L’Inde, après cinq années de gouvernement Modi

Εκτύπωση
septembre-octobre 2019

Début août, l’Inde a été brièvement remise sous les feux de l’actualité : le Premier ministre Narendra Modi a révoqué l’autonomie de l’État indien du Jammu-Kashmir et un certain nombre de protections dont bénéficiait sa population (par exemple, contre les opérations de spéculation foncière des fonds d’investissement indiens qui menacent la petite production agricole locale).

Le Jammu-Kashmir est le seul État de la fédération indienne dont la population est à majorité musulmane. Il est issu de la division du vieux royaume du Cachemire entre l’Inde et le Pakistan, en 1947. Depuis, cette division a été au centre de nombreux conflits entre les deux pays, tout en alimentant l’existence de guérillas réclamant la formation d’un Cachemire réunifié et indépendant.

Cela étant, avec ce dernier coup de force contre le Jammu-Kashmir, marqué par des milliers d’arrestations et un regain de tension avec le Pakistan, Modi ne fait que remplir l’un des engagements qu’il avait pris lors de la campagne électorale qui lui a permis d’être reconduit dans son poste, au printemps dernier.

C’est d’ailleurs sur la base de la même politique ultra-nationaliste, s’appuyant sur l’organisation de véritables pogromes visant les minorités musulmanes du pays, que le BJP (Parti indien du peuple), le parti nationaliste hindou de Modi, avait finalement réussi à se hisser au pouvoir dans les années 1990. Si, depuis, il a cherché à se donner un visage plus respectable, il compte toujours sur les mêmes méthodes nationalistes et pogromistes pour améliorer ses scores électoraux, en particulier lors des élections parlementaires à venir dans les États où le BJP est faible, dont celui, stratégique, de Delhi, l’an prochain.

D’autant plus que, sur le plan économique et social, le premier mandat de Modi est très loin d’avoir satisfait les espoirs qu’il avait cherché à susciter dans l’électorat lors des élections précédentes, en 2014. À l’époque, Modi avait promis de « beaux jours » à la population, se présentant en homme fort, dévoué aux intérêts du peuple. Or en cinq ans, sa politique, dont les bourgeoisies indienne et impérialiste ont largement tiré profit, n’a fait qu’aggraver la situation des classes populaires. Quant à la perspective de l’émergence d’une puissance économique indienne mise en avant par Modi, elle reste aussi mensongère que l’est le sempiternel cliché repris par l’ensemble de la presse des pays riches, représentant l’Inde comme la plus grande démocratie du monde.

Le BJP conforté par les urnes

Du 11 avril au 19 mai, durant un scrutin ouvert aux 900 millions d’électeurs des 25 États que compte le deuxième pays le plus peuplé de la planète, se sont déroulées les élections à la Lok Sabha, la chambre basse du Parlement indien, devant lequel le gouvernement fédéral et son premier ministre sont responsables. Ce scrutin a été largement remporté par la coalition dirigée par le BJP du Premier ministre sortant, sans qu’on puisse mesurer cependant l’ampleur des fraudes par trucage, achat de voix ou bourrage d’urnes.

L’Alliance démocratique nationale (NDA), dirigée par le BJP, a emporté 45,5 % des suffrages et 352 des 542 sièges (64,9 %), par la vertu du scrutin majoritaire à un tour hérité du colonisateur britannique. Alors que le dépouillement n’était pas totalement achevé, Modi, omniprésent durant la campagne, clamait déjà sa victoire d’un tweet : « L’Inde gagne à nouveau ! ». Cette forfanterie mise à part, non seulement le BJP remporte, pour la première fois, deux élections successives, mais il dispose à lui seul de la majorité absolue au Lok Sabha.

La défaite du Parti du Congrès et de ses alliés

Du même coup, la coalition dirigée par le BJP a fait échec à la tentative du Parti du Congrès, qui dirigeait l’Alliance progressiste unie (UPA), de regagner le terrain qu’il avait précédemment perdu. Le Parti du Congrès, qui a régné sans partage sur l’Inde durant des décennies, avait nourri quelques espoirs en remportant les élections régionales dans plusieurs États l’an passé. En particulier, il espérait reconquérir le pouvoir avec la candidature de Rahul Gandhi, arrière-petit-fils de Nehru (Premier ministre de l’Inde de l’indépendance du pays en 1947 à son décès en 1964), mais aussi petit-fils d’Indira Gandhi (qui occupa ce poste de 1966 à 1977 puis de 1980 à 1984) et fils de Rajiv Gandhi (lui aussi chef du gouvernement fédéral de 1984 à 1989). À cette ambition quasi dynastique répondait le slogan de Modi, « Congress Mukt Bharat » (« une Inde débarrassée du Congrès »).

Avec 19,5 % des voix, le Parti du Congrès a maintenu son score et gagné 8 sièges supplémentaires, mais il n’a pas réussi à ébranler la domination du BJP, même dans les États du Chhattisgarh, du Madhya Pradesh et du Rajasthan, où, en 2018, il avait réussi à reprendre au BJP la première place dans les assemblées législatives locales. En fait, le Congrès n’aura réussi à préserver ses positions que dans deux États du sud, le Tamil Nadu et le Kérala. Mais il n’aura même pas réussi à conserver une circonscription généralement considérée comme le fief historique de la famille Nehru-Gandhi, la circonscription d’Amethi, dans l’État de l’Uttar Pradesh, où Rahul Gandhi a été battu par le candidat du BJP.

Quand il était aux commandes du pays, le Congrès a réitéré cent fois la promesse de « bannir la pauvreté », mais sans que les classes populaires ne voient leur sort s’améliorer significativement. Il n’a jamais cessé de défendre les intérêts des grands propriétaires et de la bourgeoisie nationale, d’abord sous le couvert d’un certain étatisme économique, puis en engageant, dès la fin des années 1970, la restructuration des infrastructures industrielles et énergétiques publiques, afin d’en préparer la privatisation. De 1991 à 1996, puis de nouveau de 2004 à 2014, le Congrès poursuivit cette politique tout en répondant à la crise de l’économie capitaliste par une nouvelle série d’attaques contre la classe ouvrière et la population pauvre.

Les organisations se réclamant de la gauche, même lorsqu’elles présentaient leurs propres candidats, s’inscrivaient pour l’essentiel dans la même perspective du « tout sauf Modi » que le Congrès et ses alliés. Elles ont de toute façon, et depuis des décennies, re­noncé à combattre le capitalisme. Parmi elles, le PCIM, Parti communiste d’Inde (marxiste)[1], demeure le plus important. Il dirige l’assemblée et le gouvernement du Kérala dans le sud-ouest du pays et ses 33 millions d’habitants, mais il a subi une déroute, en ne sauvant que trois sièges sur neuf (un au Kerala, et deux au Tamil-Nadu dans le cadre de l’UPA). Au Bengale-Occidental, peuplé de 100 millions d’habitants, qu’il a dirigé de 1977 à 2011, son déclin s’est poursuivi avec un score de 3 %.

BJP : une campagne sur fond de nationalisme hindou

Sans surprise, le BJP avait axé sa campagne autour des thèmes et des slogans qui ont servi à Modi depuis son accession à la tête de l’État du Gujarat en 2001 puis à celle du gouvernement fédéral en 2014. Il continue en premier lieu de glorifier l’hindouisme, auquel environ 80 % de la population s’identifient plus ou moins. Pour le BJP, l’ensemble de traditions religieuses et sociales qui constituent l’hindouisme est seul en droit d’incarner une identité nationale indienne. Les nationalistes hindous visent donc à imposer aux populations disparates qui constituent la population indienne qu’elles resserrent les rangs derrière eux, face à tout ce qui peut menacer l’unité du pays – et, en particulier, contre les minorités musulmanes présentes pratiquement partout dans le pays, qu’ils dénoncent comme l’ennemi historique commun. Dans l’enseignement, cette propagande s’est doublée d’une révision des programmes et des manuels où l’obscurantisme religieux, la relecture de l’histoire nationale à travers le prisme de l’hindouisme et du patriotisme, le disputent au conservatisme.

Le nationalisme hindou a été également brandi par le BJP et ses partisans comme un rempart contre le Pakistan et le terrorisme, les deux étant souvent assimilés dans les discours, et comme fondement du développement économique à venir.

C’est l’essence même de ce mouvement issu d’une branche extrémiste du nationalisme hindou, le Corps des volontaires nationaux, fondé en 1925 et connu sous son acronyme hindi RSS. Tout en se servant du Congrès pour former des politiciens indiens prêts à défendre leur ordre social, la puissance coloniale britannique se gardait alors la possibilité de le déstabiliser et surtout de l’empêcher de devenir le représentant incontesté d’un nationalisme indien unifié. Passés maîtres dans l’art de « diviser pour régner », les Britanniques n’avaient eu également de cesse d’opposer les Indiens de confession musulmane au reste de la population.

Dans les années 1930, le leader du RSS trouva son inspiration du côté de Mussolini, à un moment où l’agitation sociale prenait de l’ampleur dans la classe ouvrière. D’associations locales dont le but proclamé était de redonner vie aux traditions culturelles hindoues, les brigades du RSS furent transformées en milices paramilitaires, servant aux Britanniques et aux notables indiens à s’attaquer aux grèves et aux organisations ouvrières. Par la suite, le RSS et ses milices devinrent le socle autour duquel s’organisa le courant nationaliste hindou, sous la forme d’une galaxie d’organisations touchant tous les domaines de la vie sociale. Le BJP lui-même n’apparut sous sa forme actuelle qu’en 1980. Mais ce fut grâce à ce socle, issu des milices du RSS utilisées à la fois comme troupes de choc et comme machine électorale, que le BJP réussit sa propre ascension politique dans les années 1990.

Agressions, attaques de mosquées et pogromes ont alors été menés par ces organisations, créant une atmosphère de chasse à l’homme et de haine qui a d’abord porté le BJP, et Modi lui-même, au pouvoir, dans l’État du Gujarat en 2001. Pour y assurer sa réélection, le BJP orchestra l’année suivante une vague de pogromes, dont le bilan est estimé à au moins 2 000 morts et plusieurs milliers de blessés. 150 000 personnes auraient en outre été chassées de chez elles par les pogromes.

Avec l’arrivée au gouvernement fédéral du BJP, les crimes inter-religieux, comme les opérations de « retour à la maison », des expulsions menées manu militari, et les campagnes de « reconversion » des non-hindous, n’ont pas cessé. Des membres du RSS, du BJP et de « brigades de vigilantisme », (milices se réclamant de l’hindouisme) continuent d’agir en toute impunité, grâce au silence complice des autorités et de l’appareil judiciaire.

Plus récemment, sous la houlette de Modi, plusieurs lois discriminatoires à l’égard des musulmans ont en outre été adoptées. Dans l’État d’Assam, et au nom de la lutte contre l’immigration illégale, le BJP a établi l’an dernier un registre privant 4 millions d’habitants de leurs droits à la citoyenneté. Cette mesure visait directement les musulmans réfugiés en Inde en 1971 à la suite de la déclaration d’indépendance du Bangladesh (précédemment Pakistan oriental) et de la guerre qui s’ensuivit, ainsi que leur descendance. Après de nombreux recours, le nombre d’exclus vient d’être ramené à 1,9 million. Quant au Citizenship Bill (adopté en janvier 2019) qui réforme la procédure permettant l’accès à la citoyenneté indienne pour les immigrés pakistanais, afghans et bangladais, il en exclut tout bonnement les musulmans.

Dans un contexte marqué par plusieurs attentats sanglants, le Premier ministre sortant a joué à fond la carte de la menace terroriste, assimilant celle-ci au Pakistan, voire à l’ensemble des musulmans. Et de déclarer : « La nouvelle Inde entrera dans les maisons des terroristes et les tuera. Nous répondrons à une balle par un canon. » Le 26 février dernier, après un attentat suicide au Jammu-Kashmir, l’aviation indienne a immédiatement procédé à des bombardements de représailles dans la partie du Cachemire occupée par le Pakistan. Sur le plan intérieur, cette tension, entretenue et attisée par le Premier ministre, lui sert à renforcer sa posture d’homme fort du nationalisme indien et à se poser en protecteur de la population.

Et depuis sa réélection, comme indiqué plus haut, Modi s’est donc attaqué au statut particulier que la population du Jammu-Kashmir avait gardé de sa résistance au règlement politique qu’avaient voulu lui imposer les autorités britanniques et les nouveaux gouvernements d’Inde et du Pakistan, après 1947. Autant dire que dans cette zone où la moindre étincelle peut faire exploser le fragile équilibre, les populations sont transformées en otages permanents de la politique des deux puissances régionales rivales que sont l’Inde et le Pakistan ; et Modi joue largement sa part dans ce jeu meurtrier.

Des « beaux jours » que les masses populaires attendent encore

« Les beaux jours arrivent », proclamait Modi il y a cinq ans. Reprenant en quelque sorte à son compte les promesses des premiers dirigeants de l’Inde indépendante, il se faisait fort d’éradiquer la misère en quelques années (en doublant notamment le revenu de 120 millions de paysans), de créer annuellement dix millions d’emplois et de faire de l’Inde une puissance économique majeure. Il a ainsi réaffirmé son ambition d’atteindre un PIB de 5 000 milliards d’ici 2024 (contre 2 800 aujourd’hui). Se faisant l’interprète de Modi, le président Ram Nath Kovin, issu lui aussi des rangs du BJP, plastronnait à son tour : « Nous travaillons à transformer l’Inde en un centre mondial de l’industrie. »

Le tableau d’ensemble est bien éloigné de celui dont Modi s’est vanté dans ses meetings de campagne.

Après une vingtaine d’années de forte croissance et d’essor relatif des investissements étrangers (à un niveau bien inférieur à ceux placés en Chine), en particulier dans les zones économiques spéciales (SEZ), l’Inde est devenue la sixième économie mondiale en termes de PIB. Mais elle n’arrive plus qu’à la 148e place lorsque l’on prend en compte le PIB par habitant et même à la 168e si l’on retient l’Indice de développement humain qui intègre d’autres critères comme le nombre de médecins, l’espérance de vie ou l’accès à l’éducation. Sa part dans les investissements directs à l’étranger la place au niveau de l’Afrique sub-saharienne. La plus-value réalisée par la surexploitation du prolétariat par les dynasties bourgeoises des groupes Tata, Birla, Mittal ou Gupta, qui comptent un nombre non négligeable de milliardaires, est en revanche massivement exportée vers les pays riches. Autant dire que l’Inde demeure marquée, même si c’est de façon très contrastée selon les régions à l’échelle de ce pays-continent, par son sous-développement hérité de la domination coloniale britannique, et par le pillage des richesses opéré depuis par les puissances impérialistes et la bourgeoisie nationale.

Si la « grande pauvreté » (qui prend en compte ceux vivant avec environ un euro par jour) a reculé, elle touche encore trois cents millions de personnes. Et 800 millions sont condamnées à vivre avec moins de deux euros et demi par jour. Près d’un habitant sur quatre n’a toujours pas accès à l’électricité, et beaucoup de familles ne survivent que grâce à l’argent envoyé par les Indiens partis gagner leur pain à l’étranger. Et il suffit d’une vague de sécheresse, comme celle qu’a connue le pays au début de l’été, pour que des centaines de millions de personnes soient privées d’eau potable. Parmi les autres signes révoltants de la barbarie sociale demeure la prolifération des bidonvilles, où s’entassent des dizaines de millions d’êtres humains dans des conditions d’insalubrité totalement indignes. L’absence de toilettes publiques ou individuelles en est un des aspects les plus édifiants. En arrivant au pouvoir, Modi avait lancé le plan Inde propre, jurant d’« en finir avec la défécation en plein air ». Or à ce jour, 500 millions de personnes sont toujours dépourvues de toilettes et beaucoup de villes, parmi les plus peuplées de la planète, ne disposent pas de tout-à-l’égout.

Le système de santé, quasi inexistant dans les campagnes, reste de la même façon largement inaccessible à la grande majorité de la population. En 2015, la revue The Lancet estimait que 80 % des postes de personnel de santé étaient non pourvus dans les services ruraux. D’où la promesse lancée par Modi, le temps de l’élection, d’un programme de sécurité sociale généralisée vite baptisé par ses partisans le Modicare en référence à l’Obamacare.

Les effets de la crise de l’économie capitaliste

Ces traits permanents sont renforcés par les conséquences du ralentissement de l’économie mondiale depuis 2008. Et ce, malgré les mesures de relance ouvrant les vannes du crédit à bon compte aux investisseurs potentiels. Le chômage atteindrait un niveau record. 11 millions d’emplois auraient été perdus dans le secteur dit formel pour la seule année 2018, alors que 10 à 12 millions de nouveaux actifs entrent chaque année sur le marché du travail. Si on ne peut accorder qu’une foi très relative aux chiffres officiels du chômage, il y a des exemples qui sont plus parlants que n’importe quelle statistique. Ainsi, lorsque la compagnie des chemins de fer a annoncé l’an passé la création de 63 000 postes, 19 millions de candidatures lui ont été envoyées. Cherchant à recruter treize serveurs, la cantine d’une administration publique en a reçu de son côté 7 000 ! Et encore ces exemples ne disent-ils rien des 90 % de travailleurs – sans contrat, ni droits, ni travail et salaire garantis – qui survivent dans le secteur dit « informel », dans lequel aucune réglementation ne s’applique et où les statistiques n’ont plus aucun sens. Quant au secteur agricole, qui occupe encore près d’un Indien sur deux, il se caractérise par un sous-emploi permanent.

Ce marasme a en outre été amplifié par la décision du gouvernement, en novembre 2016, de retirer les coupures de 500 et 1000 roupies, qui constituaient 86 % des billets de banque en circulation. Il s’agissait officiellement de lutter contre « l’argent noir » et la fausse monnaie. Un subterfuge, dont l’objectif réel était de renforcer le pouvoir des grandes banques dont les créances douteuses plombent l’activité et de faciliter la collecte de l’impôt dans un pays où nombre de transactions échappent à tout contrôle étatique, et où seuls 7 % des foyers sont assujettis à l’impôt. Cette mesure, qualifiée initialement de mère de toutes les réformes, n’a pas atteint ses objectifs, car il ne suffit pas d’une décision politique pour transformer les structures bancaires et monétaires indiennes et surtout son arriération économique.

Quant à la politique du « Make in India », largement mise en avant par Modi au nom de la souveraineté économique de l’Inde, et qui prétendait attirer des investissements étrangers massifs dans l’industrie nationale en créant des millions d’emplois, elle a connu un échec patent sur ces deux plans. Les investissements, mesurés par l’institut américain de conjoncture CME, sont même retombés au dernier trimestre 2018 au niveau de l’année 2004. Le seul secteur où l’économie indienne tient une place de premier plan au niveau mondial est celui de la sous-traitance informatique, dont elle assure plus de la moitié et qui fournit un travail à 3,5 millions de personnes. Mais, hormis une fraction d’ingénieurs dont les médias font grand cas ici, cela concerne avant tout des centres d’appels qui reposent sur une main-d’œuvre relativement peu qualifiée. Le géant du commerce en ligne, Flipkart, est pour sa part passé sous le contrôle du leader mondial américain de la distribution, Walmart.

Ces deux exemples reflètent la position subordonnée de l’Inde dans le système de domination de l’impérialisme. Et les envolées nationalistes tout comme les prétentions de Modi ne pourront rien y changer, pas davantage que dans le passé, l’interventionnisme étatique dans l’économie d’un Nehru mené au nom du « développementalisme » et du tiers-mondisme dans les années cinquante et soixante. Car ces politiques, qui ne remettaient pas en cause l’organisation capitaliste, avaient pour but fondamental d’aider la bourgeoisie nationale indienne à développer son appareil de production et son système bancaire, notamment par la création de monopoles d’État et l’injection massive de capitaux publics.

Une politique au service de la grande bourgeoisie et de l’impérialisme

Le BJP n’a jamais caché que sa politique visait à offrir, à travers une « thérapie de choc », un cadre encore plus favorable au monde des affaires, en adoptant des mesures de modernisation « structurelles » que celui-ci exige depuis des années. La tentative avortée de réforme monétaire entrait dans cette ligne, de même que l’adoption depuis le 1er juillet 2017 d’une TVA harmonisée, la taxe sur les biens et services (GST), à travers toute l’Inde. Engagée depuis une vingtaine d’années, elle est censée se substituer à la myriade de taxes locales et nationales (plus d’une trentaine, variant selon les États et les produits) et créer une forme de marché unique. Mais les contrôles douaniers ne seront pas supprimés. Composée finalement de sept taux, cette TVA pèsera avant tout sur les consommateurs. Les entreprises exportatrices s’en verront à l’inverse en partie libérées. Le gouvernement a par ailleurs continué à assouplir les règles encadrant les investissements directs étrangers dans les secteurs de l’aviation, des médias ou des assurances. La grande bourgeoisie a aussi continué à bénéficier de l’accélération des privatisations, engagées par le Parti du Congrès et diverses coalitions auxquelles avait également participé le BJP dans la période précédente.

Ces « Modinomics » (les mesures de Modi censées relancer l’économie indienne), c’est-à-dire une politique « pro-business » assumée, lui ont valu les félicitations du FMI. La législation sociale et le droit du travail, qui avaient été octroyés lors de l’indépendance en même temps qu’avaient été mises sur pied des bureaucraties syndicales pour empêcher que la contestation sociale ne prenne de l’ampleur (Industrial Dispute Act en 1947, Shop and Establishments Act et Factories Act en 1948), n’ont jamais concerné en Inde qu’une petite fraction des travailleurs, pour l’essentiel dans le secteur public. Mais Modi a commencé ce mois d’août à les remettre à plat. Au nom de la « simplification » du droit du travail à l’ordre du jour depuis une décennie, les quarante-quatre lois existantes qui l’encadrent doivent être ramenées à quatre composantes (les salaires, les relations dans les entreprises, la sécurité et la protection sociale, la sécurité, la santé au travail) avec l’objectif revendiqué de « faciliter le business ». Déjà, les grandes entreprises n’ont plus à rendre de comptes à l’inspection du travail, concernant les conditions d’embauche de leur personnel. La pleine souveraineté des entreprises est affirmée aussi en cas de fermeture, toujours au nom de la simplification.

Depuis août 2019, les quelques règles fixant les salaires et les conditions de travail ont été modifiées. Ainsi, le salaire minimum, qui varie d’un État à l’autre et auquel seule une minorité de travailleurs pouvait jusque-là prétendre, ne sera révisé à l’avenir que tous les 5 ans, bien en deçà de l’inflation. Les conditions juridiques pour faire reconnaître un syndicat, qui dépendent encore de la législation britannique de 1926, seront également rendues plus exigeantes, ce qui diminuera d’autant la possibilité légale pour les travailleurs de s’organiser dans ce cadre.

La situation politique semble donc offrir à Modi les coudées franches pour accentuer encore ses attaques. Rajiv Kumar, vice-président de la Commission gouvernementale pour la transformation de l’Inde (NITI Aayog), avait annoncé que les cent premiers jours du deuxième gouvernement Modi seraient marqués par une « salve de réformes économiques majeures » pour « attirer les investisseurs étrangers ». Dans une interview au journal The Economic Times du 12 août, Modi précise encore : « Notre gouvernement ne ménagera aucun effort pour faire de l’Inde l’environnement le plus favorable pour faire des affaires. Nous voulons que les entrepreneurs obtiennent une meilleure productivité et de meilleurs profits, nous voulons que nos industries se développent rapidement et à grande échelle, nous voulons que nos entreprises aient accès à des marchés plus vastes, tant au pays qu’à l’étranger ». Malgré les mesures adoptées depuis les années 1990 et les assurances données par Modi, le grand patronat indien ne cesse d’exiger de nouvelles réformes en sa faveur. Le journal India Today du 23 août utilise l’expression de « bateaux de sauvetage » pour les secteurs « qui coulent » dans le contexte du marasme économique mondial.

Au lendemain des élections, le quotidien Times of India faisait ce constat : « Non seulement la dynamique économique a ralenti, mais des signes de tension commencent à apparaître sur le front des prix, alors que des guerres commerciales à l’échelle mondiale (peut-être même de véritables guerres) éclatent. En conséquence, le prochain gouvernement n’aura d’autre choix que d’appuyer sur l’accélérateur des réformes ». Un résumé sans fard de la feuille de route confiée par la grande bourgeoisie à Modi.

Loin d’être un pays émergent capable de rivaliser avec les puissances impérialistes, l’Inde porte plus que jamais les traits d’un système capitaliste barbare et sans avenir. « La plus grande démocratie du monde » reste avant tout une vaste et implacable dictature sociale.

13 septembre 2019

 

[1]     Il s’agit du nom officiel de cette organisation qui appartient elle-même à un Front de gauche avec d’autres formations se réclamant d’une façon ou d’une autre du socialisme. Il ne doit pas être confondu avec le Parti communiste d’Inde (CPI) d’origine également stalinienne, avec lequel il a scissionné en 1964. Ces deux organisations, continuant à se prévaloir de l’étiquette communiste, sont ouvertement devenues depuis les années 1960 des partis réformistes de gouvernement. Les militants « naxalistes », qui organisent plusieurs guérillas dans des zones rurales, appartiennent quant à eux à un courant maoïste numériquement bien plus faible, dont ils sont l’une des composantes.