Comment les industriels de l’automobile maintiennent leurs taux de profit

Εκτύπωση
février 2011

À la fin de l'année 2010, malgré la crise économique mondiale, les grands capitalistes de l'automobile avaient le sourire : après des pertes souvent importantes en 2009, 2010 a vu les bénéfices s'envoler de nouveau. Pour le seul premier semestre de l'année, les profits des neuf principaux constructeurs mondiaux (Toyota, Volkswagen, General Motors, Chrysler, Ford, PSA, Renault, Fiat, Daimler) se sont élevés à 13,7 milliards d'euros (voir tableau). Et le groupe Renault a pu, début janvier, annoncer qu'il s'attendait à l'un des profits les plus élevés de son histoire. Voir ces capitalistes sabler le champagne alors que les ouvriers des usines automobiles de tous les pays industrialisés sont soumis au chômage technique et que des milliers d'intérimaires y ont été licenciés, suffirait à soi seul pour illustrer ce qu'est le capitalisme, et le condamner irrémédiablement. Mais comment les constructeurs arrivent-ils à maintenir des taux de profit aussi élevés, alors même que la société tout entière s'enfonce dans la crise ?

Bien sûr, à court terme, il saute aux yeux qu'une partie de ces plantureux bénéfices est due au soutien des États, qui chacun ont soutenu « leurs » fabricants d'automobiles, de la prime à la casse à la recapitalisation directe. Tous les grands États industrialisés ont mis la main à la poche pour, d'abord, soutenir les ventes par des dispositifs d'aide à l'achat, consistant à offrir une ristourne aux acheteurs de voitures neuves. Ces mesures en elles-mêmes ont coûté fort cher aux États : entre 2009 et 2010, 760 millions d'euros en France, cinq milliards en Allemagne, 2,8 milliards au Japon, trois milliards aux États-Unis. Mais elles ont été, de surcroît, assorties de plans de soutien directs aux constructeurs, dont les montants donnent le vertige : 7,8 milliards d'euros ont ainsi été mis par l'État français à la disposition des constructeurs Renault et PSA, qui font pâle figure par rapport aux 120 milliards de dollars levés par le gouvernement américain. On a même vu, dans le cas de General Motors aux États-Unis, l'État procéder à une nationalisation directe de l'entreprise, aussitôt suivie, une fois les comptes apurés aux frais des contribuables, d'une privatisation. L'addition a été salée pour l'État fédéral : il a dépensé près de cinquante milliards de dollars pour prendre le contrôle du constructeur et, lors de la privatisation, n'en a regagné que 22,5, soit moins de la moitié.

Les États n'ont pas été les seuls à être mis à contribution pour aider l'industrie automobile ou, plutôt, les industriels de l'automobile, en tout cas en France. Les différents niveaux de collectivités locales ont également sorti le carnet de chèques. Régions, départements et communes se comportent en la matière comme de véritables bailleurs de fonds des entreprises, allant jusqu'à se substituer aux banques lorsque celles-ci se refusent à prêter de l'argent aux industriels, ou entreprenant directement, à leurs frais, des travaux permettant d'améliorer « l'attractivité » des sites. Le seul département des Yvelines, par exemple, a ainsi mobilisé quelque 346 millions d'euros en 2009 pour son Plan d'appui à la filière automobile. En France, les aides et subventions venant de l'État, de l'Europe, des régions, des départements et des communes sont si nombreuses que les patrons réclament un peu de simplification : ainsi en Bretagne, une « charte automobile » signée par le syndicat patronal de la métallurgie et les collectivités locales précise que « lorsque les fonds publics mobilisés font appel à plusieurs lignes budgétaires, un effort sera fait pour simplifier au maximum les démarches administratives [...] des entreprises, et un guichet unique devra être privilégié et développé ».

On le voit, les aides des États et des collectivités jouent un rôle non négligeable dans le maintien des profits de la branche. Indépendamment de ces aides cependant, le maintien des profits est, on va le voir, le résultat d'une véritable guerre que les capitalistes de l'automobile ont menée, et mènent encore, contre les travailleurs du secteur.

Un secteur qui reste essentiel

L'automobile reste un secteur majeur dans l'économie mondiale. En 2009, quelque 62 millions de véhicules à moteur ont été fabriqués dans le monde. Pour la seule Europe des 27, la branche a, en 2007, généré 756 milliards d'euros de chiffre d'affaires, et emploie 3,5 millions de salariés.

Si l'on ne considère que le cas de la France, qui reste un des cinq premiers producteurs dans le monde, l'industrie automobile emploie directement, selon le Comité français des constructeurs automobiles, 608 000 salariés dans la production, en comptant non seulement les constructeurs eux-mêmes, mais leurs sous-traitants et équipementiers, etc. Plus globalement, l'usage de l'automobile induit indirectement 1,7 million d'emplois, allant de la vente aux réparations en passant par la construction et l'entretien des routes, ou la production et la distribution de carburant.

Ainsi, s'il n'est pas question de nier les évolutions de cette branche au cours des dernières années, on est bien loin de « la fin d'une époque » annoncée à grands sons de trompe par de nombreux commentateurs : économistes et journalistes ont récemment abreuvé leurs lecteurs d'analyses sur le fait que l'industrie automobile était une sorte de dinosaure du 20e siècle, dont le 21e verrait le déclin quasiment inéluctable. La « faillite » de General Motors et sa nationalisation par l'État américain, en 2009, avaient été pour ces mêmes commentateurs le symbole le plus marquant de cette « fin de règne » de l'industrie automobile... analyse démentie avec fracas un an plus tard lorsqu'en novembre 2011 General Motors revint en Bourse en effectuant la plus importante capitalisation boursière de toute l'histoire de Wall Street. Les investisseurs qui se ruèrent sur l'action GM, trouvant 23 milliards de dollars en une journée, ne croyaient visiblement pas à la « fin de règne » de l'automobile.

Des difficultés nouvelles

Cela ne signifie pas que l'automobile n'ait pas à faire face à de réelles difficultés. Certaines sont structurelles : le taux d'équipement automobile ne peut dépasser un certain seuil et le marché solvable, dans les pays riches du moins, plafonne. Dans la plupart des grands pays industriels, le taux d'équipement tourne autour de 500 voitures pour 1 000 habitants. Rien d'étonnant à ce que les constructeurs regardent donc avec avidité du côté des pays dits émergents, où le taux d'équipement peut - et va - connaître de profitables évolutions. Il suffit de dire que le taux d'équipement en automobiles était en 2008 de seulement 19 voitures pour 1 000 habitants en Chine, et de 8 pour 1 000 en Inde, pour comprendre l'intérêt que les capitalistes du secteur portent à ces pays depuis quelques années.

Les difficultés du secteur sont également conjoncturelles : d'abord, la hausse continue du prix des matières premières dégrade les comptes des constructeurs. Mais surtout, la baisse du pouvoir d'achat des consommateurs, consécutive à trente ans d'attaques contre les salariés, aurait de lourdes répercussions sur les ventes si le crédit n'était pas là pour permettre aux travailleurs d'acheter des voitures. Signe des temps : tous les grands constructeurs possèdent aujourd'hui une filiale bancaire qui se charge elle-même de dispenser des crédits à leurs clients.

Toutes ces difficultés, à court ou à long terme, ont amené les constructeurs à restructurer profondément cette industrie, depuis plus de vingt ans. Ces restructurations ont pris de multiples formes, allant de l'externalisation de toute une partie de la production aux délocalisations massives, en passant par une lourde aggravation de l'exploitation des ouvriers. Si, évidemment, chaque constructeur a ses propres stratégies, on peut toutefois dégager un certain nombre de traits communs qui semblent partagés, à un degré ou un autre, par l'ensemble des grandes firmes.

La fin de la concentration verticale

Jusque dans les années quatre-vingt, l'industrie automobile était caractérisée par une forte concentration « verticale » ; ce qui signifie que les firmes produisaient elles-mêmes tout - ou presque tout - ce dont elles avaient besoin pour construire un véhicule. Si les usines des années soixante étaient énormes, regroupant parfois jusqu'à 40 000 ouvriers, c'est parce qu'on y produisait directement tous les éléments d'une voiture, des sièges aux câbles, des pare-brise aux moteurs. Au début des années cinquante, Renault produisait jusqu'aux plaques d'égout qui équipaient ses usines. Et certaines firmes allaient jusqu'à posséder en propre des champs de coton ou des élevages de bétail pour produire le textile ou le cuir dont elles avaient besoin !

Les industriels de l'automobile ont tourné le dos à ces pratiques aujourd'hui, en externalisant une grande partie de la production et en se contentant de faire assembler sur leurs sites des pièces essentiellement produites par des sous-traitants. Si les constructeurs continuent de produire eux-mêmes les pièces vitales comme les moteurs ou les boîtes de vitesse, les plus grandes usines automobiles d'aujourd'hui sont des usines d'assemblage, alimentées par des norias de poids lourds qui leur apportent, heure après heure, de quoi nourrir les chaînes de production. Chiffre parlant : la Fiev (Fédération des industries d'équipements pour véhicules) assure aujourd'hui qu'en France la production des équipementiers et des sous-traitants représente 75 % du prix de production d'une voiture.

Ce système a de multiples avantages pour les capitalistes. Il permet de réduire le nombre d'ouvriers professionnels dans leurs usines, et de ne garder que des ouvriers peu qualifiés, et donc moins payés. Il permet de réduire la taille des usines et la concentration de travailleurs qu'elles représentaient auparavant. Et surtout, le système de la sous-traitance permet de réduire considérablement les coûts en faisant jouer la concurrence entre les équipementiers. Pour remporter un marché pour Renault ou PSA, un équipementier doit aujourd'hui en permanence tirer les salaires vers le bas, réduire les effectifs, marcher sur les règles de sécurité les plus élémentaires, bref, surexploiter ses ouvriers... et se débrouiller avec les éventuels conflits que cela peut générer. En externalisant la production des composants, la grande industrie automobile a, par la même occasion, également cherché à externaliser les conflits sociaux.

Les méthodes des grands industriels face à leurs sous-traitants sont telles que même la très patronale revue L'Usine nouvelle tirait la sonnette d'alarme, en 2006, titrant un article : « Renault-PSA : Respectez vos fournisseurs ! » « Réduction obligatoire des prix de 5 à 6 % par an, délais de paiement dépassant souvent cent jours (depuis la Loi de modernisation de l'économie de 2008, les délais de paiement aux fournisseurs ont été légalement réduits à 60 jours.), aucune garantie de volume, PSA et Renault dictent leur loi. [...] Par crainte des représailles, la plupart de nos interlocuteurs ont refusé de témoigner nommément. » Et l'auteur de l'article de conclure : « Arrêtez le régime de la terreur ! » Il est peu probable que les industriels de l'automobile écoutent les conseils de ce quelque peu naïf journaliste. Ils continueront non seulement de serrer la vis aux fournisseurs, mais surtout d'aller en chercher dans les pays où la production coûte moins cher. En 2007, la CGT de PSA a ainsi rendu public un document interne de l'entreprise intitulé Guide du Global sourcing, où il était fixé comme objectif d'effectuer 40 % des achats dans les pays à bas coût, définis par l'entreprise comme ceux « dont le PIB par habitant est inférieur à 14 000 dollars par an ».

L'externalisation ne touche pas que le secteur des équipements. C'est au sein même des usines que les grands constructeurs sous-traitent de nombreuses tâches - le contrôle, la logistique, le nettoyage - ce qui permet à la fois de réduire les salaires et d'accentuer la division entre travailleurs qui, auparavant, faisaient partie de la même entreprise et, aujourd'hui, se trouvent soumis à des contrats différents. Ce sont même parfois des ateliers entiers qui sont vendus, avec ouvriers et machines, comme l'Emboutissage de PSA à Aulnay-sous-Bois, ou la Fonderie de Renault Cléon.

Le « Toyotisme », ou l'aggravation de l'exploitation

Deuxième moyen utilisé par les constructeurs pour maintenir leur taux de profit : l'aggravation de l'exploitation de leurs propres salariés, ce que les patrons appellent pudiquement « l'amélioration de l'efficience et de l'efficacité » (Philippe Streiff, ex-PDG de PSA). Les commentateurs parlent souvent, pour désigner les nouvelles méthodes de production, de « toyotisme », parce que le constructeur japonais a été le premier à les introduire. Mais il n'y a en réalité pas grand-chose de nouveau sous le soleil de l'exploitation capitaliste : depuis Marx, on sait que le profit s'obtient en essayant de faire produire toujours plus de marchandises en toujours moins de temps, et par toujours moins d'ouvriers. La division du travail, puis les chaînes de production inventées par Ford, les chronos pour mesurer à la seconde près les temps de chaque ouvrier, tout cela n'est pas nouveau, mais simplement poussé, aujourd'hui, à des extrémités jamais vues. L'organisation du travail à la mode de nos jours dans toutes les usines automobiles du monde, c'est ce que les patrons appellent le lean management, ce qui pourrait se traduire par « management de la maigreur ». Il faut faire la chasse à toute dépense jugée superflue par les patrons, que ce soit en outils, en surface, en gestes, en équipements.

Les usines ont donc connu, les unes après les autres, des cures d'amaigrissement. Elles sont « compactées », c'est-à-dire que leur surface physique est réduite, par exemple par la suppression d'une chaîne de production sur deux : des constructeurs, du moins en France, vont vers des usines « monomodèle et monoflux », c'est-à-dire où chaque usine n'a qu'une chaîne et ne produit qu'un véhicule, ce qui permet des économies de temps, d'organisation et de stocks. Sur une chaîne où sont produits deux modèles différents, il faut, le long des lignes, plus de surface pour stocker des références différentes. Ne produire qu'un seul modèle permet de réduire à la fois la surface de l'atelier, le nombre de références en bord de chaînes, et le temps représenté par les quelques pas que doit faire l'ouvrier pour aller chercher ses pièces.

Le compactage est, pour les patrons, une simple affaire d'argent. Comme l'expliquait Roland Vardanega, président du directoire de PSA en 2009, « un mètre carré dans une usine coûte 600 euros par an ». Le « compactage » prévu de l'usine de Sochaux (130 000 m² devraient être supprimés) représentera donc une économie de 78 millions d'euros par an pour PSA. Que cela se traduise par une aggravation considérable des conditions de travail, avec des ouvriers contraints de travailler littéralement les uns sur les autres, n'entre évidemment pas en considération dans les plans de ces messieurs.

Le lean management consiste également à faire disparaître le plus possible de gestes jugés non rentables par les patrons, notamment les déplacements. Les patrons n'ont peut-être pas lu Marx, mais ils savent comment l'argent se gagne : « La méthode Lean est orientée vers la disparition de tout ce qui n'amène pas de valeur ajoutée dans le produit, explique par exemple Jean-Philippe Jombard, directeur de l'usine PSA de Sochaux. Il y a tout un pan de tâches qui n'amènent pas de valeur ajoutée. Il faut les supprimer. » C'est ainsi que les nouvelles organisations du travail préconisent de rapprocher au maximum les pièces des chaînes, afin que les ouvriers n'aient plus à faire un pas pour aller les chercher, mais seulement à tendre la main. Chez Renault, à Flins, un tel système a été mis en place en 2008 avec la création sur chaque poste des chaînes de montage d'un rectangle virtuel de 40 cm de hauteur sur 80 de largeur dans lequel doivent se situer tous les gestes effectués par les ouvriers, transformés en véritables robots humains.

Les chaînes automobiles modernes comportent donc moins de tâches nécessitant de la force physique qu'auparavant, notamment moins de charges lourdes à porter, mais elles ont connu une intense accélération de leur rythme de travail et la mise en place de tâches encore plus répétitives qu'avant. Les déplacements qui ont été supprimés constituaient autant de brèves phases de repos pour les muscles et les articulations. Aujourd'hui, un ouvrier sur chaîne ne s'arrête jamais : d'où la multiplication des maladies professionnelles appelées TMS (troubles musculo-squelettiques) qui frappent aujourd'hui nombre d'ouvriers de l'automobile parfois avant 30 ans.

Flexibilité à tous les étages

Une autre évolution de l'industrie automobile, engagée depuis bien longtemps, est la mise en œuvre d'une flexibilité quasi totale, permettant aux patrons d'adapter la production au jour le jour aux aléas des prévisions de vente. Une longue évolution a conduit à la situation actuelle où les ouvriers sont soumis à des horaires de travail de plus en plus variables.

C'est bien sûr l'utilisation de l'intérim qui permet au patronat du secteur la plus grande flexibilité : une usine comme celle de PSA à Poissy, qui compte 4 000 ouvriers en CDI, peut faire travailler, selon les mois et les périodes, entre 200 et 900 intérimaires, ouvriers que l'on peut convoquer et révoquer du jour au lendemain, et n'ont le droit ni d'être malades, ni d'être en retard, ni de se syndiquer ni, encore moins, de débrayer.

Mais les embauchés eux-mêmes sont soumis à la flexibilité qui, en France du moins, a été l'un des principaux outils du patronat de l'automobile pour pressurer les travailleurs : la loi des 35 heures a été, dans ce secteur, accompagnée d'un accord d'annualisation qui permet aux patrons de faire travailler les ouvriers six jours par semaine quand c'est nécessaire, ou de les faire rester en chômage technique, tout cela sans débourser un centime. Les usines automobiles du pays connaissent des calendriers plus ou moins délirants où alternent les semaines de 42 heures et le chômage pendant un mois, des équipes de nuit supprimées puis rétablies quelques semaines plus tard, le licenciement de centaines d'intérimaires rappelés un mois après, etc. Dans la même usine, on a vu ces derniers mois un secteur chômer pendant qu'un autre tournait en heures supplémentaires.

En l'absence de réactions notables des travailleurs de l'automobile, les patrons ont, pour l'instant du moins, réussi à faire voler en éclats le minimum de stabilité dans l'organisation du travail que les décennies précédentes avaient connu.

L'ensemble de ces mesures - sous-traitance, flexibilité, aggravation de l'exploitation, compactage... - ont amené, dans l'ensemble des grands pays industriels, les effectifs des usines automobiles à fondre comme neige au soleil. Pour PSA-France, par exemple, les effectifs sont passés de 81 629 en 1998 à 69 884 en 2010, soit une baisse de 11 385 travailleurs. Quant à Renault, la firme a perdu 25 182 salariés de 1992 à 2009 (passant de 146 604 à 121 422). Aux États-Unis, la cure a été bien plus drastique encore : le seul groupe General Motors a fermé, entre juillet 2009 et la fin 2010, treize usines. Les « Trois grands » (GM, Ford et Chrysler) ont supprimé, depuis 2007, 150 000 emplois.

La baisse des salaires

Les mesures prises dans un pays comme la France ont permis aux patrons d'augmenter considérablement la production sans augmenter les salaires, et même en diminuant la masse salariale, grâce aux suppressions de postes. Dans d'autres pays, notamment aux États-Unis, les capitalistes de l'automobile ont entrepris une vaste opération de réduction nette des salaires. En jouant sur les risques de fermeture et de délocalisation, et avec l'appui complaisant des grandes organisations syndicales, les patrons américains ont imposé en plus de toutes les mesures décrites plus haut, qui ont évidemment touché aussi les États-Unis, une perte de revenu allant de 7 000 à 30 000 dollars par ouvrier et par an. Signés avec l'accord du syndicat de l'automobile UAW, les nouveaux contrats qui régissent l'embauche des travailleurs se concluent sur la base d'une baisse de 50 % du salaire par rapport aux contrats précédents !

Ces méthodes crapuleuses ont d'ores et déjà traversé l'Atlantique. C'est ainsi qu'en ce moment, en Italie, on voit Fiat utiliser le même chantage et préconiser les mêmes saignées. Sergio Marchionne, le patron de la firme, a d'abord proposé, l'été dernier, un « accord » aux travailleurs pour faire redémarrer l'usine de Pomigliano d'Arco, près de Naples, au chômage depuis 18 mois. Par référendum, il faisait accepter aux ouvriers des conditions de travail aggravées, le non-paiement des indemnités maladie en cas d'absence prolongée et la quasi-suppression du droit de grève. Jouant la division et mécontent de l'attitude jugée « trop peu responsable » des syndicats qui avaient eu le front de protester contre son chantage, Marchionne annonçait un mois plus tard que la production des monospaces Multipla allait être délocalisée du site de Mirafiori à Turin vers la Serbie, à l'usine de Kragujevac. Le patron poussa le cynisme jusqu'à faire porter la responsabilité de cette décision aux syndicats, en déclarant : « Si les syndicats avaient été plus sérieux, nous l'aurions fait à Mirafiori. » Six mois plus tard, une nouvelle offensive était lancée : Marchionne veut à présent que les ouvriers de Mirafiori soient embauchés sous contrats individuels, c'est-à-dire ne dépendant pas de la convention collective de l'automobile, et à des conditions proprement stupéfiantes : les ouvriers devraient s'engager par avance à ne plus faire la grève des heures supplémentaires, sous peine de licenciement automatique ! Début janvier 2011, un nouveau référendum était organisé, dont l'enjeu était résumé par Marchionne avec son cynisme coutumier : « Si le non l'emporte, Mirafiori saute. »

On ne peut que rapprocher cette attitude de celle de la direction de General Motors à Strasbourg, qui, l'été dernier également, a fait voter les ouvriers par référendum sur le même thème : ou vous acceptez une augmentation du temps de travail et une réduction du droit de grève, ou nous fermons. On se souvient qu'à l'époque la CGT avait dénoncé cette manœuvre et appelé les travailleurs à voter « non ». Cela lui avait valu d'être la cible d'une campagne menée par les politiciens locaux - gauche comprise - pour l'appeler à garder « le sens des responsabilités ». Pour ces gens-là, être responsable consiste à céder devant les patrons qui donnent aux ouvriers le choix entre la corde et la guillotine.

Il y a fort à parier que ces épisodes vont se multiplier et que les patrons utiliseront de plus en plus, y compris en France, le chantage à la délocalisation pour tenter de faire accepter des reculs aux travailleurs.

Une production qui se délocalise inéluctablement

Ce chantage est d'autant plus inacceptable que depuis des années, référendums ou pas, accords ou pas, les industriels de l'automobile délocalisent.

S'il est un fait marquant de la période récente, dans le secteur automobile, c'est le déplacement progressif de la production des métropoles industrielles vers les pays du tiers-monde ou ceux dits « à bas coût ». Les chiffres parlent d'eux-mêmes : en 1997, 65 % de la production de Renault et PSA se faisaient sur le territoire français. Aujourd'hui, ces chiffres sont tombés à 21 % pour Renault et 40 % pour PSA. Cette évolution est générale : en 2010, elle a par exemple gagné l'Allemagne où, pour la première fois, le nombre de voitures de marques allemandes produites à l'étranger a dépassé celui des voitures produites dans le pays.

Ce phénomène correspond à deux réalités bien distinctes : d'une part, la volonté d'implanter des usines dans les marchés émergents, pour vendre localement. C'est le cas, notamment, de la Chine et de l'Inde, vers lesquelles se tournent tous les constructeurs. Si, dans ces pays, seule une minorité de la population peut s'offrir une voiture, cette minorité représente des dizaines de millions d'acheteurs ! Pour comprendre l'engouement des firmes pour ces deux pays, il suffit de considérer les chiffres d'immatriculations de voitures neuves pour les neuf premiers mois de l'année 2010 : le marché européen a connu une baisse de 3,4 %, le Canada de 3,2 %. Les États-Unis ont vu les immatriculations croître d'un petit 5,5 %... tandis que les immatriculations en Inde progressaient de 31,9 % et en Chine de 37 % !

Les ventes sur le marché chinois explosent littéralement : au cours du seul mois de septembre 2008, il s'est vendu en Chine 1,33 million de voitures, soit 600 000 de plus qu'aux États-Unis pendant la même période. La Chine est, depuis 2010, le premier marché du monde pour les ventes de voitures. C'est bien pour alimenter ce marché en rapide expansion que les constructeurs européens et américains investissent dans ce pays : PSA en est à la construction de sa troisième usine, Volkswagen en a neuf, Renault-Nissan deux, Ford trois, Quant à General Motors, qui est elle aussi en train de construire une nouvelle usine en Chine, elle escompte vendre trois millions de voitures par an dans le pays à partir de cette année.

Le même constat peut être fait en Inde, où les constructeurs, avec un peu de retard sur la Chine, commencent à implanter des usines d'assemblage, à l'instar de PSA qui est en train de chercher des sites et compte investir dans le pays quelque 1,7 milliard d'euros.

Il est à noter enfin que, comme dans tous les domaines, la Chine reste pour les capitalistes un immense atelier de montage : les inventions et les innovations se font ailleurs, dans les grands centres de recherche des métropoles capitalistes. Il n'est que de dire que, pour l'année écoulée, en même temps que la production et les ventes explosaient en Chine, le nombre de brevets déposés par la Chine pour l'industrie automobile a représenté... 0,3 % des brevets déposés mondialement.

Il y a donc bien un développement de la production en Chine et en Inde, qui fait suite à celui qu'ont connu le Brésil et l'Argentine. Ce développement continuera-t-il, et à quel rythme ? Il est aussi impossible de le savoir pour nous que pour les capitalistes eux-mêmes, qui essayent simplement de tirer de cette situation le maximum de profit possible... tant qu'elle dure. Le souvenir de l'effondrement total de l'économie argentine, entre 1998 et 2002, où même la petite bourgeoisie capable de consommer avait été littéralement lessivée, est forcément bien présent dans l'esprit des capitalistes. Qu'un tel épisode se produise en Chine, par exemple - et la question est moins de savoir si il se produira que quand il se produira - et les mirifiques perspectives d'enrichissement des industriels de l'automobile seront réduites à néant.

L'Eldorado de l'Europe de l'Est

C'est à une tout autre logique que répond la construction d'usines automobiles dans la zone Europe de l'Est et Méditerranée, vers laquelle nombre de constructeurs se tournent aujourd'hui pour y produire des automobiles destinées à revenir, ensuite, vers les marchés d'Europe de l'Ouest. Ces pays, et notamment ceux de l'ancien bloc de l'Est, sont intéressants à plus d'un titre pour les constructeurs : ils ne sont pas trop éloignés d'un point de vue géographique, possèdent déjà une infrastructure industrielle solide et une histoire industrielle qui permet de ne pas partir de rien : les ouvriers y sont souvent déjà formés et compétents. Enfin, point évidemment crucial pour les capitalistes, ils sont mal payés. Une note du Comité européen des constructeurs automobiles constatait ainsi récemment (avec une pointe de regret tout de même), en parlant de la Roumanie : « Même si le coût du travail a commencé à augmenter, il reste équivalent au dixième du coût d'une heure de travail en Europe de l'Ouest. La Roumanie continue donc d'être hautement attractive. » Et les chambres de commerce des pays d'Europe de l'Est n'hésitent pas à faire valoir les « avantages » qu'il y a à venir exploiter les ouvriers de leur pays, comme de véritables négriers qu'ils sont. Ainsi pouvait-on voir cette affiche dans un salon professionnel en novembre 2010 : « Hongrie : l'endroit idéal pour les investissements. Capital humain hautement qualifié, créatif et flexible ; climat d'affaires avantageux ; centre logistique avec quatre autoroutes trans-européennes ; [...] compétence professionnelle, technique et linguistique de la main-d'œuvre. » Autant d'arguments, bien réels, qui ne peuvent qu'aller droit au cœur des industriels de l'automobile, qui s'empressent d'aller installer ou développer leurs usines dans ce pays : rien qu'en 2010, ce sont quelque 2,29 milliards d'euros qui y ont été investis.

La stratégie des grands groupes français, pour ne parler que d'eux, semble bien connaître une réelle évolution depuis quelques années. Celle-ci consiste à produire toujours davantage dans les pays de l'Est ou de la zone Méditerranée (Turquie) des véhicules destinés à revenir sur le marché français. Dans la plupart des cas, la production est encore partagée entre les usines françaises et celles situées hors des frontières. C'est le cas de l'usine PSA de Trnava, par exemple, en Slovaquie, véritable sœur jumelle de l'usine d'Aulnay-sous-Bois et destinée à la production des petits modèles du groupe. L'usine de Trnava produit des Peugeot 207 et des Citroën C3 Picasso. Elle regroupe 3 500 ouvriers et, un an à peine après son inauguration, elle avait déjà atteint une production identique à celle de l'usine de Poissy. Ces usines ont été directement construites selon les méthodes du lean management, atteignant ainsi d'emblée une productivité maximale. Et elles ont très vite gagné en compétence : si Renault comme PSA ont longtemps envoyé sur place des ingénieurs et des cadres techniques pour superviser la production, ils n'ont plus besoin de le faire aujourd'hui.

L'Europe de l'Est est bien devenue un terrain de prédilection pour les constructeurs, en particulier pour y installer des sites d'assemblage : Renault est ainsi installé en Slovénie (Novo Mesto), en Roumanie (Pitesti) et en Russie (Moscou) ; PSA en Slovaquie (Trnava), en Slovénie (Kolin) et bientôt en Russie (Kalouga). Plus une seule Twingo vendue aujourd'hui en France n'est produite à Flins : toutes le sont en Slovénie. Mais les constructeurs ont regardé également vers d'autres pays qui présentent pour eux les mêmes attraits et où certains sont présents de longue date, comme la Turquie où Renault et PSA se sont implantés.

Ce phénomène se répercute par une baisse spectaculaire de la production d'ex-usines phares du groupe Renault, comme Flins justement, dont la production est passée en dix ans de 1970 véhicules par jour à 730 aujourd'hui. C'est d'ailleurs le groupe Renault qui a aujourd'hui poussé le plus loin cette logique : en 2000, il produisait 1,16 million de voitures en France et moins de 260 000 en Europe de l'Est et Turquie. Il produit aujourd'hui 428 000 voitures en France, pour 737 000 en Europe de l'Est et Turquie (voir graphique).

Cette tendance n'en est peut-être qu'à ses débuts. Pour l'instant, ce sont les pays d'origine des grands constructeurs qui possèdent encore, et de loin, le plus grand nombre d'usines d'assemblage et de production de moteurs de toute l'Europe. On en compte 47 en Allemagne, 38 en France, 32 en Grande-Bretagne - contre seulement 16 en Pologne et 11 en République tchèque. Mais il n'est pas impensable que les constructeurs, pour d'évidentes raisons d'économies sur les coûts de production, aient en tête de transférer une part de plus en plus importante de l'assemblage des voitures dans les pays « à bas coût ».

Que ce soit pour alimenter les marchés émergents ou pour de réelles délocalisations, il est certain en tout cas que la géographie de la production automobile mondiale s'est sérieusement modifiée en une dizaine d'années seulement : en 1999, la zone États-Unis-Mexique-Canada représentait 20,8 % de la production mondiale ; dix ans plus tard, ce chiffre est tombé à 8,5 %.

Évolution de la production automobile dans le monde

19992009
Europe (y compris Est)36,8 %29,5 %
USA-Canada-Mexique20,8 %8,5 %
Brésil-Russie-Inde-Chine7,9 %33,3 %

Source : Organisation internationale des constructeurs automobiles

Il n'y a pas de « bonne politique industrielle »

Le transfert progressif d'une partie de la production automobile de la France vers des pays à plus bas coût salarial est une réalité, mais rien ne permet de savoir s'il va se poursuivre, et jusqu'à quel point, ou si les capitalistes de l'automobile vont continuer à partager leur production entre plusieurs zones. Si, pour l'instant, les industriels français n'ont pas fait le choix, comme leurs homologues américains, de fermer leurs usines par dizaines, rien ne dit qu'ils ne prendront pas de telles décisions à l'avenir, voire qu'ils ne les préparent pas en secret dès aujourd'hui. Ils ont surtout, pour l'instant, entrepris de réduire de façon spectaculaire les effectifs de leurs usines françaises, dont bien peu comptent aujourd'hui plus de 5 000 ouvriers. Cela fait longtemps en tout cas que le patronat de l'automobile laisse planer des rumeurs sur la fermeture de sites tels qu'Aulnay-sous-Bois ou Flins, avec l'intention évidente de se servir de la peur que suscitent ces rumeurs pour faire accepter aux travailleurs de plus en plus de sacrifices. On l'a vu, dans d'autres pays comme l'Italie, les patrons ne craignent plus d'exercer un chantage direct à la fermeture.

Tenter de « convaincre » le patronat de garder ouvertes des usines qui ne sont, pour eux, pas suffisamment rentables, est un rêve absurde de réformiste. La politique de la CGT et du PCF en la matière, consistant à prôner une « bonne politique industrielle », n'aura jamais d'autre effet que de semer des illusions dans l'esprit des travailleurs : dans cette société capitaliste, ce sont les patrons qui possèdent le capital, et qui sont libres d'ouvrir ou de fermer des usines là où cela les arrange. Faut-il rappeler que le patronat, contrairement aux syndicats, n'a que faire du « patriotisme économique » lorsque ses profits sont en jeu, pas plus qu'il ne se soucie de ruiner des régions entières en fermant des usines ? Ce n'est pas la philanthropie qui est le moteur du système capitaliste, mais la recherche du profit maximal. On ne peut donc lutter contre les délocalisations sans lutter contre le système capitaliste lui-même.

Il en va de même des vaines gesticulations des syndicats pour « convaincre » le patronat et l'État que la production destinée à la France doit se faire en France. Cela fait belle lurette que ce n'est plus le cas ! Et, soit dit en passant, les mêmes syndicalistes pétris de chauvinisme qui souhaitent « produire français en France pour la France » ne faisaient pas les dégoûtés lorsque toute une partie de la production de Renault-Flins... était vendue en Grande-Bretagne, en Allemagne ou au Japon.

En ce qui nous concerne, militants communistes, nous n'acceptons évidemment pas le moindre licenciement dans une métropole impérialiste. Si le patronat décidait à l'avenir de fermer une partie des usines d'assemblage comme, rappelons-le, il l'a fait pour les usines de sidérurgie dans les années quatre-vingt, les travailleurs auront à se défendre de toutes leurs forces. Ce n'est pas à eux de payer les pots cassés des choix patronaux. Et si cette revendication ne correspond pas au degré de mobilisation des ouvriers, il faudra à tout le moins, de toute façon, se battre pour exiger des conditions de départ dignes.

Mais nous sommes aussi des militants internationalistes. Et en tant que tels, nous n'avons aucune raison de déplorer la construction d'usines importantes dans des pays tels que la Chine, l'Inde ou la Corée. Les travailleurs qui s'y regroupent, qui forment de nouvelles concentrations ouvrières, qui apprennent déjà à s'organiser et à lutter, sont de nouveaux bataillons de l'armée prolétarienne qui renversera un jour le capitalisme. Et le fait que certains d'entre eux, comme les ouvriers de Honda en Chine l'été dernier ou ceux de Renault en Roumanie en 2006, aient déjà fait connaissance avec la grève pour les salaires, est riche d'espoir pour l'avenir.

Cette solidarité élémentaire avec nos frères ouvriers de l'autre bout du monde n'empêche nullement, naturellement, de refuser le révoltant chantage des patrons et de leurs alliés politiques, visant à jouer sur la concurrence entre les travailleurs français et étrangers. On aurait envie de demander aux élus de gauche qui ont signé l'appel à la « responsabilité » adressé à la CGT de General Motors Strasbourg jusqu'où ils estiment qu'il faut céder pour maintenir les usines ouvertes . Lorsque les patrons demanderont aux ouvriers d'accepter un salaire de 140 euros par mois s'ils ne veulent pas voir fermer leur usine, ces mêmes élus appelleront-ils les syndicats à la « responsabilité » ? On peut, hélas, prédire que oui. Mais les exemples récents comme celui de Continental prouvent que, toujours, les patrons veulent avoir le beurre et l'argent du beurre : ils sont capables de faire accepter tous les sacrifices aux travailleurs, d'en profiter pendant quelques années, et de fermer quand même à la fin.

Il n'y a pas de « bonne politique industrielle » pour les ouvriers en régime capitaliste. Accepter un chantage patronal sous prétexte de conserver des emplois, c'est simplement ouvrir la voie à de futurs mauvais coups, pires encore. Parce que les patrons n'en ont jamais assez.

Face à une situation de chantage aux salaires ou de fermeture d'usine, il faut organiser la contre-attaque des travailleurs et faire en sorte qu'elle aille le plus loin possible. Mais cela ne sera jamais qu'un combat partiel, dont le résultat ne sera jamais satisfaisant, tant que les capitalistes gouverneront le monde. Aussi, chacune de ces luttes partielles peut et doit être l'occasion, pour les militants révolutionnaires, de convaincre les travailleurs que la gestion capitaliste de la société est une maladie dont l'humanité ne pourra guérir que par l'expropriation définitive de tous les capitalistes, dans le secteur automobile comme dans tous les autres.

C'est même là, dans la transmission d'idées fondamentales et l'élévation de la conscience des travailleurs concernés, que réside le principal enjeu de ces luttes forcément défensives.

Au-delà, la principale tâche des militants révolutionnaires est de faire renaître, au sein de la classe ouvrière, la conscience de la communauté d'intérêts entre les travailleurs du monde entier. Les grandes firmes automobiles ont aujourd'hui des usines dans de très nombreux pays ; ces usines ne sont finalement que des ateliers d'une même entreprise, séparés géographiquement. Dans une même usine, il paraît encore naturel à n'importe quel militant syndical que des travailleurs d'un atelier se mettent en grève en solidarité avec ceux d'un autre atelier. Pourquoi devrait-il en être autrement pour ceux d'une autre usine, même située dans un autre pays ? Fondamentalement, la seule manière de résister au « dumping social », c'est-à-dire au fait que les patrons jouent sur la concurrence entre les travailleurs de différents pays, serait l'existence de luttes se développant par-delà les frontières. Si en 2006, lors de la grève à l'usine Renault-Dacia de Pitesti, en Roumanie, toutes les usines françaises avaient cessé le travail pour soutenir les ouvriers roumains, cela aurait changé la donne, à bien des égards. Cela n'a pas été le cas, et c'est sans doute bien loin de l'état actuel de conscience de la classe ouvrière. Mais cela ne change rien au fait qu'organiser de telles luttes, et faire retrouver aux travailleurs une conscience internationaliste, doit rester l'objectif des militants ouvriers. En outre, les travailleurs ont intérêt aussi bien en Roumanie qu'ici à ce que les salaires pratiqués en Roumanie augmentent. C'est finalement le meilleur moyen d'empêcher les patrons de jouer sur les différences de salaires.

Ce serait, entre autres, le rôle d'une organisation communiste internationale si elle existait.

Il y a presque 150 ans, en 1864, naissait l'Association internationale des travailleurs, la Première Internationale. Elle se donnait en particulier pour objectif de lutter contre la concurrence entre les travailleurs des différents pays. Son Manifeste inaugural, rédigé par Karl Marx, disait en conclusion : « L'expérience du passé nous a appris comment l'oubli (des) liens fraternels qui doivent exister entre les travailleurs des différents pays et les pousser à se soutenir les uns les autres dans toutes leurs luttes pour l'affranchissement, sera puni par la défaite commune de leurs entreprises divisées. »

Nous n'avons pas un mot à en changer aujourd'hui.

Automobile et financiarisation

Le secteur automobile, tout en étant traditionnellement un haut lieu de la production directe de plus-value, participe aussi à la financiarisation de l'économie. Par de multiples biais, le patronat de l'automobile accroît les profits qu'il réalise à travers la production et la vente de voitures, en spéculant sur les marchés.

Il est impossible de connaître la part de ces activités spéculatives dans les profits des constructeurs, tant est opaque la comptabilité de ces multinationales. Mais le secteur automobile, plus que bien d'autres d'ailleurs, a en permanence à sa disposition des quantités considérables de liquidités qu'il serait, du point de vue des capitalistes, totalement absurde de laisser dormir. Ces liquidités sont constituées notamment grâce au décalage entre les rentrées d'argent générées par les ventes et les sorties, les fournisseurs étant en général payés avec des délais très importants. Pendant ce délai, il est bien évident que le fonds de roulement ne reste pas dans un coffre-fort, mais est investi sur le marché spéculatif.

Ce phénomène a été encore accentué, ces dernières années, par la politique consistant à réduire les stocks, à compacter les bâtiments, à privilégier la production « juste à temps », c'est-à-dire le flux tendu, quitte à en payer le prix : les stocks de pièces sont tellement réduits aujourd'hui que la moindre chute de neige bloquant la circulation des camions oblige les constructeurs à arrêter leurs usines dans les heures qui suivent. Mais si les capitalistes acceptent cet inconvénient, c'est que cette politique leur rapporte gros : les bâtiments, les entrepôts, les stocks, sont pour eux du capital « mort », du capital qui ne travaille pas, c'est-à-dire qui ne produit pas d'argent. En se débarrassant de ce capital mort aux dépens, notamment, des conditions de travail des ouvriers du secteur, le patronat de l'automobile a dégagé de l'argent frais susceptible d'être utilisé sur le marché spéculatif.

La réalisation de profits financiers directs est également la raison pour laquelle les grandes firmes automobiles se sont toutes dotées d'une filiale bancaire : le marché automobile ne pouvant rester actif que grâce au recours au crédit, on comprend que les constructeurs se soient rapidement aperçus qu'il serait stupide de laisser cette manne aux banques traditionnelles ! C'est ainsi qu'ont vu le jour des banques telles que RCI (banque Renault) ou Banque PSA Finance, dont le chiffre d'affaires se compte en milliards d'euros. Le système est doublement rentable pour les constructeurs : ils gagnent une première fois sur le fait que les crédits leur permettent d'écouler leur marchandise, et une deuxième sur le taux d'intérêt de leurs prêts !

Plus récemment, les constructeurs ont trouvé l'opportunité de gagner sur un troisième tableau, en cédant à la tentation du jeu sur les produits dérivés financiers, c'est-à-dire la spéculation sur les crédits eux-mêmes. Pour comprendre l'enjeu, il suffit de donner un chiffre : le groupe PSA, en 2009, annonçait un encours de crédits de quelque 22,4 milliards d'euros - l'encours de crédit étant ce que ses clients lui doivent. Le seul groupe PSA a donc plus de 20 milliards de reconnaissances de dettes sur lesquelles il peut spéculer grâce au système de la titrisation, c'est-à-dire la transformation d'un paquet de créances en titre financier qui peut s'acheter et se vendre. Un communiqué boursier du mois de novembre 2010 annonçait ainsi que Banque PSA Finance « a placé avec succès sur les marchés financiers » une titrisation de 500 millions d'euros de créances, précisant qu'il s'agissait « de la huitième opération » du genre.

On se souvient de la catastrophe planétaire qu'a provoquée la titrisation des contrats subprime en 2008. Peut-être qu'à sa manière l'industrie automobile prépare une nouvelle catastrophe de ce genre, dont ce seront les travailleurs, et avant tout les travailleurs du secteur, qui auraient à payer le prix si elle advenait.

Les bénéfices des principaux constructeurs

au premier semestre 2010

(en millions d'euros)

PSA680
Renault823
Fiat282
Daimler3300
Volkswagen1250
Ford3540
General Motors1650
Chrysler-278
Toyota2500

12 janvier 2011