Guerre du Darfour - Hypocrisie et responsabilités de l'impérialisme

Εκτύπωση
Novembre 2004

En juin dernier, les gouvernements et les médias occidentaux se sont mis à s'intéresser à la guerre sanglante sévissant au Darfour, une région située à l'ouest du Soudan. On vit apparaître à la télévision et dans la presse des reportages horrifiants sur la situation de la population. Ils montraient comment troupes gouvernementales et milices locales pratiquaient une politique de la terre brûlée et terrorisaient la population en détruisant les villages, en tuant les hommes et en violant les femmes.

La réalité de cette guerre brutale et de la catastrophe qui en découle est indéniable et les estimations de l'ONU parlent d'elles-mêmes : dans une région peuplée d'à peine 7 millions de personnes, on compte plus de 50 000 victimes, un million de réfugiés internes au Darfour et 200 000 au Tchad. Un grand nombre de réfugiés sont parqués dans des camps de fortune surpeuplés installés au milieu de zones quasi-désertiques, dont certains ressemblent davantage à des camps de concentration qu'à des refuges humanitaires. Dans tous ces camps, les réfugiés arrivent à peine à survivre dans des conditions de précarité extrêmes et on estime que des centaines d'entre eux meurent de faim chaque semaine.

Face à une telle situation, pour une fois, les puissances occidentales auraient pu se servir des ressources considérables de leurs forces armées militaires à des fins utiles. Les armadas d'hélicoptères et autres engins aéroportés géants, qui jouèrent un rôle décisif dans les opérations précédant l'invasion de l'Irak, auraient pu apporter la nourriture, les médicaments et les équipes d'assistance dont le Darfour avait un besoin urgent, tandis que des unités du génie auraient pu mettre en place très rapidement des équipements décents, des tentes et des infrastructures médicales appropriées. Une telle opération aurait été un simple exercice de routine pour les armées des puissances occidentales, comparée aux énormes moyens logistiques déployés en Irak depuis avril 2003.

Au lieu de cela, les gouvernements occidentaux ont sous-traité le travail à des ONG qui ont dû louer des avions commerciaux et acheter tous les équipements nécessaires au prix du marché, avec un budget total alloué d'à peine plus de 120 millions de dollars - une aumône comparée aux besoins réels des réfugiés et bien moins que ce que les États-Unis dépensent officiellement pour chaque jour d'occupation en Irak !

C'est dire ce que valent réellement les cris d'alarme lancés par les puissances occidentales à propos de la catastrophe humanitaire qui se déroule au Darfour.

Les grandes puissances et leurs beaux discours

Pourtant, en juin, à la tribune de l'ONU, le secrétaire d'état américain Colin Powell s'était posé en champion des droits de l'homme dans les pays du tiers monde, et en particulier au Darfour. Après avoir lancé une attaque cinglante contre ce qu'il avait qualifié de "génocide" perpétré par le régime de Khartoum, il avait menacé le gouvernement soudanais de représailles de la part de l'ONU. A l'époque, nombre de commentateurs avaient noté que le ton et le langage utilisés par Powell étaient étonnamment semblables à ceux qu'il avait utilisés pendant la mise en scène médiatique sur les armes de destruction massive de Saddam Hussein, au cours des mois précédant l'invasion de l'Irak. Par la suite, Powell avait rendu une visite très médiatisée aux camps de réfugiés au Darfour, exprimant son "inquiétude" pour le sort des réfugiés et répétant sa menace à peine voilée à l'intention de Khartoum.

Comme on pouvait s'y attendre, le gouvernement britannique n'avait pas tardé à suivre. Plusieurs ministres anglais s'étaient rendus à leur tour au Darfour, non pas une, mais plusieurs fois, afin d'exprimer, eux aussi, leur soutien aux réfugiés face au régime de Khartoum. Mais, comme souvent dans la "relation spéciale" que Londres se targue d'avoir avec Washington, Blair avait tenu à ajouter son propre piment à la rhétorique de Colin Powell. A la mi-juillet, des "sources autorisées" avaient annoncé aux médias britanniques qu'une intervention militaire occidentale pourrait fort bien être envisagée. Il en avait résulté des rumeurs qui avaient culminé fin juillet dans une déclaration du général Mike Jackson, chef d'état-major général britannique, selon laquelle il était prêt à envoyer 5 000 soldats au Darfour quand il le faudrait.

Ces nouveaux champions des droits de l'homme au Darfour "oubliaient" néanmoins de préciser un détail. Lorsque la guerre y avait éclaté, en février 2003, personne parmi eux n'avait jugé utile de protester contre les exactions du régime soudanais contre la population. Après tout, le Darfour est une contrée africaine bien lointaine que la plupart des responsables politiques occidentaux auraient probablement été bien en peine de situer sur une carte. Pour eux, la guerre du Darfour, dans la mesure où ils en connaissaient l'existence, n'était sans doute qu'une "guerre africaine" de plus, dans un continent qui en avait connu tant depuis la décolonisation. Or jamais les leaders occidentaux ne se sont soucié de ces guerres tant qu'elles n'empêchaient pas les entreprises impérialistes de piller l'Afrique. Et puis, en février 2003, Londres et Washington étaient bien trop occupées à préparer le bombardement des villes irakiennes et l'invasion du pays pour se préoccuper des bombes que le gouvernement soudanais lâchait sur les villages du Darfour !

Mais aujourd'hui, la situation a changé. Comme on pouvait s'y attendre, l'invasion de l'Irak a tourné au bourbier et les prétextes invoqués pour la justifier se sont révélés n'avoir été que des mensonges éhontés. Aux États-Unis comme en Grande-Bretagne, cette situation a fait basculer une partie de l'opinion publique contre la guerre. Dans ces conditions, le Darfour n'offre-t-il pas une occasion idéale pour les gouvernements de Londres et de Washington d'améliorer leur image face à leurs opinions publiques, en prétendant prendre parti pour une population manifestement victime d'un régime répressif ? D'autant que si les pressions diplomatiques permettent d'obtenir un engagement plus ou moins symbolique de la part de Khartoum à s'orienter vers un réglement négocié du conflit, cela pourrait permettre à Bush et à Blair de se targuer d'avoir réussi à éviter la catastrophe.

Cela dit, ni les anathèmes que lancent les dirigeants de Washington et de Londres contre ce qu'ils appellent le "génocide du Darfour", ni les cessez-le-feu répétés et toujours violés et autres "pourparlers de paix" aussi interminables que vains auxquels ils président, n'ont réussi si peu que ce soit à faire reculer la guerre et la famine qui se sont installées au Darfour. Et il y a peu de chances que cela change car les grandes puissances n'ont aucune intention d'aller au-delà de leurs gesticulations actuelles.

D'ailleurs, si les leaders impérialistes voulaient vraiment sortir le Darfour de sa tragédie actuelle, ils pourraient commencer par aider les populations du Darfour et du Soudan à sortir de leur misère chronique, qui est l'un des facteurs alimentant les guerres interminables que connaît la région. Mais, bien entendu, cela signifierait mettre un frein au pillage impérialiste des pays pauvres, et cela, il n'en est pas question.

L'attitude hypocrite des puissances occidentales face à la guerre du Darfour ne peut pas tromper beaucoup de monde. Mais leur hypocrisie est d'autant plus cynique que non seulement elles portent une part de responsabilité dans la guerre civile permanente qui ravage le Soudan, une guerre qu'elles ont attisée en se servant des belligérants pour défendre leurs intérêts impérialistes rivaux dans la région, mais qu'en plus, elles ont également des objectifs peu avouables dans le cadre de la guerre du Darfour, objectifs liés aux circonstances dans laquelle cette guerre a éclaté.

La guerre civile entre le nord et le sud - Une odeur de pétrole

La guerre au Darfour n'est, bien sûr, pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Bien qu'il s'agisse d'un conflit séparé, il trouve ses racines dans la guerre civile qui oppose le Nord et le Sud du pays.

Cette guerre a éclaté en 1955, un an avant l'indépendance formelle du Soudan, et elle n'a pas cessé depuis, en dehors d'une interruption de 11 ans, entre 1972 et 1983. Après la reprise des hostilités, en 1983, le Front islamique national (branche soudanaise des Frères musulmans égyptiens, devenue par la suite le Parti du congrès national ou PCN) réussit à obtenir le soutien de l'armée pour imposer la charia dans le pays. De ce fait, la guerre civile prit la forme d'une confrontation entre un Nord islamique et un Sud majoritairement non-musulman, représenté par des forces "laïques" regroupées au sein de l'Armée populaire de libération du Soudan (APLS).

Sans doute la campagne d'"islamisation" de Khartoum a-t-elle contribué à renforcer le soutien des populations du Sud à l'APLS. Mais la religion n'a jamais été le principal moteur de la guerre civile. Tout au plus a-t-elle servi de levier aux dirigeants des deux camps pour justifier leurs rivalités et essayer d'entraîner derrière eux les populations. Mais les racines de cette guerre sont ailleurs. Elles remontent à l'époque où l'administration coloniale égypto-britannique (le Soudan ayant été "protectorat" d'une Egypte occupée par l'impérialisme anglais) s'était appuyée sur les dirigeants du Nord pour contrôler le Sud. Sur la base de ce contentieux laissé par le colonialisme, la guerre civile a avant tout reflété les tentatives des dirigeants du Sud d'avoir leur part de pouvoir et le refus de la couche dirigeante du Nord de leur céder cette part. Mais cette rivalité pour le pouvoir ne visait pas seulement les petits avantages liés à l'exercice du pouvoir politique. Il s'est agi également - et de plus en plus, avec le passage du temps - de savoir qui de la couche dirigeante du Nord ou de celle du Sud aurait le contrôle des ressources naturelles du pays, et en particulier des vastes réserves de pétrole découvertes à partir des années soixante-dix et situées pour l'essentiel dans le centre et le sud du pays.

Il en résulta une guerre sanglante et interminable dont on estime qu'elle fit quelque deux millions de victimes rien qu'au cours des deux dernières décennies, qui décima des régions entières dans le pays et mit à genoux une économie déjà faible.

Les puissances occidentales ne furent jamais des spectateurs passifs de cette guerre dont elles se servirent pour défendre leurs intérêts. C'est un géant américain, Chevron, qui fut le premier à découvrir du pétrole au Soudan, ce qui mit ce pays sur la carte pour les dirigeants de Washington. Toutefois, ou peut-être précisément à cause de cela, les leaders américains ne trouvèrent rien à redire lorsque, à partir du milieu des années soixante-dix, l'influence des partis religieux sur le régime commença à augmenter, ni lorsqu'ils prirent le pouvoir en 1983 et imposèrent la charia. Après tout, c'était un moyen de faire du Soudan un rempart contre l'influence soviétique dans la région, influence qui était encore bien réelle à l'époque dans l'Éthiopie voisine.

Il fallut une autre décennie avant que les leaders américains, qui s'étaient lancés entre temps dans une politique visant à isoler l'Iran de Khomeiny, décident de durcir le ton envers Khartoum, en mettant le Soudan sur leur liste des "États terroristes" et en interdisant tout investissement américain dans ce pays. A cette époque, Chevron avait déjà revendu ses droits de prospection à d'autres groupes pétroliers. Mais de toute façon, l'instabilité politique du pays interdisait toute perspective de production de pétrole sur une échelle significative avant longtemps.

Dès le début des années quatre-vingt toutefois, les leaders américains avaient commencé à aider l'APLS, dont le leader, John Garang, s'était vu offrir une formation dans les académies militaires américaines. A partir de 1986, lorsque Museveni, l'un des plus fidèles auxiliaires régionaux des États-Unis, prit le pouvoir en Ouganda, ce pays devint la principale base arrière de l'APLS et la source de ses armes, grâce au financement anglo-américain. Mais à cette époque, il semble que les États-Unis n'avaient pas encore rompu leurs relations déjà anciennes avec la hiérarchie militaire soudanaise et ce ne fut qu'au début des années quatre-vingt-dix qu'ils décidèrent de soutenir complètement l'APLS contre le régime de Khartoum.

Les dictateurs islamistes de Khartoum, quant à eux, reçurent le soutien d'autres pays, et pas seulement de l'Iran, de la Chine et de quelques émirats du Golfe, mais également de la France. En fait, cette guerre civile s'intégrait dans le cadre de la rivalité permanente qui opposait en Afrique les impérialismes anglo-saxons, d'une part, et l'impérialisme français, de l'autre. Situé à l'interface entre les deux zones d'influence, le Soudan fut pris dans cette rivalité, tout comme la région des Grands lacs (où l'État français choisit de soutenir le génocide perpétré par le dictateur rwandais pour ne pas perdre un laquais régional) ou plus récemment l'ex- Congo-Zaïre (où le nouveau régime rwandais et le régime ougandais, forts du soutien du bloc anglo-américain, ont pu se livrer aux pires atrocités contre la population congolaise et déstabiliser le pays).

Sous l'administration Clinton, les dirigeants américains adoptèrent une position dure vis-à-vis de Khartoum, bombardant en particulier une usine pharmaceutique soudanaise, en 1998, sous prétexte qu'y auraient été fabriquées des armes chimiques destinées aux terroristes islamistes. En revanche, l'administration Bush adopta une politique plus conciliante. La rhétorique resta identique, mais les sanctions économiques contre le Soudan furent en partie levées, faisant ainsi droit aux revendications des compagnies américaines qui voulaient leur part du gâteau pétrolier soudanais. En échange, Bush obtint le soutien de Khartoum à sa "guerre contre le terrorisme". En même temps, Bush fit adopter au Congrès américain le Sudan Peace Act (loi sur la paix au Soudan), qui consacra la mainmise de la diplomatie américaine sur les négociations entre Khartoum et l'APLS. Pour inciter Khartoum à se montrer plus compréhensif, cette loi prévoyait 100 millions de dollars par an d'aide pour le Soudan, sous réserve qu'une commission idoine du Congrès constate des "progrès" dans les négociations.

Finalement, après des douzaines d'accords avortés, un nouvel accord de paix a été signé à Navaisha, au Kenya, en janvier 2004. Cet accord prévoyait une période de transition de six ans pendant laquelle le Sud aurait son propre gouvernement autonome, dirigé par l'APLS, tandis que des institutions fédérales soudanaises seraient mises en place, y compris une armée unifiée. Khartoum acceptait que la charia ne s'applique pas au Sud et, en retour, l'APLS abandonnait sa vieille revendication en faveur d'un Soudan laïc. Surtout, l'accord prévoyait que le revenu de l'exploitation des ressources naturelles du pays devrait être partagé également entre le Sud et le Nord. Finalement, après la période de transition de six ans, un référendum serait organisé dans le Sud pour permettre à la population de choisir entre l'appartenance à une fédération soudanaise et l' indépendance.

Il n'est pas certain que cet accord mette un terme à la guerre. Tout ce qu'on peut dire aujourd'hui est qu'il n'a pas empêché les accrochages occasionnels entre forces du gouvernement et APLS, malgré la présence d'un contingent de "maintien de la paix" des pays africains. Quoi qu'il en soit, toutes les dispositions de l'accord de Navaisha restent encore à passer dans la pratique, ce qui laisse bien des opportunités de conflit pour l'avenir.

Le Darfour pris entre deux feux

Le Darfour (le pays des Fours, nom de l'un de ses groupes ethniques les plus importants) est situé à l'ouest et au nord-ouest du Soudan, principalement le long de la frontière avec le Tchad et avec le Centrafrique. Bien que sa surface corresponde à peu près à celle de la France, il ne couvre qu'à peine un cinquième du Soudan, et une grande partie de son territoire est désertique ou semi-désertique. Surtout, c'est la région la plus pauvre du Soudan. Elle manque des infrastructures les plus élémentaires, notamment en matière de routes et de transport.

En raison de sa situation excentrée et de sa pauvreté, pendant longtemps le Darfour fut assez peu touché par la guerre civile qui se déroulait principalement dans les parties plus riches du centre et du sud et près des zones supposées renfermer des champs pétrolifères - il n'y a qu'une seule poche pétrolière connue au Darfour, qui se trouve dans le sud.

Quant au régime soudanais, il ne s'intéressa jamais de trop près au Darfour, trop pauvre et trop arriéré pour aider à remplir les caisses du pouvoir central. En l'absence d'opposition politique locale visible, la domination du régime sur la province fut moins pesante que dans les autres régions du pays. L'"islamisation" n'y fut jamais vraiment appliquée. Et bien que la population ait été de tradition musulmane, elle conserva ses traditions sans se plier aux interdits en vigueur à Khartoum. C'est ainsi qu'elle continua à boire de l'alcool, sous la forme d'une bière traditionnelle locale, et les femmes continuèrent à y jouir d'un statut social moins opprimé. En bref, le Darfour conserva une relative autonomie vis-à-vis de la démagogie intégriste des politiciens de Khartoum - tout au moins jusqu'en 2001, lorsque face à un mécontentement croissant s'exprimant dans la région, le régime commença à durcir sa position à son égard.

L'une des sources de ce mécontentement provenait du fait que, comme tous les Soudanais non considérés comme "arabes" - c'est-à-dire non originaires des abords immédiats de la vallée du Nil - les Darfouriens étaient victimes de discriminations dans les villes de l'est, et ceci bien que bénéficiant en théorie d'un statut de citoyens à part entière aux termes de la charia, puisque musulmans. Leurs chances de faire carrière dans les hautes sphères de l'État étaient ainsi pratiquement nulles. S'ils étaient très nombreux dans l'armée, celle-ci ne comptait aucun officier originaire du Darfour, alors que la moitié des effectifs entre le seconde classe et le grade de sous-officier en venait.

Face à cette discrimination, les membres de la petite couche dirigeante du Darfour qui allaient faire carrière à Khartoum se retrouvaient devant un choix difficile : ou bien ils ralliaient les rangs du PCN intégriste pour bénéficier de son réseau de clientélisme (ce que beaucoup firent) ou bien ils rejoignaient l'opposition clandestine - au Soudan, mais plus souvent en exil - dans l'espoir qu'un changement de régime leur offre de meilleures opportunités un jour. La discrimination attisait parmi ces hommes un mécontentement larvé qui ne pouvait que conduire à l'émergence d'une opposition au Darfour.

Ce qui permit à cette opposition d'apparaître au grand jour, ce fut la manière dont le Darfour se trouva impliqué dans deux guerres régionales.

L'une de ces guerres fut la guerre civile au Tchad, où plusieurs seigneurs de la guerre s'affrontaient. L'un d'eux, Idriss Deby, l'actuel président du Tchad et l'un des alliés les plus fidèles de la France dans la région, appartenait à un groupe ethnique qui avait été coupé en deux par le tracé arbitraire de la frontière entre le Tchad et le Darfour. Cela permit à Deby d'utiliser le Darfour comme base arrière et comme vivier de recrutement pour ses troupes. Et ce fut du Darfour qu'il lança l'offensive qui devait l'amener au pouvoir en 1990. Beaucoup de ressortissants du Darfour qui furent impliqués dans ces opérations militaires passèrent la frontière du Tchad avec Deby. Mais ils finirent par rentrer au pays avec des ambitions accrues et l'idée que peut-être la seule façon de changer les choses au Darfour était finalement le recours à la rébellion armée.

L'autre guerre dans laquelle le Darfour se trouva impliqué fut la guerre de Khartoum contre le Sud. Le Darfour s'y trouva impliqué parce qu'au cours des années quatre-vingt-dix, le régime de Khartoum décida d'armer certains groupes ethniques pour les utiliser comme supplétifs de l'armée officielle contre l'APLS. Seulement, comme le régime voulait avant tout des auxiliaires bon marché, il les récompensait parfois en les autorisant à s'emparer des terres de paysans morts, sans se soucier de leurs familles. Sinon, ces supplétifs utilisaient tout simplement leurs armes pour se payer sur la population des régions où ils opéraient. Et, tout naturellement, c'est ce qu'ils continuèrent à faire lorsqu'ils revinrent au Darfour.

Certains commentateurs affirment aujourd'hui, comme ils le font si souvent lorsqu'il s'agit de guerres africaines, que le conflit du Darfour est un conflit ethnique entre des éleveurs nomades "arabes" - qui constituent les milices "janjawids", responsables de nombre des massacres récents - et des fermiers sédentaires "africains". Mais ,au cours du siècle dernier, les distinctions entre groupes ethniques d'une part, et entre éleveurs nomades et paysans sédentaires d'autre part, ont été de plus en plus gommées par les mariages mixtes et l'interdépendance économique croissante des uns et des autres. L'antagonisme a été ressuscité et attisé par la politique du gouvernement de Khartoum contre la rébellion au Darfour même.

La rébellion du Darfour, excroissance du "processus de paix"

Cette rébellion, quand elle a éclaté en février 2003, se composait de deux protagonistes principaux.

L'Armée Soudanaise de Libération (ASL) était un regroupement laïc dirigé par des hommes du Darfour appartenant à différents groupes ethniques. Ses quelque 10 000 combattants estimés furent recrutés parmi les milices d'autodéfense rurales mises en place pour s'opposer aux raids des "janjawids". Il faut noter que l'ASL comptait dans ses rangs plusieurs compagnons d'armes d'Idriss Deby en 1990, et notamment l'un des officiers les plus gradés de son armée à l'époque, Abdallah Abakkar. D'ailleurs les équipements dont disposait l'ASL, y compris son armement, bien plus sophistiqué que celui des janjawids (voire de la police soudanaise), avaient été introduits par la frontière tchadienne, certainement avec la complicité de personnages haut placés dans l'appareil d'État tchadien, bien que pas nécessairement avec l'accord du régime. En effet, en mai dernier, une faction de l'armée tchadienne tenta de renverser Idriss Deby mais échoua. L'une des principales revendications des putschistes était que le Tchad envoie des troupes soutenir l'ASL au Darfour, contrairement à Deby qui, fidèle à la politique dictée par Paris, se contentait de servir d'intermédiaire entre Khartoum et les groupes rebelles du Darfour.

Le second groupe, plus petit, appelé Mouvement pour la Justice et l'Egalité (MJE), était dirigé par un ancien responsable du PCN intégriste, qui avait occupé des postes ministériels dans plusieurs provinces, y compris au Darfour. D'ailleurs les principaux dirigeants du MJE étaient d'anciens membres du PCN tombés en disgrâce, et le MJE lui-même était généralement considéré comme une couverture utilisée par Hassan al-Turabi, leader historique du PCN évincé en 1999 par le général al-Bashir, actuel président du Soudan. Politiquement, leurs références restaient celles du PCN.

Malgré un langage et des traditions assez différents, les deux groupes partageaient le même "programme" qui pouvait être résumé ainsi : la région du Darfour a été trop longtemps "marginalisée" et doit obtenir les mêmes droits dans un Soudan fédéral que ceux reconnus au Sud contrôlé par l'APLS, y compris une part équitable des revenus du pétrole et ses propres institutions autonomes.

Voilà donc les véritables enjeux de cette guerre : la volonté des leaders du Darfour et d'une frange dissidente du PCN islamiste d'être acceptés sur un pied d'égalité avec le régime islamiste et l'APLS dans une nouvelle série de négociations élargies sur l'avenir du Soudan.

Mais la responsabilité de la catastrophe humanitaire actuelle est aussi à rechercher parmi les dirigeants impérialistes qui ont entrepris de modeler le Soudan en fonction des besoins de leur ordre mondial - et de l'intérêt que portent leurs compagnies pétrolières aux réserves du pays. Le "processus de paix" lancé sous l'égide de l'impérialisme américain (avec le soutien total de la Grande-Bretagne), qui a conduit à l'accord de Navaisha, n'a jamais eu pour but de protéger les intérêts des populations. Son but n'a jamais été que d'imposer un compromis aux factions belligérantes afin que le pillage "ordinaire" du pays par les entreprises des puissances impérialistes puisse reprendre son cours - les ennemis "réconciliés" coopérant désormais pour soumettre la population en échange de quelques miettes prises sur les revenus pétroliers. Que les dirigeants américains l'aient prévue ou pas, cette politique s'est révélée à double tranchant. Car elle ne pouvait qu'encourager à la rébellion tous les aventuriers capables de se constituer une base suffisante pour prétendre à une place à la table des négociations, afin d'y échanger une part du gâteau pétrolier contre leur capacité à maintenir l'ordre. Et c'est exactement ce qui s'est passé au Darfour.

Les leaders occidentaux peuvent bien répandre des larmes de crocodile sur la misère du Darfour, leurs mains sont autant couvertes de sang que celles des dictateurs de Khartoum.

8 novembre 2004