Iran : le régime contesté par une révolte populaire

Εκτύπωση
janvier-février 2018

L’Iran est secoué par une vague de manifestations contre la vie chère, le chômage, la corruption et plus généralement contre le régime. Pendant quelques jours, à partir du 28 décembre, partie de Machhad, la deuxième ville du pays, la révolte s’est rapidement propagée à une quarantaine de villes, parfois très petites. Des milliers de jeunes, de chômeurs, de travailleurs et de retraités ont fait face aux forces de répression et s’en sont pris violemment aux commissariats, à des bâtiments publics et à des centres religieux. Si, face à la répression et la terreur qu’utilise le régime, le mouvement semble marquer le pas au moment où nous écrivons, cette contestation, populaire et qui semble profonde, est une menace sérieuse pour les mollahs, au pouvoir depuis près de quarante ans.

Ironie de l’histoire, ce sont les dirigeants religieux ultraconservateurs de Machhad, notamment Ebrahim Raisi, candidat malheureux contre Hassan Rohani à l’élection présidentielle de mai 2017 et dirigeant de la très riche fondation religieuse Astan-e Qods, qui ont encouragé involontairement la contestation. Voulant déstabiliser Rohani, ils ont organisé une première manifestation contre la vie chère. Ils ont été dépassés par son succès. Ce qui ne devait être qu’un épisode dans le conflit entre les réformateurs et les conservateurs au pouvoir a débouché sur la plus importante contestation populaire de ces dernières années.

Une révolte populaire

Ce n’est pas la première fois que la république islamique est confrontée à des mouvements de protestation. En 2009, des millions de gens, appartenant essentiellement aux classes moyennes, à la petite bourgeoisie urbaine de Téhéran, avaient manifesté pendant des semaines contre la réélection frauduleuse de l’ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad. Ils soutenaient le candidat réformateur Moussavi, dont ils espéraient des réformes, un assouplissement de la dictature et plus de liberté. La répression et la violence des milices du régime, les bassidjis, avaient alors brisé ce mouvement dit vert. Ahmadinejad avait pu s’appuyer sur un certain soutien des déshérités auxquels sa démagogie s’adressait. Il avait promis d’offrir à chaque famille une part de la rente pétrolière.

Ce qui se passe aujourd’hui semble bien différent. La contestation vient des classes les plus populaires, de ceux qui ont pu dans le passé soutenir le régime. Le soir après le travail, des salariés, des travailleurs au chômage, des jeunes se sont rassemblés, sans mot d’ordre ni organisation, dans le centre de dizaines de villes pour crier leur colère.

Les raisons de la colère : la situation économique

Les raisons immédiates de la colère sont la hausse importante (plus de 40 %) du prix de produits de consommation courante, dont les œufs que les familles populaires mangent souvent faute de pouvoir s’acheter de la viande, l’augmentation du prix de l’essence et la fin annoncée des subventions mensuelles versées aux plus démunis. C’est le résultat de l’austérité prévue pour le budget 2018 par le gouvernement du président réformateur Rohani, une politique qui vise à réduire la part destinée aux classes populaires dans le budget de l’État.

La misère, l’exploitation et les inégalités grandissantes nourrissent un sentiment d’injustice contenu depuis bien longtemps, ce qui explique pourquoi le mouvement s’est étendu aussi rapidement à tout le pays. Le problème essentiel est le chômage : il touche plus de 12 % de la population active et, d’après les statistiques officielles, il est de 28,8 % pour les jeunes. Autant dire que l’espoir de trouver un travail est faible, particulièrement dans les petites villes de province.

Les salaires, rongés par une inflation importante (de l’ordre de 10 % par an), sont faibles. Le salaire moyen d’un fonctionnaire est de l’ordre de 350 euros, et le salaire minimum proche de 215 euros. Pour des millions de travailleurs, il est impossible de vivre avec un seul travail, il faut cumuler deux, voire trois activités. Il faut se battre pour tout. C’est ainsi que depuis plus d’un an, dans des rassemblements, des salariés, des ouvriers, des enseignants réclament tout simplement le versement de leurs salaires : il n’est pas rare que les patrons et les administrations suspendent les versements. L’agence de presse ILNA (liée aux syndicats) a ainsi relaté la lutte de plusieurs centaines d’employés du secteur pétrolier sur le site de South Pars contre les retards de paiement ou contre les conditions de logement indignes. Même les petits épargnants ont dû se mobiliser ces derniers mois pour récupérer leurs économies après la faillite de nombreuses banques locales.

L’élection de Rohani en 2013, puis sa réélection en 2017, avaient suscité des espoirs. Il prétendait dans sa campagne que sa politique d’ouverture vis-à-vis des grandes puissances permettrait au bout du compte de créer des emplois. La fin des sanctions économiques et les investissements étrangers devaient assurer un développement économique. Or, depuis la signature de l’accord sur le contrôle du nucléaire iranien en 2015, suivi de la levée des sanctions économiques, rien ne s’est concrétisé.

Contre les privilégiés du régime

Le sentiment d’injustice est profond et ne date pas d’aujourd’hui. Si l’économie stagne, si les classes populaires se débattent dans les difficultés, ce n’est pas seulement à cause de l’embargo sévère imposé par les États-Unis. Tout le monde constate l’enrichissement cynique des dignitaires du régime et de leurs familles, qui profitent de la rente pétrolière, du contrôle des importations, et accaparent les biens de l’État. La presse a fait état l’année dernière des salaires mirobolants de certains dirigeants du secteur public ou des banques, supérieurs à 50 000 euros par mois.

D’une manière générale, dans les rues ou dans les queues des magasins, l’idée que ceux qui dirigent, ministres, hauts fonctionnaires, religieux, sont des voleurs, s’exprime ouvertement depuis des mois. La population pauvre ne supporte plus les avantages d’une petite caste, ses passe-droits, le clientélisme, le fait que bien des dignitaires ne paient pas d’impôt, ou rarement. Elle ne supporte plus les privilèges des « fils de ».

Plusieurs événements récents ont accru ce rejet des dignitaires du régime. Le 12 novembre 2017, le tremblement de terre dans la région de Kermanshah a fait près de 600 morts et des dizaines de milliers de sinistrés. Tout le monde a pu constater l’inertie du pouvoir, son indifférence au sort des plus pauvres. Seul le vaste élan de solidarité, largement spontané, qui a touché le pays a pallié l’incurie des pouvoirs publics. En décembre, dans le cadre des rivalités entre les différentes fractions du régime, le président Hassan Rohani a publié des détails du budget sur les largesses de l’État au profit des institutions religieuses. Tout le monde a pu lire dans la presse, commenter les sommes colossales dont disposaient les religieux : près de 40 % du budget de l’État.

Non seulement les institutions religieuses, leurs écoles et les centres de pèlerinages possèdent des propriétés importantes, des terres, des hôtels, des sociétés, mais les dignitaires religieux, qui s’enrichissent à travers leur fonctionnement, refusent de payer des impôts et profitent de subventions colossales versées par l’État. Alors que pauvres et chômeurs sont dépouillés de leurs aides, subissent de plein fouet l’augmentation des prix des denrées de base, de l’essence, cela a choqué. C’est pourquoi la contestation, qui a démarré par des revendications économiques et la dénonciation des conditions de vie, a rapidement pris un caractère politique radical, avec des slogans ouvertement hostiles aux dignitaires du régime, qu’ils se disent réformateurs ou conservateurs.

Les manifestants de décembre s’en sont pris non seulement à des centres religieux mais aussi au guide de la révolution, l’ayatollah Khamenei, celui qui concentre la réalité du pouvoir. « À bas le dictateur ! » : voilà un des slogans scandés dans les affrontements de décembre. Jusque-là épargné par les critiques populaires, le clergé dispose de privilèges qui apparaissent comme intolérables, ce qui est nouveau. Pour ces jeunes en colère, pour les travailleurs révoltés, les dirigeants de la république islamique ne sont plus que des vieillards rétrogrades, corrompus et vénaux.

La publication dans la presse, en décembre, de la part du budget englouti dans les forces armées et les interventions étrangères menées par les gardiens de la révolution (pasdaran), en Syrie, au Liban et en Irak, a aussi scandalisé l’opinion publique. En même temps qu’il annonçait une politique d’austérité, le président Rohani a annoncé une augmentation de 20 % du budget des armées pour l’année 2018. Les manifestants ont arraché et piétiné le portrait du général des pasdaran, Ghassem Soleimanei, présenté comme un héros national car il a dirigé les opérations extérieures de l’Iran. Ils ont scandé des slogans contre le Hezbollah libanais, dont le dirigeant Hassan Nasrallah s’est prévalu des largesses accordées par l’Iran, et contre le coût de ces interventions militaires. À travers ces manifestations, des milliers de jeunes, d’ouvriers, de pauvres ont dit ce qu’ils avaient sur le cœur : leur haine du régime, des religieux au pouvoir et des privilégiés. Et ce rejet des privilégiés au pouvoir semble toucher même des gens jusque-là dévoués au régime, comme ces membres des bassidjis, ces milices qui recrutaient parmi les pauvres, que l’on peut voir brûler démonstrativement leur carte d’adhérent, sur de multiples vidéos qui circulent sur Internet.

Le mythe d’une république islamique attentive au sort des plus pauvres est usé. Le pouvoir théocratique, ses institutions, ses milices apparaissent aux yeux d’un certain nombre d’exploités comme un pouvoir dictatorial, défendant une caste privilégiée et imposant à la population, aux travailleurs, aux femmes un carcan moyenâgeux.

Mohammad Ali Jafari, le chef des gardiens de la révolution, principale force de répression, a affirmé que le nombre de manifestants hostiles au régime « n’a pas dépassé les 15 000 sur l’ensemble du pays ». Cela signifie qu’ils étaient bien plus nombreux, peut-être dix fois plus. Cela peut paraître peu, dans un pays de 82 millions d’habitants. Mais manifester en Iran, où faire grève et descendre dans la rue peuvent coûter la vie, demande une grande détermination. Les quelques dizaines de milliers de pauvres qui ont osé dire ce qu’ils pensaient nous en apprennent plus sur la conscience des travailleurs que ces dizaines de milliers de manifestants convoqués par le pouvoir islamique à partir du 2 janvier, pour soutenir le régime aux cris de : « Nous offrons à notre guide le sang qui coule dans nos veines. »

Le rejet de tous les représentants du pouvoir

Les fractions conservatrices du régime ou des proches de l’ancien président Ahmadinejad, au pouvoir de 2005 à 2013, ont cru pouvoir s’appuyer sur le mécontentement populaire, dans leurs rivalités contre Rohani et son clan. Mais tous les représentants du pouvoir, toutes les fractions partagent le même discrédit. Rohani et les réformateurs parce qu’ils défendent une politique d’austérité contre les classes populaires, parce qu’ils forment également des clans, des familles multimillionnaires ; les conservateurs, pour les privilèges exorbitants qu’ils défendent bec et ongles, et parce qu’ils imposent un carcan réactionnaire sur tous les aspects de la société, dirigé en particulier contre les femmes.

Face à cette vague, après quelques hésitations, réformateurs et conservateurs ont fait bloc. Les proches de Rohani ont très vite mis en garde les conservateurs, désignés comme « ceux qui semblent être derrière l’affaire », et les ont avertis « qu’ils devraient subir aussi les conséquences du feu qu’ils allument. Ils pensent ainsi viser le gouvernement, mais si le courant social démarre et si le mouvement politique le suit dans la rue, il les dépassera. » Constatant qu’ils étaient en effet complètement dépassés, les uns et les autres ont appuyé la répression qui a été brutale, avec 23 morts recensés et plus de 3 700 arrestations selon les chiffres des mollahs eux-mêmes.

Si Jafari a décrété « la fin de la sédition » et si les médias occidentaux relaient cette idée d’un retour au calme, cela relève d’abord de la méthode Coué. Les informations qui circulent à travers les réseaux sociaux, par exemple au moyen du système Telegram, malgré la censure, semblent montrer que la contestation n’est pas terminée. On peut voir des jeunes lancer des cailloux contre les voitures de propagande des mollahs envoyées diffuser des Allah akbar (Allah est grand) pour détourner la colère. Dans plusieurs villes, l’enterrement des victimes de la répression s’est transformé en manifestation. Des rassemblements assez massifs se tiennent devant les prisons, en particulier celle d’Evin à Téhéran, à la fois pour exiger la libération des manifestants arrêtés et pour dénoncer la torture sur les prisonniers. Les dirigeants de certains syndicats indépendants, comme Jafar Azimzadeh, ont lancé le 2 janvier des appels à une grève qui semble avoir démarré dans le secteur pétrolier au sud-ouest du pays, en particulier à Assalouyeh. Le proche avenir dira si la grève démarre réellement et s’étend à d’autres secteurs, et plus généralement si la contestation marque le pas ou non. C’est en tout cas avec ses armes de classe, dont la grève, et par son rôle irremplaçable dans le fonctionnement de toute l’économie, que la classe ouvrière iranienne, nombreuse et relativement concentrée, peut combattre le régime et faire avancer ses revendications.

Quoi qu’il en soit, si le régime a réagi si vite et si brutalement, c’est qu’il a vu le danger. Ses dignitaires se savent incapables de résoudre les problèmes économiques de la population. Ils savent, parce qu’ils ont vécu la révolution de 1979, qu’il y a en Iran des millions de travailleurs, d’ouvriers, de pauvres, d’exploités qui représentent une force sociale capable demain de balayer le régime et ses sbires.

Si quelques dizaines de milliers de travailleurs et d’exploités suscitent la peur des mollahs, ils doivent inspirer un espoir et une confiance dans l’avenir à tous ceux qui, en Iran ou dans le monde, aspirent aux transformations sociales et à la chute de cette dictature. Mais pour que cet espoir se concrétise, il sera vital que ceux qui ont commencé à se révolter ne laissent pas telle ou telle force politique s’exprimer en leur nom pour prendre la tête de leur mobilisation. Pour cela, les travailleurs doivent mettre en avant leurs propres revendications, leurs propres objectifs politiques au nom de tous les exploités du pays, et surtout mettre en place leurs propres organismes pour garder le contrôle de leur révolte et la diriger jusqu’au bout. Cela suppose que des militants, des travailleurs, des jeunes, des intellectuels en fassent leur politique.

Aucun des fléaux que dénoncent les manifestants, la vie chère, le chômage de masse, le pillage de l’économie par les possédants, ne sera résolu par un changement des rapports de force au sein du régime des mollahs ou par le remplacement de Rohani par tel ou tel autre. La chute de la république islamique représenterait incontestablement un immense espoir pour les opprimés, mais elle ne suffirait pas, en elle-même, à mettre un terme à leur exploitation. En particulier, si la chute du régime des mollahs était suivie du retour de Reza Pahlavi, le fils de l’ancien chah, dont les partisans s’activent en coulisse et font acclamer le nom dans les manifestations en cours.

Les classes populaires iraniennes ne peuvent certainement pas compter sur les grandes puissances pour les aider à faire tomber ce régime. Les médias comme les dirigeants occidentaux ont souligné l’absence de direction politique et de porte-parole visibles à cette contestation. Et cela les inquiète. Autant en 2009 ils avaient montré de l’empathie pour les manifestants qui dénonçaient Ahmadinejad et plaçaient leur espoir dans les réformateurs du régime, autant aujourd’hui ils sont prudents. À l’instar de Macron, les dirigeants européens ont lancé des appels à Rohani pour qu’il restaure le dialogue social et, au fond, qu’il reprenne le contrôle de la situation. Le prétendu réformateur Rohani est un bon interlocuteur pour les capitalistes européens, à commencer par les compagnies pétrolières Total, Shell ou BP.

Trump, de son côté, a semblé explicitement souhaiter la chute du régime en twittant : « Les régimes d’oppression ne peuvent durer éternellement » et en dénonçant « la corruption du régime qui dilapide de la richesse nationale pour financer le terrorisme à l’étranger ». Le même, se faisant l’avocat des compagnies pétrolières américaines qui craignent la concurrence du pétrole iranien en cas de levée définitive des sanctions économiques, menace depuis plusieurs mois de remettre en cause l’accord de 2015 sur le nucléaire iranien. Les intérêts des impérialistes européens et américains ne sont pas exactement identiques en Iran. Pour autant, si les États-Unis sont hostiles à la république islamique depuis son instauration en 1979, ils ont su s’en accommoder à la fois comme puissance régionale et comme appareil de répression contre son propre peuple. Si la révolte actuelle, ou la prochaine, devait s’approfondir jusqu’à faire tomber le régime des mollahs, les impérialistes américains comme européens mettraient en œuvre tous leurs moyens pour tenter de la remplacer par un régime respectueux de l’ordre social comme de leur ordre mondial.

11 janvier 2018