienne peuvent s'y dissoudre facilement. En soi, le fait de recourir à l'ONU et de demander la caution des puissances représentées au Conseil de sécurité peut apparaître comme un assouplissement de cet " unilatéralisme " que les autres puissances impérialistes reprochent aux États-Unis. Il n'en faut d'ailleurs pas plus pour qu'on voie différents commentateurs saluer le retour des dirigeants américains au " multilatéralisme " qu'ils appellent de leurs vœux ; ce qui revient à avouer que ce multilatéralisme ne signifie nullement une politique différente sur le fond, et par exemple moins arrogante à l'égard des pays du Tiers Monde, mais simplement une politique qui prenne un peu en compte les intérêts des autres puissances impérialistes et non ceux des seuls États-Unis.

Mais il y a certainement une autre raison, plus fondamentale, à cette façon dont Chirac et d'autres ont serré les rangs autour des dirigeants américains. La dégradation de la situation en Irak, l'incapacité des troupes de la coalition anglo-américaine à y faire face, nourrissent certainement une crainte commune de voir se développer dans tout le Moyen-Orient une situation dangereuse, et de plus en plus incontrôlable. Et il n'y a pas loin de cette crainte commune à une solidarité retrouvée, fondée sur la conscience de leurs intérêts communs de puissances impérialistes tirant leurs richesses du pillage des ressources du Tiers Monde et qui ont besoin, pour cela, de tenir les peuples en respect.

Non seulement Bush et Blair, mais aussi Chirac, Schroeder et les autres dirigeants européens, ont de quoi craindre les conséquences de la haine que l'opération irakienne a décuplée dans tout le Moyen-Orient, contre tout ce qui représente les intérêts américains. Ils sont conscients des conséquences qu'aurait un échec des États-Unis en Irak, non seulement pour ceux-ci, mais pour les intérêts de toutes les puissances impérialistes, qui pourraient rencontrer de plus en plus de difficultés à maintenir leur présence dans nombre de pays.

Quelle autorité en IRAK ?

L'administration Bush aurait certainement souhaité tirer parti de cette situation pour engager un peu plus ses partenaires à ses côtés en Irak, notamment par le biais d'un engagement de l'OTAN. Elle s'est heurtée au refus de la France et de l'Allemagne, mais aussi d'autres puissances membres de l'Alliance comme le Canada et la Turquie. Les partenaires des États-Unis acceptent de leur donner leur caution pour poursuivre leur intervention en Irak mais pas, pour l'instant en tout cas, de s'y engager au côté des troupes américaines.

Chacun attend donc maintenant de voir si les États-Unis et le " gouvernement intérimaire " que l'ONU les autorise à installer en Irak seront capables de rétablir une autorité et de surmonter le chaos actuel. Et la partie est loin d'être gagnée.

À l'approche de l'échéance du 30 juin, la situation est devenue de plus en plus difficile pour les responsables choisis par Washington pour gouverner l'Irak. Les uns ont été assassinés, d'autres ont démissionné. Ahmed Chalabi, l'homme que les États-Unis avaient choisi pour diriger l'Irak avant même leur intervention militaire, est tombé en disgrâce. Eprouvant de plus en plus de difficultés à trouver parmi les responsables irakiens des hommes prêts à lier leur sort à celui de la présence américaine, les dirigeants américains ont fini par miser sur un ancien fidèle de Saddam Hussein, Iyad Alaoui, nommé Premier ministre début juin.

Ancien baasiste passé tardivement dans l'opposition à Saddam Hussein avec l'aide de la CIA, fondateur d'un parti nommé l'Entente nationale irakienne, Iyad Alaoui semble l'homme susceptible de recruter nombre d'anciens collaborateurs du régime de Saddam Hussein, policiers, militaires, agents secrets, pour reconstituer un appareil d'État et un pouvoir politique en mesure de régner sur le pays et qui, si les troupes américaines se tenaient éloignées des villes, pourrait ne pas apparaître comme trop compromis avec l'occupant.

Comme on voit, les prétentions des dirigeants américains d'établir la " démocratie " et de " débaasiser " le pays en évitant de recourir aux anciens responsables, n'auront pas tenu longtemps. La situation a sa logique et, vu l'impossibilité pour les militaires américains de gouverner directement l'Irak avec les 140 000 hommes de leur contingent, il ne leur reste qu'à se tourner vers les hommes de l'ancien appareil de Saddam Hussein, vers l'ancienne armée et l'ancienne police, en espérant qu'ils seront capables de reconstituer l'appareil de l'ancienne dictature.

Mais justement, rien ne dit qu'il en soit encore temps, et que ces hommes-là en aient encore les moyens. En un an d'occupation, la situation s'est largement dégradée. L'ancien appareil d'État s'est débandé, laissant la place à des milices qui exercent leur pouvoir sur telle ou telle ville ou tel ou tel quartier et où des militaires, des policiers, d'anciens hommes du régime de Saddam Hussein ont pu eux-mêmes reprendre du service. Dans la concurrence qui les oppose, ces milices et leurs chefs se sont trouvé des références, politiques ou religieuses, pour se livrer à des surenchères sur le thème de l'opposition à l'occupation étrangère. Dans une situation où l'attitude des soldats de la coalition anglo-américaine a abouti à concentrer sur eux une haine générale et alors que des attentats visent systématiquement ceux qui collaborent avec les occupants, tout pouvoir qui semble avoir partie liée avec les troupes d'occupation risque d'être voué à la déconfiture à plus ou moins court terme. Et c'est peut-être ce qui se passera, dans les semaines ou les mois qui suivront le 30 juin, pour le " gouvernement intérimaire " de Iyad Alaoui.

Les autres puissances impérialistes en réserve

En fait, la résolution adoptée le 8 juin par l'ONU prépare aussi, sans le dire, une autre hypothèse : celle où il se révélerait vraiment impossible pour les troupes de la coalition anglo-américaine de mettre en place un pouvoir irakien un tant soit peu stable, et où les dirigeants américains devraient se résoudre à faire quitter l'Irak à leurs troupes. Il faudrait alors trouver une solution de rechange.

Sans doute une telle éventualité ne serait pas glorieuse pour les dirigeants américains. Mais l'occasion pourrait en être donnée en cas d'un échec de Bush aux prochaines élections présidentielles américaines de novembre 2004, et d'une victoire de son rival Kerry. La responsabilité de l'échec en Irak pourrait être mise au compte de l'administration Bush et de son incompétence - incontestable du reste, même du point de vue de la défense des intérêts impérialistes. Les " révélations " sur la façon dont Bush a menti à l'opinion aux États-Unis pour préparer la guerre, qui se multiplient aujourd'hui dans la presse et dans la classe politique américaines - les mêmes qui lors du déclenchement de la guerre étaient restées remarquablement silencieuses sur ce point, pourtant déjà évident - préparent d'une certaine façon une telle option.

Mais dans cette hypothèse, il faudrait que d'autres États puissent prendre le relais des troupes américaines dans la " force multinationale ". Ce pourrait être des États jusque-là pas trop compromis dans l'opération irakienne, comme différents États musulmans, des États arabes proches, voire même des États européens comme la France. Celle-ci, chargée officiellement par l'ONU de maintenir " la sécurité et la stabilité dans le pays ", pourrait soutenir un gouvernement irakien issu du processus défini par la résolution du 8 juin et qui pourrait se défendre d'être l'agent des États-Unis.

C'est bien dans ce cas, celui où les troupes des États-Unis devraient quitter l'Irak, que se révélerait vraiment l'utilité du partage des rôles de fait entre les différentes puissances impérialistes. La France et l'Allemagne, appuyées par la Russie, critiquaient l'aventure militaire dans laquelle se lançaient les États-Unis, la Grande-Bretagne et leurs alliés, car les États-Unis, en tout " unilatéralisme ", ne faisaient que peu de cas de la sauvegarde des intérêts des autres puissances dans la région. Mais cette attitude différente a préservé la possibilité, en cas d'échec de l'opération américaine, de jouer un rôle au Moyen-Orient en se présentant comme des puissances plus au fait des problèmes de cette région et plus " compréhensives " vis-à-vis de ses peuples.

Si la situation actuelle obligeait les États-Unis à reculer, les autres grandes puissances sont en situation, éventuellement sous couvert de l'ONU, de tenter de leur sauver la mise, ou en tout cas de sauver les intérêts impérialistes en Irak. Il est cependant douteux que leur attitude leur ait valu, dans le pays, une popularité réelle et susceptible de compenser, en cas d'intervention, l'insuffisance de leurs forces armées.

Les masses populaires et la guerre

Dans tous ces calculs, les intérêts de la population et des classes populaires irakiennes sont bien sûr ce qui compte le moins. Ils ne comptent pour rien, évidemment, pour les dirigeants américains qui ont déclenché une guerre de brigandage impérialiste visant à s'emparer des richesses de l'Irak, en premier lieu de son pétrole, et à piller le pays pour le plus grand profit de leurs trusts. Tout en parlant de " démocratie ", ils ne se sont même pas souciés de remettre en place le minimum d'infrastructures permettant au peuple irakien de survivre un peu décemment. Le comportement de leurs troupes, les bombardements, les arrestations arbitraires, les tortures dans les prisons, ont achevé de démontrer leur mépris total pour la population.

L'intervention militaire n'a fait qu'amener son lot de morts, de destructions et de barbarie. Sur le plan politique, à la recherche d'appuis dans la société irakienne, elle n'a abouti qu'à renforcer les forces les plus réactionnaires, chefs de clans semi-féodaux ou religieux intégristes, et n'a renversé la dictature de Saddam Hussein que pour créer les conditions de l'émergence d'une dictature qui pourrait être encore pire.

Bien sûr, les intérêts de la population irakienne ne comptent pas plus dans les calculs des autres puissances impérialistes comme la France, seulement préoccupées de se réserver la possibilité d'une intervention, ou au moins d'une présence, si le fiasco américain devenait complet. Ils ne comptent pas non plus pour les dirigeants des puissances voisines, l'Iran, la Turquie ou les États arabes, préoccupés avant tout de leurs rivalités et du maintien de l'ordre régional.

On ne peut prévoir quel avenir attend l'Irak. Le gouvernement mis en place par les États-Unis peut bien sûr se maintenir un certain temps, voire même réussir finalement à reconstituer un régime qui ne serait nullement une " démocratie ", mais une dictature à la Saddam Hussein sans Saddam Hussein. Sinon, le chaos actuel peut déboucher sur une situation semblable à celle de l'Afghanistan, où l'intervention américaine pour renverser le régime taliban n'a réussi à mettre en place qu'un gouvernement de façade, tandis que la réalité du pouvoir appartient à des seigneurs de la guerre qui font la loi dans leur région.

On ne peut exclure non plus que le sentiment anti-américain fournisse le terrain sur lequel les différentes organisations d'opposition armée puissent finalement converger pour reconstituer un pouvoir et un État irakiens formellement indépendants. Mais malheureusement, les intérêts des masses populaires irakiennes ne comptent guère plus dans les calculs des dirigeants des différentes milices et partis irakiens en compétition pour le pouvoir qu'ils ne comptent pour les puissances occupantes ou leurs représentants.

Des intégristes islamistes chiites ou sunnites aux différentes factions d'ex-baasistes ou même aux milices kurdes, ces candidats au pouvoir à l'échelle nationale ou locale défendent les intérêts de clans locaux, de fractions de la bourgeoisie ou de la petite bourgeoisie, en n'utilisant un langage radical contre l'occupant que pour tenter de gagner un certain crédit dans les masses. Mais on a vu, dans le cas de l'Iran et dans bien d'autres, qu'elles ne poursuivent aucun objectif de changement social, cherchant tout au plus à se placer auprès des trusts impérialistes pour s'en faire les intermédiaires et prélever leur part des richesses produites. Et à voir ce que sont aujourd'hui ces organisations, on peut imaginer qu'un pouvoir qui en serait issu, en guise de satisfaction des revendications des masses, n'aurait à leur servir que des discours dans lesquels seules varieraient les proportions respectives du nationalisme et de l'obscurantisme religieux.

C'est dans ce contexte que les masses populaires irakiennes ont à lutter pour survivre, et à trouver les moyens de faire valoir leurs propres revendications non seulement contre les puissances occupantes et leurs représentants, mais aussi contre les différentes cliques candidates au pouvoir à l'échelle locale ou à l'échelle nationale.

Ce sont pour elles des conditions très difficiles, non seulement parce que l'Irak a été dévasté par plus de vingt ans de guerres et d'embargo, mais aussi parce que la dictature a détruit toutes les organisations que les masses exploitées s'étaient données dans la période précédente et qui représentaient une certaine tradition de lutte et d'organisation.

En Europe, aux États-Unis, la solidarité élémentaire avec les masses populaires irakiennes implique de lutter pour la fin immédiate de toute intervention impérialiste en Irak et au Moyen-Orient. Mais elle consiste aussi à lutter pour affirmer une perspective révolutionnaire prolétarienne, la seule qui pourra débarrasser l'ensemble de la planète de ce système impérialiste qui la plonge dans la misère, dans des crises et dans des guerres sans issue.

24 juin 2004