Kazakhstan : le tyran passe la main, son clan la garde

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mai 2019

Durant plus de trois décennies, Noursoultan Nazarbaïev a dirigé d’une poigne de fer le Kazakhstan, cette ex-république soviétique eurasiatique vaste comme cinq fois la France mais peuplée de seulement 19 millions d’habitants, dont il a annoncé subitement quitter la présidence le 19 mars. Il est celui des anciens hauts dignitaires de la bureaucratie soviétique, notamment des ex-premiers secrétaires du parti dit communiste, qui s’est maintenu le plus longtemps au pouvoir après la fin de l’URSS, en décembre 1991.

Pseudo-changement et continuité dans la dictature

Qu’il abandonne son fauteuil présidentiel semble avoir pris de court beaucoup de monde. Mais la façon dont cela a été organisé – un passage de relais aux membres de son clan politico-familial – devrait rassurer la fameuse « communauté internationale ». Car le maintien de ce clan au pouvoir, et de la dictature qu’il exerce sur ce pays riche en ressources minérales et jouissant d’une position stratégique en Asie centrale, ne peut qu’être interprété comme un gage de stabilité par ceux qui dictent l’ordre mondial : les puissances impérialistes occidentales ainsi que leurs multinationales, et la Russie et la Chine.

Pour occuper le poste de président, par intérim car on n’est jamais trop prudent, le « père de la nation », titre que Nazarbaïev s’est fait décerner en 2010 par la Constitution, a choisi un de ses affidés : le chef du Sénat, Kassym-Jomart Tokaïev. Et pour lui succéder à la tête du Sénat, et en faire le second personnage de l’État, Nazarbaïev a choisi sa propre fille, Dariga. Le népotisme, vieille habitude de la bureaucratie soviétique, surtout en Asie et dans le Caucase, a pris une ampleur inouïe depuis la fin de l’URSS. Cas les plus connus de contrôle familial et de transmission héréditaire du pouvoir : ceux du père, puis du fils Aliev à la tête de l’Azerbaïdjan, et des Kadyrov père et fils en Tchétchénie. Mais le Kazakhstan ne dépare pas le tableau : avant de promouvoir son aînée numéro deux du régime, Nazarbaïev l’avait déjà propulsée à la vice-présidence du gouvernement, puis de l’Assemblée nationale.

Quant à lui, il garde la présidence du Conseil de sécurité et celle du parti au pouvoir. Et afin que nul ne se méprenne sur le sens à donner à sa démission en trompe-l’œil, le lendemain même, il a fait rebaptiser de son prénom Noursoultan, « La lumière du sultan », la capitale Astana, suivant là une tradition que le stalinisme avait reprise du tsar Pierre-le-Grand et de certains satrapes asiatiques.

Le « parrain », sa dictature et les multinationales

Dans le discours annonçant sa décision, lui qui a un jour décrit son régime comme une « dictature éclairée » dont il reste le chef de fait, s’est vanté d’avoir mené à bien une triple tâche à la tête du pays : « Construire une économie de marché, mettre à bas un système à l’idéologie totalitaire et moderniser tous les rouages de la société. »

Cela, c’est pour la galerie diplomatique. En fait, chacune de ces assertions relève de l’exagération, sinon du mensonge pur et simple, de la part de celui qui, promu Premier ministre du Kazakhstan soviétique en 1984, puis chef du parti de cette république en 1989, a régné pendant plus de trente ans en tant que chef de clan de la bureaucratie kazakhe.

Ceux qui auraient pu lui faire de l’ombre du temps de l’URSS, Nazarbaïev les a écartés, tel en 1985 son patron, Kounaïev. Il avait été alors un des premiers dirigeants de la bureaucratie soviétique à miser ouvertement sur les rivalités nationales au sein d’une république multi-ethnique afin d’asseoir le pouvoir de sa clique. Un registre dont il allait jouer largement après l’éclatement de l’Union soviétique, afin de donner une assise nationale à sa dictature. Au tournant des années 1980-1990, il profita de l’existence d’une forte minorité russophone, décrite comme privilégiée, sinon menaçante pour la composante kazakhe de la population, pour se présenter en champion de celle-ci. Sa volonté affichée de « rekazakhiser » le pays se manifesta entre autres dans l’abandon fin 1997 de l’ancienne capitale, Almaty (l’ex-Alma-Ata très russifiée, aux confins de la Chine) au profit d’Akmola (l’ex-Akmolinsk et plus anciennement encore Tselinograd). Cette ville moyenne située en pleine steppe, loin des centres industriels, devait, sous le nom d’Astana – « la capitale » en kazakh –, incarner l’esprit de ce peuple et devenir une « Singapour des steppes » célébrant la gloire du régime et de son chef du haut de ses gratte-ciels. 

Cependant, le prétendu « dictateur éclairé » ne tarda pas à mettre une sourdine à sa politique de discrimination ethnique, certes feutrée mais systématique, car elle avait provoqué la fuite de millions de Russes, Ukrainiens, etc. Cela d’autant plus rapidement qu’elle coïncidait avec l’effondrement du pouvoir d’achat d’une immense majorité de la population, comme partout du fait de la disparition de l’URSS, mais de façon plus terrible encore qu’en Russie. Ceux qui quittaient le Kazakhstan pour la Russie, ou risquaient de le faire, se confondaient plus ou moins avec le noyau le plus éduqué, le plus qualifié de la population. Or après 1991 et la dissolution de l’Union soviétique, pour faire face au désastre qu’était la rupture de la trame et des liens économiques établis à l’échelle, non pas du seul Kazakhstan mais de toute l’URSS, Nazarbaïev et sa clique avaient besoin d’une main-d’œuvre qualifiée et nombreuse. Pour conforter leur emprise et pour s’enrichir, ils misaient sur l’essor des industries extractives, que rendait possible l’abondance de pétrole, de gaz et de minerais divers. Mais ces industries ne pouvaient attirer les capitaux étrangers que s’il y avait une classe ouvrière capable de les faire fonctionner.

Pour garantir cette rente, et éviter la moindre contestation, au sommet comme dans la population, qui aurait menacé cette poule aux œufs d’or, le régime musela toute forme d’opposition. Certes, à côté du parti du pouvoir, il en existe officiellement deux autres, qui n’ont aucune indépendance, ni d’existence autre que nominale. Mais ce simulacre de pluralisme ainsi que la tenue périodique d’élections permettent au régime et à ses partenaires occidentaux de faire comme si les dirigeants kazakhs, avec lesquels ils sont en affaires, avaient une forme d’aval populaire. Et si c’est avec des scores bien trop élevés pour être sincères, car dépassant 80 %, que Nazarbaïev s’est fait élire et réélire à la tête du pays, ne l’a-t-il pas été cinq fois depuis 1991 ? Pendant ce temps, le régime étranglait toute expression d’un point de vue autre que le sien. Les opposants les plus chanceux ont pu s’exiler, souvent dans la Russie de Poutine qui, comparée au Kazakhstan de Nazarbaïev, semblait leur offrir un havre relativement sûr ! Mais combien d’autres ont été torturés en prison, voire liquidés physiquement sans procès ?

Le « système à l’idéologie totalitaire » que Nazarbaïev aurait détruit, s’il ne l’a pas reconduit tel quel après en avoir été un pur produit et un hiérarque, peu s’en faut. Bien sûr, il a procédé à des changements visibles d’étiquettes : dans les incantations de la propagande, la « nation » a remplacé le « socialisme » ou la « classe ouvrière », et le parti dirigeant n’est plus dit « communiste », mais Nour Otan, « Lumière de la patrie ». Mais les mêmes hommes se sont maintenus au pouvoir, pour autant que la biologie le leur permettait. Et le régime affiche les mêmes tares typiques de la bureaucratie du temps de Brejnev : il continue à vivre de trafics mafieux, mais à bien plus vaste échelle qu’auparavant, à user de méthodes policières et à s’appuyer sur la domination d’un parti unique.

Mais avec la notable différence que les géants industriels de l’ère soviétique ont perdu leur statut étatique, pour être privatisés. Nazarbaïev et son clan ont fait main basse sur eux ou récupèrent de façons diverses – sous forme de pots-de-vin ou par le biais de sociétés mixtes enregistrées dans des paradis fiscaux – une partie des profits que des capitalistes étrangers en tirent depuis que ces entreprises ont changé de statut juridique. Il a récemment été démontré que Nazarbaïev et sa famille avaient ainsi détourné sur des comptes privés un milliard de dollars provenant de l’exploitation pétrolière. Et s’il a, lui, reçu en 2014 le prix Dictat-or, décerné par deux ONG au dictateur le plus riche de la planète, c’est qu’il aurait à cette date amassé près de 5 milliards de dollars comme pillard en chef des richesses du pays. Ce qu’il revendique à sa façon d’autocrate mégalomane dont les statues se dressent partout : les coupures de la monnaie kazakhe, le tengue, portent toutes l’empreinte de sa main. Celle-ci trône même dans une boule en or tout en haut d’une immense tour à Astana !

Quant à avoir modernisé la société, ce dont il se targue, c’est une mauvaise plaisanterie : le pouvoir actuel l’a rejetée loin en arrière. Il a laissé à l’abandon les structures de soins et d’éducation héritées de l’ère soviétique, mais il a su trouver des fonds pour édifier et rénover de nombreuses mosquées. En matière de culte, il est vrai que Nazarbaïev a surtout favorisé celui de sa propre personne, la population étant tenue de communier dans la vénération du régime et de son chef. Dans le même temps, il s’est découvert à 50 ans révolus pieux musulman, lui qui du temps de l’URSS affichait son absence de religion – carrière oblige. Il a donc fait son pèlerinage à La Mecque pour faciliter sa quête de soutiens et de dollars du côté des pétromonarchies du Golfe. Le régime ayant besoin d’appuis idéologiques dans toute la population, y compris russophone, il a aussi ouvert sa bourse aux églises orthodoxes. Après avoir pris quelque distance avec le Kremlin – en nouant des partenariats avec la Chine, en adhérant à la ligue des pays islamiques, en signant des accords de coopération avec les États-Unis, mais tout en restant membre de la Communauté des États indépendants (CEI), qui regroupe tant bien que mal une moitié des ex-républiques soviétiques autour de la Russie – cela permettait au dictateur kazakh de ménager ses relations avec Moscou. Son régime en avait plus que besoin, d’un point de vue aussi bien économique que militaro-diplomatique, pour faire contrepoids à la Chine et aux États-Unis dont les entreprises sont partout présentes dans le pays.

Car, comme partout en ex-URSS, la production locale a chuté au rang d’annexe de l’économie mondiale, qu’elle approvisionne désormais en matières premières agricoles et surtout en gaz et pétrole, ainsi qu’en charbon, chrome, minerai de fer, uranium…

Regorgeant de telles richesses, le Kazakhstan a attiré les ExxonMobil (États-Unis), Shell (Royaume-Uni/Pays-Bas, Total (France), ENI (Italie) et de grandes compagnies britanniques et chinoises. Concurrentes ou associées, mais toujours en cheville avec des trusts tenus par le clan Nazarbaïev, elles tirent d’énormes profits de ce pays. D’où l’empressement, en leur temps, des présidents George W. Bush et Sarkozy à recevoir un dictateur avec lequel traitaient leurs capitalistes, ou, plus récemment, l’attitude plus que complaisante des Hollande et Macron quant à ce régime. S’agissant des grandes sociétés britanniques, elles ont pu compter sur Tony Blair, cet ex-Premier ministre travailliste devenu conseiller du dictateur, lequel dictateur le rétribuait généreusement pour lui enseigner l’art de recouvrir ses forfaits d’un vernis de respectabilité. Il est vrai que les puissances ex-coloniales comme la France et la Grande-Bretagne ont acquis un savoir-faire hors pair en la matière.

Une classe ouvrière multiethnique, nombreuse et active

Il ne faut donc pas s’étonner que les médias des États dits démocratiques couvrent de leur silence les turpitudes de ce régime, sa négation des droits démocratiques les plus élémentaires, sa corruption, ses assassinats, sa pratique systématique de la torture. En protégeant les intérêts des mafieux au pouvoir, la dictature protège aussi ceux du grand capital étranger.

C’est ce qu’elle démontra de façon sanglante et à grande échelle en mai 2011 au Kazakhstan occidental. Les ouvriers du pétrole s’y étaient mis en grève pour obtenir notamment le droit de choisir librement leurs représentants syndicaux. Leur grève ayant été décrétée illégale, un millier d’entre eux furent licenciés. Pendant des mois, le régime fit régner la terreur contre ceux qu’il accusait d’être des meneurs, contre les membres de leur famille, et plus largement contre tous ceux qui étaient susceptibles de soutenir le mouvement, mais sans réussir à le briser. Alors, le 16 décembre, dans la petite ville de Janozen, la police tira contre des manifestants grévistes. Officiellement, il y eut une quinzaine de morts, mais sans doute quatre à cinq fois plus, 500 blessés et de très nombreuses arrestations. La révolte ayant commencé à trouver un écho et un soutien actif dans d’autres secteurs de la population ouvrière, le régime y mit un coup d’arrêt en la noyant dans le sang.

La crise mondiale, avec ses répercussions en Russie et au Kazakhstan, y a fait à nouveau reculer la production et le niveau de vie des classes laborieuses. Avec la privatisation des aéroports, des terres agricoles, des hôpitaux, des transports en commun – le pouvoir ayant eu recours à ces expédients pour se maintenir à flot – cela a suscité des mouvements de protestation dans les villes en 2016. Malgré la répression, des grèves victorieuses ont eu lieu fin 2017 dans les mines de la région de Karaganda. Et récemment, l’assassinat d’un champion olympique a servi de détonateur à des manifestations exigeant la démission du ministre de l’Intérieur.

Nazarbaïev le limogea mi-février. Puis, il congédia tous ses ministres, pour ne reprendre que les moins haïs. En même temps, il promit d’augmenter les salariés du secteur public. Alors, sur fond de tensions sociales persistantes, sa fausse sortie du 19 mars apparaît comme visant à donner le change. Mais ni le régime ni ses forces de répression n’ont en rien changé : quelques jours plus tard, la police arrêtait des dizaines d’opposants qui manifestaient contre le pouvoir à Astana et Almaty, les deux principales villes du pays.

Les travailleurs du Kazakhstan ont payé très cher pour savoir que la dictature n’a pas pour habitude de lâcher du lest, et encore moins de céder sans combattre. Entre leurs intérêts et ceux du clan au pouvoir ainsi que ceux des multinationales qu’il protège, c’est d’une lutte à mort qu’il s’agit.

16 avril 2019