Inde - Une « économie émergente » dans la crise capitaliste

Εκτύπωση
avril 2013

Depuis une vingtaine d'années, les médias occidentaux n'ont cessé d'encenser l'Inde pour sa croissance économique rapide, croissance qui atteignit son niveau le plus élevé en 2004-2009 avec un taux annuel moyen de 9 %. S'appuyant sur cette croissance, d'innombrables économistes occidentaux ont prétendu que l'Inde serait bientôt propulsée aux premiers rangs des grandes puissances économiques mondiales, derrière la Chine et les États-Unis, mais loin devant le Japon et les vieux pays impérialistes d'Europe occidentale.

L'éclatement de la crise, à l'été 2007, n'a rien changé, en substance, à ces prédictions. Au contraire, les mêmes experts se sont mis à prétendre que, dans le contexte du ralentissement économique enregistré par les pays riches, les pays « émergents », tels que l'Inde, allaient fournir un second souffle au capitalisme et revigorer un marché mondial sérieusement mis à mal par les soubresauts de la crise financière.

À propos des réalités économiques et sociales qui se cachent derrière le prétendu « miracle économique » indien et de leur évolution dans la crise, nous reproduisons ci-dessous la traduction d'un article publié par nos camarades britanniques de Workers' Fight (Class Struggle - No 98 - janvier 2013).

Martin Wolf, économiste vedette du quotidien du monde britannique des affaires Financial Times, expliquait encore en février 2012 : « Même en tenant compte des prévisions de ralentissement pour 2012 (...) du FMI, la progression du produit intérieur brut de l'Inde entre 2007 et 2012 devrait atteindre 43 %. C'est moins que la progression de 56 % de la Chine, mais c'est bien plus que les 2 % des pays à hauts revenus. Il s'agit là d'une révolution. » Cette prétendue « révolution » serait censée avoir été provoquée, et être alimentée, par la montée en puissance de la consommation intérieure indienne, essentiellement due à des classes moyennes qui, selon les prédictions de la société de conseil américaine McKinsey, devraient représenter 43 % de la population indienne en 2025.

Sur le même registre, l'hebdomadaire The Economist, autre organe des milieux d'affaires britanniques, expliquait en septembre 2012, dans un supplément consacré à l'Inde : « D'après un nouveau rapport de Price Waterhouse Coopers [leader mondial de l'expertise comptable], quelque 470 millions d'Indiens disposaient d'un revenu annuel compris entre 1 000 et 4 000 dollars [entre 750 et 3 000 euros] en 2010. Il considère que leur nombre passera à 570 millions d'ici une dizaine d'années, créant un marché d'une valeur de mille milliards de dollars. » Le Financial Times ajoutait sa propre touche à cet optimisme en prédisant le même mois que l'Inde « pourrait bien devenir le numéro trois de l'économie mondiale d'ici 2030. Le marché de consommation du pays se développe rapidement (...). L'Inde compte plus de milliardaires que la Grande-Bretagne. Elle attire autant les agences d'aide aux pays pauvres que les multinationales. (...) L'Inde a des armes nucléaires et un programme spatial ; elle a récemment annoncé un projet de mission vers Mars. Elle est aussi aujourd'hui le plus gros importateur d'armes du monde. »

Cependant, loin de constituer un modèle ouvrant la voie à un second souffle pour ce capitalisme rongé par la crise, comme le prétendent les experts, le « miracle économique » indien montre exactement le contraire : à quel point le fonctionnement du marché capitaliste mondial, combiné au parasitisme de la bourgeoisie indienne, a alimenté la pauvreté qui frappe la majorité de la population, tout en s'opposant à tout véritable développement de son économie.

Dans l'ombre de l'appareil d'État

Jusqu'aux années 1980, l'économie indienne a opéré dans le cadre hérité du règlement politique passé avec l'ancienne puissance coloniale, la Grande-Bretagne, lors de l'indépendance du pays, en 1947. Le volet économique de ce règlement était basé sur ce que l'on a appelé le plan de Bombay : un programme économique rédigé pendant la Deuxième Guerre mondiale par un comité où étaient représentées certaines des dynasties capitalistes indiennes les plus riches (dont Tata et Birla), qui ont d'ailleurs conservé toute leur puissance à ce jour.

Ce plan prévoyait : des investissements massifs de l'État selon un plan à long terme, visant à mettre en place des entreprises étatiques chargées de construire et de gérer les infrastructures que les colonisateurs britanniques ne s'étaient jamais souciés de développer ; des impôts relativement élevés pour lever les fonds nécessaires à ces investissements ; des barrières douanières destinées à protéger la bourgeoisie nationale de ses concurrents étrangers ; et des dispositions visant à empêcher les investisseurs étrangers d'acquérir un contrôle total sur les entreprises et les ressources naturelles du pays. Bien que de contenu purement nationaliste, le fait que ce plan impose quelques limitations au pillage du pays par les entreprises impérialistes suffit à ce que les premiers gouvernements de l'Inde indépendante soient taxés de fanatisme « socialiste » par une bonne partie des médias occidentaux.

Non pas que ces politiques nationalistes aient eu quoi que ce soit à voir avec un quelconque « socialisme ». Conformément aux préoccupations des auteurs du plan de Bombay, elles n'avaient d'autre but que de permettre à la bourgeoisie indienne, peu nombreuse mais très rapace, de développer ses profits et son poids social aux frais de l'État et de la population laborieuse.

Durant les vingt-cinq premières années suivant l'indépendance, le taux de croissance indien resta faible, son économie dominée par l'agriculture et ses exportations limitées aux produits agricoles, aux textiles et aux minerais, en grande partie comme à l'époque coloniale. Mais en même temps les nouvelles entreprises d'État développèrent la production électrique et construisirent des voies de chemin de fer, des routes, des ports, des mines et des usines sidérurgiques dans le cadre d'une série de plans quinquennaux, ce qui répondit en partie aux besoins du capital privé, mais ne changea rien aux conditions de vie de la majorité de la population. Malgré le protectionnisme de l'État indien dont elles se plaignaient tant, les multinationales occidentales tirèrent des profits considérables de son modeste programme d'équipement en lui vendant à prix d'or les technologies les plus simples. Seuls firent exception quelques secteurs comme la production électrique, où l'Inde bénéficia de l'assistance technique, bien moins coûteuse, offerte par l'Union Soviétique en contrepartie de la politique de non-alignement adoptée par le Premier ministre indien Nehru dans la guerre froide. Pour les mêmes raisons, le bloc soviétique devint rapidement le plus important partenaire commercial de l'Inde.

Durant cette période, les entreprises privées indiennes prospérèrent grâce aux barrières douanières qui leur permirent de remplacer certains produits importés par des produits locaux. La bourgeoisie indienne put ainsi vivre confortablement à l'ombre d'un État assumant les investissements les plus lourds, tout en s'enrichissant grâce à l'exploitation d'une population de plus en plus nombreuse.

Puis vinrent les soubresauts qui affectèrent le marché mondial dans la première moitié des années 1970. L'économie indienne connut une explosion inflationniste. Face au mécontentement croissant et à une montée des luttes sociales, Indira Gandhi décréta l'état d'urgence en 1975 et imposa deux années d'une austérité brutale à la classe ouvrière. Et comme dans bien d'autres pays à la même époque, un consensus émergea dans les rangs de la bourgeoisie indienne en faveur d'une réduction du coût de l'État et du contrôle qu'il exerçait sur l'économie. Le gouvernement du parti du Peuple (Janata Dal) qui succéda au parti du Congrès d'Indira Gandhi, en 1977, fit les premiers pas dans cette direction en supprimant les contrôles en vigueur sur de nombreux prix et en baissant le taux de l'impôt sur les sociétés.

Mais à la fin des années 1980, l'Inde fut frappée de nouveau, touchée par les soubresauts de l'économie mondiale, d'abord à la suite du krach boursier de 1987, puis de l'explosion de la bulle financière au Japon, en 1990. L'inflation atteignit le taux record de 17 % ; le coût des programmes d'aide sociale d'urgence destinés à compenser l'emballement des prix explosa ; et tout cela alors que les revenus fiscaux fondaient et que s'effondrait le principal partenaire commercial de l'Inde, le bloc de l'Est. Tant et si bien que, de plus en plus endetté, le gouvernement indien en fut réduit à demander l'aide du FMI en 1991.

La première « libéralisation »

L'intervention du FMI servit de prétexte au gouvernement du parti du Congrès d'alors, dirigé par Narasimha Rao, pour lancer une campagne de « libéralisation économique » qui allait démanteler l'essentiel des modestes protections contre le pillage des multinationales qui avaient caractérisé l'économie du pays depuis l'indépendance.

Pour commencer, la roupie fut dévaluée, avant d'en faire une monnaie librement convertible sur le marché des devises. C'était un cadeau aux exportateurs indiens, mais surtout une incitation aux capitalistes occidentaux à investir en Inde, en leur garantissant la convertibilité immédiate de leurs avoirs en devises fortes. En même temps, la participation maximum que les compagnies étrangères pouvaient détenir dans leurs filiales indiennes passa de 40 à 50 % et même, dans certains cas, à 100 %.

Sans doute restait-il quelques contraintes imposées aux entreprises étrangères, notamment celle d'utiliser une certaine proportion de composants locaux. Mais il y avait bien des façons de les contourner, comme le montra Hyundai Motors, le géant coréen de l'automobile, lorsqu'il s'installa en Inde en même temps que quatorze de ses sous-traitants coréens. De cette façon, la filiale coréenne de Hyundai put dire qu'elle utilisait au moins 70 % de composants locaux dans sa production !

Il n'en fallut pas plus pour que, en trois ans, le flot des investissements étrangers vers l'Inde décuple, même s'il est vrai qu'il partait d'un très bas niveau. Au début, ce flot vint d'entreprises étrangères déjà présentes en Inde, qui augmentèrent leur participation dans leurs filiales locales ou dans les partenariats qu'elles avaient avec des entreprises indiennes, ce qui se traduisit par de gros bénéfices pour les actionnaires indiens, dont une bonne partie passa à l'étranger par des voies le plus souvent illégales.

Mais une fois de plus, sous le couvert de cette « libéralisation », une grande partie des profits encaissés par la bourgeoisie indienne dans cette période furent en fait financés par l'argent public. Car peu d'entreprises étrangères se seraient aventurées en Inde sans les sommes énormes allouées au financement des « incitations » à l'investissement, tant par le gouvernement fédéral de Delhi que par ceux des différents États régionaux.

Parmi les « incitations » les plus notoires, il y eut les quinze ans d'exonération de l'impôt sur ses ventes, accordés à Ford par l'État du Tamil Nadu, après l'ouverture de son usine de Maraimalai Nagar, dans la banlieue de Chennai (Madras). Ou encore les 30 kilomètres de routes refaites à neuf par l'État du Gujarat pour desservir la nouvelle usine de General Motors à Halol.

Puis, dans la deuxième moitié des années 1990, vint une deuxième vague d'investissements étrangers, cette fois surtout sous forme de prêts à court terme, que les investisseurs étrangers pouvaient retirer au moindre signe de danger. Cette vague fit faire un bond au taux de croissance annuel du PIB indien qui atteignit 7,8 % en 1997. Mais, comme dans le reste de la région, cet afflux de fonds alimenta une bulle spéculative dans la finance et l'immobilier, qui implosa en 1997. Le flux des investissements étrangers se tarit, tandis que le taux de croissance de l'économie fut pratiquement réduit de moitié.

Les années 1990 avaient été marquées par une instabilité politique permanente. Il y avait eu une longue série de scandales de corruption autour des commandes d'État, dans lesquels avaient été compromis de nombreux hommes politiques en vue, jusque dans les plus hautes sphères de l'administration en place. À quoi s'étaient ajoutées les politiques communautaristes menées par un certain nombre de forces politiques pour élargir leurs bases électorales. Finalement, lors des élections législatives de 1999, le BJP (parti du Peuple indien), le parti de la droite nationaliste hindoue et principal rival du parti du Congrès, parvint à obtenir une majorité suffisante pour former une coalition gouvernementale stable, l'Alliance démocratique nationale (NDA), qui mit en place la deuxième étape de la « libéralisation » économique.

Le développement du « tigre indien »

À vrai dire, pour l'essentiel, la politique de l'administration du NDA ne fit que poursuivre celle menée par le parti du Congrès depuis le début des années 1990. La seule nouveauté qu'elle y ajouta fut la promesse d'ouvrir le vaste secteur public à des privatisations partielles.

En fait, les transformations économiques qui eurent lieu sous le NDA résultèrent avant tout de l'évolution de l'économie mondiale après l'implosion de la bulle de la haute technologie, en 2001. Des masses considérables de capitaux spéculatifs se retirèrent des marchés boursiers des pays riches, en particulier aux États-Unis. Une part importante de ces capitaux se tourna vers le marché des prêts aux grandes entreprises, à un moment où celles-ci cherchaient des fonds pour déménager une partie plus ou moins importante de leur production vers des pays où le coût du travail était bas.

L'Inde, avec son immense population active et ses bas salaires, compta parmi les cibles de ce mouvement général. Alors qu'en 2002 les investissements étrangers en Inde étaient encore en dessous de leur niveau de 1997, avec 3,45 milliards de dollars, leur montant annuel augmenta rapidement jusqu'à atteindre 27 milliards de dollars en 2008. Ce fut ce flot de capitaux qui alimenta la rapide croissance économique du pays en 2004-2008, suscita l'admiration des commentateurs occidentaux et valut à l'Inde le label d'« économie émergente ».

En fait, une partie de la bourgeoisie indienne avait rapatrié des fonds qu'elle détenait illégalement à l'étranger, pour profiter de la baisse des impôts et des possibilités de spéculation financière introduites par le gouvernement du NDA. Mais l'essentiel de ces fonds venait quand même d'investisseurs étrangers attirés par les incitations publiques considérables qui leur étaient offertes.

Cependant, la plus importante de ces incitations, et de loin, ne fut pas introduite par le gouvernement de droite du NDA, mais par celui de l'Alliance progressiste unie (UPA), dirigé par le parti du Congrès, qui remporta les élections de 2004. Ce fut le développement systématique de zones économiques spéciales (SEZ) dans tout le pays, grâce à une loi adoptée par le Parlement fédéral en 2005.

Contrairement aux dix-neuf SEZ existantes, qui avaient été consacrées à la production de produits de substitution aux importations, les nouvelles SEZ devaient l'être aux produits d'exportation. Leurs infrastructures devaient être surtout financées sur fonds publics et de nombreuses exonérations d'impôts étaient prévues pour les entreprises qui s'y installeraient. Légalement, les SEZ devaient fonctionner pour ainsi dire comme des territoires étrangers. En particulier, malgré les protestations des deux partis communistes alliés au parti du Congrès, les SEZ restèrent de fait exclues du champ du code du travail après qu'un décret ministériel les eut incluses dans le secteur « d'utilité publique », ce qui, conformément à une législation héritée des lois coloniales, impliquait une stricte limitation du droit de grève. En plus, chaque État pouvait ajouter des restrictions aux droits des travailleurs dans ses propres SEZ, ce que beaucoup firent. Enfin, au lieu d'être confié à l'administration du ministère du Travail, pourtant tolérante envers les patrons, le droit du travail devait être appliqué dans chaque SEZ par un commissaire nommé conjointement par les politiciens locaux et les employeurs. Autant dire que, pour autant que cela dépendait des autorités, les droits des travailleurs n'y étaient que formels.

Avec de telles incitations et la perspective de pouvoir abuser d'une main-d'œuvre bon marché et corvéable à merci, les entreprises étrangères affluèrent vers les SEZ. En tout, 693 SEZ furent officiellement enregistrées en 2006-2008.

Les commentateurs occidentaux ont souvent cité ce chiffre comme preuve du fait que l'Inde était devenue un moteur de l'économie mondiale. Il doit néanmoins être relativisé : d'après les statistiques gouvernementales, seules 158 de ces 637 SEZ ont une activité réelle aujourd'hui ! Néanmoins, les SEZ qui sont effectivement en activité ont bien attiré un grand nombre d'entreprises, en majorité des pays riches, mais aussi indiennes, comme le groupe informatique Infosys, qui occupe à lui seul quatre SEZ dans trois États, couvrant un total de 253 hectares.

Ces SEZ ont représenté un coût exorbitant pour un État notoirement incapable de satisfaire les besoins les plus élémentaires de la majorité de la population. Sans même prendre en compte le coût des infrastructures des SEZ, pratiquement impossible à évaluer, on a estimé que la perte annuelle en revenus fiscaux résultant des exemptions d'impôts accordées aux entreprises des SEZ était équivalente au budget du Plan national de garantie pour l'emploi rural (NREGS), qui est censé fournir une subsistance précaire à quelque 20 millions de chômeurs des campagnes, sous la forme de cent jours de travail garanti par an au salaire minimum.

La croissance économique et la classe ouvrière

Malgré le taux de croissance de son économie, personne, pas même les pires plumitifs du capitalisme, ne peut nier que l'Inde demeure un pays pauvre. Dans le supplément cité plus haut, The Economist admettait lui-même qu'un tiers des 247 millions de foyers indiens ne disposent pas d'électricité et que ceux qui en ont subissent de fréquentes coupures. De la même manière, le Financial Times reconnaissait que « l'Inde compte plus de téléphones portables que de toilettes ». Mais comme le même journal présentait comme preuve de prospérité capitaliste le fait que 63 % des foyers aient un téléphone portable, il faut en conclure que plus de 37 % des foyers n'ont pas d'installations sanitaires, ce qui n'est pas vraiment un signe de prospérité !

Ces faits sont pourtant encore très loin de rendre compte de la situation réelle. L'Unicef estime par exemple qu'environ 50 % de la population indienne n'a accès à aucune installation sanitaire ; qu'en 2011, 25 % des morts d'enfants de moins cinq ans dans le monde se produisaient en Inde (1,7 million) et que 42 % des enfants du pays n'avaient pas un poids suffisant.

La vérité est que la majorité pauvre de la population indienne n'a pas bénéficié du boom économique des années 2000-2008. En fait, elle a même payé ce boom à un prix exorbitant.

C'est ainsi qu'en matière de consommation d'énergie, selon un article publié en avril 2010 dans la revue indienne Aspects of India's Economy, la consommation domestique moyenne par personne en Inde correspondait à 7 % de celle des États-Unis, 19 % de celle de la Chine et 16 % de celle du Brésil. Le même article ajoutait : « Près de la moitié de la population indienne n'a accès à aucune forme d'énergie commerciale. C'est ainsi qu'en 2007-2008, 77,6 % des foyers ruraux se servaient de petit bois pour faire la cuisine et 7,4 % de galettes de bouse. Ces deux sources d'énergie étaient également utilisées par plus d'un cinquième des foyers urbains. »

Il y a bien des façons de définir et mesurer la pauvreté. Mais si l'on prend l'« indice de pauvreté multidimensionnelle » (MPI), qui définit les niveaux de pauvreté non pas seulement en termes de revenus et de consommation, mais aussi en termes d'accès aux équipements de base (dont l'eau, les installations sanitaires et l'électricité), 55,4 % de la population indienne (645 millions) vivait en dessous du niveau de pauvreté MPI en 2009. De plus, ajoutait la revue citée ci-dessus : « Il y a plus de pauvres MPI dans huit des 28 États indiens seulement (421 millions dans le Bihar, le Chhattisgarh, le Jharkhand, le Madhya Pradesh, l'Orissa, le Rajasthan, l'Uttar Pradesh et le Bengale occidental) que dans les 26 pays africains les plus pauvres pris dans leur ensemble (410 millions). »

La façon dont les conditions de travail et d'emploi de la classe ouvrière ont évolué au cours de la décennie d'expansion précédant la crise actuelle illustre à quel point elle n'en a pas bénéficié.

L'État du Gujarat est par exemple considéré comme celui qui a eu le plus de succès en matière d'investissements. Durant la décennie précédant la crise, l'investissement productif y a progressé de 9,1 % par an en moyenne. Mais, pendant la même période, le nombre d'emplois n'a augmenté que de 2,8 % par an et, sur l'ensemble de la période, la part des salaires dans la valeur produite par les travailleurs a en fait diminué de 11,4 % à 8,5 % ! De surcroît, malgré le « boom économique » qu'a connu le Gujarat, la revue indienne Economic and Political Weekly remarquait en octobre 2011 que, si l'on classait les 28 États indiens par ordre de pauvreté décroissante, le Gujarat était « au 13è rang pour la mortalité infantile, au 14è pour la mortalité juvénile et au 9è rang pour la malnutrition des enfants ».

Le Gujarat n'est pas un cas isolé. Une aggravation similaire des conditions de vie s'est produite dans le secteur de la construction et des composants automobiles, secteur pourtant présenté comme particulièrement prospère dans le « miracle économique » indien. Ainsi, dans son numéro de juin 2012, Aspects of India's Economy expliquait : « Le fait que les salaires réels du secteur automobile (...) ont baissé de 18,9 % entre 2000-2001 et 2009-2010 (...) est un secret bien gardé. En 2000-2001, un travailleur de l'automobile passait 2 h 12, sur une journée de 8 heures, à travailler pour sa propre subsistance et celle de sa famille [et] les 5 h 48 restantes à faire du profit pour les capitalistes (...). En 2009-2010, ce rapport s'était aggravé : le travailleur ne passait plus désormais que 1 h 12 à travailler pour sa propre subsistance et celle de sa famille, alors qu'il passait les 6 h 48mn restantes à travailler pour les capitalistes. »

La guerre de classe des capitalistes

À la question de savoir « comment cette aggravation s'est produite ? », l'auteur de l'article ci-dessus répondait : « Une lutte de classe intense a été menée, par les patrons contre les travailleurs. » C'est ce fait qui, associé au détournement massif des ressources de l'État indien au profit des entreprises, résume le secret du « boom économique » de l'Inde.

On peut classer les travailleurs indiens en deux catégories : ceux du secteur formel, essentiellement dans des entreprises de plus de 100 salariés, où ils sont plus ou moins couverts par le code du travail et bénéficient d'une protection sociale très limitée, et ceux du secteur informel, où ils n'ont pratiquement aucun droit. D'après un article publié en juin 2011 dans Aspects of India's Economy, « les emplois du secteur formel ont en fait reculé dans la période de croissance effrénée (...). De 27,96 millions en mars 2000 sur un total de 336,8 millions employés en moyenne chaque jour, le chiffre est tombé à 27,55 millions sur un total de 401,4 millions. »

Selon le même article, le « boom économique » a même eu un impact encore pire sur l'emploi dans son ensemble : « L'emploi a pratiquement stagné depuis 2004-2005, se développant à un taux annuel de moins de 0,1 %. Tandis que le pourcentage de la population en âge de travailler (entre 15 et 59 ans) a augmenté de 5 % au cours de la dernière décennie, la proportion de cette population qui réussit à trouver du travail n'a cessé de baisser. Dans la dernière décennie, environ 159 millions de personnes sont arrivées sur le marché du travail, mais seules 65 millions ont pu trouver un emploi sous quelque forme que ce soit. La structure de ces emplois [en 2011] offre par ailleurs l'image typique d'une économie très sous-développée : plus de la moitié des travailleurs sont à leur compte, un tiers sont des travailleurs précaires, et seulement 16,6 % ont un emploi 'permanent'. »

Comme pour tous les prétendus « tigres asiatiques », le travail précaire est en effet l'un des facteurs-clés de la croissance de l'économie indienne. En voici quelques exemples.

La filiale indienne du groupe coréen Hyundai Motors est le deuxième constructeur automobile du pays et le 1er exportateur. En 2009, d'après l'hebdomadaire indien Frontline, sa principale unité de production à Irungattukottai, près de Chennai (Madras), « disposait d'une main-d'œuvre totale de 6 000 travailleurs, dont seulement 1 556 étaient permanents, avec un salaire entre 8 000 et 22 000 roupies [entre 112 et 308 euros] par mois. Les autres, au nombre de 4 500, étaient des travailleurs temporaires, apprentis, stagiaires ou sous-traitants. Leurs salaires mensuels allaient de 3 000 à 4 500 roupies [de 42 à 63 euros]. » En 2011, un reportage concernant la même usine notait que pas moins de soixante entreprises sous-traitantes travaillaient maintenant sur le site, ce qui signifiait une précarisation encore accrue des travailleurs !

Dans le même État du Tamil Nadu, le géant taïwanais de l'équipement électronique Foxconn possède une usine à Sriperumbudur. En 2010, d'après Frontline, les ouvriers de cette usine « avaient entre 19 et 25 ans ». Il y avait : « environ 1 800 travailleurs en fixe et 3 000 contractuels et stagiaires (...). Leur salaire moyen est d'environ 4 500 roupies par mois [63 euros]. La plupart sont venus d'autres régions au cours des quatre ou cinq dernières années et sont des enfants de petits paysans, d'ouvriers agricoles, d'ouvriers du bâtiment ou de journaliers. » Et comme, évidemment, les salaires à la campagne étaient encore plus faibles, on comptait bien que ces ouvriers s'accrocheraient à leurs emplois à l'usine, aussi mal payés soient-ils.

C'est à peu près la même situation dans la zone industrielle de Gurgaon-Manesar-Bawal, près de Delhi, dans l'État du Haryana, qui est dominée par l'automobile. 60 % des voitures produites en Inde proviennent de cette zone, et une proportion encore plus importante des composants automobiles. Elle compte aussi des usines appartenant à peu près à tous les secteurs de production, mais aussi des entreprises d'informatique et des plates-formes d'appel. Des centaines d'entreprises industrielles des pays riches y sont présentes. D'après un article du numéro de juin 2012 d'Aspects of India's Economy, environ 80 % des quelque deux millions de salariés de cette zone sont des travailleurs précaires.

Le même article donnait des détails sur la situation des travailleurs dans l'une des grandes usines de Manesar, l'usine de montage et de fabrication de moteurs diesel Maruti-Suzuki, filiale indienne du géant japonais Suzuki, qui contrôle plus de 50 % du marché automobile national indien. Dans cette usine, explique cet article, « il y a 970 travailleurs permanents, 400-500 'stagiaires', 1 100 sous-traitants, et 200-300 'apprentis' (...). Pour sanctionner de petites erreurs, on exige des travailleurs de faire des heures sans rémunération. Un ouvrier maugrée : 'Je suis censé produire une unité de travail en 40 secondes. Si je rate, même de peu, cet objectif, je dois faire deux ou trois heures en plus'. On impose aux apprentis de faire trois équipes d'affilée (...). Les travailleurs n'ont pas de réelle protection médicale même si leur contrat indique que l'entreprise fournira une indemnité en cas de maladie. La plupart sont des ouvriers migrants venus de villages lointains (...) et il arrive souvent qu'on ne leur accorde même pas de congé pour voir leurs familles. » Dans cette usine, tous les travailleurs sont au salaire minimum, auquel s'ajoutent différentes primes, de sorte que les travailleurs permanents peuvent gagner jusqu'à 17 000 roupies par mois [238 euros], les stagiaires jusqu'à 10 000 roupies [140 euros], les intérimaires 6 500 roupies [91 euros] et les apprentis jusqu'à 4 200 roupies [59 euros].

Dans l'ombre du « boom »

Ces exemples donnent une idée des conditions très dures qui prévalent dans l'économie formelle. Mais celles que connaissent l'immense majorité des travailleurs qui, eux, vivent de l'économie informelle, sont bien pires encore. Et pourtant, même si peu de commentateurs occidentaux sont prêts à le reconnaître, la situation terrifiante de ces travailleurs est également l'un des aspects du « boom économique » de l'Inde. Après tout, en 2007, ce secteur de l'économie, constitué principalement d'ateliers dans les bidonvilles et les zones rurales, employait environ 41 millions de travailleurs et nombre des grandes entreprises vedettes du « boom économique » s'y approvisionnaient en composants. En réalité, les profits de certaines multinationales en Inde dépendent même presque entièrement de la surexploitation dans le secteur informel.

L'industrie du thé, qui fait partie pour l'essentiel du secteur informel, en est un bon exemple puisqu'elle est dominée par de grandes marques comme Tetley (propriété de l'empire industriel et financier indien Tata) et Lipton (propriété d'Unilever). Quelque 12 millions de travailleurs sont employés d'une façon ou d'une autre dans ce secteur et, d'après l'ONG Asian Monitor Resource Centre, « les salaires qu'ils perçoivent sont parmi les plus bas du monde, entre 0,74 et 1,12 euro par jour, moins qu'au Kenya ou au Sri Lanka. (Ils) n'ont même pas accès à des équipements aussi élémentaires que l'eau courante potable ; ils souffrent souvent de diarrhées, du choléra ou d'autres maladies transmises par l'eau. La malaria et la tuberculose sont également endémiques. » À la fin des années 1990, à la suite de l'effondrement du prix du thé sur le marché mondial, beaucoup de ces travailleurs furent abandonnés à la famine : « Rien que dans le Bengale occidental, plus d'un million de travailleurs perdirent leur travail et plus de 1 600 y laissèrent leur vie à cause de la famine et des maladies qui lui sont associées. »

Pire encore est cette partie immense et insaisissable de l'économie indienne où les relations sociales demeurent semi-féodales, sans pratiquement aucun changement au cours des deux derniers siècles. Différentes formes de travail forcé et d'asservissement y sont encore répandues. À titre d'exemple, voici des extraits d'un reportage sur le secteur informel de la production de briques dans l'État du Tamil Nadu, publié dans Frontline en 2009 :

« Dans les fours à briques du Tamil Nadu, des centaines de milliers de personnes subissent une existence d'extrême exploitation : des conditions de travail effroyables, un labeur éreintant 12 à 16 heures par jour, des salaires dérisoires et des travailleurs qui, de génération en génération, sont asservis à leur emploi (...). Il y a environ 2 000 fours à briques, moyens et grands, auxquels s'ajoutent des milliers de très petits fours (...). Le principal facteur qui rend les travailleurs et leurs enfants vulnérables à cet asservissement est l'avance payée aux travailleurs migrants, qu'ils doivent ensuite rembourser au propriétaire du four en travaillant pour lui. Les avances vont de 5 000 à 40 000 roupies [70 à 560 euros]. Ce système d'avance ne rend pas seulement les travailleurs vulnérables à l'asservissement, mais il les pousse aussi à s'enliser dans un endettement sans fin (...). Les travailleurs sont soumis à toutes sortes d'abus (...). Une ouvrière racontait qu'elle et son fils avaient été retenus enfermés pendant 29 jours sous prétexte qu'elle avait essayé de s'enfuir sans rembourser l'avance contractée (...). Dans la plupart des fours le travail commence vers 15 heures et se poursuit jusqu'à 19 heures Après une pause de six heures, le travail reprend à une heure du matin jusqu'à 10 h 30. Il faut un maximum de temps d'exposition au soleil pour faire sécher les briques. Les travailleurs ne peuvent donc rattraper leur sommeil que pendant la journée (...). Ces horaires de travail perturbent le développement normal des enfants (...) Or, d'après une étude conduite en 2005 par deux ONG, plus de 100 000 enfants et jeunes de 6 à 18 ans étaient employés dans les fours à briques de l'État. Parmi eux, 60 000 avaient moins de 14 ans. »

Le choc de la crise et son coût

Lorsqu'elle éclata, à l'été 2007, la crise financière n'eut pas l'air d'avoir un impact majeur sur les « économies émergentes » ou, tout du moins, c'est ce que les experts occidentaux prétendirent alors. Ils prédirent même que leur dynamisme allait remettre en selle l'économie mondiale.

Pourtant, aujourd'hui, tous les indicateurs favoris de ces mêmes experts montrent à quel point ils avaient tort : la croissance du PIB en 2012 a été de 4,5 % en Inde (inférieure à la croissance annuelle moyenne des années 1980) ; la production manufacturière a baissé de 3,5 % au cours de la même année ; les exportations se sont contractées chaque mois depuis mai 2012, entraînant un déficit commercial record ; les investissements étrangers ont baissé de plus de 30 % et le total des investissements de 14 % ; et l'inflation dépasse largement les 7 % (atteignant 10,5 % pour les produits alimentaires et même 50 % pour les légumes !).

En réalité, il n'a pas fallu longtemps à la population indienne pour ressentir le choc de la crise. Dès novembre 2008, l'indice du marché boursier de Mumbai (Bombay) avait perdu 60 % de sa valeur. Les exportations ralentissaient, particulièrement dans le textile dont les objectifs d'exportation durent être baissés de 30 %, tandis qu'une partie des 88 millions de travailleurs du secteur étaient licenciés. Puis le secteur automobile fut également touché par les licenciements. De son côté, le gouvernement UPA dirigé par le parti du Congrès, désireux de montrer qu'il faisait quelque chose à l'approche des élections législatives de 2009, avait baissé un certain nombre d'impôts indirects, réduit les taux d'intérêt et imprimé l'équivalent de 44 milliards d'euros en argent frais pour renflouer un système bancaire paralysé.

Vint ensuite 2009 avec la vague de spéculation effrénée qui ravagea le marché mondial des matières premières, faisant exploser les prix des aliments de base, de l'huile de cuisine, de l'essence, etc. La hausse des prix agricoles aurait pu être une bonne nouvelle pour les agriculteurs, à défaut de l'être pour les pauvres des villes. Mais du fait du monopole des intermédiaires et grossistes sur le marché de l'alimentation, l'inflation frappa tout autant les pauvres des campagnes, paysans compris, que ceux des villes. Pendant ce temps, le gouvernement semblait pris de crises de panique récurrentes, réagissant au moindre signe de désordre financier par une baisse des taux d'intérêt, pas moins de treize fois au total !

En 2010, l'économie indienne sembla se rétablir. La croissance du PIB redémarra et les investissements étrangers réapparurent : les multinationales cherchaient à renforcer leur présence pour s'emparer des parts de marché de leurs concurrents. Mais à l'été 2011 la dégringolade reprit. La roupie perdit 19 % de sa valeur par rapport au dollar et le gouvernement UPA sauta sur ce prétexte pour justifier la suppression d'une grande partie des restrictions sur les transactions financières avec l'étranger, sous couvert d'attirer les investisseurs.

Il faut dire que ce gouvernement s'était déjà lancé dans une nouvelle campagne d'incitations visant les grandes entreprises, tant indiennes qu'impérialistes. En 2010, les dégrèvements d'impôts aux entreprises et aux riches s'étaient déjà soldés par une perte de revenus pour l'État d'environ 1 200 milliards de roupies (16,8 milliards d'euros, soit 2 % du PIB). Il avait été décidé en outre que tout projet d'infrastructure serait confié à l'avenir à un partenariat public-privé, dans lequel l'État pourrait avancer jusqu'à 40 % des investissements à la charge de ses partenaires privés et ce, avant même le début des travaux. Dans la mesure où la valeur totale des projets d'infrastructure pour 2012-2017 s'élève à quelque 75 milliards d'euros, cela impliquait une subvention colossale au capital privé, et sous une forme particulièrement susceptible de faciliter la corruption, dans un pays où les scandales de marchés publics sont légion !

Une pièce maîtresse de ce programme d'infrastructure est le couloir industriel Delhi-Mumbai. Ce couloir sera organisé autour une voie de chemin de fer à grande vitesse et d'une autoroute reliant les deux villes distantes de près de 1 500 kilomètres, qui relieront 24 nouvelles « villes industrielles », trois ports, six aéroports et quantité de centrales électriques pour les alimenter. Nombre des zones industrielles situées dans ce couloir appartiendront à une nouvelle catégorie de SEZ, appelées zones nationales d'investissement industriel (NMIZ). En plus d'imposer encore plus de restrictions aux droits des travailleurs, ces NMIZ ne seront plus exclusivement consacrées à l'exportation. Surtout elles offriront aux entreprises la possibilité de se retirer rapidement, sans que leurs salariés aient droit à aucun préavis ni indemnités.

D'ici 2018, sept de ces nouvelles « villes industrielles » sont censées être terminées, à un coût de 66 milliards d'euros, dont la moitié sera prêtée par le Japon sous différentes formes. La question est cependant de savoir si, comme le prétend le gouvernement, ce projet colossal ouvrira vraiment la voie à un nouvel avenir industriel pour l'Inde, ou bien si les usines qui en sortiront termineront leur carrière sous forme de carcasses rouillées. Quoi qu'il arrive, les subventions du gouvernement seront néanmoins allées remplir les poches des actionnaires des entreprises indiennes et étrangères parties prenantes dans ces projets.

Quoi qu'il arrive également, c'est à la population indienne qu'on présentera la note pour tous ces cadeaux présents et à venir aux capitalistes. En fait, elle a déjà commencé à payer avec chacun des budgets adoptés depuis avril 2010, sous la forme d'une réduction des subventions d'État aux produits de première nécessité, en particulier aux produits vitaux pour la population pauvre. Dans le budget d'avril 2012, par exemple, ces subventions sont passées de 2,34 % à 1,77 % du PIB. Les subventions sur l'essence ont été réduites de presque 40 %, la subvention sur les engrais de 10 %, ce qui, dans un cas comme dans l'autre, entraîne une hausse automatique du coût de la vie. Quant aux subventions sur les produits alimentaires, qui sont destinées aux plus pauvres, elles n'ont été augmentées que de 3 %, alors que l'on estime qu'une augmentation de 10 % aurait été nécessaire rien que pour maintenir les distributions de nourriture au même niveau que l'année précédente. En revanche, le budget 2012 a baissé l'impôt sur les revenus des riches, tout en augmentant les impôts indirects, qui affectent proportionnellement plus les classes populaires.

Bien sûr, les commentateurs occidentaux continuent à affirmer que la taille du marché intérieur indien, et en particulier la croissance de la consommation de ce qu'ils appellent sa classe moyenne, peuvent servir de base au développement économique de l'Inde. Mais s'il s'agit des 570 millions d'Indiens qui disposeront d'un revenu annuel entre 750 et 3 000 euros en 2025, présentés par The Economist comme un marché de 1 000 milliards de dollars, on voit mal comment le pouvoir d'achat de ces individus disposant d'un revenu compris entre 4,5 et 18,5 % de celui d'un salarié français travaillant à plein temps au smic, pourrait fournir les profits exigés par le développement d'une industrie capitaliste moderne !

La classe ouvrière détient les clés de l'avenir

De toute évidence, l'Inde n'est pas en passe de devenir, en tout cas pas sous le capitalisme, le géant économique tant vanté par les commentateurs occidentaux, ni même simplement de pourvoir aux besoins élémentaires de sa population. Au contraire, elle restera tout au plus un instrument à la merci des profiteurs occidentaux, tandis que le parasitisme du capital, impérialiste et national, à l'égard de l'État ne pourra conduire qu'à une aggravation des conditions de vie de la majorité de la population.

Mais pour nous, communistes révolutionnaires, la situation de l'Inde offre néanmoins des motifs d'optimisme. Car en façonnant l'économie indienne, l'impérialisme y a renforcé la classe ouvrière industrielle. Il en a fait une classe très concentrée et jeune, sans doute peu nombreuse comparée à la population du pays, mais comptant quand même des dizaines de millions d'individus qui, venus récemment pour la plupart des bidonvilles urbains ou des villages ruraux, ont des liens étroits avec l'ensemble de la population pauvre.

Qui plus est, cette classe ouvrière a déjà connu de nombreuses luttes, tant contre ses propres exploiteurs capitalistes que contre les forces répressives de l'État.

Ainsi, dans un article publié en juin dernier par Aspects of India's Economy, on pouvait lire : « Il y a eu ces dernières années une montée de l'agitation ouvrière, particulièrement dans l'assemblage et les composants automobiles. Parmi les exemples les plus importants : l'usine Mahindra (à Nashik), en mai 2009 et mars 2011 ; Sunbeam Auto (Gurgaon), en mai 2009 ; Bosch Chassis (Pune), en juillet 2009 ; Honda Motorcycle (Manesar), en août 2009 ; Rico Auto (Gurgaon) en août 2009, entraînant une grève de 24 heures de tout le secteur automobile à Gurgaon ; Pricol (Coimbatore) en septembre 2009 ; Volvo (Hoskote) en août 2010 ; MRF Tyres (Madras-Chennai) en octobre 2010 et juin 2011 ; General Motors (Halol) en mars 2011 ; Maruti Suzuki (Manesar) en juin-octobre 2011 ; Bosch (Bangalore) en septembre 2011 ; Dunlop (Hooghly) en octobre 2011 ; Caparo (Sriperumbudur) en décembre 2011 ; Dunlop (Ambattur) en février 2012, etc. L'agitation ne se limite pas au secteur automobile, mais c'est ce secteur qui en a été le centre de gravité. »

Le même article ajoutait : « La revendication la plus importante pour les travailleurs au cours de ces derniers mouvements a été le droit de former leur propre syndicat. Dans la plupart des cas, les travailleurs n'ont pas encore réussi à y parvenir. Les méthodes utilisées par le patronat vont du licenciement à la provocation policière, en passant par le passage à tabac, voire l'assassinat. Le fabricant de pièces détachées Bosch a résisté jusqu'ici avec succès à trois tentatives de création d'un syndicat. L'histoire est la même partout : Hyundai, Hero Honda, Wonjin, Maruti Suzuki, Graziano, Rico Auto. Lorsque 1 800 travailleurs précaires de l'usine Hero Honda (Dharuvera) voulurent adhérer au syndicat de leur choix, leurs leaders furent l'objet de plaintes de la direction, certaines aux termes de la loi sur la détention d'armes et d'autres aux termes de la section 307 du code pénal (tentative de meurtre). À l'usine Rico Auto de Gurgaon, les travailleurs ont été attaqués par des nervis en 2009, causant la mort de l'un d'entre eux. »

L'Inde a beau avoir été affublée, de façon mensongère, par les médias occidentaux, du titre de « plus grande démocratie du monde », la classe ouvrière y est en permanence menacée d'une répression brutale. Là où les patrons privés autorisent l'existence d'un syndicat, ce n'est généralement qu'un syndicat-maison. Quiconque est soupçonné de tenter de créer, ou même de songer à rejoindre, un syndicat indépendant est soumis à un harcèlement systématique, ou pire. L'emploi par les patrons de nervis armés est chose courante. Et il arrive que ces nervis menacent les ouvriers de leurs armes dans l'atelier ou lorsqu'ils rentrent chez eux après le travail.

En cas de grève, les grévistes ont affaire au front commun de leur patron, avec ses nervis, des autorités et politiciens locaux et de l'administration du travail. Quant à la police, elle est là pour cogner sur les grévistes, dans l'espoir que leur combativité finisse par les abandonner. Militants syndicaux et animateurs de grèves finissent souvent en prison, parfois avec des peines ridiculement longues, prononcées sous les prétextes les plus fantaisistes.

Les travailleurs indiens n'ont cependant jamais abandonné. Ils ont continué à faire preuve de la même énergie et de la même détermination à combattre pour le droit de se syndiquer, de gagner un salaire décent et pour défendre leur dignité.

À bien des égards, cette classe ouvrière indienne en rappelle une autre : la classe ouvrière russe dans les décennies précédant la révolution de 1917, avec pourtant deux différences importantes. Les travailleurs indiens ont un niveau d'éducation bien supérieur à celui qu'avaient les travailleurs russes à la veille de février 1917, et c'est pour eux un avantage considérable. Mais en même temps, contrairement aux travailleurs russes, ils ne disposent pas d'un Parti bolchevique, c'est-à-dire d'un parti communiste révolutionnaire capable de donner une expression politique à leurs intérêts de classe et d'incarner l'expérience acquise dans leurs combats passés. Mais qui sait ? Il a fallu moins d'une génération à la classe ouvrière russe pour construire ce parti, pourquoi en irait-il autrement en Inde ?