Espagne - Les partis gouvernementaux et le problème basque : une politique marquée par l’héritage franquiste

Εκτύπωση
Avril 2007

Rien ne saurait justifier l'attentat commis par l'ETA, le 30 décembre 2006, à l'aéroport de Madrid. Pas plus que ne sont justifiables les attentats aveugles qui l'ont précédé, les nombreux assassinats commis contre des élus du Parti socialiste ou du Parti populaire, ou contre des ex-militants de l'ETA ayant renoncé à la lutte armée.

Ces attentats, qui peuvent apparaître comme un glissement vers une violence de plus en plus aveugle, ne marquent cependant pas une rupture avec les choix fondamentaux faits par les fondateurs de cette organisation depuis les années soixante. En effet, la formation d'un appareil terroriste ne considérant les masses qu'il prétendait défendre que comme des forces accessoires, y compris quand il visait des hauts dignitaires franquistes comme l'amiral Carrero Blanco, et même s'il bénéficiait alors de la sympathie de beaucoup d'opposants à la dictature, portait en germes l'ETA d'aujourd'hui.

Mais présenter les choses, comme l'ont fait la plupart des commentateurs, en opposant les affreux terroristes de l'ETA aux gentils démocrates que seraient les dirigeants des partis gouvernementaux espagnols, relève de l'escroquerie.

En Espagne, le problème basque ne se résume pas à l'existence de l'ETA. C'est un problème politique majeur, ainsi que l'atteste l'importance électorale du nationalisme basque. Depuis l'existence d'un gouvernement autonome basque en 1980, celui-ci est dirigé par le PNV (Parti nationaliste basque) et ses dissidents d'EA (Eusko Alkatarsuna - Solidarité basque). Mais depuis près de trente ans aussi, une fraction non négligeable de l'électorat (de 10 à 15 % des voix selon les scrutins) accorde ses suffrages aux candidats se présentant au nom du nationalisme radical (Herri Batasuna - Unité populaire - à l'origine, devenu au fil de ses démêlés avec la justice Euskal Herritarok - Ceux du Pays basque -, puis Batasuna - Unité - tout court). Et au problème politique posé par l'existence de ce courant nationaliste radical, aucun des grands partis, qui se sont succédé au pouvoir à Madrid depuis la « transition politique » qui a suivi la mort de Franco, n'a été capable d'apporter une solution.

Ce n'est certes pas que les hommes qui ont dirigé cette transition politique aient méconnu les aspirations nationales d'une large fraction des populations du Pays basque, de la Catalogne ou de la Galice (les trois régions auxquelles la République avait reconnu le droit à l'autonomie avant la guerre civile), après près de quarante années d'une dictature qui avait longtemps tenté d'interdire de parler ou d'écrire dans une langue qui ne soit pas celle « de l'empire ». Au contraire même, Adolfo Suarez, le chef du gouvernement de droite qui présida à cette transition, et qui craignait d'être débordé par des revendications sociales, en particulier dans une Catalogne aux riches traditions de combativité ouvrière, vit très vite tout le parti qu'il pouvait tirer du fait d'offrir aux partis de gauche, à la petite bourgeoisie intellectuelle, la perspective de la mise en place de structures régionales autonomes, avec les sièges, les postes qui iraient avec.

Mais ces structures, il entendait les mettre en place à sa façon.

En Catalogne, dès septembre 1977, il rétablit la Généralité (le gouvernement autonome de la région), non pas en faisant procéder à des élections qui auraient pu être un succès pour les formations de gauche, mais en plaçant d'autorité à sa tête Tarradellas, son président en exil. C'était certes un geste vis-à-vis de tous ceux qui, en Catalogne ou ailleurs, aspiraient à l'autonomie régionale, mais aussi une manière de montrer que c'était lui, Suarez, qui commandait.

Trois mois plus tard, l'autonomie du Pays basque, où la présence de l'ETA créait une situation plus difficile à gérer, était reconnue à son tour. Là aussi, on revint apparemment à la situation de 1936, mais sans tenir compte de ce qui avait pu changer depuis. Sous prétexte que quarante ans plus tôt la Navarre, la plus grande des provinces basques, avait voté contre le statut d'autonomie négocié sous la république, et sans consulter les populations, Euzkadi (le Pays basque) fut réduit aux provinces de Guipuzcoa (San-Sebastian), de Biscaye (Bilbao) et d'Alava (Vitoria), et la Navarre, où le nationalisme basque était tout aussi vivant, fut constituée en une communauté autonome particulière.

Le retour à l'autonomie de la Catalogne et du Pays basque était d'ailleurs noyé par la multiplication des régions autonomes dans le processus constitutionnel. Au terme de celui-ci, l'Espagne se voyait découpée en 17 régions autonomes (avec des degrés d'autonomie très différents de l'une à l'autre), dont certaines correspondaient à un découpage historique, comme le Pays valencien ou l'Aragon, d'autres pas, comme la région autonome de Madrid. Et l'on peut même s'interroger sur les raisons qui ont fait ériger la région de la Rioja, certes célèbre pour la qualité de ses vins, mais peuplée seulement de 300 000 habitants, en communauté autonome à part entière.

Ce découpage, décidé par en haut, ne satisfaisait évidemment pas les nationalistes basques radicaux qui réclamaient la reconnaissance du droit du peuple basque à l'autodétermination.

Suarez n'avait aucune envie de les suivre sur ce terrain, et de toute manière, s'il y avait été favorable, il n'aurait sans doute pas eu une marge de manœuvre suffisante pour le faire. C'est que l'Etat de la « démocratie » juan-carliste était directement hérité du franquisme, avec un appareil militaire et policier qui avait été dressé à la lutte contre tout ce qui pouvait menacer « l'unité » de l'Espagne. Cet appareil avait eu quelques difficultés à accepter la légalisation du Parti communiste. Il voyait d'un plus mauvais œil encore les concessions aux nationalismes basque et catalan.

En février 1981, après que Suarez, lâché par une partie des cadres du parti, l'Union du centre démocratique, qui s'était formée autour de lui en 1978, eut été amené à la démission, la tentative de putsch du colonel Tejero montra qu'une fraction de l'armée entendait remettre en cause la politique suivie depuis trois ans. Car derrière le colonel de la garde civile, qui avait pris la Chambre des députés en otage, il y avait des officiers généraux, et non des moindres, à commencer par un proche du roi, le général Armada.

Les choses rentrèrent finalement dans l'ordre constitutionnel après que le roi eut jeté son poids dans la balance. Mais cet ordre constitutionnel signifiait qu'au Pays basque, la police et la garde civile continuaient à mener la lutte contre les « etarras », les militants et sympathisants de l'ETA, avec les mêmes méthodes que par le passé. On continuait de torturer dans les commissariats. Et au contentieux né de la période franquiste, au cours de laquelle peu de familles basques n'avaient pas eu un ou plusieurs des leurs frappés par la répression, s'ajoutaient de nouvelles raisons de soutenir les nationalistes radicaux. On ne peut pas comprendre le soutien dont l'ETA bénéficie dans une partie de la population basque si on ne prend pas en compte cette situation.

L'arrivée au pouvoir du Parti socialiste (PSOE) de Felipe Gonzalez, en 1982, ne marqua aucun changement dans la politique du gouvernement par rapport au problème basque. L'ETA militait pour l'indépendance du Pays basque, mais ce n'est pas cela la revendication qu'elle mettait en avant face au pouvoir central. Ce qu'elle revendiquait, c'était le droit du peuple basque à disposer de lui-même, à l'auto-détermination. Nul ne peut dire, évidemment, si la reconnaissance de ce droit aurait amené l'ETA à renoncer au terrorisme. Mais c'est de toute manière un droit démocratique élémentaire, que la Révolution russe de 1917, par exemple, reconnut à tous les peuples de l'ancien empire tsariste. Le gouvernement socialiste se garda cependant bien de mettre l'ETA au pied du mur en reconnaissant ce droit. Bien qu'au fil des années, le personnel de l'appareil d'Etat espagnol se soit renouvelé, que le nombre de ceux qui avaient vécu la guerre civile comme une croisade, non seulement contre le mouvement ouvrier, mais aussi contre le « séparatisme » basque ou catalan, se soit progressivement amenuisé, durant toute la période où il resta à la tête du gouvernement, de 1982 à 1996, Felipe Gonzalez ne fit rien, en ce qui concerne le problème basque, qui pût mécontenter les nostalgiques de l'Espagne « une », ni qui risquât de lui attirer les critiques du Parti populaire (PP), le grand parti de droite longtemps dirigé, en la personne de Fraga Iribarne, par un ancien ministre de Franco.

Le gouvernement socialiste ne donna même pas satisfaction à la revendication, soutenue par une fraction importante du peuple basque, de l'incarcération des prisonniers politiques basques près de leurs proches, alors que nombre d'entre eux sont détenus à l'autre bout du pays, à un millier de kilomètres, ce qui rend très difficiles les visites des familles.

Au contraire même, toute la politique du PSOE vis-à-vis du PP, en ce qui concerne le problème basque, s'est ramenée à la recherche d'un consensus avec la droite. Pire, le gouvernement socialiste espagnol s'est engagé dans une politique de contre-terrorisme, y compris sur le territoire français. De 1983 à 1987, des espèces d' « escadrons de la mort », les GAL (Groupes antiterroristes de libération), kidnappèrent ou assassinèrent sur le territoire français des dizaines de militants de l'ETA... ou soupçonnés de l'être. Les liens de ces GAL avec la police espagnole, que l'on pouvait soupçonner depuis longtemps, éclatèrent au grand jour en 1988, avec la condamnation, suite à une procédure engagée par le parquet de Bayonne, de deux policiers espagnols. Six ans plus tard, menacés d'une nouvelle inculpation, les deux hommes mettaient en cause les sommets de l'appareil policier, jusqu'au ministre socialiste de l'Intérieur, José Barrionuevo. Bien évidemment, les agissements des GAL en France n'auraient pas été possibles s'ils n'avaient pas bénéficié d'un certain nombre de complicités dans la police française.

Naturellement, l'arrivée au pouvoir du Parti populaire, en 1996, n'allait rien arranger au Pays basque. Les autorités espagnoles s'employèrent à empêcher toute expression légale du nationalisme radical. En décembre 1997, l'ensemble de la direction de Herri Batasuna était arrêtée, et ses vingt-trois membres condamnés à sept ans de prison. En 1998, le quotidien Egin était interdit. En août 2002, Batasuna l'était à son tour, tout cela au nom de liens avec une organisation terroriste, qui existent sans doute, mais toutes mesures aussi qui n'étaient pas faites pour encourager au sein du nationalisme radical ceux qui condamnaient le recours à la violence aveugle.

Bien évidemment, chacune de ces mesures, comme chaque arrestation de dirigeants présumés de l'ETA, était présentée comme le commencement de la fin de cette organisation. Cependant, de dernier quart d'heure en dernier quart d'heure, l'ETA a traversé trente années de post-franquisme, et n'a pas disparu de la scène politique.

Mais pour le Parti populaire, cette politique visait surtout à séduire tout ce qu'il y avait de plus réactionnaire dans l'électorat espagnol, en s'appuyant sur le fait qu'en dehors du Pays basque, la politique de l'ETA et son recours au terrorisme sont l'objet d'un rejet quasi unanime dans le peuple espagnol, y compris dans la classe ouvrière.

L'opposition du Parti populaire au « séparatisme » catalan ou basque est cependant à géométrie variable. Quand, à la suite des élections législatives de 1993, le PSOE perdit la majorité absolue à l'Assemblée, il gouverna avec l'appoint des voix des députés nationalistes catalans de Convergence et Union, la formation dirigée par Jordi Pujol, et des Basques du Parti nationaliste basque. Le PP accusa alors le PSOE de livrer l'Etat aux intérêts particularistes des partis « anti-espagnols ».

Lors des élections législatives suivantes, en 1996, les sondages de sortie des urnes commencèrent par annoncer que le Parti populaire disposerait de la majorité absolue à l'Assemblée. Et les partisans du PP manifestaient alors au cri de « Pujol, enano, habla castellano ! », c'est-à-dire « Pujol, nain (il n'est pas très grand), parle castillan ! ». Mais quand les résultats définitifs montrèrent que le PP ne bénéficiait que d'une majorité relative, Aznar se souvint que lui aussi parlait catalan, les leaders de son parti redécouvrirent les charmes de la Catalogne... et l'intérêt de l'appui des nationalistes catalans à l'Assemblée, comme de celui des députés du Parti nationaliste basque (PNV) et du Bloc nationaliste galicien.

Les élections de mars 2000, en donnant au PP une majorité absolue à l'Assemblée, l'ont libéré du souci de se trouver des alliés au Parlement espagnol. Mais c'est au sein du Parlement basque qu'allait se livrer une bataille démontrant une fois de plus le caractère politicien de toutes ces alliances électorales.

En 1998, l'ETA avait proclamé une trêve unilatérale (ce n'était ni la première, ni la dernière trêve totale ou partielle annoncée par cette organisation), et sa vitrine politique (connue à ce moment-là sous le nom d'Euskal Herritarok - Ceux du Pays basque) avait signé un accord avec le PNV. Les élections du 16 octobre donnèrent une majorité relative au PNV, mais l'appoint des députés d'Euskal Herritarok, qui le soutenaient sans participer au gouvernement, lui permirent de diriger la région sans problème... jusqu'à la rupture de la trêve par l'ETA et la défection des nationalistes radicaux au Parlement basque. S'en suivirent alors de nouvelles élections anticipées au Parlement basque qui virent le Parti socialiste et le Parti populaire faire bloc contre le PNV et son allié EA (Eusko Alkatarsuna), sans empêcher ceux-ci de sortir vainqueurs de ces élections.

Lorsque l'ETA avait mis fin à cette trêve, en novembre 1999, et repris ses attentats, les dirigeants du PSOE avaient manifesté aux côtés de ceux du PP contre l'ETA.

De 1978 à 2004, la politique du PSOE ne s'est donc pas démarquée de celle du PP quant au problème basque.

Ce n'est qu'après les élections législatives de 2004, et la victoire surprise du PSOE face à un Parti populaire qui s'était efforcé de faire retomber les responsabilités des attentats de la gare d'Atocha sur l'ETA, et avait persévéré alors même que l'enquête policière mettait au jour les responsabilités d'un réseau islamiste, que le chef du nouveau gouvernement socialiste, Zapatero, se déclara ouvert à la recherche d'un dialogue avec l'ETA. En mars 2006, l'ETA décrétait une trêve. En juin, Zapatero annonçait l'ouverture d'un dialogue avec l'ETA. L'attentat du 30 décembre à l'aéroport de Madrid a mis un point final à cette tentative. Il est difficile de dire ce que voulaient ses initiateurs, torpiller le processus en cours (si processus il y avait) ou faire pression sur le gouvernement Zapatero pour qu'il s'engage vraiment dans une négociation (auquel cas, c'était complètement raté). Mais le fait est qu'entre mars et décembre, les choses ne semblaient guère avoir évolué.

Le PSOE, après quelques hésitations, où il parlait seulement de suspendre le processus, s'est donc à nouveau aligné sur le PP, qui a évidemment saisi l'occasion pour dénoncer toute recherche d'une solution politique au Pays basque. Le PSOE est de nouveau sur la ligne du « pacte antiterroriste », une politique qui tourne le dos aux intérêts de la classe ouvrière.

Cela n'a pas suffi à désarmer le Parti populaire qui a multiplié les manifestations, mobilisé le ban et l'arrière-ban de la droite, pour réclamer la démission de Zapatero, accusé d'avoir cédé au « chantage d'ETA », après que le gouvernement socialiste eut décidé de placer en « détention atténuée » Iñaki De Juana Chaos.

Cet « etarra », accusé de vingt-cinq assassinats, et qui a déjà purgé près de vingt ans de sa peine, aurait dû sortir de prison dans un an. Mais il s'est vu infliger une nouvelle condamnation à plusieurs années de détention supplémentaires pour le contenu de deux articles publiés dans un journal nationaliste basque. Et c'est pour protester contre cette nouvelle condamnation qu'il avait commencé une grève de la faim qui, après 115 jours, l'avait conduit à un état qui d'après les médecins pouvait se révéler irréversible. La mesure de « détention atténuée » qui l'a concerné visait à le faire hospitaliser.

Le quotidien El País, favorable au PSOE, n'a pas manqué de rappeler que le gouvernement Aznar avait fait remettre en liberté, en 2000, au bout de 17 ans de détention, un autre terroriste de l'ETA, condamné à 55 ans de prison... qui, deux ans plus tard, abattait un conseiller municipal socialiste d'une balle dans la nuque. Mais le PP a une tout autre attitude dans l'opposition, et les considérations politiciennes passent alors au premier plan.

Cela n'a pas empêché Gaspar Llamazares, le porte-parole de la coalition Izquierda unida (Gauche unie), qui réunit ce qui reste du Parti communiste et des courants d'extrême gauche, d'en appeler à un nouveau « pacte anti-terroriste » entre tous les « partis démocratiques », c'est-à-dire avec le PP.

La politique de l'ETA, qui considère dans les faits tous les Espagnols, y compris les travailleurs, comme des adversaires, est évidemment criminelle. Mais elle n'est pas la seule à semer la confusion au sein de la classe ouvrière espagnole. Celle de la gauche espagnole, dont la seule ambition est de gérer au gouvernement les affaires de la bourgeoisie, et qui n'en finit pas de s'aligner sur une droite lourdement marquée par l'héritage franquiste, aboutit aux mêmes conséquences.

21 mars 2007