Le faux problème de l’identité nationale - La vraie question de l’identité sociale

Εκτύπωση
novembre 2009

Annoncé le 25 octobre, à la demande de Sarkozy, le « grand débat sur l'identité nationale » organisé par Éric Besson, le ministre de l'Immigration, de l'intégration, de l'identité nationale et du développement solidaire, a été officiellement ouvert le 2 novembre et devrait se prolonger jusqu'au 31 janvier, c'est-à-dire à quelques semaines des élections régionales, et ce n'est pas un hasard.

Ce titre de ministre de « l'Immigration, de l'intégration, de l'identité nationale et du développement solidaire », destiné à qualifier un ministre dont la principale tâche, comme ce fut le cas pour son prédécesseur Hortefeux, est de faire la chasse aux sans-papiers, est d'une parfaite hypocrisie. Mais il n'est pas que cela car, contrairement aux démagogues d'extrême droite qui peuvent se proclamer sans problème adversaires de toute immigration, le chef de l'État ne le peut pas. Ce n'est pas tant parce que les origines familiales de Nicolas Sarkozy de Nagy-Bocsa feraient apparaître tout propos de ce genre comme une blague, mais surtout parce que le grand patronat a besoin de la main-d'œuvre immigrée. Sarkozy se dit donc pour une « immigration choisie », en proclamant bien fort en même temps qu'il est pour l'expulsion des immigrés sans papiers.

Depuis la montée électorale du Front national, il y a vingt-cinq ans, celui-ci posait un problème à la droite classique : ou elle acceptait des accords avec lui, et elle risquait de perdre le soutien de la fraction la plus libérale - au sens politique du mot - de son électorat, ou elle se refusait à toute alliance, et risquait de se retrouver minoritaire face à la gauche.

Sarkozy a choisi de sortir de ce cercle vicieux pour la droite, de récupérer les voix qui se portaient sur le Front national, en tenant un langage, en particulier sur le thème de l'immigration, flattant les préjugés de cet électorat, et avec cet avantage sur Le Pen que lui, Sarkozy, avait réellement des chances d'être élu.

C'est ainsi que, lors de la campagne pour l'élection présidentielle de 2007, Sarkozy avait proclamé : « Parler de l'identité nationale ne me fait pas peur. (...) Je ne veux pas laisser le monopole de la nation à l'extrême droite. Je veux parler de la nation française parce que je n'accepte pas l'image qu'en donne Jean-Marie Le Pen. » Mais la manière dont Sarkozy parle de « l'identité nationale » était tellement proche de ce qu'en dit Le Pen qu'il récupéra effectivement les voix d'une bonne partie de l'électorat d'extrême droite.

Les raisons qui ont amené Sarkozy en octobre à refaire brusquement appel à cette ficelle déjà usée sont évidentes. Le fait d'avoir installé au ministère de la Culture un Frédéric Mitterrand qui ne cache pas son homosexualité, de l'avoir défendu quand la presse était pleine des confessions de celui-ci sur son goût pour les « gosses » thaïlandais, de s'être entêté à essayer de placer son fils de 23 ans à la tête de l'Établissement public d'aménagement de la Défense, a manifestement mécontenté une partie de l'électorat de droite. De fait, sa cote de popularité a fortement fléchi dans les sondages. Le Front national pourrait profiter de ce mécontentement. La relance d'un débat sur « l'identité nationale » est manifestement destinée à permettre à Sarkozy de reprendre l'électorat le plus réactionnaire en main.

Est-ce un bon calcul ? C'est le problème de Sarkozy. En tout cas ce n'est pas évident, car Marine Le Pen a aussitôt sauté sur l'occasion qui lui est donnée de développer les thèmes du Front national sur l'immigration.

Voilà en tout cas pourquoi les préfets et les sous-préfets devront organiser dans les semaines qui viennent, dans chaque arrondissement de chaque département, des réunions avec les « forces vives de la nation ».

Personne, dans l'opposition, n'a été dupe de cela. Tous les leaders du Parti socialiste ont dénoncé cette manœuvre de diversion. Mais ce n'est pas pour autant qu'ils ont refusé de s'engager dans ce faux débat. Ségolène Royal a au contraire déclaré : « Je considère que ce débat est un vrai débat. J'ai été d'ailleurs la première à poser la question de la nation et de l'identité nationale. Je souhaite qu'il ait lieu. La fierté autour du drapeau français est une revendication que la gauche doit porter car elle l'a trop longtemps laissée à la droite et l'extrême droite. » Manuel Valls a parallèlement déclaré que le PS « doit s'emparer » du thème de « l'identité nationale ».

Arnaud Montebourg, le jeune loup socialiste de Saône-et-Loire, a déclaré qu'il entendait, avec le PS, participer au débat. « Ce débat, on veut y aller », « nous irons défendre les valeurs de la France éternelle », a-t-il dit, en ajoutant : « Monsieur Sarkozy n'est pas le seul à frissonner en écoutant la Marseillaise ».

« La France éternelle », chère à de Gaulle, on aurait pu croire la formule abandonnée, tant elle est ridicule. Mais non. Montebourg va en défendre « les valeurs », alors que Sarkozy, lui, l'a rencontrée. « La France éternelle a le visage du commandant Kieffer » (le chef du commando français qui débarqua en Normandie le 6 juin 1944), a-t-il déclaré à Ouistreham à l'occasion du 64e anniversaire du jour J.

Quant au socialiste Pierre Moscovici, il a annoncé qu'il ne participerait pas à un débat « parfaitement cynique », « profondément malsain », mais en ajoutant : « Ce n'est pas comme ça que j'aime la nation, la patrie, la France. Et donc, nous devons, nous, nous emparer aussi de ce débat, mais avec notre agenda, à notre rythme, à notre manière, et ça ne se passera absolument pas dans les préfectures ou autour d'Éric Besson. »

Cet empressement à entrer dans le débat ouvert par Sarkozy ne peut surprendre que si on oublie que le Parti socialiste et l'UMP sont électoralement rivaux, mais qu'ils sont tous les deux au service de la bourgeoisie. C'est pourquoi ils se présentent comme des défenseurs de « l'unité nationale », ce qui, dans un pays comme la France, à notre époque, est une manière d'essayer de convaincre les travailleurs qu'ils ont des intérêts communs avec la bourgeoisie qui les exploite.

Pour convaincre le bon peuple de ce mensonge, les intellectuels de la bourgeoisie ont, consciemment ou inconsciemment, depuis des décennies, élaboré une « Histoire de France » destinée à étayer l'idée que la nation française existerait, sinon de toute éternité, du moins depuis très longtemps, Histoire qui n'a que de très lointains rapports avec la vérité.

Le temps n'est pas si lointain où l'on apprenait aux enfants des écoles, y compris à ceux des colonies et des territoires et départements d'outre-mer, que « il y a deux mille ans, notre pays s'appelait la Gaule et ses habitants les Gaulois ». Mais le « Gaulois » sert encore de référence aujourd'hui, même à des gens qui se prétendent de gauche, comme par exemple l'ex-Premier ministre de Mitterrand, et actuellement membre du comité Balladur, Mauroy, qui, à propos du projet de réforme des collectivités territoriales, s'est exclamé finement : « Il est impossible de faire bouger un peuple gaulois réfugié dans ses villes. »

L'invention des « gaulois » et des « gallo-romains »

Pourtant, cette évocation de « nos ancêtres les Gaulois » n'a que de lointains rapports avec la vérité historique. Il y a deux mille ans, le territoire de la France actuelle était occupé depuis cinq ou six siècles par des peuplades celtes, qui s'étaient vraisemblablement mêlées aux habitants déjà présents sur les lieux. Mais ce peuplement celte ne concernait pas que le territoire de la future France, il couvrait une partie bien plus grande de l'Europe occidentale ainsi que les îles Britanniques. C'est César qui inventa en quelque sorte la Gaule, ou plutôt « les Gaules », pour désigner les territoires dont il réalisa la conquête. Dans ses Commentaires de la guerre des Gaules, il montre cependant clairement la diversité des populations soumises, en écrivant : « L'ensemble de la Gaule est divisée en trois parties. Les Belges en habitent une, les Aquitains une autre, ceux qui portent le nom de Celtes dans leur langue et Gaulois dans la nôtre, la troisième. Tous diffèrent par la langue, les coutumes et les lois. »

À la même époque, le géographe grec Strabon écrivait à propos des Aquitains, c'est-à-dire des peuples qui vivaient alors entre Garonne et Pyrénées, qu'ils « diffèrent des peuples de race gauloise tant par leur constitution physique que par la langue qu'ils parlent, et ressemblent bien davantage aux Ibères ».

L'entrée de la Gaule dans l'Empire romain allait encore renforcer cette diversité de peuplement, car Rome pratiquait l'esclavage à grande échelle, et les esclaves étaient le produit des guerres de conquête, et provenaient donc en grande partie des territoires extérieurs à l'Empire.

Quant aux hommes libres, le génie de Rome fut de leur décerner assez rapidement les droits de citoyens romains (droits il est vrai réduits à peu de chose tant l'essentiel du pouvoir était exercé par l'appareil d'État impérial). Les aristocrates gaulois s'étaient très vite empressés non seulement d'adopter les mœurs des Romains, mais de latiniser leurs noms. Ils étaient donc devenus romains eux aussi, et non pas « gallo-romains », car ce terme fut une invention des historiens modernes soucieux de les parer d'une spécificité française avant l'heure.

Clovis, « premier roi de France » : une mystification !

Les « grandes invasions », ce que les historiens allemands appellent plus justement la « mise en place des peuples » (parce que bon nombre de tribus germaniques s'installèrent sur le territoire de l'Empire romain en tant que « fédérés », chargés par Rome d'en défendre les frontières), allaient faire entrer sur le territoire des Gaules de nouveaux candidats au titre d'ancêtres, avec les Francs, ainsi que d'autres peuples germaniques, notamment les Burgondes, les Wisigoths et les Alamans.

Clovis (forme francisée de son nom germanique, Hlodowig), chef d'un petit royaume franc centré sur Tournai (dans l'actuelle Belgique), étendit en une trentaine d'années sa domination sur un vaste territoire (dont les frontières ne coïncidaient absolument pas avec celles de la France actuelle), grâce à ses succès militaires, mais aussi grâce au soutien de l'Église catholique. C'était l'alliance de la francisque et du goupillon.

Mais le titre de roi que portait Clovis n'avait pas du tout la même signification que celle qu'il prit quelques siècles plus tard. Ce « roi des Francs » (car parler de « roi de France » est un anachronisme qui n'est pas innocent de la part des chantres de la « France éternelle ») n'avait d'ailleurs pas rompu avec la tradition romaine. Le dernier empereur d'Occident avait certes été déposé en 476. Mais l'Empire d'Orient subsistait, et Clovis se vit décerner les titres de consul et de patrice par l'empereur byzantin Anastase 1er.

Comme cela s'était passé avec l'aristocratie gauloise après la conquête romaine, l'aristocratie locale s'empressa d'adopter des noms germaniques après la conquête franque et de contracter des alliances matrimoniales avec la noblesse franque.

Pendant sept siècles encore, les souverains qui figurent sur la liste des rois de France portèrent en réalité le titre de roi des Francs (agrémenté de celui d'empereur d'Occident pour Charlemagne et ses successeurs immédiats).

La « France éternelle » n'a que huit cents ans !

C'est en effet Philippe II, plus connu sous le surnom de Philippe-Auguste que lui attribua un moine flagorneur, roi de 1179 à 1223, qui le premier prit le titre de roi de France.

Le règne de Philippe-Auguste est intéressant à plus d'un titre. Beaucoup d'historiens ont voulu faire de la victoire qu'il remporta à Bouvines en 1214 contre une coalition formée par des grands féodaux, l'empereur romain-germanique et le roi d'Angleterre, l'une des étapes clés de la formation du sentiment national, parce que cette victoire avait été accueillie avec joie par le petit peuple.

En réalité, si Bouvines a révélé la naissance d'un sentiment nouveau, c'est du sentiment monarchique qu'il s'agissait. Ce roi, qui occupait le sommet de la pyramide féodale, mais qui avait mis au pas les grands féodaux, qui avait mis en place avec l'instauration des baillis et des sénéchaux une administration indépendante de ceux-ci, apparaissait, sinon aux yeux de l'ensemble de la population, du moins à ceux de la bourgeoisie des villes, comme un recours contre les exactions de ces féodaux.

Ce sentiment monarchique se manifesta jusqu'au début de la Révolution française inclus. Toutes les crises politiques que connaîtra le royaume de France, celle qui survint après les défaites des rois capétiens au cours de ce qu'on a appelé la guerre de Cent Ans, celle qui marqua les guerres de Religion, la Fronde, verront la bourgeoisie des villes s'impliquer. Elles ne mettront jamais en cause la royauté elle-même, mais le choix de la personne du roi.

« guerres franco-anglaises », ou guerres dynastiques

Le règne de Philippe-Auguste entre tout entier dans ce que beaucoup d'historiens appellent « la première guerre de Cent Ans » (de 1159 à 1299), premier acte de ce qu'il est aussi convenu d'appeler « les guerres franco-anglaises ». Là aussi, il s'agit de donner un caractère national à des conflits qui n'en avaient absolument pas. Car qui trouvait-on dans cette « première guerre de Cent Ans » en face des rois capétiens et de leurs vassaux ? Des rois d'Angleterre, de la dynastie angevine des Plantagenêts, une noblesse qui avait certes des fiefs en Angleterre, mais qui parlait français dans sa variété dialectale normande, et des vassaux continentaux des Plantagenêts qui parlaient soit des dialectes d'oc (en Aquitaine par exemple), soit des dialectes d'oïl. « L'identité nationale » n'avait vraiment rien à faire dans ces affrontements.

Ce tableau, au moins sur le plan linguistique, demande à être plus nuancé en ce qui concerne la guerre de Cent Ans proprement dite (1337-1453), car le 14e siècle marque justement la période où l'aristocratie anglaise abandonna le normand au profit de la langue populaire. Mais pour le reste, parmi les adversaires que les armées capétiennes eurent à affronter, il y avait toujours les vassaux français des rois d'Angleterre.

Caractéristique aussi est l'attitude de la bourgeoisie. Si, après la défaite française de Poitiers, elle apporta lors des États généraux son soutien financier à la monarchie capétienne, en essayant cependant avec Étienne Marcel de profiter de la situation pour la contrôler, son attitude fut bien différente soixante ans plus tard après Azincourt. La monarchie capétienne était si discréditée qu'une grande partie de la bourgeoisie était prête à accepter un roi anglais sur le trône de France. L'université de Paris tenait pour celui-ci et tint son rôle dans le procès intenté par l'évêque de Beauvais, Pierre Cauchon, à Jeanne d'Arc, dont le rôle avait tenu d'une opération bien plus psychologique que militaire.

On ne saurait oublier non plus, par rapport à ceux qui veulent voir dans la guerre de Cent Ans une étape dans le développement du sentiment national, que celui-ci ne semble guère avoir motivé la noblesse bourguignonne, qui fut longtemps le meilleur allié de la couronne anglaise.

Si le prétendant capétien réussit cependant à reconquérir le royaume de ses ancêtres, ce fut surtout parce que le royaume d'Angleterre, après la mort en 1422 de Henri V, le vainqueur d'Azincourt, fut paralysé par une crise de succession qui devait aboutir à la guerre des Deux-Roses. Et ce ne fut pas sans mal, notamment dans les régions où le commerce avec l'Angleterre avait une grande importance. Ce fut en particulier le cas de l'Aquitaine. Après la reddition de Bordeaux en 1451, bourgeois et seigneurs gascons rappellèrent en effet les Anglais, qui ne furent définitivement vaincus qu'à la bataille de Castillon, qui marqua la fin de la guerre de Cent Ans en 1453.

C'est la volonté du roi qui rendait « français »

Depuis Philippe-Auguste, il y avait donc un État, un territoire français. Celui-ci ne cessa de se modifier, de s'agrandir globalement, dans les siècles suivants. Mais ce qui est caractéristique c'est que les populations locales n'avaient jamais leur mot à dire dans les cessions ou les acquisitions.

Par exemple, les habitants du Roussillon devinrent français en 1461 parce que Louis XI l'avait occupé militairement. Trente-deux ans plus tard, ils cessent de l'être parce que le successeur de Louis XI, Charles VIII, a échangé la réintégration du Roussillon au royaume d'Aragon contre la neutralité de celui-ci dans l'expédition qu'il prépare pour tenter de conquérir le royaume de Naples. En 1659, les Roussillonnais redeviennent français au traité des Pyrénées imposé à l'Espagne.

Autre exemple, l'Alsace qui devint française par petits bouts, entre 1679 et 1681, parce que Louis XIV, profitant de ce que l'empereur d'Autriche devait faire face à la menace des Turcs qui allèrent jusqu'à assiéger Vienne, lança une politique de « réunions » visant à annexer toutes les terres ayant à un moment ou un autre relevé de territoires cédés à la France au traité de Westphalie de 1648. Sous la menace des armes, les villes libres d'Alsace ne purent que s'incliner.

On peut citer aussi l'annexion de la Corse, possession génoise qui avait proclamé son indépendance en 1730. En 1768, Gênes, qui ne contrôlait plus l'île depuis des années, se résolut à la vendre au roi de France. Il fallut une intervention militaire, durant laquelle la France commença par essuyer la défaite de Borgo, pour vaincre les indépendantistes corses.

Mais pendant que la monarchie française agrandissait le territoire qu'elle dominait, s'effectuaient des transformations économiques qui allaient rendre possible l'accession au pouvoir de la bourgeoisie. Le royaume était loin d'être juridiquement complètement unifié. De nombreuses particularités locales subsistaient. Il n'y avait pas un système unique de poids et mesures. Mais en dépit de toutes ces entraves que la Révolution fera disparaître (et qui la rendirent nécessaire), la bourgeoisie mettait à profit le marché intérieur de plus en plus vaste que lui offrait la monarchie pour se développer. D'autant que celle-ci l'aidait en créant et en entretenant un réseau de plus en plus efficace de canaux et de routes.

La révolution et la naissance de la nation française

En fait, la nation française, le sentiment national sont nés au cours de la Révolution française, non pas de la proclamation de grands principes, mais de la lutte menée en commun par la grande majorité du peuple pour l'abolition des droits féodaux, contre la noblesse qui émigrait en masse, contre l'intervention militaire des monarchies coalisées, contre un pouvoir royal dont la collusion avec celles-ci était devenue évidente. C'est dans le feu de la guerre civile et des guerres étrangères qu'est né le sentiment d'un destin commun.

Ce n'est évidemment pas ce que les hommes politiques bourgeois d'aujourd'hui préfèrent retenir de cette période. Ils aiment mieux se référer à la nuit du 4 août, qui vit l'Assemblée voter l'abolition des privilèges (ce qu'elle n'aurait pas fait de cette manière si le soulèvement des campagnes, les mises à sac de châteaux pour détruire les documents consacrant les droits seigneuriaux, n'avaient pas poussé noblesse et haut clergé dans la voie du compromis), ou à l'adoption de la Déclaration des droits de l'homme.

C'est de cette époque, avec tout ce que la bourgeoisie d'aujourd'hui rejette avec effroi - la dictature jacobine exercée sous le contrôle des masses populaires, la « terreur » exercée contre les ennemis de la Révolution - qu'est né ce sentiment qui fit que cette population, qui dans les classes populaires parlait encore des dialectes divers, d'oïl et d'oc, breton, basque, flamand, catalan, alsacien ou francique, se trouvait partager une même « identité nationale ».

La France, « pays des droits de l'homme »

Mais en tirer la conclusion que depuis 1789 la France est « le pays des droits de l'homme » relève en revanche de l'escroquerie.

D'abord parce que cette Déclaration est un plagiat. Treize ans plus tôt, en 1776, la Déclaration d'indépendance des États-Unis d'Amérique avait déjà proclamé : « Tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu'une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l'abolir et d'établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l'organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur. La prudence enseigne, à la vérité, que les gouvernements établis depuis longtemps ne doivent pas être changés pour des causes légères et passagères, et l'expérience de tous les temps a montré, en effet, que les hommes sont plus disposés à tolérer des maux supportables qu'à se faire justice à eux-mêmes en abolissant les formes auxquelles ils sont accoutumés. Mais lorsqu'une longue suite d'abus et d'usurpations, tendant invariablement au même but, marque le dessein de les soumettre au despotisme absolu, il est de leur droit et de leur devoir de rejeter un tel gouvernement et de pourvoir, par de nouvelles sauvegardes, à leur sécurité future. »

Évidemment, dans les discussions qui précédèrent l'adoption de ce texte, tout ce qui concernait l'esclavage et la traite des Noirs avait été écarté. Mais la Déclaration française de 1789 ne fit pas mieux : les députés de la Constituante étaient dans leur majorité plus soucieux des intérêts des planteurs que de celui de leurs esclaves.

La Convention adopta en 1793 une version remaniée de la Déclaration de 1789, qui affirmait notamment : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » Mais qui, aujourd'hui, parmi tous ceux qui invoquent les grands principes républicains, reprendrait à son compte cette formulation ?

La connaissance du français est-elle le fondement de « l'identité nationale » ?

La seule chose que les travailleurs français ont aujourd'hui en commun avec les classes bourgeoises, c'est la langue, et un certain nombre de références culturelles, mais qui varient évidemment avec les possibilités d'accès à la culture qu'ont eues les uns et les autres.

La question de la langue, dans les discours de Sarkozy, apparaît comme fondamentale, au point d'exiger une bonne connaissance de celle-ci des candidats au regroupement familial, avec la mise en place d'un « test d'intégration » qui leur permettrait de démontrer au moins une « connaissance sommaire de la langue française ».

Il est certes souhaitable que les travailleurs immigrés et les membres de leur famille apprennent le français, car c'est nécessaire pour s'intégrer pleinement dans la classe ouvrière de ce pays. Des générations de familles de travailleurs immigrés l'ont fait dans le passé, sur le terrain, plus facilement pour ceux qui travaillaient et pour les enfants scolarisés, plus difficilement pour les femmes qui restaient au foyer, mais sans avoir à passer un quelconque test qui ne serait qu'un filtre destiné à freiner les possibilités déjà réduites de regroupement familial.

Mais faire de la connaissance de la langue un élément fondamental de « l'identité nationale » est un contre-sens historique. En 1793, à l'époque justement où s'est épanoui en France le sentiment national, la Convention a réalisé une enquête qui a montré que seulement la moitié de la population était capable de s'exprimer en français, et que sur cette moitié un quart seulement le maîtrisait suffisamment pour s'exprimer correctement.

La Convention n'appréciait évidemment pas cet état de fait, dans lequel elle voyait un danger pour la cohésion nationale. Dans un rapport de 1794, Barère écrit :

« Nous avons observé que l'idiome appelé bas-breton, l'idiome basque, les langues allemande et italienne ont perpétué le règne du fanatisme et de la superstition, assuré la domination des prêtres, des nobles et des patriciens, empêché la Révolution de pénétrer dans neuf départements importants, et peuvent favoriser les ennemis de la France.

Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton, l'émigration et la haine de la République parlent allemand, la contre-révolution parle italien et le fanatisme parle basque. Cassons ces instruments de dommage et d'erreur. »

Pourtant les langues régionales survécurent encore bien longtemps à cette déclaration, sans remettre vraiment en cause le sentiment national, et ceux qui firent le jeu de la contre-révolution, ce furent les hommes comme Barère, qui fut parmi les Thermidoriens qui se rallièrent ensuite à Napoléon.

Juin 1848 : le prolétariat et la bourgeoisie face à face

Le sentiment national était né dans les premières années de la Révolution, quand les masses populaires pouvaient penser que tous les citoyens, qu'ils soient riches ou qu'ils soient pauvres, avaient des intérêts communs. Bien sûr, ce sont essentiellement les plus riches qui avaient profité de la vente des biens nationaux, c'est-à-dire des propriétés de l'Église et des contre-révolutionnaires. Mais il est vrai aussi que, dans la lutte contre les « tyrans » d'Europe coalisés contre la France, la Convention montagnarde n'avait pas reculé devant des mesures égalitaristes. Cependant, cela n'avait pas empêché, pendant cette lutte où la Révolution jouait sa vie, les affaires de continuer, la bourgeoisie de s'enrichir. Après Thermidor, l'inégalité devint encore plus flagrante. Mais il s'agissait d'une inégalité entre riches et pauvres, entre la nouvelle aristocratie et la grande masse du peuple. Pas d'une différence de classe au sens propre.

C'est la révolution de 1848 qui posa pour la première fois ouvertement le problème en termes de classes sociales. Alors que toute l'Europe s'embrasait au nom de l'idée nationale qu'avait répandue la Révolution française, à Paris la répression sanglante dirigée contre les ouvriers, les barricades de Juin, faisaient apparaître au grand jour l'opposition entre bourgeois et prolétaires, entre deux classes sociales, dont l'une vivait de l'exploitation de l'autre.

Cela ne signifiait évidemment pas que le sentiment national avait disparu dans la classe ouvrière. Le mouvement ouvrier n'en était qu'à ses balbutiements. Dans les combats politiques, les acteurs vont souvent chercher leurs références dans les idées du passé, et la tradition jacobine, l'exemple de la commune insurrectionnelle de 1792, de la mobilisation populaire pour sauver « la patrie en danger », allaient longtemps marquer le mouvement ouvrier français, en particulier sa composante blanquiste. Et ces références finirent par jouer un rôle négatif, en favorisant l'influence du nationalisme sur le mouvement ouvrier.

Au 19ème siècle, le retour en force des gaulois... et de quelques autres

Pour expliquer les événements gigantesques qui avaient secoué la France quelques décennies plus tôt, le rôle joué par les masses en lutte, les historiens bourgeois de la première moitié du 19e siècle, en particulier Guizot et Augustin Thierry, firent de la lutte entre la noblesse et le tiers état le moteur de cette Révolution. Et comme les nobles prétendaient tenir leurs privilèges du fait qu'ils descendaient, d'après eux, des conquérants francs, ces historiens bourgeois firent des membres du tiers état les descendants des Gaulois.

C'est ainsi que les Gaulois, qui avaient été complètement oubliés pendant des siècles, revinrent à la mode.

Napoléon III, qui avait d'autant plus besoin d'exalter le patriotisme que son règne fut une suite incessante d'expéditions militaires, en rajouta sur cette référence à la Gaule et aux Gaulois, faisant ériger sur le mont Auxois, lieu présumé d'Alésia, une statue de Vercingétorix, promu héros national, haute de sept mètres.

Après la chute du second Empire la référence aux Francs était devenue encore plus impossible, puisque l'Allemagne avait pour toute une période supplanté l'Angleterre en tant « qu'ennemi héréditaire ».

Jeanne d'Arc avait été sortie de l'ombre par l'historien Michelet, qui en avait fait une sainte laïque. Elle devint l'objet d'un véritable culte après la guerre et la défaite de 1870-71 et l'annexion de l'Alsace-Lorraine par le nouvel Empire allemand qui venait d'être proclamé. Les Anglais avaient certes plus de responsabilités dans son supplice que les Allemands, mais François Villon ne l'avait-il pas qualifiée dans un vers de la Ballade des dames du temps jadis de « bonne Lorraine », ce qui en faisait une héroïne de choix à cette époque ? Que Jeanne d'Arc, née sur la rive gauche de la Meuse, n'ait jamais été lorraine (La Lorraine, alors partie intégrante de l'Empire germanique, était tout entière située à l'est de la Meuse) mais barroise (c'est-à-dire née dans le comté de Bar), n'avait dès lors aucune importance. La droite royaliste et l'Église catholique furent naturellement, dans un premier temps, les promoteurs de cette campagne, que le gouvernement républicain s'empressa de récupérer à l'approche de la guerre. Le clergé français s'était empressé de la faire proclamer « vénérable » en 1894, « bienheureuse » en 1909, avant qu'elle ne soit canonisée (ces choses-là prennent du temps dans l'Église) en 1920, pour la plus grande satisfaction de la très réactionnaire Chambre bleu-horizon sortie des urnes en 1919, et proclamée « patronne de la France » en 1922.

C'est ainsi, également, qu'à la veille de la Première Guerre mondiale, le sept-centième anniversaire de la bataille de Bouvines fut célébré en grande pompe : Philippe-Auguste n'y avait-il pas écrasé une coalition dans laquelle figurait un empereur allemand ? Que le royaume d'Angleterre - en 1914-1918 allié de la France - ait aussi été partie prenante de cette coalition à l'époque de Bouvines fut en revanche pieusement passé sous silence.

Jamais, sans doute, l'histoire n'avait été aussi sollicitée d'offrir des arguments susceptibles d'exalter le chauvinisme.

« Les valeurs républicaines »

Pour Éric Besson, promoteur de ce débat sur l'identité nationale, celui-ci « doit aussi faire émerger, à partir des premières propositions mises en débat et des contributions des participants, des actions permettant de conforter notre identité nationale, et de réaffirmer les valeurs républicaines et la fierté d'être français ».

Tout ce que les hommes politiques de la bourgeoisie considèrent comme les valeurs de la République tient en quelques mots : « liberté », « égalité », « fraternité », ou encore « laïcité », dont il saute aux yeux qu'ils ne recouvrent dans notre société aucune réalité.

La France est certes un pays où il existe un certain nombre de libertés démocratiques. Mais peut-on vraiment parler sans restriction de liberté de presse quand la plupart des médias sont aux mains des puissances d'argent... et les autres entre celles d'un État qui est au service des premières ? Peut-on vraiment parler sans restriction de liberté de réunion quand il est impossible de trouver, dans beaucoup de grandes villes, une salle susceptible d'abriter ne serait-ce que quelques centaines de personnes à un prix abordable ? Peut-on vraiment parler sans restriction de liberté, quand toute une partie de la population, à cause de la couleur de sa peau ou de son « faciès », est régulièrement soumise à des vexations, voire à des violences policières ?

Quant à « l'égalité », quel sens cela a-t-il dans un pays où une petite minorité entasse des fortunes, jouit d'un luxe inouï, pendant que des millions d'hommes et de femmes survivent avec des salaires, des retraites ou des allocations de famine, n'ont pas accès à un logement décent, voire n'ont pas de logement du tout ?

Est-ce là la « fraternité » qui serait une des valeurs clés de notre République ?

Quatrième volet de ces valeurs qui seraient le fondement de notre « identité nationale », il y aurait la « laïcité à la française ». Entendre cela prête à rire, de la part d'un président de la République, « chanoine d'honneur de Saint-Jean du Latran », qui a déclaré il n'y a pas si longtemps : « Les racines de la France sont essentiellement chrétiennes. (...) Dans la transmission des valeurs et dans l'apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur. »

Mais le Parti socialiste, qui se veut le défenseur de cette laïcité face à la droite, s'est depuis bien longtemps accommodé des insultes à cette laïcité qu'ont été les lois Barangé (de 1951) et Debré (de 1959) qui organisèrent le financement des écoles privées par l'argent public. La gauche réformiste avait combattu la loi Barangé et la loi Debré. Jusqu'à l'arrivée de Mitterrand à la présidence de la République elle resta au moins en parole favorable à la règle « À école publique, fonds publics, à école privée, fonds privés ». Mais le projet de « grand service public de l'Éducation nationale » d'Alain Savary, ministre socialiste de l'Éducation nationale, débattu de 1982 à 1984, avait abandonné ce principe. Cependant, comme il prévoyait la mise en place d'une carte scolaire destinée à rationaliser les implantations d'écoles, il dressa contre lui l'Église et les tenants de l'école privée. Et devant la vague de manifestations qui suivit, Savary démissionna finalement. C'en était fini de toute tentative du Parti socialiste de remettre en cause, si peu que ce soit, la situation créée par la loi Debré.

Quant à la « fierté d'être français », quel sens cela a-t-il ? Redonner à des opprimés, considérés par leurs oppresseurs comme des êtres inférieurs, la fierté d'être ce qu'ils sont, oui cela a un sens. Redonner aux exploités la fierté d'appartenir à la classe sociale qui produit toutes les richesses de la société, et qui est la seule qui soit porteuse d'avenir pour l'humanité, cela aussi a un sens. Mais la fierté d'être français, c'est-à-dire de partager la nationalité de Thiers, des bourreaux des peuples colonisés, de Bigeard, de Massu ou d'Aussaresses, ou même de ceux qui nous proposent ce débat sur « l'identité nationale », cela n'en a aucun.

Il n'y a jamais eu de modèle français d'intégration !

Le 3 septembre, Éric Besson a tenu une conférence de presse pour présenter le bilan des huit mois qu'il avait passés comme ministre de l'Immigration, de l'intégration, de l'identité nationale et du développement solidaire.

« Ce ministère, a-t-il dit , doit être celui de la mise en œuvre du pacte républicain et de la cohésion nationale. Ce ministère est précisément celui qui accueille sur le territoire de la République, et celui qui intègre dans la communauté nationale. »

Si l'on en juge par le nombre d'expulsions d'immigrés régulièrement publié par Hortefeux d'abord, puis par Besson, le mot « désintégration » serait plus adapté. Quoi qu'il en soit, nombre de critiques de gauche de la politique de Besson regrettent que le « modèle français d'intégration » soit en crise. Mais un tel modèle n'a jamais existé.

En fait, le vrai problème qui se pose, c'est celui de l'accession des travailleurs immigrés aux droits de citoyens. Il est tout de même scandaleux que ces droits soient refusés à des centaines de milliers de travailleurs qui travaillent en France, y payent des impôts, alors que les riches qui ont choisi de vivre à l'étranger pour échapper à l'impôt peuvent en jouir toute leur vie... sans compter que les plus riches ont bien d'autres moyens de peser sur la politique du pays.

La Constitution de 1793 stipulait pourtant que « tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année, y vit de son travail (...) est admis à l'exercice des droits de citoyen français ». Mais un an plus tard la vague révolutionnaire refluait, et il ne fut jamais question de l'appliquer.

Que le « modèle français d'intégration » ait été une formule creuse, c'est ce que démontre le cas de l'Algérie, annexée et divisée en départements français. Un siècle après cette annexion, il n'y avait qu'un peu plus de 60 000 indigènes qui étaient considérés comme des citoyens français. Les autres étaient des sujets de la France.

Avec le développement du capitalisme industriel, toute la législation sur l'immigration a toujours évolué en fonction des besoins du capitalisme et aussi de considérations politiques comme celles qui animent aujourd'hui Sarkozy et Besson.

Par exemple, pendant la Première Guerre mondiale, qui provoqua des pertes énormes dans la population masculine, la France fit largement appel à des travailleurs immigrés, provenant en partie de ses colonies. Dans l'immédiat après-guerre de nombreux travailleurs européens, en particulier polonais, furent aussi employés dans les usines ou les mines françaises. Mais quand la crise de 1929 diminua les besoins de main-d'œuvre du capitalisme français, c'est par trains entiers que des travailleurs polonais furent renvoyés dans leur pays d'origine.

L'approche du deuxième conflit mondial, avec les besoins de main-d'œuvre des industries d'armement et la perspective de la mobilisation d'une bonne partie de la classe ouvrière, amena de nouveau la bourgeoisie française à faire appel à de la main-d'œuvre immigrée, en grande partie coloniale... en même temps qu'on internait dans des camps les républicains espagnols et les réfugiés antifascistes allemands.

Cette xénophobie atteignit son comble sous le régime de Vichy. Les Juifs, y compris les Juifs français, furent soumis à un régime de discrimination, dès octobre 1940. En juillet 1942 la rafle du Vel d'Hiv, opérée par la police française, concrétisait la collaboration de « l'État français » avec la politique antisémite des nazis. Mais ce n'est pas seulement la pression de ceux-ci qui amena Vichy à appliquer cette politique. Celle-ci fut menée au nom de « l'identité nationale ». C'est aussi au nom de la défense de cette identité que le régime de Pétain entreprit la révision des naturalisations prononcées depuis 1927. 15 000 personnes, dont 60 % de non-juifs furent ainsi déchus de la nationalité qu'ils avaient acquise des années auparavant.

Or le régime de Vichy ne fut pas un accident de l'histoire. On ne peut pas le mettre entre parenthèses. Pétain était arrivé le plus légalement du monde au pouvoir, placé à la tête de l'État par la Chambre élue en 1936. Et l'histoire de Vichy fait partie intégrante de l'histoire de ce pays, dont, selon Besson et Sarkozy, il faudrait être fier...

Sarkozy, « la terre » et « l'identité nationale »

On peut d'autant moins escamoter Vichy que Sarkozy y puise manifestement son inspiration, si l'on en juge par le discours qu'il a prononcé le 27 octobre à Poligny à l'adresse du monde paysan, dans lequel il a affirmé que « la terre fait partie de cette identité nationale française, et cette identité nationale française est constituée notamment par le rapport singulier des Français avec la terre ». Ce rapport est d'autant plus « singulier » que la majorité des jeunes qui habitent les banlieues des grandes villes ont plus l'habitude de voir du béton et des terrains vagues que des champs et des prairies ! Mais Sarkozy a finement rajouté que « toutes les familles en France ont des grands-parents qui ont travaillé la terre ». C'est vrai en tout cas pour la grande majorité d'entre elles. Sauf que le lopin de terre en question se trouvait bien souvent en Italie, en Espagne, en Pologne, au Portugal, en Algérie ou au Mali ! Et qu'en ce qui concerne en particulier les immigrés venus d'Afrique du Nord ou d'Afrique noire, la politique du gouvernement français, loin de viser à leur « intégration », a multiplié les obstacles au regroupement familial.

En fait Sarkozy et son équipe utilisent la même technique que Le Pen pour s'adresser à la fraction la plus réactionnaire de l'électorat. Ce dernier se défend d'être raciste, mais ses affirmations sur les chambres à gaz « détail » de l'histoire, ses plaisanteries du style « Durafour crématoire » concernant un ministre de Rocard, étaient autant de clins d'œil adressés à un public raciste, comme le discours de Sarkozy sur la terre dans la tonalité pétainiste : « la terre, elle, ne ment pas », ou les plaisanteries d'Hortefeux disant à propos d'un militant UMP d'origine maghrébine : « Quand il y en a un ça va. C'est quand il y en a beaucoup qu'il y a des problèmes », visaient à flatter les préjugés réactionnaires.

« l'identité nationale », la droite, la gauche, et les révolutionnaires

La définition de ce qui fonderait l'identité nationale est variable, en fonction des courants politiques qui utilisent cette notion.

Pour l'extrême droite catholique, les choses sont simples. Sur un site Internet baptisé Chrétienté info, on trouve cette définition :« Ce qui fait l'identité de la France (c'est) son ethnie, sa catholicité, son histoire, sa culture, sa langue. » Bref, protestants, juifs, musulmans, agnostiques et athées, passez votre chemin, vous n'êtes pas français !

Traditionnellement, la gauche se réclame d'une définition de l'identité nationale qui se veut plus ouverte, faite des apports de tous les nouveaux venus qui se reconnaîtraient dans les valeurs de la République.

En fait, comme on a pu le voir dans le débat actuel, droite et gauche, suivant les besoins du moment, vont piocher dans ces différentes approches. Mais celles-ci ont en commun de présenter les choses comme si, dans le cadre de la nation, les bourgeois et les prolétaires, les exploiteurs et les exploités, avaient des intérêts communs, alors qu'en cette période de crise économique, plus encore qu'en toute autre, c'est sur la paupérisation des seconds que les premiers continuent à entasser des fortunes.

Quand l'éditorialiste de l'Humanité conclut son article le 29 octobre en disant qu'il faut « faire prévaloir la lutte des classes sur l'impasse de la haine des « races » », il a parfaitement raison. Mais alors, pourquoi avoir intitulé son billet : « L'identité nationale » contre la nation »? Pourquoi le Parti communiste français parle-t-il sans arrêt de « l'intérêt national » ?

Les trahisons de la social-démocratie française, ouvertement ralliée à la défense des intérêts de son propre impérialisme depuis 1914, les trahisons du stalinisme, converti en France en défenseur du système capitaliste depuis 1935, la politique menée depuis cette date par le PCF au nom de la défense de « l'intérêt national », la démoralisation de la fraction la plus militante de la classe ouvrière causée par l'éclatement de l'URSS et la disparition des Démocraties populaires, tout cela a fini par anéantir pratiquement toute conscience de classe. C'est pourtant cette conscience de classe, cette identité sociale commune à tous les exploités, qu'il faut opposer à tous les discours sur l'identité nationale.

Faire ressurgir cette conscience que les travailleurs ont des intérêts opposés à ceux de la bourgeoisie à laquelle ils vendent leur force de travail, des intérêts qui sont les mêmes que ceux des exploités de tous les pays, ne dépend pas seulement des efforts propagandistes de quelques poignées de militants restés fidèles à l'internationalisme prolétarien. La conscience de classe ne pourra s'épanouir de nouveau que dans le feu des combats que la classe ouvrière sera bien obligée de livrer un jour si elle veut cesser d'être la seule à supporter l'essentiel du poids de la crise économique. Mais cette conscience ne renaîtra pas non plus s'il n'existe pas alors des militants combattant sous le drapeau de l'internationalisme prolétarien.

C'est pourquoi, dans ce faux débat sur « l'identité nationale », nous devons, nous, rappeler que, comme Marx l'affirmait en 1848 dans le Manifeste communiste, « les prolétaires n'ont pas de patrie ». Ce n'était pas un slogan. C'était la constatation d'un fait, qui débouchait sur tout un programme, résumé en une phrase : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »

Un programme qui n'était pas la simple manifestation de bons sentiments prêchant la concorde entre tous les travailleurs. Mais un programme qui signifiait que la classe ouvrière ne pourra se libérer de l'esclavage salarié, et libérer du même coup toute l'humanité, qu'en s'unissant par-dessus les frontières, par-delà les différences de couleur de peau, de langue, d'ethnie ou de nationalité.

10 novembre 2009