Le capital au XXIe siècle, une tentative d’actualiser le réformisme

Εκτύπωση
avril 2015

Le livre de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, près d'un millier de pages d'économie politique, a été un succès de librairie (1,5 million d'exemplaires dans le monde) doublé d'un succès médiatique pour l'auteur, aux États-Unis d'abord, et en France où il a reçu un accueil très favorable, en particulier de la presse de gauche. Thomas Piketty est effectivement un économiste, proche du PS, connu aussi pour avoir été conseiller de Ségolène Royal en 2007 et avoir soutenu Hollande en 2012. Mais le succès de son livre s'explique surtout par l'axe choisi par l'auteur, un axe réformiste assumé, apportant une analyse et une réponse à un phénomène évident : l'aggravation constante des inégalités sociales depuis plusieurs dizaines d'années.

Thomas Piketty fait d'abord le constat (en termes de statistiques) d'une société malade, minée par des inégalités sociales toujours plus criantes. Il alarme ceux à qui il s'adresse : « Le capitalisme produit mécaniquement des inégalités insoutenables, arbitraires, remettant radicalement en cause les valeurs méritocratiques sur lesquelles se fondent nos sociétés démocratiques. Des moyens existent cependant pour que la démocratie et l'intérêt général parviennent à reprendre le contrôle du capitalisme et des intérêts privés. » (p. 18 de l'édition papier). Et, à défaut des solutions qu'il préconise, il affirme « qu'il est probable que prévaudront diverses formes de repli national. On assistera par exemple à différentes variantes de protectionnisme et de contrôle des capitaux plus ou moins coordonnées. Ces politiques mèneront sans doute à des frustrations [...] et à des tensions croissantes entre pays » (p. 836). La cause que Piketty épouse n'est pas celle du renversement de la société actuelle, mais celle d'une société capitaliste régulée, où ceux qui « méritent » de réussir peuvent toujours le faire. Quand il parle des inégalités grandissantes, il a surtout en vue le décrochage par le haut des plus riches, de quelques dizaines de milliers ou centaines de milliers de personnes, cette nouvelle oligarchie, dit-il, s'appropriant l'essentiel des richesses et en passe de s'approprier la « démocratie » (« appropriation du processus politique par les 1 % » les plus riches, p. 832). Il ne discute ainsi jamais du chômage, dont le rôle n'est pourtant pas négligeable dans l'aggravation de la condition des couches populaires.

Les solutions qu'il préconise n'ont rien d'original dans ces milieux-là. Sa mesure principale est un impôt mondial et progressif sur le capital permettant, dit-il, de redistribuer les richesses. Comme moyen politique, pas question de compter sur la lutte de classe. Elle est d'ailleurs complètement absente de son livre, y compris quand il parle du passé. Il s'agit de convaincre les dirigeants politiques de reprendre à leur compte son programme. Pour cela, son livre se veut une démonstration qui est articulée ainsi : les inégalités sociales sont le produit de la marche normale du capitalisme car la fraction dominante accapare en temps normal une part toujours plus grande des richesses produites chaque année, et cela au travers des revenus générés par ses capitaux, dont le rendement est supérieur à la croissance de l'économie. Cette inégalité entre un rendement du capital (à ne pas confondre avec le taux de profit) et une croissance de l'économie inférieure est pour lui à la source de la profonde divergence entre riches et pauvres. Il l'exprime ainsi : cette inégalité « implique que les patrimoines issus du passé se recapitalisent plus vite que le rythme de progression de la production et des salaires [...]. L'entrepreneur tend inévitablement à se transformer en rentier et à dominer de plus en plus fortement ceux qui ne possèdent que leur travail. Une fois constitué, le capital se reproduit tout seul, plus vite que ne s'accroît la production. Le passé dévore l'avenir. » (p. 942).

Il affirme qu'il est cependant possible d'inverser cette tendance, de faire en sorte que la richesse produite soit distribuée autrement tout en restant dans le cadre du capitalisme. Il faudrait pour cela que le rendement du capital soit inférieur à la croissance de l'économie. Cela signifierait que la richesse de la société progresse plus vite que ne peuvent en accumuler les propriétaires de capitaux. Cela signifierait que la propriété du capital se dilue peu à peu dans toute la société. La preuve de cette possibilité est apportée selon l'auteur par la période des années 1910-1960 où, dit-il, les capitaux se seraient déconcentrés, où les inégalités dans la propriété du capital auraient donc régressé. Et il continue par la période suivante, celle des années 1960 jusqu'aux années 1980, où il affirme que les inégalités sont demeurées relativement stables, notamment parce qu'une « nouvelle classe patrimoniale » (en fait des travailleurs devenus propriétaires de leur logement) a fait son apparition (p. 410). Tout cela étant le produit de circonstances à la fois non maîtrisées (la réduction des inégalités dans la première moitié du XXe siècle étant le produit des guerres de 1914-1918 et 1939-1945 et des crises des années 1920 et de 1929, de l'inflation galopante) et maîtrisées, à savoir, toujours selon l'auteur, une politique fiscale prélevant sur les revenus des capitaux des financements conséquents pour opérer une certaine redistribution, qui serait la clé de la stabilité de la période se terminant dans les années 1980.

Un point de vue et des objectifs étrangers à la classe ouvrière

Thomas Piketty ne remet donc pas en cause le système capitaliste lui-même. En argumentant au passage contre Marx, il propose des mesures qui selon lui seraient les seules réalistes, concrètement applicables et qu'il déclare explicitement compatibles avec le système capitaliste. En réformiste, il ne discute que de corriger la répartition des richesses sans remettre en cause la propriété privée des entreprises et l'organisation de la production par le marché. Il souhaite juste que ceux qui sont très riches le soient un peu moins et laissent un peu plus de place aux autres. L'auteur se fait donc le porte-parole de cette petite bourgeoisie inquiète de la tournure des choses, qui voit son avenir bouché par le retour en force des positions acquises par héritage, par l'enrichissement effréné des milliardaires et par les super-salaires d'une poignée de cadres dirigeants des grandes entreprises.

Ce point de vue se voit également au travers des catégories qui lui servent à son analyse. Ainsi, les classes sociales disparaissent complètement dans son propos pour laisser la place à des fractions de la population, 10 %, 1 % ou 0,1 %. Les oppositions qu'il dessine ne s'expriment pas entre travailleurs et capitalistes, entre exploités et exploiteurs, mais entre pauvres et riches. Son horizon se résume à des pauvres moins pauvres et à des riches moins riches. Pour reprendre les termes de Rosa Luxemburg dans sa polémique contre le réformiste Bernstein, qui lui aussi remplaçait, à la fin du XIXe siècle, la lutte des classes par l'opposition entre riches et pauvres : « En transférant la notion de capitaliste de la sphère de la production dans celle de la propriété, et en "parlant d'hommes au lieu de parler d'entrepreneurs", Bernstein transfère également le socialisme du domaine de la production dans le domaine des rapports de fortune ; il transforme les rapports entre le capital et le travail en rapports entre riches et pauvres. Nous voilà ramenés de Marx et d'Engels à l'auteur de l'évangile du pauvre pécheur, avec cette différence que Weitling, avec son sûr instinct de prolétaire, voyait précisément dans cet antagonisme entre riches et pauvres les antagonismes de classes sous leur forme primitive ; il entendait en faire un levier du socialisme ; Bernstein, lui, voit la réalisation du socialisme dans la transformation des pauvres en riches, c'est-à-dire dans l'atténuation des antagonismes de classes ; il s'engage donc dans une voie petite-bourgeoise » (Réforme sociale ou révolution ?, deuxième partie, chapitre I). Piketty procède à la même opération. Cela lui permet de s'ouvrir, croit-il, des perspectives tout en niant les contradictions de fond du capitalisme, qui sont à la source des crises récurrentes et des conflits permanents que connaît la société humaine, en niant la lutte des classes et la lutte des pays impérialistes entre eux pour le repartage récurrent des marchés.

Il en va de même quand il discute du rendement du capital. Le rendement du capital de Piketty n'est pas le taux de profit de Marx. Le taux de profit de Marx correspond au profit réalisé par le travail productif dans les entreprises, avant que ce profit ne soit redistribué sous forme d'investissements ou de dividendes ou simplement consommé par les propriétaires des entreprises. Le rendement du capital de Piketty, c'est le point de vue de ceux qui possèdent une part de capital, que ce soit au travers de leur livret A, de leurs obligations ou de leurs actions, ce qui permet à Piketty de faire disparaître l'opposition entre exploités et exploiteurs, en mettant l'ouvrier qui a quelques économies sur le même plan que le bourgeois. Mais l'argent placé sur un livret À ne devient capital que parce qu'il est mis à disposition des capitalistes par l'intermédiaire des banques et des caisses d'épargne. C'est pour cette raison que les épargnants ne touchent qu'une très faible partie du profit que les entreprises peuvent réaliser avec. De même, le rendement des actions ne correspond pas au taux de profit des entreprises, mais à leur politique pour attirer et valoriser les capitaux en Bourse et à la spéculation qui y est associée. Il arrive d'ailleurs que des entreprises empruntent auprès des banques toute une partie des dividendes qu'elles versent aux actionnaires.

Piketty discute donc du point de vue de la fortune des individus. Mais pas de n'importe quels individus. En régime capitaliste, la loi des salaires est ainsi faite qu'il n'est pas possible à la masse des travailleurs d'être autre chose que des travailleurs. C'est la condition même du capitalisme, avoir à disposition une armée de prolétaires qui n'ont pour eux que leurs bras ou leur tête et qui sont contraints, économiquement, d'aller vendre leur force de travail jour après jour. Les salaires ne sont donc que le prix de la force de travail, c'est-à-dire l'équivalent de ce qui est nécessaire, dans une société donnée, à sa reconstitution. Les salaires dépendent certes du rapport de force entre travailleurs et patronat. Mais ce rapport de force, à cause ne serait-ce que du chômage, est la plupart du temps en défaveur des travailleurs. Il leur faut lutter, s'imposer, pour que le patronat paye la force de travail ne serait-ce qu'à sa valeur au sens ci-dessus, c'est-à-dire au minimum lui permettant de survivre et de se reproduire. Dans tous les cas, les salaires ne peuvent pas permettre à la classe des travailleurs de sortir globalement de sa condition. Le résultat de cette loi des salaires peut se lire dans les statistiques de Piketty : 50 % de la population des pays riches détient moins de 5 % du patrimoine national. Et les 40 % suivants ne possèdent en moyenne que leur toit sur la tête, acquis souvent après vingt ou vingt-cinq ans de crédits immobiliers (page 391).

C'est pourquoi l'objectif de Piketty, la réduction des inégalités sociales dans le cadre du capitalisme, ne peut pas être celui des travailleurs mais ne peut être que celui des petits bourgeois isolés, qui comparent leur fortune à celle de la grande bourgeoisie, et qui cherchent les moyens de limiter sa voracité.

Mais, plus encore, cet objectif n'a de sens ni pour les travailleurs, bien sûr, ni non plus pour la petite bourgeoisie. Cet objectif et les moyens qu'il y associe supposent que l'économie capitaliste est un long fleuve tranquille dont les rives peuvent être aménagées pour le guider là où l'on veut. C'est ce que pense Piketty lorsqu'il remet en cause l'effondrement capitaliste (comme Bernstein à son époque) et l'analyse de Marx sur l'accumulation du capital, dont il dit (page 28) : « La tendance inévitable du capital à s'accumuler et à se concentrer dans des proportions infinies sans limite naturelle - d'où l'issue apocalyptique prévue par Marx : soit l'on assiste à une baisse tendancielle du taux de rendement du capital (ce qui tue le moteur de l'accumulation et peut conduire les capitalistes à s'entre-déchirer), soit la part du capital dans le revenu national s'accroît indéfiniment (ce qui conduit à plus ou moins brève échéance les travailleurs à s'unir et à se révolter). Dans tous les cas, aucun équilibre socio-économique ou politique stable n'est possible ». Mais pour Piketty, « ce noir destin ne s'est pas [...] réalisé » (p. 28).

Marx démontre en fait que le système capitaliste est profondément instable et parfaitement incontrôlable, y compris par la bourgeoisie. La seule force régulatrice s'opposant un tant soit peu à l'accumulation infinie du capital, ce sont les crises économiques. Les crises sont autant d'apocalypses du point de vue des travailleurs et des forces productives, détruisant le vieux capital usagé pour laisser la place à un capital plus moderne, plus efficace, générant chômage et instabilité politique. Les crises, comme les guerres, sont le fruit de la contradiction fondamentale entre l'anarchie d'une production régulée par le marché et la socialisation croissante de la production. La Première Guerre mondiale est le résultat de la conquête par le capital de la planète entière, et de la nécessité pour les capitalistes de s'entre-déchirer pour se la repartager, afin de garantir leurs profits. La Deuxième Guerre mondiale et le nazisme sont la conséquence de la crise de 1929, dans un contexte où la domination mondiale des vieux pays impérialistes est toujours contestée par d'autres bourgeoisies qui revendiquent leur part des profits. Ces deux « apocalypses » se sont bien « réalisées » et ont coûté très cher à l'humanité. Ce sont d'ailleurs elles seules qui expliquent le recul du capital entre 1910 et 1945, et la période de reconstruction, de forte croissance, qui a suivi, jusque dans les années 1970, dont discute Piketty.

Quant à la baisse tendancielle du taux de profit (que Piketty identifie à tort avec le rendement du capital), Piketty ne comprend pas que cette baisse est justement tendancielle, c'est-à-dire qu'elle n'est pas purement mécanique. Si le taux de profit tend à baisser du fait de l'accroissement des capitaux investis dans la production, les capitalistes luttent constamment contre cette baisse. Le taux de profit est donc aussi fixé par la lutte des classes, la politique des États, le malthusianisme économique des industriels, et par la résistance ou non des travailleurs à l'aggravation de l'exploitation. Bref, le taux de profit ne se résume pas à des formules mathématiques, il est le reflet des rapports sociaux et de la lutte de classes.

Les inégalités s'envolent

La conclusion de Piketty concernant les inégalités de revenus rejoint ce que tout un chacun peut constater : elles explosent. Les statistiques fournies ne reflètent cependant qu'une partie de la réalité car, comme le reconnaît l'auteur, la source principale permettant d'analyser ces inégalités se trouve dans les déclarations de revenus des contribuables auprès du fisc. Aujourd'hui, pour les salariés, les déclarations de revenus sont la plupart du temps préremplies, car les employeurs communiquent directement aux impôts les sommes payées. La source dans ce cas est fiable. Mais il en va autrement des revenus du capital : l'optimisation fiscale et la dissimulation des revenus sont parmi les sports favoris des riches. Ainsi, l'auteur lui-même raconte (pp. 853-854) que les revenus déclarés par Liliane Bettencourt au fisc sont au plus de 5 millions d'euros, alors que sa fortune de 30 milliards placée dans des conditions défavorables (et improbables : 2 % de rendement) ne devrait pas rapporter moins de 600 millions par an.

Sur la base de ces sources et des réserves établies, l'auteur montre qu'aux États-Unis la part des 10 % les plus riches dans le revenu national est passée de 30 % à 35 % dans les années 1950-1970 à 45 % ou 50 % aujourd'hui. La part des 1 % (2,6 millions d'adultes dont le revenu annuel est supérieur à 352 000 $) les plus riches a quant à elle doublé, passant de 10 % du total à 20 % en moyenne. En résumé, la concentration de la richesse à un pôle de la société américaine s'est accrue ces trente dernières années de façon considérable.

En France, les 10 % les plus riches ont un revenu équivalant à environ 33 % du revenu national. Au début du siècle leur part était de 40 % à 45 %. Elle est tombée à 30 % entre la Première et la Seconde Guerre mondiale et a oscillé entre 30 % et 37 % depuis, pour repartir à la hausse depuis la fin des années 1970.

Comme on le verra, pour Piketty, si les inégalités augmentent, c'est essentiellement en raison d'une politique fiscale accommodante pour les riches, ne permettant pas de redistribuer les richesses nouvelles produites par la société vers les autres couches de la société. De la lutte de classes, il n'est jamais question.

« le patrimoine au XXIe siècle »

Piketty argumente aussi sur le capital et les inégalités en ce qui concerne sa propriété. Mais que représente pour lui le capital ? Pour Piketty, « le capital est défini comme l'ensemble des actifs non humains qui peuvent être possédés et échangés sur un marché. Le capital comprend notamment l'ensemble du capital immobilier (immeubles, maisons) utilisé pour le logement et du capital financier et professionnel (bâtiments, équipements, machines, brevets, etc.) utilisé par les entreprises et les administrations » (page 82). En fait, Piketty utilise « les mots "capital" et "patrimoine" de façon interchangeable » (page 84). Ce patrimoine est estimé par Piketty pour la France à l'équivalent de six années de PIB (environ 15 000 milliards de dollars en 2010), un stock qui se décompose de la manière suivante : 60 % en logements et 40 % en « autre capital intérieur » (immeubles et bâtiments d'usage professionnel, y compris les terrains, équipements, machines, brevets, possédés par les entreprises et administrations), ce que les marxistes appellent les facteurs de production, tous étant évalués à la valeur du marché.

Dans ses annexes techniques, Piketty précise que le capital compté en capital logement « regroupe uniquement le logement possédé par les ménages (le capital logement possédé par les entreprises et les administrations publiques est inclus dans "autre capital intérieur"). En France, environ 85 % des 33 millions de logements sont possédés par les ménages au début des années 2010 » (page 20 des annexes). Sur ces logements possédés par les ménages, qui représentent 60 % du stock total du capital en valeur, et qui sont au nombre de 28 millions (chiffres 2010 du commissariat général au Développement durable - Service de l'observation et des statistiques), 6 millions sont loués par les propriétaires à des locataires en échange d'un loyer. Sur les 22 millions restants, 5 millions sont considérés comme des logements avec des propriétaires « accédant » à la propriété, c'est-à-dire avec un crédit immobilier en cours auprès des promoteurs immobiliers pour s'approprier leur toit. Les autres logements, 17 millions (11 en résidences principales, 3 en secondaires et 2 en logements vacants), font partie du patrimoine des ménages, consommant en quelque sorte la valeur d'usage de leur bien acquis après un héritage ou après vingt ou vingt-cinq ans de crédit immobilier, après avoir enrichi promoteurs et spéculateurs.

Piketty considère cependant ce patrimoine logement (les 28 millions) globalement comme du capital. Les 17 millions de logements acquis par des particuliers et occupés par eux sont donc considérés comme du capital, ce qui revient à dire que le logement acquis par une famille ouvrière est considéré au même titre que le capital fixe des entreprises capitalistes. Cette gymnastique dans l'analyse pseudo-économique sert ici à Piketty d'appui dans une argumentation très politique. Si, en un siècle, le poids des logements dans le patrimoine est passé de 25 % à 60 %, c'est pour lui la manifestation de l'émergence d'une « nouvelle classe patrimoniale », ce qui serait « le fait majeur du XXe siècle » (p. 410, chapitre VII et p. 550, chapitre 10). Pour Piketty, le capitalisme du XXe siècle aurait ainsi permis à des millions de travailleurs de sortir de leur condition, en devenant propriétaires... de leur logement ! C'est encore une manière de mettre sur un même plan des travailleurs ayant économisé euro après euro pendant vingt ou vingt-cinq ans pour acquérir leur toit, et la bourgeoisie à la tête de dizaines ou de centaines de millions d'euros. L'accession à la propriété de millions de travailleurs est en fait le résultat d'un double phénomène : d'une part, des salaires plus élevés dans les pays impérialistes du fait que ce sont justement des pays impérialistes et du fait que la période de reconstruction après-guerre a ouvert une période exceptionnelle de très faible chômage, période qui s'est terminée définitivement dans les années 1970 ; d'autre part, une politique active de crédit bancaire permettant de collecter auprès de cette fraction de la population son épargne au travers de la construction immobilière, lui faisant payer au total deux à trois fois le prix des logements. Ce qui au passage a plus aggravé l'anarchie capitaliste par le biais de la spéculation immobilière que régulé en quoi que ce soit l'économie.

Si l'on suit le raisonnement de Piketty, la réduction des inégalités de patrimoine dans le cadre du système capitaliste ne peut se faire que par un biais : l'acquisition d'une propriété, immobilière ou mobilière (en titres financiers, actions ou obligations par exemple). Mais encore une fois, pour les travailleurs, c'est forcément dans des proportions très limitées. Quant aux autres, comme le groupe des 10 % les plus riches (pour neuf dixièmes d'entre eux, des salariés aisés, cadres, ingénieurs, professeurs d'université ou agrégés, et dans une moindre mesure des médecins, avocats, commerçants, restaurateurs), ils seraient peut-être plus riches sans que cela change grand-chose à la marche de la société. Pour reprendre les termes de Rosa Luxemburg, « la notion économiste de "capitaliste" ne recouvre plus un individu isolé, elle signifie donc que le capitaliste industriel d'aujourd'hui est une personne collective composée de centaines et même de milliers d'individus, que la catégorie capitaliste elle-même est devenue, dans les cadres de l'économie capitaliste, une catégorie sociale, qu'elle est socialisée. » (Réforme sociale ou révolution ?, deuxième partie, chapitre I). Cela se réalise au travers notamment des sociétés par actions analysées déjà par Rosa Luxemburg au XIXe siècle : « S'il faut définir économiquement la fondation de sociétés par actions, on dira que ce phénomène consiste d'une part a réunir un grand nombre de petites fortunes en un grand capital de production ; d'autre part, a séparer la production et la propriété du capital » (Réforme sociale ou révolution ?, deuxième partie, chapitre I), c'est-à-dire à retirer aux capitalistes l'administration des entreprises et à n'en faire que des propriétaires collectifs du capital. Une dispersion plus poussée des actifs ne régulera donc en rien le capitalisme et ne changera rien aux rapports d'exploitation entre travailleurs et capitalistes, ni à ses conséquences en termes de chômage et de crises.

Les inégalités ont-elles régressé au XXe siècle ?

Les propositions de Piketty reposent sur cette affirmation que les inégalités dans la propriété du patrimoine et en termes de revenus auraient régressé sur toute une partie du XXe siècle. Son affirmation repose sur les statistiques suivantes : les 10 % les plus riches possédaient 90 % du patrimoine en 1910 en Europe, 80 % aux États-Unis, mais plus que 60 % en Europe et 65 % aux États-Unis en 1970 (page 556). Leur part dans le revenu national s'est effondrée en proportion. Quant aux 1 % les plus riches, leur part dans le patrimoine a été divisée par trois en Europe (de 60 % à 20 %) et d'un tiers aux États-Unis, de 45 % à 30 %, la chute pour ceux des États-Unis commençant à la fin des années 1920.

Ces faits veulent-ils dire que les inégalités ont régressé ? D'un point de vue statistique, sans doute. Mais en fait l'effondrement du revenu d'une partie des plus riches recouvre plusieurs changements au sein des couches dominantes. Le premier aspect est que la période ouverte par la Première Guerre mondiale est celle d'une inflation galopante qui, associée aux destructions des guerres, a fait fondre la valeur du stock du patrimoine de moitié en Europe par exemple (p. 234), un effondrement qui toucha d'abord ceux qui possédaient des valeurs mobilières. Ainsi, l'inflation ruina d'abord et surtout les rentiers. Le rendement moyen du capital des rentiers qui vivaient en grande partie des revenus tirés des obligations d'État (4 % à 5 %) s'est retrouvé en dessous du niveau de l'inflation. Ces rentiers y ont mangé leur capital, tandis que ceux qui vivaient des revenus tirés de la production industrielle par exemple ont réussi au moins à se maintenir. La crise de 1929 est allée dans le même sens : une partie de la bourgeoisie s'est en fait retrouvée exclue de son rang, est tombée dans la petite bourgeoisie, et une fraction de la petite bourgeoisie dans le sous-prolétariat. L'autre changement important étant, à partir du début de la Deuxième Guerre mondiale, la perte par la bourgeoisie européenne des colonies et d'une partie importante des revenus qu'une fraction d'entre elle en tirait.

S'il y a eu réduction des inégalités au XXe siècle, ce n'est donc pas sur la base d'une hausse notable du revenu ou de la propriété des travailleurs, et notamment des plus pauvres, qui ne possèdent toujours rien ou presque, mais sur la base de la ruine d'une fraction de la bourgeoisie.

Les impôts

L'autre aspect défendu par l'auteur est la stabilité relative des inégalités de revenus entre 1945 et 1970. Pour Piketty, c'est en grande partie dû au régime d'imposition sur le revenu qui a été mis en place au moment de la Première Guerre mondiale et dans les années 1930, ce qu'il appelle les chocs fiscaux, qui seraient responsables du fait que la croissance n'aurait pas été accaparée dans son intégralité par les revenus des capitaux. Pour Piketty comme pour la plupart des intellectuels réformistes, il faut compter sur l'impôt pour modifier la répartition des richesses. Ils appellent cela la fonction « redistributrice » des impôts.

La preuve selon Piketty de l'efficacité de cette politique fiscale repose sur un graphique (page 805) qui montre que le taux marginal supérieur d'impôt sur les revenus, c'est-à-dire le taux auquel est imposé le dernier dollar gagné par les plus hauts revenus, monte à partir de la Première Guerre mondiale en Europe et aux États-Unis, pour ne redescendre qu'à partir des années 1970. Ce taux atteint voire dépasse les 90 % aux États-Unis entre 1940 et 1965, et il est au-dessus de 90 % (jusqu'à 98 %) au Royaume-Uni jusqu'à la fin des années 1970. Mais l'auteur ne fournit aucune donnée pour estimer le rendement de ces impôts. Il sait en fait très bien l'inefficacité de cet impôt. Il illustre cela à partir de l'exemple de Bettencourt et des pratiques de tous les bourgeois pour accumuler leurs fortunes dans des holdings, des fonds ou des fondations, pour déclarer des revenus officiels très inférieurs à la réalité. Et effectivement, jamais les impôts, même avec des taux « confiscatoires », n'ont ruiné un capitaliste.

Le deuxième aspect très discutable du raisonnement de Piketty repose sur les moyennes qu'il opère. Ainsi, le rendement du capital considéré est le rendement moyen, qui évolue selon ses statistiques entre 4 % et 5 % avant impôt aux XIXe et XXe siècles. Le taux de croissance annuel de l'économie, quant à lui, de 1 % à 2 % au XIXe siècle, est passé à 3,5 % - 4 % après la Deuxième Guerre mondiale, quand il fallait reconstruire. Le taux de croissance s'est donc fortement rapproché, dit l'auteur, du rendement du capital. Il corrige ensuite ce rendement des impôts payés (l'auteur table sur un taux d'imposition moyen de 30 % sur le revenu du capital), pour démontrer que ce rendement du capital, après impôt, aurait été en fait inférieur à la croissance de l'économie, ce qui expliquerait la stabilité des inégalités dans la seconde partie du XXe siècle (pages 560 et suivantes).

Ce raisonnement appelle deux remarques. Tout d'abord, le rendement du capital tel qu'il est défini par Piketty, qui oscille constamment entre 4 % et 5 %, est une moyenne sur plusieurs années qui mélange en fait tout : le rendement des livrets A (1 % à 3 %), du « capital logement » (3 % à 4 %), des obligations (4 % à 5 %), des actions (7 % à 8 %) (chiffres de Piketty, page 94). Le rendement du capital croît en fait avec la taille du capital : plus il est important, plus il rapporte. Cela n'est pas sans conséquence, car on peut voir, en appliquant le taux d'imposition, hypothétique, de 30 %, que ceux qui possèdent des actions en masse, la grande bourgeoisie, continuent à s'enrichir proportionnellement plus que la moyenne de la société (le rendement de leur capital reste supérieur à la croissance, même après impôt), ce qui n'est pas le cas de la petite bourgeoisie, dont la part relative se restreint.

La deuxième remarque va dans le même sens. Le taux d'imposition de 30 % est un chiffre hypothétique qui ne s'applique qu'à la petite bourgeoisie, tant les grandes entreprises, comme les très riches, sont spécialistes de l'optimisation fiscale. En résumé, si le raisonnement général de Piketty est juste, il doit s'appliquer également dans les détails. Dans ces conditions, la seconde partie du XXe siècle aurait conduit en fait à une différenciation plus poussée encore entre petite, moyenne et grande bourgeoisie. Cette dernière, au sein des 1 % ou des 0,1 % les plus riches, s'appropriant de fait une part de plus en plus grande, au détriment de toute la société y compris des autres couches de la bourgeoisie.

Piketty sait que les impôts sur le revenu ne peuvent modifier les inégalités qu'à la marge de la marge. C'est pourquoi Piketty introduit sa principale proposition : l'impôt mondial progressif sur le capital. Cet impôt serait censé pallier notamment les possibilités des riches de contourner l'impôt sur le revenu, en les taxant à la source en quelque sorte. Cependant Piketty qualifie lui-même cet impôt d'« utopie utile ». Une utopie, c'est certain, et cela pour plusieurs raisons. Comme l'auteur le souligne lui-même, la première difficulté serait d'estimer réellement quelles sont les fortunes des riches et de les localiser. 8 % à 10 % du PIB mondial, 5 800 milliards de dollars selon l'estimation basse, seraient abrités dans des paradis fiscaux, dans le plus grand secret. Des sommes que les États pleurent régulièrement sans arriver à attraper qui que ce soit d'autre que le menu fretin. Et puis surtout Piketty fonde beaucoup d'espoirs sur les politiques européens, tout en constatant qu'il n'y a pas d'union politique permettant de mettre fin à la concurrence fiscale, non seulement au niveau mondial mais y compris au sein de l'Union européenne. Mais, en bon réformiste, il compte sur leur conscience qu'il entend éclairer de sa science. Mais, en Europe comme aux États-Unis, le « processus politique » n'est-il pas « accaparé par le 1 % », les plus riches ? On ne voit pas par quel miracle les gouvernements de la bourgeoisie s'en prendraient véritablement aux intérêts de la bourgeoisie.

La société capitaliste est une société où les rapports de force et les lois qui s'expriment sont d'abord économiques. Les impôts sur le capital ou sur la fortune sont en dernière analyse, comme les autres impôts, payés par le travail des travailleurs. Le capital est de la plus-value fournie par le travail salarié et accumulée par la bourgeoisie. Si elle consent à en céder une partie, le moins possible bien sûr, c'est pour que l'État l'utilise pour la défense de ses intérêts généraux. Mais il faut dire qu'en réalité les ressources de l'État sont fournies essentiellement par les impôts sur la consommation (TVA, TIPP) et sur le revenu des salariés. Quoi qu'il en soit, la bourgeoisie compte sur les budgets publics non pas pour redistribuer la richesse, mais pour s'assurer des commandes publiques de tout ordre bien sûr, pour assurer l'entretien d'une armée, d'une police, de tout un appareil d'État garant de l'ordre et de la défense de ses intérêts nationaux, mais aussi une éducation publique garantissant aux entreprises des salariés formés et adaptés à la production, et enfin toute une série d'amortisseurs sociaux lui permettant de garantir une certaine stabilité sociale. Une politique fiscale prenant plus que ce qu'elle ne fait actuellement sur le patrimoine des riches ou sur les profits des entreprises serait à contresens de sa politique de ces trente dernières années, une politique qui consiste justement à garantir les profits par le biais du budget public, au moyen de subventions et d'allégements de charges multiples. Une telle politique se traduirait quoi qu'il en soit par une aggravation de l'exploitation des travailleurs, afin que les entreprises assurent le retour sur investissement moyen (au niveau mondial) attendu par la bourgeoisie, qui sans quoi irait investir ailleurs.

Une période de croissance faible ou le prélude d'un nouveau krach ?

L'analyse que fait Piketty de la dynamique du capital repose sur une loi prenant en compte la différence entre le rendement du capital et le taux de croissance du revenu national. Selon cette loi, les inégalités progressent lorsque le rendement est supérieur au taux de croissance. Le rendement du capital (celui des capitalistes, de la grande bourgeoisie) est en fait bien supérieur à tous les taux de croissance indiqués (au plus 4 % par an au niveau mondial dans la période exceptionnelle de l'après-Deuxième Guerre mondiale), même en corrigeant le rendement du capital des taux d'imposition. Si la théorie de Piketty est exacte, le creusement des inégalités ne s'arrêtera en fait... qu'avec le renversement du capitalisme.

Cela est d'autant plus vrai que l'auteur lui-même analyse la période qui vient comme une période renouant avec des taux de croissance faibles. Au-delà des variations semestrielles et du fait que, si la croissance d'un pays monte, celle de son voisin et concurrent diminue, la croissance baisse globalement continuellement depuis les années 1970 : 3,8 % par an en 1950-1970 en Europe, 1,9 % sur les vingt années suivantes, 1,9 % sur les vingt dernières années (p. 157). En Amérique : 1,9 %, 1,6 %, 1,5 % sur les mêmes périodes. Si le taux de croissance monte encore en Asie et en Afrique, il devrait redescendre assez vite dans les décennies qui viennent. Au total, Piketty pronostique au niveau mondial un taux de croissance passant des 2,5 % actuels à 1,5 % puis 1 % d'ici la fin du XXIe siècle.

Ce scénario, qui est appelé par l'auteur le scénario médian, est en fait un scénario probablement optimiste. Car la crise permanente depuis quarante ans et la financiarisation de l'économie laissent plutôt prévoir des crises du genre de celle de 2008, de plus en plus violentes, imposant à l'économie et à la société humaine une régression nette, du type de celle des années 1930. Mais, même dans le cadre du scénario médian de l'auteur, le régime de croissance faible condamne la société au chômage de masse permanent. Les capitalistes ne créent des emplois et n'embauchent que si c'est pour pouvoir vendre plus et faire plus de profit, ce qui sous-entend un marché qui s'étend plus vite (une certaine croissance, classiquement 2 %) que la productivité du travail humain. Rien que ce pronostic de Piketty condamne malgré lui la société capitaliste : en imposant le chômage à des centaines de millions de travailleurs, alors que les besoins de l'humanité sont loin d'être satisfaits, le capitalisme démontre qu'il doit disparaître.

Conclusion

Sans doute pour effrayer les responsables politiques auxquels il s'adresse, Piketty affirme dans un des derniers chapitres que la résorption des inégalités passe soit par l'impôt progressif sur le capital, soit par la révolution sociale et l'abolition de la propriété privée des moyens de production, le communisme, qu'il assimile au passage, mais sans les nommer, au stalinisme (p. 866). Piketty, en bon représentant de sa couche sociale, préfère bien sûr l'impôt sur le capital qui « permet d'apporter une réponse à la fois plus pacifique et plus efficace » en reprenant « le contrôle du capitalisme tout en s'appuyant sur les forces de la propriété privée et de la concurrence » et en affirmant que l'abolition de la propriété privée et la planification centralisée ne peuvent conduire qu'à des « désastres humains » (p. 867). Son livre démontre malgré lui le contraire. La période qu'il met en avant, où le capital a reculé en quantité, est la période où les classes dominantes ont plongé l'humanité dans deux guerres mondiales pour sauver leurs profits. L'utopie, c'est de croire que la classe dominante se laissera contrôler par des États ou des hommes politiques qu'elle maîtrise en fait parfaitement. Le temps des gouvernements éclairés par la raison n'a jamais existé. L'utopie, c'est de croire que l'économie capitaliste peut être régulée, y compris par les hommes de la bourgeoisie, pour suivre enfin un cours paisible et pacifique. Comme Bernstein à la fin du XIXe siècle, Piketty « cherche également dans les phénomènes capitalistes eux-mêmes l'antidote contre les maux capitalistes. [Il] croit, comme Bernstein, à la possibilité d'une régularisation de l'économie capitaliste. [Il] croit à la possibilité d'atténuer les contradictions capitalistes et de replâtrer les lézardes de l'économie capitaliste, en d'autres termes sa démarche est réactionnaire, et non révolutionnaire, elle est du ressort de l'utopie. On peut donc définir et résumer la théorie révisionniste par ces mots : c'est une théorie de l'enlisement du socialisme fondée sur la théorie de l'économie vulgaire de l'enlisement du capitalisme » (Rosa Luxemburg, parlant de l'« économie bourgeoise vulgaire » dans Réforme sociale ou révolution ?, conclusion de la première partie). À cette différence notable avec Bernstein que Piketty ne se réclame même plus d'un changement dans un sens socialiste de la société humaine.

26 mars 2015