La lutte contre l’accord de libre-échange États-Unis-Europe, une nouvelle diversion

Εκτύπωση
avril 2014

On entend de plus en plus parler du projet de traité de libre-échange entre l'Union européenne et les États-Unis, appelé « grand marché transatlantique » (GMT) ou encore parfois « accord de partenariat transatlantique » (APT). Ce projet est brandi comme une menace par des courants politiques variés, à gauche comme à droite. À gauche, on retrouve une nébuleuse qui s'est déjà rassemblée sur le thème de « l'antilibéralisme » : des écologistes au Parti communiste (PCF) en passant par le Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon, jusqu'au Nouveau parti anticapitaliste (NPA). À droite et à l'extrême droite, on retrouve Marine Le Pen et d'autres souverainistes.

Ce mélange en lui-même devrait déjà jouer le rôle de signal d'alarme pour tous ceux qui se situent dans le camp des travailleurs. Se retrouver côte à côte dans un combat politique avec Marine Le Pen, une des pires ennemies des exploités, devrait agir comme un repoussoir. Et comme ce traité de libre-échange, s'il se met effectivement en place, devra être ratifié par le Parlement qui va être élu lors des prochaines élections européennes, il est probable que cela devienne un thème de campagne voire se retrouve en son centre.

À entendre ceux qui veulent en faire un axe de campagne, ce traité représenterait une menace terrible contre les travailleurs. Patrick Le Hyaric, dirigeant du PCF et rédacteur en chef de L'Humanité, a même écrit un ouvrage sur ce « grand marché transatlantique » intitulé, sans rire, Dracula contre les peuples. Il est certain que ce projet de traité, cet accord entre grandes puissances capitalistes, n'a pas pour objectif de s'opposer aux ravages que cause l'économie capitaliste en crise. Comme tout ce que concoctent les États capitalistes au service de leurs multinationales, tout ce qui pourra sortir de ces tractations se fera sur le dos des exploités et des couches populaires en général, de part et d'autre de l'Atlantique, et même au-delà. Dans cette économie capitaliste où la bourgeoisie décide de tout et dicte à son État sa politique, il ne peut pas en être autrement. Mais en faire un objectif de lutte pour les travailleurs, c'est les orienter vers de faux débats, c'est leur demander de prendre parti entre différentes politiques de la bourgeoisie. C'est faire diversion par rapport aux intérêts des exploités.

Les traités de libre-échange, une arène pour les trusts

En juillet 2013, l'Union européenne et les États-Unis ont lancé des négociations se déroulant en « rounds », comme à la boxe, et ayant comme perspective de mettre en place un marché commun à l'échelle des deux continents les plus riches et les plus puissants de la planète. Ces rounds se déroulent tous les quatre mois, alternativement à Washington et à Bruxelles, chaque équipe considérant apparemment qu'il y a un avantage à jouer à domicile. Tout cela devrait se finir en novembre de cette année, pour aboutir à un traité devant être ratifié par les Parlements américain et européen pour une mise en place en 2015.

De tels traités de libre-échange, l'économie capitaliste en a connu plusieurs depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Les multinationales, qu'elles soient françaises, allemandes, britanniques, américaines ou japonaises, ont un besoin vital de débouchés, et les marchés nationaux sont beaucoup trop étroits au regard de leur puissance industrielle. Et la bourgeoisie a tout autant besoin de pouvoir placer son capital, qui ne cesse de croître. Et de ce point de vue aussi, les États nationaux sont devenus, depuis au moins un siècle et surtout en Europe, des arènes trop petites.

D'où cette poussée continuelle vers des traités de libre-échange. Certains sont en place, comme l'Union européenne ou l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) regroupant les États-Unis, le Canada et le Mexique. D'autres sont en projet, comme ce marché transatlantique ou comme la zone de coopération économique Asie-Pacifique qui regrouperait une vingtaine de pays allant d'un côté du Pacifique, avec des pays comme la Chine, la Russie, l'Australie et le Japon, à l'autre côté, avec les États-Unis, le Canada, le Mexique et le Chili.

Tous ces traités sont le fruit contradictoire de la nécessité pour les grandes multinationales capitalistes d'étendre leur marché et de leur rivalité. Si toutes veulent se voir ouvrir les marchés des autres, toutes veulent en même temps protéger le leur. Il s'agit donc de compromis entre grands groupes capitalistes par États interposés. Et c'est pour cela que l'établissement de ces zones de libre-échange est un processus long, incertain et que chaque État capitaliste a toujours gardé la possibilité de faire marche arrière et de remettre en place ouvertement ou sournoisement des barrières douanières.

L'exemple de la constitution du marché commun européen est instructif. Les négociations entre les pays capitalistes européens ont commencé dès le lendemain de la guerre, et c'est officiellement en 1968 que les tarifs douaniers furent supprimés au sein de la Communauté économique européenne (CEE). Mais il a fallu encore des décennies pour réduire petit à petit le nombre incalculable de règles et de normes que chaque État avait mises en place pour réserver son marché national à ses trusts nationaux. Ainsi, jusqu'au début des années 2000, la plupart des débats au Parlement européen étaient en réalité des négociations sur des règles et des normes, et se déroulaient sous la pression du lobbying intense des trusts de chacun des pays. De même, à la fin des années 1990, des négociations similaires eurent lieu au sein de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui rassemble les pays les plus riches et leurs alliés directs. L'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI) visait aussi à établir une libéralisation des échanges. Mais le projet fut abandonné en 1998, de nombreux pays, dont les États-Unis, n'y voyant pas à l'époque un intérêt suffisant pour leurs trusts.

Alors, quel sera l'avenir des négociations actuelles entre les États-Unis et l'Europe ? Arriveront-ils à se mettre d'accord ? Ce « grand marché transatlantique » verra-t-il le jour ? C'est imprévisible. Mais surtout, c'est une affaire de bourgeois.

Contre le « grand marché transatlantique », une propagande nationaliste à peine voilée

Au-delà des hauts cris des opposants à ce projet de traité, il est instructif de relever les arguments et les exemples qu'ils utilisent, toujours les mêmes.

Selon eux, si un tel traité voyait le jour, le géant Monsanto pourrait vendre ses produits contenant des OGM ; le groupe Yum !, possédant les restaurants Kentucky Fried Chicken (KFC), pourrait imposer ses poulets désinfectés au chlore ; ou encore des groupes pétroliers comme le texan Schuepbach pourraient contourner l'interdiction de la fracturation hydraulique et exploiter le gaz de schiste... français !

Dans l'éditorial du mois de mars du journal Le Monde diplomatique, Serge Halimi a ainsi résumé : « Le bond en avant du libre-échange et de l'atlantisme risque d'obliger les Européens à importer de la viande aux hormones, du maïs génétiquement modifié, des poulets lavés au chlore. » Patrick Le Hyaric, dirigeant du PCF, écrivait quant à lui dans l'éditorial de l'Humanité du 14 février : « C'est l'organisation de la grande braderie des intérêts nationaux et européens. C'est le sacrifice de notre élevage et de notre gastronomie. C'est la poursuite de la destruction de notre industrie, de la culture, de nos services publics et des marchés publics ouverts au pied de biche, jusqu'à la livraison en pâture de nos données personnelles et de nos vies intimes aux mastodontes Google et Yahoo pour nous surveiller et en faire commerce. » Sur son site Internet, Jean-Luc Mélenchon avait mis en ligne le 13 décembre 2013 un article intitulé « Dinde de Noël au chlore », dans lequel on pouvait lire : « Cette semaine à Washington, messes basses dans le dos des Européens. »

Sous une forme ou sous une autre, c'est la même rengaine présentant les multinationales américaines comme le danger à combattre en priorité, c'est-à-dire plaçant le problème sur le terrain nationaliste. Terrain sur lequel Marine Le Pen trouve tout à fait son compte, prétendant, elle, parler au nom des paysans français. Ainsi, lors de sa visite au Salon de l'agriculture le 25 février, elle a déclaré : « Les nombreux élus que nous enverrons au Parlement européen mèneront la guerre contre le traité de libre-échange transatlantique » car, selon elle, ce traité va « organiser un dumping systématique » de la production agricole française au profit des éleveurs et agriculteurs américains. « Ce ne sont pas les Américains qui vont s'adapter à nos normes ! » a-t-elle déclaré. Puis, pour finir : « Ce projet est une condamnation à mort pour l'immense majorité de nos agriculteurs. »

Il est donc de bon ton de dénoncer la volonté de domination des multinationales américaines. Pourtant, il s'avère que ce ne sont pas elles qui ont le plus besoin de la libéralisation associée au marché transatlantique. Un représentant de longue date du courant altermondialiste, Raoul-Marc Jennar, ex-militant du NPA, qui lui aussi a écrit un ouvrage intitulé Le grand marché transatlantique : la menace sur les pays d'Europe, a avoué lors d'une interview récente : « Ce dont nous parlons, ce n'est pas de ce que les États-Unis demandent, mais c'est de ce que les Européens demandent : abaisser les droits de douane, abaisser les barrières non tarifaires, c'est-a-dire les normes, mettre en place des mécanismes de règlement des différends, c'est-à-dire de groupes de règlements privés plutôt que le recours aux juridictions officielles. Tout cela, c'est ce que les vingt-huit États de l'Union européenne ont demande à la Commission de négocier. » (Blog Médiapart de Pascale Fourier, 22 mars 2014)

En réalité, à cause de l'étroitesse de leur marché national, les trusts européens, et entre autres les trusts français, ont un besoin presque vital de se voir ouvrir au maximum le marché américain. Pour les trusts américains, l'ouverture du marché européen est moins essentielle. Fidèle représentante des intérêts capitalistes français, la ministre socialiste du Commerce extérieur, Nicole Bricq, a ainsi déclaré dans une tribune au Huffington Post : « Pour que nos entreprises [françaises] soient dans le wagon de tête de la mondialisation, elles doivent être aux États-Unis et dessiner avec des partenaires américains la frontière technologique. »

Enfin, ceux qui présentent ce futur traité comme une menace sans précédent mettent également en avant la création d'une instance d'arbitrage internationale qui serait chargée de trancher les litiges entre un investisseur et un État. Ce tribunal privé permettrait à des multinationales d'assigner en justice un État au prétexte de « protéger les investissements ». Ce type de tribunal existe dans le cadre de l'ALENA en Amérique du Nord. Sur le sujet, le journal Le Canard enchaîné, partie prenante lui aussi de la campagne contre le marché transatlantique, donne un exemple frappant dans son édition du 15 mars. La ville de Windsor au Canada est reliée à la ville américaine de Detroit par un unique pont constamment embouteillé. Elle a donc décidé de faire construire un deuxième pont. Mais elle a été poursuivie en justice par l'entreprise privée possédant le pont embouteillé, sous prétexte que « la construction d'un nouveau pont est une expropriation de son investissement et qu'elle bénéficie d'un droit exclusif au franchissement de la rivière par un seul pont ».

Cet exemple est assurément choquant. Mais faire croire que ce sont les multinationales américaines qui sont les sangsues les plus voraces pour les budgets publics en France, c'est éluder tout le parasitisme des groupes français. Il n'est pas nécessaire d'aller chercher aussi loin, ni même d'avoir à imaginer une nouvelle justice privée, pour trouver des exemples aussi écœurants.

Le droit commercial actuel français permet tout à fait cela. En 2013, Angers Loire Métropole a versé 500 000 euros à Décathlon et cela va se reproduire tous les ans jusqu'en 2016, pour un montant total de deux millions d'euros. Au nom de quoi Décathlon, propriété de la famille Mulliez, qui possède Auchan, peut-il réclamer cette somme ? Ces deux millions sont une pénalité que le groupe fait payer à l'agglomération angevine pour ne pas avoir réalisé la bretelle routière promise en 2007 pour obtenir l'installation d'un magasin. Et Décathlon aura le beurre et l'argent du beurre, car l'agglomération d'Angers a assuré que la bretelle serait effectivement construite en 2016 !

Les multinationales n'ont absolument pas besoin d'un traité de plus pour piller les caisses de l'État et même le traîner devant les tribunaux si cela leur permet de toucher opportunément un pactole supplémentaire.

Le libéralisme, une seule des faces du capitalisme

Dans cette campagne qui se met en place contre l'accord de libre-échange transatlantique, la cible qui fait l'unanimité est, une fois de plus, selon le terme consacré, le « libéralisme ». En fait, depuis les mobilisations nationales et internationales du mouvement altermondialiste, comme celles contre l'AMI, l'OMC ou la Constitution européenne, le terme de libéralisme s'est largement imposé pour symboliser tout ce qu'il y aurait de nuisible dans l'économie capitaliste.

Or, le fait de dénoncer le libéralisme et non le capitalisme n'est pas anodin. Cela sous-entend qu'il y aurait un bon capitalisme possible, un capitalisme « raisonnable ». Et surtout, cela évite de poser le problème de l'organisation économique qu'il faudrait mettre à la place du capitalisme. Le libéralisme n'est pourtant pas une nouveauté. Dès les débuts du mouvement ouvrier, alors que le capitalisme était en plein essor en Angleterre, Marx avait démystifié la propagande libre-échangiste des capitalistes anglais, dont l'industrie était à l'époque presque sans rivale. Les capitaines d'industrie britanniques se battaient pour abattre les barrières douanières des autres pays. Ils voulaient aussi faire tomber les barrières douanières anglaises qui renchérissaient les prix des céréales et protégeaient ainsi les rentes des grands propriétaires fonciers anglais.

Dans un discours sur le libre-échange, en janvier 1848, Marx dénonça les promesses des libéraux anglais qui prétendaient que celui-ci ferait baisser les prix et, par contrecoup, augmenterait le pouvoir d'achat des travailleurs. Il montra que, si les prix allaient sûrement baisser, ce seraient les capitalistes qui en profiteraient pour faire baisser les salaires. Il soulignait ainsi : « Pour nous résumer : dans l'état actuel de la société, qu'est-ce donc que le libre-échange ? C'est la liberté du capital. Quand vous aurez fait tomber les quelques entraves nationales qui enchaînent encore la marche du capital, vous n'aurez fait qu'en affranchir entièrement l'action. » Mais pour mieux ajouter : « Tant que vous laissez subsister le rapport du travail salarié au capital, l'échange des marchandises entre elles aura beau se faire dans les conditions les plus favorables, il y aura toujours une classe qui exploitera, et une classe qui sera exploitée. »

Pour Marx, ni le libre-échange ni le protectionnisme ne pouvaient servir aux ouvriers britanniques de drapeau pour leur émancipation. Et il concluait son discours en affirmant : « Ne croyez pas, Messieurs, qu'en faisant la critique de la liberté commerciale nous ayons l'intention de défendre le système protectionniste. On se dit ennemi du régime constitutionnel, on ne se dit pas pour cela ami de l'Ancien régime. »

Dans cette dernière phrase, Marx faisait allusion au combat politique que le prolétariat devait mener en France contre la monarchie constitutionnelle bourgeoise de Louis-Philippe, sans pour autant se jeter dans les bras des royalistes de l'Ancien régime.

À l'époque de Marx, le libéralisme de la bourgeoisie anglaise se heurta la plupart du temps au protectionnisme des bourgeoisies française, belge, néerlandaise ou allemande dont l'industrie faisait ses premiers pas. Pour constituer un marché national propre pour leurs produits, ces bourgeoisies continentales renchérissaient artificiellement les produits anglais et faisaient payer le prix fort à leur population. La condition de la classe ouvrière d'alors, que ce soit dans l'Angleterre libre-échangiste ou la France ou l'Allemagne protectionnistes, était misérable. Ce n'est que l'essor du mouvement ouvrier dans ces pays qui changea la donne et permit d'arracher par la lutte des concessions à la bourgeoisie.

Les Etats au service des multinationales

Depuis cette époque, le système capitaliste et les rapports de force entre les grandes puissances ont bien sûr évolué. Au fil des cycles de crise et d'expansion économique, des concentrations industrielles et bancaires gigantesques ont émergé dans les pays capitalistes les plus puissants. Ces trusts sont devenus les vrais dirigeants de la société. Et, par leur poids économique et leurs liens innombrables dans les appareils d'État de leurs pays respectifs, ils dictent leur politique aux États. Libre-échange et protectionnisme ne sont toujours que deux aspects non pas contradictoires mais complémentaires des politiques de la classe capitaliste.

Cette domination des grands trusts sur les États, qui date au bas mot d'une centaine d'années, fait qu'il est absurde de penser que les appareils d'État puissent représenter des intérêts différents de ceux des grands trusts. Or, dans la propagande des antilibéraux, la casse des services publics et le recul de la protection sociale seraient la conséquence de choix politiques fait sous l'influence de la pensée libérale. Il suffirait que des politiciens antilibéraux accèdent aux manettes du pouvoir pour protéger et rétablir cet étatisme social qui se délite.

Il faut rappeler d'où vient cet étatisme social. Dans la plupart des pays européens, il a été mis en place au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, à un moment où la bourgeoisie pouvait craindre des révoltes ouvrières comme celles qui avaient secoué l'Europe juste après la Première Guerre mondiale. Par ailleurs, il fallait reconstruire et remettre en route l'appareil de production. Il fallait même le moderniser. Pour tout cela, la bourgeoisie s'est appuyée sur son appareil d'État. Celui-ci a concentré entre ses mains les secteurs clés de l'économie comme les banques, les transports ou encore l'énergie, pour fournir à bas prix des services et des produits essentiels aux industries restées privées, afin d'optimiser leurs profits.

Envers les travailleurs, l'État a mis en place des services sociaux comme celui de la Sécurité sociale. Il avait besoin d'une part d'acheter une certaine paix sociale et d'autre part de minimiser le coût d'un système de santé permettant au patronat d'avoir à sa disposition une classe ouvrière en état d'être exploitée, et cela malgré les conséquences de la guerre et malgré l'intensification considérable de l'exploitation dans cette période de reconstruction. Dans cette sale besogne, tout les partis de la bourgeoisie furent mis à contribution, mais surtout ceux qui avaient un crédit auprès des travailleurs, comme en France le PCF qui, pour la première fois de son histoire, accéda aux responsabilités gouvernementales. Il pesa de tout son poids pour étouffer la contestation ouvrière qui montait et fut un des plus actifs propagandistes de la « reconstruction nationale ». Il n'est pas étonnant qu'aujourd'hui les dirigeants du PCF fassent référence à cette période de l'après-guerre avec la fierté du devoir accompli... envers la bourgeoisie, s'entend.

Mais, avec la crise des années 1970, les besoins des capitalistes ont changé. Le marasme dans lequel s'enfonçait de plus en plus l'économie les poussa à chercher frénétiquement des placements pour leurs capitaux. Alors, les entreprises publiques développées avec l'argent de l'État, avec leurs marchés captifs, sont devenues des morceaux de choix et ont été privatisées à tour de bras. Par ailleurs, par l'intermédiaire de la dette publique, le système financier est venu vampiriser toujours plus les caisses de l'État, le poussant par un autre bout à réduire les budgets des services publics et sociaux.

C'est pour cela qu'au cours de ces dernières décennies, les gouvernements sont constamment revenus sur tout ce qui avait été mis en place comme services sociaux il y a soixante-dix ans. Mais, que ce soit en 1945 ou aujourd'hui, l'État a toujours été un serviteur fidèle des intérêts de la bourgeoisie, sachant tout simplement s'adapter à ses besoins. Évidemment, quand les dirigeants des partis politiques qui étaient au pouvoir ou qui, comme Marine Le Pen, rêvent d'y parvenir, sont dans l'opposition, ils peuvent jouer l'indignation devant les attaques contre les services publics, démagogie électorale oblige. C'est là que la dénonciation du libéralisme leur est bienvenue pour apparaître radicaux à bon compte. Mais, de retour au pouvoir, ils appliquent tous, le petit doigt sur la couture du pantalon, ce que la bourgeoisie leur dicte.

La dégradation des services publics est une attaque importante contre le niveau de vie des travailleurs. La cause n'en est pas le libéralisme, mais la soif de profit du grand patronat, son parasitisme de plus en plus pesant. La bourgeoisie pense depuis longtemps que les caisses de l'État lui sont acquises. Les investissements publics ont toujours joué le rôle de commandes assurées et très chèrement payées aux entreprises privées. Mais avec l'approfondissement de la crise, pour continuer d'accroître leurs profits, les capitalistes ont besoin de puiser plus immédiatement et plus directement dans les caisses publiques, quelles qu'en soient les conséquences.

Aucun gouvernement au service de la bourgeoisie ne reviendra sur cette évolution catastrophique des services publics. Car il est hors de question pour la bourgeoisie de rendre toutes les bonnes affaires sur lesquelles elle a mis la main : il s'agit de toutes les entreprises privatisées, mais aussi de tous les services publics où les intérêts privés se sont immiscés, comme celui de la santé avec les cliniques privées ou les innombrables petites privatisations partielles.

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Il en est donc des services publics comme de la situation générale de la classe ouvrière : la solution ne peut venir que d'une mobilisation consciente des travailleurs se battant pour des objectifs clairs et qui ne soient pas des miroirs aux alouettes.

Et c'est bien là où toutes les lubies des antilibéraux sont nocives. S'il est tout à fait légitime de s'inquiéter de ce que la bourgeoisie et son État manigancent, il ne faut pas se laisser embarquer dans des combats derrière des objectifs à la fois utopiques et dérisoires. Et l'opposition aux traités de libre-échange internationaux en est un exemple.

Combien de projets de traités enclenchés n'ont pas abouti, non parce que certaines conséquences auraient été néfastes pour les populations mais parce que les bourgeois ne se sont tout simplement pas mis d'accord ? Le mouvement altermondialiste a pris un essor important, notamment à partir de la mobilisation internationale à Seattle en 1999 contre l'OMC. Il se trouve que les discussions en vue de la libéralisation des échanges économiques mondiaux ont été gelées, non pas à cause du mouvement altermondialiste, mais bien plus à cause de la dernière phase de la crise économique mondiale. Est-ce que cela a empêché si peu que ce soit la situation des travailleurs et des populations pauvres dans le monde de se dégrader considérablement ces dernières années ?

Et puis, il y a d'un côté ces grands traités de libre-échange internationaux qui, même quand on nous dit qu'ils se préparent dans le plus grand secret, se déroulent au bout du compte sous les projecteurs de toutes les caméras. Mais il y a aussi tous les traités bilatéraux ou partiels que les pays riches imposent continuellement à tous les pays pauvres, et qui eux se mettent en place en toute discrétion.

Enfin, et c'est l'essentiel, il y a tout ce que les trusts des pays capitalistes du monde entier imposent çà et là sans le moindre traité, sans la moindre autorisation, simplement par la raison du plus fort, car c'est comme cela que fonctionne l'économie capitaliste. Les traités et toutes les lois, nationales et internationales, ne viennent en réalité bien souvent que consacrer ce qui se faisait déjà avant dans les faits.

Alors, face à toutes ces diversions, face à tous ceux qui cherchent à entraîner les travailleurs sur des voies qui ne sont que des impasses et en plus ont des relents chauvins, il faut au contraire affirmer les intérêts politiques généraux du camp des travailleurs, qui ont pour principes de base la lutte contre la domination de la bourgeoisie quelle que soit la politique dans laquelle elle se drape, et l'internationalisme. Et le drapeau de la classe ouvrière ne réclame pas des barrières douanières, mais « prolétaires de tous les pays, unissons-nous ! »

31 mars 2014