Revenu garanti, salaire universel… ou abolition du salariat ?

Εκτύπωση
juillet-août 2016

Depuis quelques mois, les débats se multiplient sur deux idées en apparence proches mais en réalité assez éloignées l'une de l'autre : le revenu garanti et le salaire universel. Le premier est défendu aussi bien par des militants de gauche ou écologistes que par des réactionnaires assumés. Le second, en apparence plus proche du marxisme, est issu des travaux du sociologue, membre du PCF, Bernard Friot.

Si les thèses de Friot peuvent sembler plus séduisantes au premier abord - elles rencontrent d'ailleurs un certain succès dans la jeunesse et les milieux réunis dans les collectifs Nuit debout - elles ne sont, on va le voir, pas plus révolutionnaires que les autres, et sont même empreintes d'une idéologie politique aux antipodes de la nôtre.

Commençons par nous intéresser à l'idée du « revenu universel », sous ses diverses moutures.

Le référendum qui a eu lieu en Suisse, le 5 juin dernier, a mis sur le devant de la scène la notion de « revenu garanti ». Il s'agissait de décider si l'État helvète allait verser à l'ensemble de la population du pays une somme forfaitaire de 2 260 euros par mois pour les adultes et 565 pour les enfants, de la naissance à la mort, que l'on ait un emploi ou pas. Le projet, dénommé en Suisse « revenu de base inconditionnel », a été rejeté par une majorité des électeurs suisses, mais il a fait parler de cette idée qui est défendue depuis des années par un certain nombre de courants extrêmement divers. En France, tout récemment aussi, le Sénat vient de créer une mission d'information sur l'intérêt et les formes possibles de mise en place d'un revenu de base en France. Celle-ci a commencé pendant la semaine du 13 juin à auditionner les défenseurs de ce projet : les membres de nombreuses associations comme le Mouvement français pour un revenu de base ou l'Association pour l'instauration d'un revenu d'existence.

Il suffirait presque de dire que le Sénat s'intéresse à la question pour comprendre que cette mesure, quel que soit le nom qu'elle porte, n'a rien de révolutionnaire ni même de radical. La mesure est d'ailleurs défendue avec ferveur par la très catholique et très réactionnaire Christine Boutin (qui l'appelle « dividende universel »), par l'ancien ministre sarkozyste Frédéric Lefebvre, par le libéral Alain Madelin, ainsi que par bon nombre de curés de toutes obédiences et quelques loges maçonniques.

À gauche, l'idée est également défendue par le Parti de gauche, une partie du PCF, les écologistes, Attac et le Monde diplomatique. Elle est tellement œcuménique que, le 5 juin dernier, le porte-parole d'Europe écologie-Les Verts, Julien Bayou, et Frédéric Lefebvre ont même pu donner une interview commune dans Le Figaro pour défendre le « revenu universel » ou « revenu de base ».

L'idée est simple : supprimer tout ou partie des allocations et aides sociales et les remplacer par une allocation unique versée à tout le monde. Le montant diffère entre les différents courants qui défendent cette idée, certains tablant sur 450 euros par mois, d'autres sur 800 euros. Certains préconisent de supprimer toutes les allocations, jusqu'aux allocations familiales et à l'aide au logement, d'autres, seulement le RSA. Mais, dans tous les cas, on parle bien de verser un « revenu » à tous, riches et pauvres, travailleurs en activité et chômeurs, actionnaires et smicards, adultes et enfants.

L'idée n'est pas neuve : elle date du 18e siècle, sous la plume de Thomas Paine, qui aurait été le premier à théoriser cette notion en 1795, sous le nom « d'indemnité de droit naturel ». Elle a connu une nouvelle jeunesse à partir des années 1970 dans les milieux écologistes, et plus récemment avec la remontée en puissance des courants décroissants.

En même temps, les économistes les plus libéraux, comme Milton Friedmann ou Friedrich Hayek, ont défendu la même idée dans les années 1960 et 1970, tout comme des économistes keynésiens, apôtres de la relance par la consommation, persuadés que le revenu de base, en donnant du pouvoir d'achat aux couches les plus pauvres de la société, ne pourrait être que bénéfique au marché.

Une mesure que même le patronat défend

En réalité - et c'est ce qui la rend difficile à comprendre - l'idée du revenu de base est défendue par des gens ayant des motivations tout à fait différentes. Certains sont évidemment de bonne foi, guidés par la générosité et la volonté de ne pas laisser les plus pauvres s'enfoncer dans la misère. Pour les décroissants, il s'agit de trouver des idées permettant de « s'émanciper du travail ». Pour d'autres, ce serait tout simplement le moyen de réaliser des économies. C'est ce qu'expliquent bien cyniquement Frédéric Lefebvre et Julien Bayou dans Le Figaro : « L'Utah, État de l'Ouest américain qui a logé des sans-abri, a évalué le coût d'un sans-abri, compte tenu des coûts directs et indirects (prison, hospitalisation d'urgence, destruction d'équipements publics...) à 16 870 dollars. En lui donnant un toit et un acteur social qui le suit 7 jours sur 7, le coût est inférieur d'un tiers, soit 11 000 dollars ! En dix ans, 75 % des sans-abri de l'Utah ne le sont plus, ils sont logés et suivis pour un coût moins élevé. »

Pour d'autres encore, il s'agit, on l'a dit, de relancer la consommation sans que le patronat ait besoin d'augmenter les salaires. L'instauration d'un tel revenu de base aurait pour conséquence de donner du pouvoir d'achat à des personnes qui en sont totalement privées, par exemple les jeunes sans emploi de moins de 25 ans, qui n'ont, aujourd'hui, pas le droit de toucher le RSA. Si l'on prend la proposition de Christine Boutin (200 euros par mois jusqu'à 18 ans et 400 euros ensuite), cela signifie qu'un enfant qui ne dépenserait pas son allocation arriverait à 18 ans avec un pécule de 43 200 euros ! On imagine que les capitalistes, dès lors que cela ne leur coûterait rien, verraient d'un bon œil quelques millions de jeunes acheteurs au compte en banque si bien garni arriver sur le marché.

D'ailleurs, il existe bon nombre de grands patrons, aux États-Unis, qui se mettent à défendre l'idée de revenu universel, pour des raisons très éloignées de la philanthropie. Certains l'ont expliqué avec franchise, comme le milliardaire Albert Wenger, dirigeant de la société de capital-risque United Square Ventures, qui défend l'idée qu'avec la hausse inéluctable du chômage, l'instauration d'un revenu universel jouerait un rôle utile d'amortisseur social, susceptible d'éviter des révoltes. Elle serait de plus, en quelque sorte, une contrepartie à la destruction programmée des quelques règles qui protègent encore les travailleurs, qui prend par exemple en France la forme de la loi El Khomri contre le Code du travail, et à la précarisation grandissante qui l'accompagne. Ils rêvent à haute voix d'une société où les travailleurs auraient un petit pécule garanti par l'État, et où les capitalistes pourraient les embaucher où et quand bon leur semble, sans aucune obligation ni protection.

Un financement par la population elle-même

Et s'il y a bien un point commun entre toutes les différentes moutures du « revenu garanti », c'est celui-ci : personne n'envisage de le financer par une ponction sur les mirobolants bénéfices des actionnaires ou la fortune des capitalistes. Pour tous les défenseurs de cette idée, il s'agit en fait de réorganiser l'impôt et les prélèvements sociaux. L'instauration d'un tel revenu garanti coûterait en effet des centaines de milliards d'euros : en Allemagne, par exemple, ses défenseurs le chiffrent à 580 milliards par an. Les idées les plus variées circulent sur la façon de le financer : certains prônent un impôt sur le revenu à taux unique de 25 % pour tous ; d'autres le passage de la CSG à 40 %, avec en contrepartie la suppression de toutes les autres cotisations salariales et patronales ; d'autres encore une hausse fulgurante de la TVA... Dans tous les cas, ce seraient donc les travailleurs eux-mêmes qui financeraient une telle allocation, ce qui n'a évidemment rien d'étonnant dans notre société divisée en classes, où les dépenses de l'État ne peuvent être financées que par deux moyens : ou en prélevant sur les profits, ou en prenant dans la poche des salariés.

Il est impossible de dire aujourd'hui si de telles solutions seront finalement expérimentées et retenues, que ce soit à des échelles nationales ou plus locales (un projet serait actuellement à l'étude dans plusieurs régions de France). Et il n'est pas impossible que certaines expérimentations puissent avoir un effet positif pour les plus pauvres, voire pour l'ensemble de la population : le fait que la Sécurité sociale ait été inventée, au bout du compte, pour le plus grand bénéfice des capitalistes, ne signifie pas qu'elle ne soit pas utile à la population.

Mais dans tous les cas, il ne s'agira au mieux que d'un aménagement d'un capitalisme en crise, où l'on cherchera, une fois de plus, à inventer une nouvelle béquille pour relancer la consommation sans toucher aux profits des actionnaires. Cela n'est pas si nouveau. Au fond, il s'agit de réinventer ce prolétariat que les patriciens de la Rome antique avaient créé il y a deux millénaires : une classe sociale misérable, à laquelle on offrait du pain et des jeux, à défaut d'une vie correcte.

Les thèses de Bernard Friot

Même si elles sont souvent confondues, les propositions des divers défenseurs du « revenu garanti » n'ont rien à voir avec celles de Bernard Friot, le « salaire universel » ou « salaire à vie ».

Bernard Friot, membre du PCF depuis le début des années 1970, prétend appuyer ses idées sur l'analyse économique du capitalisme de Marx et Engels, et le fait en partie, comme on le verra. Non dénué d'un certain franc-parler et n'hésitant pas à remettre à leur place ses interlocuteurs réactionnaires dans les débats télévisés, on comprend qu'il puisse susciter une certaine sympathie, comme lorsqu'il rappelle comme une évidence que les capitalistes ne créent pas la moindre richesse, que tout le profit vient du travail des salariés, que ce sont ces derniers qui font vivre les riches et non l'inverse, et que les capitalistes ne sont et n'ont jamais été rien d'autre que des parasites du travail humain. Ces idées sont évidentes mais, dans la période actuelle où tant de repères ont été perdus, cela ne fait pas de mal de les répéter. Friot a également raison lorsqu'il explique que le « revenu universel » est « une roue de secours du capitalisme ».

Ses thèses, qu'il développe depuis plusieurs années à travers un réseau militant appelé Réseau salariat, et qui trouvent aujourd'hui un certain écho, notamment dans le milieu de Nuit debout, sont bien différentes : chez lui, pas d'impôt redistribué sous la forme d'un pécule mensuel à tous. Il préconise, ce qui semble beaucoup plus radical, d'universaliser le salaire et de le nationaliser. Un salaire serait versé à tous, « de 18 ans à la mort », selon une grille comparable à celle de la fonction publique, « où l'on n'est pas payé en fonction de son emploi mais de son grade ».

Bernard Friot distingue deux formes de propriété : la « propriété lucrative » et la « propriété d'usage ». La première correspond, entre autres, à la propriété des moyens de production, mais également à toute propriété permettant de dégager un profit, comme un logement loué par exemple ; la seconde est celle de n'importe quelle personne qui possède une voiture pour se déplacer ou une brosse à dents, sans en tirer profit. Friot propose de transformer l'ensemble de la propriété lucrative en propriété d'usage, et de faire de tous les travailleurs les « copropriétaires d'usage » de toutes les entreprises. Toute la valeur ajoutée des entreprises serait répartie entre plusieurs « caisses » (sur le modèle de la caisse d'assurance-maladie ou de la caisse d'allocations familiales), selon la répartition suivante : 60 % dans une caisse salaire, 15 % dans une caisse « autofinancement des entreprises », 15 % dans une caisse permettant d'alimenter les investissements et 10 % dans une caisse « cotisation gratuité », servant à financer des services publics gratuits (eau, énergie, transports, santé...). L'argent de la caisse salaire serait distribué à tous les adultes de plus de 18 ans, répartis, selon leur qualification, en « quatre grades », allant de 1 500 euros à 6 000 euros par mois. Avec une moyenne de 2 200 euros par mois, Friot chiffre la dépense annuelle de cette caisse à 1 250 milliards par an.

Grâce à ce système, explique Friot, la notion d'emploi disparaîtra, et avec elle la peur de le perdre : « Tout le monde sera libéré de l'emploi, explique une vidéo pédagogique réalisée par le Réseau salariat. Les salaires seront versés par une caisse des salaires alimentée par les cotisations. Grâce à la reconnaissance du statut politique de producteur pour chacun, tout le monde participe aux choix d'investissement, du travail et de la répartition. [Les citoyens] n'ont plus peur : ils savent tous que leur salaire sera versé toute la vie, en fonction de leur qualification personnelle. »

Si les mots ont un sens, « exproprier toute la propriété lucrative », cela s'appelle une révolution sociale. Pourtant, ni le terme ni l'idée ne figurent au programme de Bernard Friot. Pire : il pose même ces idées comme des revendications, pour aujourd'hui. C'est ce que l'on trouve par exemple dans un tract du Réseau salariat, adressé au mouvement Nuit debout, dans lequel les partisans de Friot expliquent que « défendre le Code du travail c'est bien, en finir avec le marché de l'emploi, c'est mieux ! » Certes. Mais cela ne semble pas être à l'ordre du jour. Alors, que comprendre ? Tout simplement que, pour Friot, de telles mesures pourraient être mises en œuvre, non par un processus révolutionnaire, mais par en haut. Et les exemples dont il se sert sont éloquents pour juger de son projet  politique.

Mais où est la révolution ?

Pour Bernard Friot en effet, il n'y a, en réalité, rien à inventer : il faut s'appuyer sur ce qu'il appelle un « déjà-là », à savoir : la Sécurité sociale, et plus particulièrement sa branche vieillesse. Le salaire à vie, explique-t-il, existe déjà : c'est celui que touchent les retraités, qui perçoivent bien un salaire mensuel sans pour autant avoir un emploi. La Sécurité sociale est pour lui le symbole même d'une socialisation partielle des richesses produites, qu'il suffirait d'étendre, à toute la « valeur ajoutée » produite à l'échelle nationale pour voir tous les problèmes résolus.

Et c'est là que le bât blesse. On a beau chercher dans tous les ouvrages de Bernard Friot, on ne trouve pas ce qui permettrait de passer d'une utopie plus ou moins désirable à une théorie politique sérieuse, à savoir : comment faire pour exproprier la « propriété lucrative ». Ou plutôt, on le verra, le peu qu'il en dit juge définitivement de la valeur de son système.

Le dispositif prôné par Friot pourrait, après tout, faire partie des idées susceptibles d'être expérimentées après une révolution victorieuse qui aurait exproprié la bourgeoisie. Il n'y a pas de théorie définitive de ce que sera l'organisation sociale après la révolution, et il y a fort à parier que, quand on en sera là, bien des idées verront le jour, bien des systèmes seront expérimentés. Et en attendant de pouvoir parvenir à l'abolition complète du salariat, c'est-à-dire au communisme, des phases de transition seront évidemment nécessaires, où le marché ne disparaîtra pas forcément tout de suite.

Le problème, c'est que ce n'est pas du tout le propos de Bernard Friot. Celui-ci ne se pose pas en théoricien de l'après-révolution sociale, ce qui le mettrait au rang de tous les socialistes utopistes du 19e siècle, les Fourier, Owen et autres Cabet qui, avant Marx et Engels, ont imaginé des sociétés socialistes parfaites et ont même parfois tenté de les créer dans les colonies. Mais ces hommes étaient des socialistes, même si leur méthode de travail, comme Marx l'a montré, n'était pas la bonne, en ceci qu'ils ont cherché à décrire des sociétés idéales avant de chercher à comprendre comment fonctionnait le capitalisme et comment le renverser. Mais Bernard Friot, quant à lui, reste profondément un réformiste. La révolution est tout simplement absente de son système.

Bien sûr, il manie certaines notions du marxisme et une partie de son vocabulaire, mais de façon parfois parfaitement hasardeuse. Ainsi par exemple, toute une partie de son argumentation s'appuie sur l'exemple des retraités : ceux-ci, explique-t-il, tout comme les fonctionnaires, « produisent de la valeur » et sont rémunérés par un salaire. C'est une ânerie : même si les retraités travaillent bénévolement, dans une association ou dans leur jardin, ils ne produisent pas de valeur au sens capitaliste du mot, car, comme l'explique Marx, seuls les travailleurs qui « fécondent le capital » sont des travailleurs productifs, c'est-à-dire producteurs de plus-value. Notons d'ailleurs que le terme même de plus-value n'apparaît pas dans les travaux de Friot, qui préfère lui substituer des notions plus ou moins compréhensibles de son cru.

Les très nombreuses approximations du même type que l'on trouve sous la plume de Friot suffiraient à aborder ses travaux avec une certaine méfiance. Mais Friot va bien plus loin lorsqu'il détaille sa vision du processus conduisant à l'expropriation de la propriété et de la gestion de la société par les travailleurs eux-mêmes.

Pour lui, en effet, la meilleure preuve que ce système est possible est qu'il a déjà été partiellement expérimenté. À ceux qui pensent que les travailleurs ne seraient pas capables de gérer des caisses de cotisations de centaines de milliards d'euros, Friot répond que cela s'est pourtant déjà vu. Pendant la Révolution russe, quand la classe ouvrière avait pris le pouvoir en Russie ? Vous n'y êtes pas du tout : en 1945, quand la Sécurité sociale a été créée. Car à l'époque, explique Friot, les « travailleurs » ont géré une caisse dont le budget était comparable au budget de l'État.

Les « travailleurs », vraiment ? Friot se montre ici sous son vrai jour, celui d'un réformiste, ayant, qui plus est, bien appris les leçons du stalinisme. Les « travailleurs » n'ont jamais géré la Sécurité sociale, même à l'époque (avant 1967) où celle-ci était gérée, non de façon paritaire, mais exclusivement par les syndicats de salariés. Confondre les « travailleurs » avec les bureaucrates syndicaux qui ont dirigé la Sécurité sociale, et la dirigent encore, dans le plus profond respect de la propriété capitaliste, n'est pas seulement stupide : c'est révélateur d'une vision bureaucratique et stalinienne de la société et de la politique, selon laquelle il existerait un trait d'égalité entre la classe ouvrière et ses « représentants », ses délégués, fussent-ils les plus intégrés au système bourgeois ou ministres de De Gaulle... ou dirigeants de l'Union soviétique !

Car l'Union soviétique et les pays du bloc de l'Est étaient aussi, dans la phraséologie mensongère des staliniens, des pays « dirigés par les travailleurs » où, peut-on ajouter, les entreprises étaient aussi réputées appartenir à tous les ouvriers. Ceci pour tenter vainement de cacher que les travailleurs en question étaient cruellement opprimés par une caste de bureaucrates qui gouvernait « pour leur bien ».

Lorsque nous disons que Bernard Friot idéalise la création de la Sécurité sociale en en faisant une conquête révolutionnaire, nous n'inventons rien : dans une interview, Friot s'emporte contre le fait que ne soient pas reconnus les « militants révolutionnaires » qui nous ont laissé « des institutions révolutionnaires » comme la Sécurité sociale (sic). « Ils nous ont laissé des institutions qui sont autant de tremplins dont ils ne disposaient pas eux-mêmes et qui vont s'user à force d'être inutilisés par les irresponsables qui n'y voient que feu de paille et parenthèse, ou "compromis fordiste" d'une époque qui voulait ça, et autres fariboles comme la "reproduction élargie de la force de travail" dans la Sécurité sociale et les services publics. » Rappelons que ces éminents « révolutionnaires » de 1945, les dirigeants du PCF Maurice Thorez et autres Ambroise Croizat, étaient les ministres de De Gaulle, qu'ils combattaient les grèves, qualifiées d'« armes des trusts », au motif qu'elles nuiraient à la « reconstruction nationale » et ont couvert les épouvantables massacres commis par l'armée française dans les colonies, de Sétif à Madagascar.

Présenter la Sécurité sociale comme « une institution révolutionnaire », et a fortiori comme l'exemple à suivre pour instaurer le salaire universel, « en renouant avec l'esprit du Conseil national de la Résistance », précise Friot, réduit à néant tout ce qu'il peut y avoir d'intéressant dans les travaux de celui-ci. D'ailleurs, les rares moments où Friot tente de donner des pistes pour la réalisation de son système montrent à quel point il raisonne dans une logique réformiste : « On pourrait commencer [à appliquer le salaire universel] avec les 18-25 ans », puis « revenir à la retraite à 55 ans, puis à 50... » Il s'agirait en quelque sorte de faire reculer petit à petit le capitalisme, comme les « grands révolutionnaires » de 1945 l'ont fait... au gouvernement. Sauf que Friot sait parfaitement que les réformes de 1945 (nationalisations, Sécurité sociale, comités d'établissement...) n'ont jamais eu pour but de faire « reculer » le capitalisme, mais bien au contraire de le sauver et de le consolider.

Si un système de nationalisation des profits et de versement d'un salaire équitable pour tous devait voir le jour - ce que nous espérons bien - avant que la société humaine en finisse définitivement avec l'exploitation et abolisse le salariat, ce ne pourra être qu'après une phase de révolution sociale, appuyée sur les masses, sur la force du prolétariat conscient et armé. Ce ne sera certainement pas à la suite d'un changement de gouvernement, même un gouvernement PCF influencé par les thèses de Friot, même un gouvernement qui impulserait - ce à quoi Friot est évidemment favorable - un changement de Constitution. L'expropriation de la bourgeoisie ne se fera pas sans révolution. Et si celle-ci doit triompher, elle ne se fera pas non plus à l'échelle d'un seul pays, soit dit en passant pour Bernard Friot qui, là encore selon une logique héritée du PCF, ne raisonne qu'à l'échelle de la France, où la moitié du chemin aurait, selon lui, déjà été faite grâce à Maurice Thorez.

Dans les théories et la logique de Friot, le monde du travail, le prolétariat, est absent en tant qu'acteur, et acteur conscient, des transformations sociales. Il est seulement présent en tant que bénéficiaire éventuel des réformes proposées, voulues et mises en œuvre par d'autres. C'est, plus que toute autre chose, ce qui nous sépare de ces théories.

Rien ne nous permet aujourd'hui de savoir si le « revenu garanti », que nous avons présenté au début de cet article, sera un jour mis en œuvre par les capitalistes, à titre de béquille pour leur système à l'agonie. Nous sommes certains, en revanche, que le « salaire universel » à la Friot ne verra pas le jour sous le capitalisme, sans une révolution sociale dirigée par la classe ouvrière, révolution dont Bernard Friot n'est à l'évidence pas un partisan.

22 juin 2016