Hausses de prix, coups de colère, émeutes de la faim - Les soubresauts d’une société en crise

Εκτύπωση
Eté 2008

La petite scène qui s'est déroulée, au début du mois de juin, lors de l'audition de Christophe de Margerie, PDG de Total, devant la commission des Affaires économiques de l'Assemblée nationale, est plus significative des rapports de pouvoir réels que tout le clinquant de l'Élysée ou de Matignon.

Entendu par ladite commission qui sollicitait son avis sur la flambée du prix du pétrole, le PDG a fait état de son agacement devant une déclaration récente du secrétaire d'État à l'Industrie, Luc Chatel, suggérant que Total participe davantage au financement de la « prime à la cuve de fioul » en faveur des « ménages à revenus modestes », dont la hausse venait d'être annoncée par Sarkozy.

Comment donc ! Ce n'est quand même pas un ministricule, même s'appuyant sur le président de la République, qui va dicter au plus puissant des trusts français ce qu'il a à faire ! Le PDG veut bien donner son obole pour cette « prime à la cuve » mais à condition, précisa-t-il, que le gouvernement n'ait pas l'outrecuidance de le lui imposer.

Et Luc Chatel de se défendre, piteux, de vouloir taxer Total : « Au moment où chaque catégorie de Français souffre (...), où chacun fait des efforts, y compris l'État, il n'est pas anormal que les professionnels contribuent à cet effort collectif. » Oh, qu'en termes obséquieux ces choses-là sont dites, quand un membre du gouvernement ose s'adresser au trust pourtant bel et bien un des principaux responsables - et profiteurs - de l'emballement des prix des carburants !

Devant les protestations et les réactions de l'opinion publique, Christophe de Margerie a fini par consentir à lâcher 102 millions d'euros au titre de la reconduction de sa participation au financement de la « prime à la cuve de fioul ». Mais il l'aura fait de son « plein gré », et pas sur injonction... Cette prime, d'un montant de 150 à 200 euros, concerne les 700 000 ménages qui ne paient pas l'impôt sur le revenu. Rappelons tout de même que cent millions d'euros ne représentent que 0,8 ou 0,9 % des treize milliards d'euros de bénéfices de Total en 2007 !

Le gouvernement français n'est pas le seul à manifester son impuissance face aux groupes pétroliers. La flambée du prix du carburant était à l'ordre du jour de la réunion du G8 regroupant les ministres de l'Énergie des huit plus grandes puissances industrielles, rejoints pour l'occasion par ceux de la Chine, de l'Inde et de la Corée. On y a beaucoup parlé de la menace que la hausse du prix du pétrole fait peser sur l'activité économique. « Si nous laissons la situation comme elle est, nous pourrions arriver à une récession de l'économie mondiale », a claironné un des ministres participants. Mais les ministres n'ont fait que parler et le prix du pétrole continuera à grimper, si telle est la volonté de la petite dizaine de groupes pétroliers qui monopolisent la distribution du pétrole à l'échelle de la planète. Le véritable pouvoir dans cet univers capitaliste ne loge ni à la Maison-Blanche - où un acteur de série B et un clown texan discrédité font très bien l'affaire -, ni à l'Élysée ou au 10 Downing Street, pas plus que dans les sommets en tout genre, mais dans les discrètes salles de réunion des conseils d'administration des grands groupes industriels et financiers.

Explosion des prix du pétrole

Après plusieurs années de renchérissements progressifs, le prix du pétrole a véritablement explosé cette année.

Pour les classes populaires des pays riches, pour les salariés en particulier, la hausse du prix du pétrole s'est ajoutée à la hausse de bien d'autres prix, celle notamment des prix des produits alimentaires, pour faire reculer le pouvoir d'achat.

Les vagues successives des coups de colère, les pêcheurs rejoints par les agriculteurs puis par les patrons routiers et les taxis, ont montré que la hausse de prix a également touché l'infanterie de la classe capitaliste, les petits patrons de la pêche, les transporteurs routiers, les chauffeurs de taxi et, de manière plus générale, les PME des catégories professionnelles pour lesquelles les dépenses de carburant représentent une part importante de leur budget. À en croire leurs représentants, des professions entières sont menacées de faillite.

Il est des entreprises bien plus puissantes qui doivent encaisser le renchérissement du prix du pétrole. Le transport aérien notamment, où les plus fragiles des compagnies aériennes, ces fameuses « low cost » qui font fortune depuis quelques années, sont menacées de mettre la clé sous la porte. L'industrie automobile elle-même est affectée, ainsi que nombre d'entreprises de chimie.

La hausse du prix du pétrole ajoute un facteur d'instabilité de plus à une économie mondiale en pleine tempête financière et bancaire. Comme toujours en période de crise, les groupes les plus puissants trouveront les moyens de répercuter sur d'autres la hausse de leurs propres coûts. Les entreprises qui n'en ont pas la possibilité disparaîtront en entraînant leurs salariés dans leur naufrage.

D'aucuns parlent déjà de « troisième choc pétrolier », en référence surtout au premier qui, en 1973, avait ébranlé l'économie mondiale. Le « choc pétrolier » de 1973 et celui de 2008 ont en commun d'être une expression de la crise de l'économie ou, plus exactement, de la stratégie des trusts du pétrole pour en anticiper les conséquences. Ils en constituent en même temps un facteur aggravant majeur.

Lors du premier choc pétrolier, le prix du pétrole brut avait été multiplié par trois en quelques mois. Cette fois, la phase de renchérissement brutal est venue après une longue période de renchérissement progressif.

Entre 1986 et 2003, sur dix-sept ans, le prix du pétrole brut est plus ou moins resté stable entre 20 et 25 dollars le baril (avec même un effondrement brutal des prix en 1998, ramenant le baril à dix dollars). Depuis 2003, il est en hausse continue.

Dans les premiers jours de juin 2008, le prix du baril sur le marché mondial s'approchait de 140 dollars. Une multiplication par cinq donc en cinq ans ! Par quatorze même depuis le creux de la vague en 1998, il y a dix ans !

Les prix à la pompe n'ont pas été multipliés dans la même proportion. Les diverses taxes de l'État, qui représentent la plus grosse part dans le prix de l'essence ou du gazole à la pompe, amortissent en même temps les variations de prix à la production. Le sans-plomb 95 est cependant passé à la pompe de 0,94 euro en 1998 à 1,48 euro en juin 2008. Hausse nettement plus importante encore pour le gazole qui était à 0,67 euro en 1998, pour atteindre 1,45 euro en juin 2008 (source : Le Parisien-Aujourd'hui). Des prix qui ont plus que doublé en dix ans !

La hausse est suffisamment forte pour étrangler certaines professions, pour affecter brutalement le pouvoir d'achat des salariés, pour donner une impulsion puissante à l'inflation mondiale et pour ébranler l'ensemble de l'économie.

Il s'agit, bien sûr, d'un prix nominal. Les lobbies du pétrole répètent que la hausse est naturelle et parfaitement supportable car, pour une heure de smic, on peut acheter aujourd'hui à peu près la même quantité d'essence ou de gazole qu'il y a trente ans. À ceci près quand même que le smic, qui était un salaire minimum à l'époque, est en passe de devenir un salaire moyen, et que pour tous ceux - et ils sont de plus en plus nombreux - qui ne gagnent que les deux tiers, voire la moitié du smic, l'essence devient un produit de luxe, et l'usage de la voiture, un privilège de moins en moins accessible.

Comme à chaque choc pétrolier, gouvernants et médias s'échinent à inventer des causes qui vont des conditions climatiques aux problèmes politiques de tel ou tel pays producteur, en passant par la soif inextinguible de pétrole de la Chine ou de l'Inde !

Et chaque fois revient aussi l'antienne du caractère limité des stocks de pétrole. Dans ce concert de mensonges, paradoxalement, c'est Jean-Jacques Mosconi, un des principaux dirigeants de Total, qui approche de la vérité en affirmant : « Il n'y a pas de problème de réserves mais un problème de capacités de production qui sous-tend le prix élevé du pétrole. »

Ceux qui ont bonne mémoire et qui ont l'âge requis se souviennent que, lors du premier choc pétrolier, on affirmait que la Terre ne disposait que de trente ans de réserves. En d'autres termes, cela fait au bas mot cinq ans que les pompes à essence devraient être complètement à sec !

Si les réserves sont, comme toute chose en ce bas monde, en quantité limitée, on est loin d'avoir atteint cette limite. Les dirigeants de Total s'attendent à une hausse continue de la production mondiale jusqu'aux alentours de 2020 au moins, et à un plafonnement seulement après. Ils estiment à quarante ans environ leurs propres réserves connues, sans parler donc de celles qui sont susceptibles d'être découvertes d'ici là.

En mettant en cause les capacités de production, les dirigeants des trusts pétroliers en accusent les seuls États producteurs. Et de lancer, lors de la réunion du G8 en juin, un vibrant appel à l'OPEP, l'Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole, à bien vouloir augmenter ses productions. Là encore, l'histoire bafouille. Lors du premier choc pétrolier, dirigeants politiques et médias en accusaient les « émirs du pétrole ». Aujourd'hui, ça va de l'insécurité en Irak - réelle, mais à qui la faute ? - ou au Nigeria, au malthusianisme de certains États producteurs qui veulent économiser leurs réserves. Mais les dernières décennies ont montré à bien des reprises que les États producteurs, à la situation et aux intérêts politiques divergents, n'ont jamais pu s'entendre pour imposer une stratégie commune... sauf lorsque cela correspondait aux choix des « majors » du pétrole. Ce sont ces compagnies qui contrôlent, sinon toujours l'extraction, en tout cas le raffinage et la distribution du pétrole. Ce sont elles qui ont le pouvoir de peser sur les marchés pétroliers, bien plus en tout cas que l'OPEP, dont chaque pays membre mène sa propre politique. Sans oublier que bien des pays producteurs ne font pas partie de l'OPEP, notamment ces deux grands pays exportateurs que sont la Russie et la Norvège.

La capacité de production volontairement freinée par les trusts pétroliers

La stratégie des trusts est la même que celle qui avait abouti en 1973 au premier choc pétrolier : plutôt que d'investir massivement dans la découverte de réserves nouvelles d'hydrocarbures, plutôt que de construire de nouvelles raffineries et des moyens de transport supplémentaires (navires pétroliers, pipe-lines, etc.), il est plus rentable, dans une période d'instabilité économique, d'augmenter la masse de profits en augmentant les prix. La position de monopole des trusts pétroliers leur donne les moyens de cette stratégie.

Tirer le maximum de profits du pétrole avec un minimum d'investissements est, en outre, la meilleure façon de faire payer par les consommateurs, par avance, de quoi financer les recherches et les futurs investissements dans de nouvelles formes d'énergie que les majors du pétrole entendent bien contrôler.

C'est sur cette tendance à la hausse résultant de la stratégie des groupes pétroliers que se greffe la spéculation, c'est-à-dire l'intervention d'autres groupes industriels et financiers qui misent sur les matières premières en général et sur le pétrole en particulier.

Le scénario est, là aussi, parfaitement connu et revient régulièrement sous la plume des commentateurs économiques. Détournées de la spéculation immobilière, les masses de capitaux à la recherche de placements rentables se sont tournées depuis plusieurs mois vers les matières premières.

Le pétrole, en particulier. Un produit aussi indispensable qui semble orienté vers la hausse pour une longue période attire nécessairement les capitaux en quête de placements. Il s'agit d'acheter sur papier une certaine quantité de pétrole et de la vendre à terme, moyennant un bénéfice confortable. Les papiers représentant ces achats et ces reventes ont leur propre vie. Ils s'achètent et se revendent à leur tour.

D'après une récente enquête du journal Le Monde, les contrats à terme sur le pétrole représenteraient de 30 à 35 fois le volume du commerce réel du pétrole. Pour reprendre la comparaison développée par le responsable de la recherche matières premières à la Société Générale : « De 2000 à 2006, le volume physique de pétrole a augmenté de 13 % et le montant des produits dérivés (c'est-à-dire les papiers spéculatifs représentant les achats et les ventes à terme), de 260 % » !

Autant dire que cette demande purement spéculative tire les prix vers la hausse. Elle représente bien plus que l'augmentation de la demande réelle de la Chine ou de l'Inde !

Quelle est la part de la spéculation dans la hausse actuelle du prix du pétrole ? Personne n'est capable de le dire et, d'ailleurs, la question n'a pas vraiment de signification, tant les trusts du pétrole eux-mêmes se livrent à des activités spéculatives sur les prix de leurs propres productions.

Mais il est évident que, si le 6 juin, par exemple, le cours du baril de pétrole a augmenté en une seule séance boursière à New York de 11 dollars - une flambée jamais vue en une seule journée dans toute l'histoire du pétrole -, cela ne peut provenir ni de la demande croissante de la Chine ou de l'Inde, ni d'un hypothétique épuisement des gisements dans quarante ans, mais seulement de manœuvres spéculatives à court terme.

Emballement spéculatif sur toutes les matières premières

Il se passe le même phénomène pour la plupart des matières premières. On en parle un peu moins car le consommateur n'est pas directement affecté par la hausse du prix du cuivre, de l'aluminium ou du nickel. Mais il l'est évidemment indirectement, parce que les hausses de prix de ces matières premières sont répercutées sur le consommateur par toutes les grandes entreprises transformatrices. Du moins, celles qui sont assez puissantes pour en avoir la possibilité.

En tout cas, le cuivre comme l'aluminium flambent depuis trois ans. En 2003, la tonne de cuivre se négociait à 1 544 dollars. Au milieu du mois d'avril de cette année, elle a atteint un pic de 8 884 dollars.

Comme pour le pétrole, il y a la volonté des entreprises productrices de ne pas investir. Et, comme pour le pétrole, la spéculation a amplifié le phénomène.

Les fonds spéculatifs qui, rappelons-le, ne sont pas des extraterrestres dans l'univers industriel et bancaire, mais leur émanation, ne s'y connaissent ni en cuivre, ni en aluminium, ni en nickel. Mais ils s'y connaissent en instruments financiers. Ce qui leur permet de mobiliser, outre leurs propres capitaux et ceux de leurs donneurs d'ordres des grands groupes capitalistes en mal de placements, également du crédit bancaire. En spéculant dans une large mesure à crédit et en jonglant avec la multitude d'instruments inventés au cours des vingt dernières années par le monde financier, certains de ces groupes réalisent dans l'achat et la revente de matières premières des taux de profit de l'ordre de 100 % dans l'année !

« L'afflux massif de capitaux sur les marchés des matières premières, devenues un actif financier comme un autre, ne correspond pas à la réalité des échanges de marchandises », constate, attristé, Le Monde, en ajoutant que tout cela corrompt « le fonctionnement normal des marchés ».

Mais où passe donc la limite entre le fonctionnement normal des marchés et son fonctionnement cancéreux ?

Ce sont les mêmes capitaux dont une partie est investie dans la production pour dégager par l'exploitation la plus-value qui fait tourner l'ensemble de l'économie capitaliste et dont une autre partie importante, et en croissance, est consacrée à des opérations financières. Les opérations financières elles-mêmes portant sur les crédits, sur les changes, sur la manière de lever des capitaux, sont indispensables pour le fonctionnement des entreprises. Il faut rappeler que même les « produits dérivés », qui constituent aujourd'hui les principaux instruments des formes les plus dangereuses de la spéculation, ont été inventés pour protéger les entreprises d'aléas divers. La frontière est ténue et ô combien élastique entre l'usage spéculatif des capitaux et l'usage dit « normal ».

Les matières premières, devenues un « actif financier », n'ont pour autant pas cessé d'être des ingrédients indispensables à l'activité industrielle. La spéculation ne se déroule pas dans une sphère financière déconnectée de la production. Elle amplifie les soubresauts de l'économie capitaliste.

Les partisans de l'économie capitaliste considèrent l'économie de marché comme l'horizon indépassable car, disent-ils, la société n'a rien trouvé de mieux que la loi de l'offre et de la demande pour équilibrer les deux et, partant, pour adapter la capacité de production de la société à ses besoins. Passons ici sur le fait, fondamental, que cette loi ne tient compte que de la demande solvable et rejette ainsi d'emblée, pour une grande partie de l'humanité, les besoins les plus élémentaires. Mais, en outre, avec la financiarisation croissante de l'économie, la demande même solvable devient de plus en plus une fiction qui mélange les besoins réels solvables et les demandes spéculatives.

La nourriture devenue un « actif financier »

Les conséquences en sont particulièrement dramatiques lorsque la matière première devenue « un actif financier » est une matière première alimentaire. Spéculer sur les céréales par exemple, quitte à affamer la population, n'est certainement pas un phénomène nouveau. Mais le capitalisme moderne a inventé des instruments financiers pour pousser la chose à des niveaux sans précédent. Et par la même occasion, en multiplier les victimes.

Bien sûr, là encore, la spéculation seule n'explique pas tout. Elle ne fait qu'amplifier les choses. Derrière l'incapacité d'un nombre croissant de pays pauvres à nourrir leur population, il y a toute une évolution, toute une histoire qui se confond avec l'histoire du capitalisme.

Devant la multiplication des émeutes de la faim dans les pays pauvres, la FAO, officine créée par l'ONU, vient de consacrer un sommet à « la sécurité alimentaire ». Ce moulin à paroles n'a produit que des résolutions et des déclamations en direction de ces quelque huit cents millions de personnes souffrant en permanence de sous-alimentation et de malnutrition que le renchérissement brutal des produits agricoles fait basculer dans la famine. Son directeur général a mis les États devant leurs responsabilités : « Ces tristes événements ne sont que la chronique d'une catastrophe annoncée. »

Oui, la catastrophe, tout le monde la voit venir. Mais personne ne fait rien !

Lors de ce sommet de la FAO, le ministre de l'Agriculture français, Michel Barnier, a consenti à ce qui se voulait une sorte d'autocritique : « Après la décolonisation, nous n'avons sans doute pas suffisamment aidé ces pays à construire leur agriculture et à nourrir leur population. »

« Pas suffisamment aidé » ? Il fallait oser le dire. Et pourquoi faire l'impasse sur la colonisation ? C'est à coups de chicotte que la puissance coloniale française a imposé la culture du coton au Tchad ou celle de l'arachide au Sénégal, au plus grand profit des Boussac et Lesieur ! Pour le plus grand profit des firmes d'import-export qui se sont enrichies du négoce international du riz, qui a remplacé les produits alimentaires locaux que la culture de l'arachide ou du coton a chassés. Et c'est par le travail forcé que l'on a construit les quelques lignes de chemin de fer et les routes conçues pour permettre l'évacuation vers la métropole coloniale de ces produits, imposés au détriment des cultures vivrières.

L'autosuffisance alimentaire n'a pas disparu par hasard et encore moins du fait des populations autochtones. Elle a été détruite sciemment. Par la force du pouvoir colonial d'abord. Par le marché capitaliste ensuite.

Les mécanismes de l'économie capitaliste sont tellement merveilleux qu'il n'y a plus besoin de chicottes ni de travaux forcés pour imposer aux pays pauvres et à leurs gouvernements vénaux des cultures destinées au marché solvable des pays industriels développés. Y compris des produits alimentaires, des fruits et des légumes à contre-saison, mais dont la population locale ne voit « que » la couleur. La dernière en date de ces « innovations » qui font reculer encore les surfaces consacrées à la production vivrière est la production des agrocarburants. La boucle est bouclée : en procédant méthodiquement à la hausse du prix des hydrocarbures, les trusts du pétrole ont rendu la production des agrocarburants rentable, au point d'attirer des capitaux. Un nouveau contingent de paysans, volontaires ou contraints, est poussé à abandonner les cultures vivrières. Au lieu de produire de la nourriture, ils se la procurent sur le marché. Et, généralement, sur le marché mondial, la production de l'agriculture mécanisée - et, souvent, subventionnée - des pays industriels est plus rentable.

Nombre de pays pauvres, même parmi ceux qui étaient autosuffisants dans le passé pour les produits alimentaires, notamment en Afrique, sont devenus dépendants du marché mondial, de ses fluctuations, de ses soubresauts et, par conséquent, de ses spéculateurs et de ses spéculations.

L'humanité paye cher l'incapacité fondamentale de l'ordre économique actuel à satisfaire les besoins élémentaires de la société. Ce n'est même pas qu'il est incapable de faire face aux pénuries - c'est lui-même qui les engendre !

Une économie fondamentalement irrationnelle

Les dirigeants politiques, ceux de France comme ceux d'ailleurs, sont totalement incapables de conjurer les catastrophes engendrées par le fonctionnement de l'économie. Leur rôle n'est pas là : il est seulement d'ouvrir toutes grandes les caisses de l'État aux grandes entreprises, de satisfaire les exigences de ces dernières en matière de gouvernance politique et de justifier cet ordre social aux yeux de la population. Et quand ils ne remplissent plus efficacement ce rôle, ils sont destinés à servir de fusible : ils « sautent », par des élections dans les riches pays impérialistes, par la violence armée dans les pays pauvres, pour que le système, lui, demeure et que personne ne voie, derrière les marionnettes politiques, les puissances économiques qui les manipulent.

Ce qui se passe aussi bien dans les riches pays industriels que, avec infiniment plus de gravité, dans les pays pauvres montre que les classes laborieuses doivent se défendre même simplement pour que leurs conditions d'existence ne deviennent pas catastrophiques.

La hausse des prix du pétrole et des matières premières a déjà relancé l'inflation mondiale. Elle s'est ajoutée à la crise bancaire et au renchérissement du crédit qu'elle entraîne, pour raviver les affrontements entre entreprises qui représentent des étapes successives dans la chaîne de production, en vue de répercuter sur leurs fournisseurs ou sur leurs clients le renchérissement des coûts. Mais il est évident que toutes chercheront à répercuter ce renchérissement surtout sur leurs salariés. Chaque entreprise cherchera à compenser le renchérissement de ses coûts dû à celui des matières premières en faisant des économies sur la masse salariale.

Le premier choc pétrolier avait été suivi dans tous les pays du monde par une offensive contre les salaires. C'est ce qui se prépare cette fois-ci encore. On entend déjà de plus en plus souvent des commentaires sur le fait que, pour que l'augmentation des prix des matières premières et des produits alimentaires ne se traduise pas par une très forte inflation, il faut empêcher que les salaires suivent. Cela fait partie de la guerre psychologique contre la classe salariée, dans laquelle la bourgeoisie fait donner ses politiciens et ses valets de plume et de médias. En d'autres termes, une fois de plus, la classe capitaliste essaiera de faire payer par les salariés les désordres de son économie et les brigandages de ses trusts.

Aussi devient-il vital pour la classe ouvrière de se défendre contre ces deux principaux maux qui frappent la classe productive de cette société : le chômage et l'écroulement du pouvoir d'achat des salaires.

Se défendre sur le premier point implique d'imposer la répartition du travail entre tous sans diminution de salaire. Le second implique une augmentation générale des salaires et la protection de ceux-ci par l'échelle mobile des salaires, c'est-à-dire par l'indexation automatique des salaires sur les hausses de prix. À ces deux principaux objectifs s'ajoute celui de faire revenir en arrière le gouvernement, particulièrement antiouvrier et particulièrement réactionnaire, sur toutes les mesures prises dans le seul but d'appauvrir plus les classes laborieuses pour enrichir encore plus les riches (économies sur les services publics, sur les écoles, sur la santé, recul de l'âge de la retraite, attaques contre la durée légale du travail, franchises médicales, etc.).

Toutes ces luttes sont des luttes indispensables pour ne pas laisser les classes laborieuses s'enfoncer dans la pauvreté, mais elles sont purement défensives. Le capitalisme, tant qu'il sera le mode d'organisation de la vie économique et sociale, continuera à renforcer la mainmise des grands groupes sur la planète, avec toutes ses conséquences : rivalités autour du profit, spéculations, gaspillages colossaux d'un côté, famine de l'autre. Il n'est pas possible de régler les principaux problèmes de la société dans le cadre du fonctionnement capitaliste de l'économie.

Nombreux sont ceux qui constatent et dénoncent la menace que représente pour l'humanité la mainmise croissante de quelques centaines de grands groupes financiers sur la planète, ceux qui dominent les matières premières, l'énergie et jusqu'à la nourriture. Moins nombreux, déjà, sont ceux qui sont conscients que cette domination est inséparable de l'ordre économique capitaliste, devenu depuis longtemps un facteur de régression pour l'humanité. La crise actuelle et ses conséquences dramatiques sont l'expression présente de l'impasse de l'économie et de la faillite de la bourgeoisie, la classe sociale qui domine et parasite la société.

Le problème n'est cependant pas seulement d'en être conscient, mais d'empêcher l'humanité de foncer vers le précipice. Il n'y a pas d'autre alternative à l'évolution actuelle que le renversement politique de la bourgeoisie et la destruction de sa domination économique.

Encore faut-il des forces défendant une politique visant cette perspective ! Les réactions multiples, et souvent massives et violentes, contre les hausses de prix du pétrole, des matières premières et des produits alimentaires montrent que la société capitaliste n'est pas plus stable aujourd'hui qu'elle ne l'était au temps où un mouvement ouvrier puissant visait consciemment son renversement. La principale, sinon la seule différence est le recul profond, l'atomisation du mouvement ouvrier lui-même.

Les rapines des grands groupes capitalistes, leur mépris des intérêts élémentaires de la grande majorité de la population, suscitent, comme dans le passé, et susciteront toujours des réactions populaires, des émeutes, des révoltes. Beaucoup d'entre elles pourraient être l'amorce d'un processus révolutionnaire susceptible non seulement de menacer le capitalisme mais de le renverser.

La mondialisation, dont on nous rebat les oreilles pour aboutir à la conclusion qu'il n'y a rien à faire, n'a pas seulement mondialisé le brigandage des grands trusts. Elle a aussi renforcé le prolétariat mondial en transformant des millions, des dizaines de millions de paysans de Chine, d'Inde ou d'Afrique en prolétaires, en les agglutinant dans des bidonvilles immenses où règnent les mêmes conditions innommables que dans les premières villes industrielles anglaises lors de la révolution industrielle. Mais à une échelle incomparablement plus grande. Et la mondialisation, en ouvrant dans une certaine mesure les barrières entre nations, en mélangeant les peuples, fût-ce dans le drame et dans le sang, unifie dans les faits leurs destinées.

Les révolutions sont l'expression consciente de processus inconscients qui se développent dans les tréfonds de la société. Ce qui manque, et manque dramatiquement, c'est cette expression consciente, avec la volonté de pousser l'évolution économique et sociale jusqu'à la transformation ultime : l'expropriation de la bourgeoisie, le renversement du capitalisme et la réorganisation de l'économie sur la base de la propriété collective.

Il y a plus d'un demi-siècle, Trotsky parlait d'une crise de direction de la classe ouvrière. Aujourd'hui, cette crise de direction s'est propagée à l'ensemble du mouvement ouvrier et de ses organisations. C'est précisément ce recul du mouvement ouvrier qui laisse le champ libre à toutes sortes d'organisations réactionnaires virulentes, nationalistes, communautaristes, fondamentalistes, ethnistes. Mais, paradoxalement, c'est cela qui montre que la société est lourde d'ébranlements sociaux graves, sur lesquels surfent ces forces réactionnaires pour les utiliser à leur usage, stérile ou, pire, nuisible.

Lénine disait en son temps que la société bourgeoise secrète, pour ainsi dire sans discontinuité, une multitude de méfaits et d'ignominies susceptibles d'être l'amorce d'une révolution. Les émeutes de la faim dans les pays pauvres et, d'une certaine manière, même les vagues de contestation contre les hausses de prix, illustrent le fait que sa remarque n'a rien perdu de son actualité. Mais, pour que la révolte ne soit pas étouffée à peine commencée, ou pour qu'elle ne soit pas récupérée au profit de forces disposées à canaliser la colère sociale mais pas à transformer la société, il faudra que le prolétariat puisse intervenir dans les événements en tant que force sociale consciente de ses intérêts politiques.

Comment et quand surgira une force politique capable d'incarner cette perspective et de gagner sur cette base la confiance de la seule classe sociale susceptible de la réaliser, le prolétariat salarié dans toute la diversité de notre temps, c'est la seule question qui vaille à notre époque.

12 juin 2008