Enseignement public : faux débats et vrai problème

Εκτύπωση
Novembre 2006

Les scènes de violence qui ont eu lieu dans une série de quartiers des banlieues pauvres du pays ont occupé le devant de l'actualité politique durant ces dernières semaines, sans pour autant enlever son actualité au débat sur l'enseignement public. Au contraire, pourrait-on dire, tant il apparaît que des agissements comme l'incendie de ce bus de Marseille dont a été victime une jeune femme relèvent d'une absence totale de conscience et même de repères qui est, pour une bonne part, le reflet de la carence éducative de cette société vis-à-vis de sa jeunesse. Si, heureusement, seuls quelques jeunes imbéciles en arrivent à ce genre de geste, c'est pour une grande partie de la jeunesse populaire que la faillite du système éducatif aggrave le problème de fond : le chômage et la misère qu'il génère.

Les dirigeants et partis politiques de gouvernement ne manquent pas de parler de l'urgence des mesures à prendre.

Ils en parlent en affectant de déplorer "l'échec scolaire" dans la jeunesse populaire. Mais pour le ministre de l'Éducation, de Robien, la cause en serait subitement devenue la "méthode globale" d'enseignement de la lecture en cours préparatoire : c'est ainsi qu'il a présenté les choses dans la foulée des violences de jeunes de l'automne 2005 ! Même si la méthode incriminée n'est plus pratiquée en tant que telle depuis longtemps. Cette attaque est le type même -tout comme lorsque Sarkozy lance subitement l'idée de la suppression de la "carte scolaire"- de l'opération de diversion. Diversion, car, dans le même temps, on supprime des classes et des postes dans tous les secteurs de l'éducation, on restreint les crédits en particulier en direction des zones défavorisées, etc.

Pourtant, l'essentiel, ce qui fait défaut à l'éducation nationale, ce sont avant tout les moyens, c'est-à-dire des effectifs qui soient à la hauteur des besoins et des enjeux -ce qui dépend des choix politiques des gouvernements en place.

Sur ce plan, l'attitude des dirigeants du Parti socialiste n'est pas différente. Ils prétendent que l'éducation est pour eux une priorité. Lors de leur deuxième débat télévisé, le 24 octobre, ses trois candidats à la candidature ont émis à ce sujet de belles phrases bien peaufinées : "L'éducation est au cœur de mon projet", "ma valeur fondamentale car tout y revient", "on ne fait pas assez pour l'investissement dans la ressource humaine" (Ségolène Royal); "il faut faire de bonnes écoles dans les quartiers sensibles" (Dominique Strauss-Kahn); "accroître l'offre scolaire dans les zones en difficulté", "mettre l'éducation au premier rang", "les enseignants sont des gens formidables" (Laurent Fabius). Comme s'ils n'avaient pas tous trois été ministres dans un passé qui n'est pas si lointain, et même Premier ministre pour Fabius, et même ministre déléguée à l'Enseignement scolaire pendant près de trois ans (aux côtés de Claude Allègre) pour Ségolène Royal !

Les problèmes, les femmes et hommes de gouvernement, présents, passés et à venir, les connaissent. Ils savent bien qu'ils ne se réduisent pas à des questions de méthodes éducatives ou de répartition des élèves à travers les établissements. Mais que la question est une question de crédits. S'ils étaient tant soit peu sincères et puisqu'ils invoquent l'urgence, une politique immédiate d'embauche d'adultes en grand nombre serait tout à fait possible. N'y a-t-il pas des dizaines de milliers de jeunes adultes qui sortent du système scolaire et universitaire, y compris avec des diplômes, des bacs + 2, 3, 4..., et qui ne trouvent pas d'emploi ? Sans oublier tous les vacataires et contractuels qui ont été renvoyés et qui ne demandent qu'à reprendre du service ? On pleure sur le taux de chômage des diplômés alors que dans le même temps l'État pourrait, s'il le voulait, en embaucher utilement des dizaines de milliers dans le cadre de l'enseignement public, des milliers d'instituteurs, de surveillants, d'aide-éducateurs, d'agents d'entretien, d'infirmières, d'agents de maternelle, etc.

Ces jeunes ne seraient pas suffisamment formés, pas compétents ? Ce n'est pas le cas de tous, et de toute façon l'État pourrait mettre les moyens nécessaires pour assurer une formation de base, au besoin. D'ailleurs, les tâches de surveillants et d'aide-éducateurs n'exigent nullement une longue formation. Et bien des enseignants eux-mêmes ont dû apprendre leur métier "sur le tas" pendant toute une époque, et ils l'ont fait. De toute façon, transmettre les bases des règles de la vie en société, des règles de comportement et d'hygiène; même enseigner à lire, écrire, s'exprimer et compter, transmettre en tout cas au moins ce qu'on sait, cela n'exige pas forcément un bagage académique considérable, face au niveau élémentaire auquel les problèmes se posent.

Oui, c'est avant tout une question de crédits. Les postulants potentiels ne manquent pas, en ces temps de chômage. D'ailleurs, soit dit en passant, on peut parier que même les volontaires bénévoles ne manqueraient pas. Car s'employer au service de l'éducation des jeunes des quartiers populaires, cela peut être une tâche enthousiasmante. A l'heure actuelle, il se trouve bien un certain nombre de lycéens des grandes classes, d'étudiants, y compris des grandes écoles, qui, à titre individuel, prennent sur leur temps libre pour aider des plus jeunes de milieux défavorisés dans leur scolarité. Dans le passé, plusieurs pays même pauvres ont offert des exemples de mobilisation bénévole de jeunes de la petite bourgeoisie pour des campagnes d'alphabétisation au sein des masses...

Alors, le budget de l'État français permettrait évidemment de faire autrement face au problème.

Mais, en réalité, les ténors de la vie politique n'ont cure de l'éducation de la jeunesse populaire. La faillite est la leur. Même si, dans leur cynisme, beaucoup osent la renvoyer sur "les familles" -y compris les plus démunies, du point de vue matériel mais aussi culturel.

S'ils affectent aujourd'hui de se préoccuper de l'état de l'enseignement public, si tous les grands partis ont tenu des "assises" ou des "conventions" sur l'éducation au cours de l'année 2006, c'est uniquement à cause de la proximité électorale. Pour eux, spéculer sur l'inquiétude des parents concernant l'avenir de leurs enfants peut être électoralement payant, d'où ces pseudo-débats au sujet de la "carte scolaire" ou des méthodes d'apprentissage de la lecture, qui sont autant de rideaux de fumée délibérés de la part tant du PS que de la droite. Chacun sort ses gadgets, ses mesurettes. C'est misérable.

Une volonté constante de réduire les coûts de fonctionnement de l'école publique

Le fond du problème n'est pas nouveau. Le système scolaire depuis qu'il existe n'a jamais fonctionné à l'écart de l'injustice sociale fondamentale. Depuis l'école de Jules Ferry, il ne s'est toujours agi de donner qu'un enseignement a minima à la majorité des jeunes des milieux populaires. Avec le temps et l'évolution de la société, il y a bien sûr eu des changements, ce minima s'est élevé, et avec l'explosion des naissances depuis la période qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale, l'entrée en masse des jeunes dans les collèges et les lycées, il concerne des effectifs scolaires beaucoup plus considérables.

L'ampleur de l'enjeu n'est donc plus la même, mais il reste que c'était largement prévisible.

Jusqu'aux années soixante, peu de choses ont cependant été modifiées. En 1959, la scolarité obligatoire est passée de 14 à 16 ans. Progressivement, alors qu'en 1960, seulement 20% d'une génération accédaient à la classe de sixième générale (car en général à l'époque la scolarité ne dépassait pas le niveau du certificat d'études primaires -le CEP), on en est arrivés à la réforme du ministre Haby de 1975. Tous les élèves devaient en principe désormais sortir du primaire pour continuer en entrant en sixième, et ce fut l'époque du "collège unique", d'apparence démocratique. Que tous les jeunes aient atteint à ce moment-là le niveau satisfaisant n'était pas le problème des gouvernants, il s'agissait en grande partie de faire semblant. Les "réformes" ministérielles ont suivi de manière récurrente. Avec la gauche au gouvernement, il y a eu Savary, puis Chevènement et l'annonce que 80% d'une classe d'âge devaient désormais atteindre "le niveau" du baccalauréat, moyennant quoi on a créé des "baccalauréats" au rabais, comme le "bac pro" (professionnel). Le baccalauréat classique, scientifique ou littéraire, étant censé être un diplôme d'accès à l'enseignement supérieur, le bac professionnel était lui répertorié au Journal officiel à la rubrique "Formation professionnelle", ce qui est éloquent.

Ensuite, Jospin, Bayrou, Allègre, Jack Lang, Luc Ferry, Raffarin et Fillon ont alterné pour laisser leur nom à des prétendues réformes. On peut s'en moquer, mais, au cours de cette trentaine d'années, cette succession révèle cependant une cohérence profonde : celle de la volonté de réduction des coûts de fonctionnement de l'école publique.

Elle s'illustre aujourd'hui par les chiffres que donnent les syndicats : par exemple, en cinq ans, près de 100000 postes ont été supprimés pour l'ensemble de l'encadrement éducatif. Les politiciens pérorent sur "l'égalité des chances" et la "nécessaire mixité sociale" à l'heure où le budget 2007 prévoit 8 700 suppressions de postes pour la seule Éducation nationale...

La "mixité sociale", un combat douteux

Le thème de la "mixité sociale" est en effet à la mode. Il s'agirait de prôner le mélange dans les classes d'enfants des milieux populaires et d'enfants de milieux aisés. Ce discours prétend que, en présence des mêmes enseignants, les premiers se verraient offrir les mêmes possibilités d'accès, non seulement aux diplômes mais à la connaissance et à la culture en général. Les différences sociales s'en trouveraient atténuées.

C'est évidemment un mythe, une fiction, et l'idéologie sous-tendue par cette expression de "mixité sociale" n'a jamais été celle des courants socialiste et communiste, pas même celle de "l'élite républicaine" ou de "l'École, creuset de la République". Le milieu scolaire ne peut pas être isolé de l'ensemble de la société.

Sans aucun doute l'enseignement public, même tel qu'il a été conçu en son temps et appliqué par la bourgeoisie sous la IIIeRépublique, a été une source de progrès pour des générations de jeunes enfants de paysans et d'ouvriers, ne serait-ce qu'en leur ouvrant le monde de la lecture. C'était un socle minimum, mais sur lequel le mouvement ouvrier et socialiste a pu trouver à s'appuyer pour élever la conscience de classe des exploités, et cela pendant plusieurs décennies. Encore faut-il rappeler, d'ailleurs, que la généralisation de l'enseignement public a été elle-même le résultat d'un combat opiniâtre, pour l'égalité d'accès des filles en particulier, pour l'accès de toutes et tous à l'enseignement secondaire, sans oublier le combat pour les soustraire au contrôle de l'Église. Mais de toute façon, les enfants et les jeunes des familles bourgeoises ont toujours bénéficié de possibilités éducatives privilégiées.

C'est évident dans le cas d'établissements d'éducation distincts, mais c'est vrai y compris s'il leur arrive de se retrouver dans les mêmes établissements que des jeunes issus de milieux ouvriers. Que des enfants de prolétaires puissent fréquenter des établissements communs avec des enfants de milieux aisés pendant quelques heures par jour, cela n'empêche pas les ressources des uns et des autres d'être inégales sur le plan culturel comme sur le plan matériel. L'accès à l'école pour tous ne signifie pas automatiquement un accès égal pour tous à l'éducation.

Mais, si les hommes politiques voulaient donner l'exemple d'une politique de "mixité sociale", que ne favorisent-ils ladite mixité en matière d'habitat ! Pourquoi ne promeuvent-ils pas des logements de qualité, mais bon marché, à Neuilly-sur-Seine ou autres banlieues et quartiers bourgeois ? Ils ne se montrent même pas capables de faire appliquer leur propre législation sur les quotas de logements sociaux théoriquement obligatoires dans toutes les communes ! Dans ces conditions, les termes de "mixité sociale à l'école" sont une triste plaisanterie.

Et on peut être quelque peu surpris de retrouver ce genre de tarte à la crème du côté de l'extrême gauche, comme par exemple dans un article de Rouge (n° 2172 du 14 septembre 2006) qui, sous le titre "Mixité nécessaire", qualifie la carte scolaire de "seul outil qui pourrait permettre de la maintenir en partie" -à condition bien entendu que cette carte scolaire soit améliorée. L'auteure de l'article propose à ce sujet "une sectorisation équilibrée qui s'imposerait alors sans possibilité de dérogation"- autant dire, un vœu pieux.

Faut-il être pour ou contre la carte scolaire ?

Depuis le mois de septembre, la "carte scolaire" a été érigée en effet en enjeu politique -ou, pour mieux dire, ou redire, en rideau de fumée.

Rappelons qu'elle a été créée en 1963 et qu'elle consiste en principe à affecter les enfants et les jeunes dans les établissements scolaires, à leurs différents niveaux, en fonction de leur lieu d'habitation (il faut relever cependant que cette obligation ne s'applique pas à l'enseignement privé sous contrat -ni d'ailleurs dans absolument toutes les villes). A l'époque, les effectifs explosaient : dans le primaire, le nombre d'élèves était passé de cinq millions au sortir de la guerre à 7,5 millions à la rentrée 1960-1961; dans le secondaire, durant la même période, il avait grimpé de moins d'un million à 2,5 millions (il a atteint cinq millions en 1980-1981).

Sarkozy a déclenché les hostilités en envisageant de supprimer ce système, tout en plaçant la "mixité sociale" dans les "principaux facteurs de réussite des élèves". Il écrit :

"La carte scolaire, qui était effectivement autrefois l'outil de la mixité, est devenue l'instrument de la ségrégation", "les établissements situés dans les quartiers les plus défavorisés sont devenus de véritables ghettos où le seul effet de la carte scolaire est d'y concentrer les élèves le plus en difficulté" ("Point de vue" dans Le Monde du 16 septembre). Moyennant quoi, il préconise la "liberté du choix de l'établissement pour toutes les familles". Pour TOUTES les familles, vraiment ?

Les établissements scolaires situés dans les quartiers pauvres sont de plus en plus des ghettos, en effet, parce que les logements populaires se trouvent de plus en plus concentrés dans des zones ou des quartiers-ghettos -une évolution qui s'est aggravée dans la plupart des agglomérations, où la séparation sociale entre habitants des centres-villes et ceux des banlieues n'a fait que s'accentuer. Dans de telles conditions, parler de "liberté du choix de l'établissement" pour toutes les familles n'est qu'une hypocrisie de plus.

La bourgeoisie grande et moyenne est moins concernée par la proximité géographique de ses lieux d'habitation avec les écoles "mal fréquentées"... Mais la presse a décrit comment bon nombre de familles de la petite bourgeoisie ont mis au point des "stratégies d'évitement" par rapport aux critères de la carte scolaire : demandes de dérogation pour faire entrer leurs rejetons dans les collèges ou lycées de leur choix, quelquefois justifiées sans doute, mais aussi en présentant de fausses domiciliations, par exemple, ou en demandant l'inscription dans des options rares, ou même crûment en invoquant l'éventuelle notoriété des parents; et, à défaut de succès, l'inscription dans des établissements privés, qui sont la plupart du temps confessionnels catholiques sous contrat avec l'État (97% de l'enseignement privé, quelque deux millions d'élèves), c'est-à-dire subventionnés par l'État. Grâce à ces subventions sur les fonds publics, ces établissements font leur miel des insuffisances du service public, c'est sa carence qu'ils mettent à profit.

Un article du Monde pouvait titrer, en septembre 2005, "Paris, capitale du contournement de la carte scolaire", en se servant des chiffres d'une étude publiée dans la revue Éducation et formations (juin 2005) : 40% des élèves de sixième ne sont pas, à Paris, scolarisés dans le collège public auquel ils sont rattachés, et encore cette estimation ne tient-elle pas compte des dérogations obtenues grâce à des domiciliations de complaisance. Pour l'ensemble du pays, ce pourcentage serait de 29%. Quant à Paris, les demandes de dérogation concernaient essentiellement les collèges publics du nord-est de Paris (19e et 20earrondissements) et du sud du 14e. Inversement, les collèges demandés se situaient presque tous dans les zones favorisées de la capitale. Nulle surprise.

Les parents qui cherchent à éviter à leurs enfants les collèges des quartiers pauvres (sans parler des banlieues) invoquent en général en premier lieu les problèmes d'insécurité qu'ils risquent d'y rencontrer, mais aussi la question du niveau, que la présence d'enfants de milieux immigrés, en particulier, menacerait de "tirer vers le bas". Ce sont des problèmes bien réels, qui se situent bien au-delà de l'existence d'une carte scolaire.

Alors, les courants qui, dans les milieux enseignants, syndicalistes, ceux du PCF ou quelquefois du PS aussi, s'insurgent contre toute remise en cause du principe de la carte scolaire, proposent néanmoins de l'améliorer, ne serait-ce qu'en corrigeant si possible ses aspects rigides et bureaucratiques. Et cela toujours au nom de la "mixité sociale" (même Villepin l'a mise sur son drapeau quand il a déclaré : "Nous avons collectivement intérêt à garder la carte scolaire, car elle correspond à un objectif tout à fait nécessaire de mixité sociale").

Pour autant, on ne voit guère quel progrès la suppression de la carte scolaire pourrait entraîner, sauf peut-être pour certaines familles qui ne parviennent pas à se débrouiller pour "déroger", ou bien qui ont actuellement des scrupules à ce sujet... Laisser s'établir un système éducatif franchement et ouvertement concurrentiel, en somme laisser faire les lois du marché dans ce domaine aussi, ce n'est certainement pas une perspective qui peut favoriser une nébuleuse "mixité sociale". Quand Sarkozy assortit sa proposition de "liberté de choix pour tous" de celle de créer un "organisme d'évaluation de chaque établissement scolaire", il donne une idée plus précise de ses visées contre le service public unique national de l'éducation. Il précise qu'il doit s'agir d'évaluations détaillées, mesurant les résultats des élèves, l'ambiance au sein des établissements, etc., évaluations fondant des classements qui seront "évidemment à la disposition des parents". Ce genre de classements a déjà commencé à montrer le bout de son nez avec la publication d'une hiérarchie des lycées en fonction des résultats au bac, ou encore plus récemment avec celle d'un classement des établissements jugés "violents". Dans le même ordre d'idées, un docteur en sciences sociales vient de proposer que l'affectation dans un collège et dans un lycée se fasse sur la base d'un concours, à l'échelle de chaque agglomération, que passeraient tous les élèves, qui ensuite choisiraient leur établissement en fonction de leur classement... Trêve d'hypocrisie, explique ce Philippe Genestier au journal Le Monde, puisque le fonctionnement profond de la société est concurrentiel, à l'école comme ailleurs, alors autant s'incliner devant la réalité existante (quitte à faire quelques bons gestes en direction des établissements "les moins attractifs").

Ségolène Royal se place sur le même terrain. Avant de revenir un peu en arrière, elle a commencé elle aussi par demander la suppression de la carte scolaire, avec cet argument -"gauche" oblige- qu'au moins, on se rendrait compte ainsi des établissements les plus délaissés et on pourrait distribuer les moyens en conséquence. Comme si les services de l'Éducation nationale n'étaient pas parfaitement au fait des problèmes. Alors, aujourd'hui, quand elle déclare que "l'idéal" serait de "supprimer la carte scolaire" ou au moins de "desserrer ses contraintes" afin de "mettre en place une forme de choix entre deux ou trois établissements" en ajoutant superbement : "à condition que les établissements les plus délaissés soient renforcés avec des activités culturelles de haut niveau", que faut-il entendre par "des activités culturelles de haut niveau" ? Un conférencier, une pièce de théâtre, de temps à autre ? Nous voilà à nouveau dans les bonnes œuvres... On est dans le même registre que les quelques gadgets mis en avant par le gouvernement : quelques cas de "réussite" sociale exceptionnelle exhibés à la télévision, les "classes d'excellence" des collèges, les collèges "ambition réussite", les quotas d'élèves du "9-3" admis au lycée HenryIV de Paris, etc., et qui s'apparentent aux aumônes pour "travailleurs méritants" que la bourgeoisie connaît bien.

Il n'y a lieu ni d'être pour ni d'être contre la "carte scolaire". C'est le type même du faux débat qui ne sert qu'à occulter les véritables responsabilités.

Comment apprendre à lire ? une mauvaise querelle

Un autre exemple de faux débat a été fourni, au cours de l'hiver dernier, par les polémiques sur l'apprentissage de la lecture.

De Robien ayant annoncé une circulaire à venir sur ce sujet (intitulée Apprendre à lire, elle est parue le 3 janvier 2006), la presse lui a accordé une large publicité. Ainsi, Le Parisien du 8 décembre 2005 y consacrait une page et demi, sous le titre : "De Robien : "Je supprime la méthode globale". Courant janvier, Le Point titrait : "Robien et la pédagogie du bon sens", Le Figaro magazine : "La révolution du bon sens"...

Le texte de la circulaire elle-même est plus nuancé, ou plus prudent. Il affirme cependant "attendre des maîtres qu'ils écartent résolument (les) approches globales de la lecture" et se servent de la méthode dite "syllabique". Et dans les médias, De Robien s'est exprimé de manière très catégorique, voire brutale.

Les "méthodes globales" se sont trouvées promues au rang de boucs-émissaires de l'échec scolaire... et les instituteurs pris pour cibles. Pour ne pas voir les préoccupations politiciennes qui ont fait surgir ce type d'attaque à ce moment, il faudrait être naïf, et cela a suscité un tollé dans les milieux éducatifs. En réalité, cette question est une vieille lune et cette mise en opposition dépassée. "La méthode globale" était d'ailleurs déjà écartée des programmes et pratiquement plus utilisée en tant que telle dans les classes, au profit de méthodes mixtes. L'enseignement de la lecture doit, peut-être, passer initialement par une étape de B.A. - BA et de déchiffrage pour que progressivement l'enfant accède à une lecture plus "globale", puis à celle des adultes. Quoi qu'il en soit, les difficultés que rencontrent certains enfants pour apprendre à lire tiennent sans doute à un ensemble de raisons; les techniques employées, globale, semi-globale, syllabique, mixtes, ne sont pas seules en cause. De toute façon, pour que les maîtres puissent les adapter au rythme de chaque enfant, encore faut-il que les effectifs de leurs classes le permettent... donc les effectifs enseignants.

Et il y a une autre réalité. La circulaire de Robien proclame catégoriquement que "le cours préparatoire est le temps essentiel de cet apprentissage" [de la lecture]. En réalité, c'est déjà un peu tard. Les enfants ne se présentent pas à égalité à l'entrée au cours préparatoire. Leur capacité face à l'apprentissage de la lecture est tributaire de ce qu'ils savent déjà, et en particulier du bagage de vocabulaire oral qu'ils ont déjà pu acquérir d'une part dans le milieu familial et de l'autre dans les classes maternelles. S'ils ont déjà un bagage, l'apprentissage se fera mieux et plus vite. Ce qui confère d'emblée, dès la petite enfance, un avantage aux petits des familles aisées et cultivées, à ceux à qui on a mis des livres entre les mains dès le plus jeune âge, à qui on a pu souvent raconter des histoires en leur faisant la lecture. C'est là que les classes de maternelle publiques (complétées parfois par des "Bibliothèques des tout-petits" et autres "associations de bébés bouquineurs") peuvent compenser, au moins en partie, les insuffisances des familles démunies, les difficultés de parents qui ne s'expriment pas, ou s'expriment mal, en français, les difficultés liées aux mauvaises conditions de logement, à la misère grandissante dans les milieux populaires.

A l'entrée en cours préparatoire, bien des choses sont déjà mises en place dans les petites têtes. Une politique volontariste destinée à assurer les meilleures conditions de formation pour tous les enfants placerait le souci de l'enseignement pré-scolaire (dans les maternelles) parmi ses priorités. Particulièrement là où se retrouvent des enfants de multiples origines et de langues maternelles différentes. Dans l'idéal, le mélange de ces enfants pourrait être une source de richesses stimulante pour leur formation, mais encore faudrait-il que les maîtresses n'en aient pas trop sur les bras en même temps, qu'elles puissent réellement s'occuper de l'éveil intellectuel et social de chacun, que les enfants non francophones soient spécialement pris en charge... Ou encore, par exemple, que les mères qui viennent se renseigner à l'école y trouvent quelqu'un pour les aider à traduire et comprendre ce qui se dit... en principe à leur intention.

On voit bien l'intérêt du ministre à, notamment, minimiser l'importance de l'enseignement pré-scolaire en un temps où les autorités cherchent, à des fins d'économies, à réduire le rôle des écoles maternelles à celui de simples garderies, d'ailleurs souvent surchargées.

Une politique volontariste de formation de l'ensemble de la jeunesse

Le défi que l'État de la bourgeoisie française, sous la IIIeRépublique, s'est montré capable de relever en son temps -"un niveau minimum pour tous"-, devrait être aujourd'hui d'une plus grande ampleur, et surtout il viserait "le niveau maximum pour tous". Mais les moyens de l'État pourraient aussi être sans commune mesure, s'ils ne servaient pas à gonfler les finances du patronat.

Face aux inégalités liées au milieu social et à la diversité des populations, il faudrait mettre les moyens nécessaires en faveur des conditions de scolarité dans les banlieues, quartiers, zones rurales, défavorisés. Les "zones d'éducation prioritaire" créées en 1981 n'ont jamais bénéficié d'une aide ciblée suffisante. Les enseignants, souvent des débutants, y sont confrontés à des situations particulièrement difficiles, face auxquelles on pourrait penser que des enseignants plus expérimentés, ou mieux formés, seraient mieux armés. Mais, de toute façon, est-ce si fou d'imaginer qu'ils pourraient bénéficier d'horaires allégés ? Les professeurs agrégés des "bons" établissements des grandes villes, où l'enseignement est tout de même généralement plus facile, ont bien un nombre d'heures d'enseignement inférieur à celui de leurs collègues.

Des effectifs en grand nombre, dans toutes les catégories de personnels concernés, c'est la première des choses nécessaires à l'enseignement public, et en ces temps de chômage massif ce n'est certainement pas, répétons-le, un objectif irréaliste.

Et puis, ensuite, bien évidemment, des gouvernants qui se soucieraient vraiment de l'avenir de la jeunesse favoriseraient en plus des financements pour les locaux, salles et bureaux, les laboratoires, les matériels, les ouvertures sur le monde (pas seulement celui du football...), des financements pour les cantines scolaires. Cela pourrait changer le visage de ces établissements, et même les rendre attractifs tant pour les jeunes et leurs parents que pour le personnel qui y serait affecté.

De telles conditions étant réunies, mais alors seulement, certaines des discussions auxquelles on assiste dans le cadre actuel pourraient ne pas rester des discussions creuses et sans portée : les discussions sur le choix des méthodes pédagogiques, sur les matières à enseigner, sur les effectifs "idéaux" dans les classes, etc.

L'école publique a représenté, pour des générations de jeunes, un espace de liberté par rapport à leurs familles, dès les petites classes. A combien d'entre eux a-t-elle permis autrefois d'échapper, au moins en partie, aux travaux des champs ? Un lieu d'émancipation aussi en soustrayant les jeunes, au moins partiellement, aux carcans des traditions, des religions, des préjugés de caste et de la misogynie ambiante. Un lieu d'émancipation particulièrement pour les filles, qui peuvent et doivent y trouver les instruments de leur égalité (on l'a vu notamment dans la question du voile).

D'ailleurs, le lycée, l'université, ont aussi fourni un espace de liberté à bien des jeunes privilégiés, sans doute parmi les meilleurs, issus de familles bourgeoises, en leur ouvrant d'autres horizons que l'univers étriqué de la "réussite" dans cette société.

Que l'école publique en vienne un jour à jouer pleinement ce rôle à grande échelle est sans aucun doute hors de portée de la société capitaliste et bien au-delà de l'horizon de la classe bourgeoise. Mais le minimum serait d'œuvrer dans un sens qui ne soit pas régressif... Sinon, on pourra toujours parler d'échec scolaire, d'échec de l'Éducation nationale, du corps enseignant, etc. : mais c'est l'incapacité de la société bourgeoise et de ses gouvernements à préparer l'avenir que cela signe.

Tout ce que les hommes politiques de la bourgeoisie savent faire, pour cacher les désastre résultant de leur politique, c'est exhiber les quelques cas de réussite individuelle issus des quartiers pauvres.

Le vrai problème est tout autre. Il est d'œuvrer à assurer aux jeunes de milieux populaires les bases intellectuelles et culturelles, l'équipement en connaissances, qui pourraient les aider à comprendre le monde, les rendre conscients et solidaires de leur classe sociale, qui pourraient les aider à transformer leurs réactions de révolte en un engagement collectif en faveur des exploités et des opprimés.

8 novembre 2006