Grande-Bretagne : fiasco sanitaire et régression sociale

Εκτύπωση
novembre 2020

Alors que la deuxième vague de l’épidémie est là, le Premier ministre conservateur Boris Johnson n’en démord pas : son gouvernement aurait eu depuis le début une politique exemplaire face au virus. Mais si la tournure prise ces derniers mois par les événements outre-Manche démontre quelque chose, c’est au contraire l’irresponsabilité de la classe dirigeante, la déliquescence du système de santé britannique et la sévérité des reculs sociaux imposés aux travailleurs depuis un demi-siècle.

En valeur absolue, le Royaume-Uni est le pays d’Europe qui, avec plus de 42 000 morts sur 66 millions d’habitants, détient le record du nombre de victimes du Covid-19 ; à l’échelle mondiale, seuls les États-Unis, le Brésil, l’Inde et le Mexique le dépassent. En valeur relative, à la date du 16 octobre, la Belgique (90 morts pour 100 000 habitants) et l’Espagne (71,5) étaient les seuls pays européens comptant un taux de mortalité plus élevé que le Royaume-Uni (65). Pour ce qui est du taux de surmortalité, à savoir le pourcentage de décès en plus par rapport à 2019, qu’ils soient ou non attribuables au Covid-19, le Royaume-Uni était fin septembre le leader mondial, avec 52 %. Si la situation sanitaire mondiale est mouvante, si ces chiffres officiels ne sont pas absolument fiables, ils illustrent cependant toute l’indécence des discours autosatisfaits de Johnson.

Boris Johnson : une gestion erratique, mais pas sans boussole

Depuis le début de la crise sanitaire, le Premier ministre a enchaîné les déclarations contradictoires pour tenter de faire oublier que le NHS (National Health Service : Service national de santé), sous-doté en argent comme en équipements et en personnel, était incapable de faire face à la pandémie. Comme le Royaume-Uni est, de tous les pays de l’OCDE, celui qui dispose du plus petit nombre de lits de soins intensifs par habitant, le NHS ne pouvait à la fois accueillir les malades du Covid-19 et remplir ses missions ordinaires. De nombreux soins et opérations urgents ont donc dû être repoussés par le NHS à une date ultérieure, avec des conséquences fatales.

Si l’incompétence de Johnson n’est pas la cause première de la gravité de la crise sanitaire, la liste de ses retournements mérite d’être rappelée. En février, il a d’abord dit qu’il fallait laisser circuler le virus pour que la population, une fois dépassé un certain seuil de contamination, atteigne une « immunité de troupeau ». Avec cynisme, il annonça qu’on verrait des proches mourir, mais que ces milliers de décès seraient bénéfiques à moyen terme, ce qui choqua même ses sympathisants. Alors que la pandémie progressait, il se refusa à annuler courses hippiques et rencontres de football, pour ne déplaire ni à la bonne société ni au plus grand nombre. À ce stade, Johnson fanfaronnait encore en serrant des mains de patients et de soignants partout où il passait.

Début mars, Johnson déclarait « la guerre au Covid ». Mais ses premières « mesures d’urgence » ne furent que des préconisations, loin des mesures strictes prises en Chine ou ailleurs. Au nom du respect des libertés individuelles, il se contenta d’appeler chacun à respecter les gestes barrières, ce qui fit perdre un temps précieux à la lutte contre l’épidémie. Sa priorité était de ne rien faire qui puisse entraver les bonnes affaires de la bourgeoisie, grande, moyenne ou petite. Mi-mars, nouveau changement de cap : le gouvernement donnait 48 heures aux crèches, écoles et universités pour fermer. Mais la liste n’incluait ni les usines, ni les chantiers, ni les champs : les patrons étaient libres d’envoyer leurs salariés se faire contaminer. Le gouvernement ne se décida que le 21 mars à fermer pubs, restaurants et autres lieux de regroupement, et toujours pas les usines. Comme l’expliquait le ministre de la Santé, Matt Hancock, « l’activité économique doit continuer ».

Ironie du sort, Johnson annonça le 27 mars qu’il était porteur du virus. Le 6 avril, il entrait en soins intensifs. Cet épisode démontrait où pouvait mener l’inconscience dont Johnson avait fait preuve au départ. Mais à sa sortie de l’hôpital, le 12 avril, il joua sans vergogne sur la corde sensible, remerciant les soignants qui l’avaient pris en charge, une Néo-Zélandaise et un Portugais, deux de ces travailleurs étrangers à qui lui et ses amis conservateurs sont si fiers de rendre la vie dure, en créant un « environnement hostile » à l’immigration ! Ce cinéma ne suffit pas à cacher les mensonges du gouvernement. Fin avril, il n’admettait « que » 17 000 décès du Covid-19, mais cela n’incluait pas les décès, de plus en plus nombreux, dans les maisons de retraite ; la suite confirma que les vrais chiffres étaient deux à trois fois supérieurs. Même tromperie concernant le nombre de décès chez les soignants, estimé alors à 49, alors qu’il dépassait déjà la centaine.

Pendant le confinement, l’escapade – en infraction à la loi – du plus proche conseiller de Johnson, Dominic Cummings, le chef d’orchestre de la campagne pro-Brexit, fit scandale. Mais, dans l’opinion ouvrière, la défiance était déjà là, comme le montra l’attitude des parents d’élèves lorsque le confinement fut levé début juin : seul un enfant sur deux retourna alors à l’école. Il paraissait clair que les conditions d’un retour sans danger n’étaient pas réunies et que cette précipitation n’avait qu’un objectif : les libérer de la garde des enfants pour qu’ils puissent vite retourner se faire exploiter.

À la fin de l’été, malgré la recrudescence des contaminations, Johnson a encouragé les étudiants à rejoindre leur campus. Une année universitaire coûtant 9 000 livres en frais d’inscription, sans compter les autres dépenses, il n’était pas question de tarir ce flot d’argent, et la santé fut encore une fois reléguée au second plan. Mais, pour donner le change, Johnson n’a cessé ces dernières semaines d’annoncer des resserrages de vis : port du masque étendu, limitation de la taille des regroupements, fermeture des pubs et restaurants dès 22 heures, amendes en hausse pour les contrevenants, reconfinements localisés, découpage du pays selon trois niveaux d’alerte…

Ces annonces, qui ne comprennent toujours pas une application sérieuse des gestes barrières sur les lieux de travail, sont d’abord une vitrine. Le système de santé n’est pas plus capable aujourd’hui qu’en mars d’éviter la saturation. Les embauches indispensables dans les services de soins n’ont pas eu lieu. Surtout, le dispositif de tests et de traçage, seule façon efficace d’endiguer le fléau, n’a jamais été au point : s’il y a plus de tests qu’en mars, il faut parfois parcourir des dizaines de kilomètres pour y accéder, et les résultats sont rarement connus sous 48 heures.

De mars à aujourd’hui, Johnson et son gouvernement ont donc navigué à vue, et cela s’est vu : selon les sondeurs, la confiance accordée au gouvernement a chuté de plus de 70 % au départ à moins de 35 % aujourd’hui. Mettre en avant Hancock et les experts du Sage (le groupe de conseil scientifique pour les urgences) n’a pas suffi à protéger Johnson du discrédit. Mais il a gardé son cap : mettre les ressources de l’État au service du capital, au mépris des intérêts des soignants, des travailleurs et de toute la population.

Une lourde facture pour les classes populaires

Parmi les travailleurs, les soignants ont payé un prix particulièrement fort pour l’incurie des gouvernants. Le recours en urgence à du personnel supplémentaire (12 000 retraités, 23 000 élèves infirmiers et étudiants en médecine) fut un indice du fait que le NHS fonctionne en permanence en sous-effectif. Et ce renfort ne pouvait pallier la pénurie des masques et des blouses, que ce soit dans les établissements publics ou privés. Les soignants ont donc travaillé pendant des mois dans des conditions effrayantes. Mi-avril, sur 1,5 million de salariés du secteur de l’aide à la personne, seuls 500 avaient bénéficié d’un test ­Covid-19. Johnson pouvait bien appeler à applaudir « nos héros » un soir par semaine, il les laissait monter au front sans munitions.

En juillet, le ministre de l’Économie, Rishi Sunak, un ancien de la banque Goldman Sachs, a annoncé une augmentation de salaire pour 900 000 des 5,5 millions de fonctionnaires. Mais, outre qu’elle était prévue de longue date, elle excluait les infirmières et n’incluait que 200 000 du million et demi de travailleurs du NHS, dont les salaires réels ont pourtant baissé de 14 % depuis 2010 ; elle excluait aussi les aides à domicile et les employées des maisons de retraite, quasiment toutes employées dans le privé, souvent sous contrat précaire, parfois pour un salaire inférieur au salaire minimum légal[1].

Au-delà des soignants, c’est toute la classe ouvrière qui a payé et continue de payer le prix de la crise sanitaire et de sa gestion calamiteuse par le gouvernement. Certains, confinés chez eux, ont touché les 94,85 livres par semaine (107 euros) auxquels donne droit un arrêt maladie. Des millions d’autres travailleurs, dans cette économie où les petits boulots sont la norme (la gig economy – de gig, concert, les musiciens étant souvent payés au cachet), se sont retrouvés sur le carreau du jour au lendemain. Pour les plus de 4 millions déclarés comme ­auto-entrepreneurs, pour le million ayant signé un contrat zéro heure[2] et pour le million employés en intérim, aucune aide n’était prévue.

Johnson leur suggéra de s’inscrire au Crédit universel, pot-pourri d’aides sociales et d’allocation-chômage, qu’ils ne pourraient toucher qu’au bout de cinq semaines, le temps que leur dossier soit traité. En avril, le nombre de bénéficiaires du Crédit universel a donc augmenté de 2,5 millions, pour dépasser 5 millions en août. Mais les allocations versées sont souvent insuffisantes pour vivre. Quant à ceux qui n’ont pas pu prétendre à cette aumône, ils sont venus allonger les files d’attente des soupes populaires. Et le nombre officiel de demandeurs d’emploi a connu entre mars et avril une hausse spectaculaire (+ 850 000), la plus forte depuis un demi-siècle, pour atteindre 4 millions fin juin. La foule des chômeurs a encore grossi depuis, avec l’arrivée sur le marché du travail de 700 000 jeunes diplômés.

Johnson a prétendu se préoc­cu­per du peuple avec le lancement fin mars du furlough scheme, dispositif de chômage partiel par lequel l’État a pris en charge le paiement de 80 % du salaire des dix millions de travailleurs ne pouvant plus travailler. Ce plan, baptisé Job Retention Scheme (plan pour la préservation de l’emploi), prévu pour durer quatre mois, a été prolongé jusqu’à fin octobre et le sera encore, avec des restrictions. Mais, loin d’être un acte de générosité sur les salaires, qui ont subi une baisse de 20 % rarement compensée par l’employeur, ce geste a d’abord été un cadeau au patronat, qui a ainsi fait des économies colossales sur la masse salariale.

Enfin, dans les services publics vitaux, le BTP, l’industrie, des millions de travailleurs n’ont eu d’autre choix que d’aller travailler. Cela impliquait non seulement du stress mais des risques physiologiques. Car, dans les transports en commun, la promiscuité était inévitable ; et, sur les lieux de travail, aucun contrôle digne de ce nom n’était réalisé, si peu nombreux sont les inspecteurs du travail. Dans les abattoirs, les foyers épidémiques se sont multipliés : 70 contaminés chez Rowan Foods, 150 chez Kober, jusqu’à 200 chez Two Sisters, etc.

Dans la population recensée comme BAME (Black, Asian and other Minority Ethnic : Noirs, Asiatiques et membres d’autres minorités ethniques), on a compté trois fois plus de victimes du Covid-19 que dans le reste de la population chez les femmes, quatre fois plus chez les hommes. Car, si ces travailleurs ne représentent que 10 % de la population active, le NHS ne pourrait pas fonctionner sans eux et ils représentent autour de 20 % des livreurs et des caissières, et plus de 30 % des agents de sécurité.

La note a aussi été payée par les familles ouvrières, suscitant un coup de gueule de Marcus Rashford, footballeur métis d’origine modeste. Dans une lettre ouverte à Johnson, il rappela que plus de 25 % des enfants britanniques vivaient sous le seuil de pauvreté avant la pandémie et que plus de 200 000 n’avaient pas eu leurs trois repas par jour pendant le confinement. Gêné, le gouvernement s’est senti obligé de continuer à verser pendant l’été le bon d’achat de nourriture de 15 livres par semaine auquel ont droit les familles les plus pauvres.

Le pactole pour le grand capital

Dans sa gestion chaotique de l’épidémie, le gouvernement Johnson a eu pour boussole la sauvegarde des intérêts des capitalistes. Dès le départ, Johnson s’est empressé, comme Trump et Macron, de rassurer les marchés. Aux bourgeois qui craignaient une paralysie totale de leur économie, rien ne fut imposé. Ainsi, quand Nissan, BMW ou Toyota ont commencé à renvoyer les ouvriers chez eux, ce ne fut pas sur ordre du gouvernement, mais parce qu’ils manquaient de pièces. Début juillet, Rishi Sunak a offert 1 000 livres par an de prime à tout employeur recrutant un jeune entre 16 et 24 ans sur un contrat de 25 heures par semaine, payé 520 livres par mois. Mais le plus gros cadeau est le prétendu plan de sauvegarde de l’emploi, incluant un financement du chômage partiel pour lequel l’État empruntera cette année 350 milliards aux banques, alourdissant encore la dette publique déjà gonflée par le renflouement des années 2008 et suivantes[3]. La Banque d’Angleterre joue son rôle dans cette opération d’assistanat, assurant aux capitalistes qu’ils bénéficieront cette année de subventions exceptionnelles au nom de la recherche et du développement.

Les aides publiques au capital ont été versées sans contrepartie. Ainsi, des groupes ayant bénéficié des largesses de l’État, comme Rolls Royce et British Airways (BA), ont annoncé respectivement 9 000 et 12 000 licenciements[4]. Se sont depuis ajoutées 4 500 suppressions de postes chez EasyJet et 12 000 dans la grande distribution. Fin août, le nombre d’emplois détruits s’élevait à 750 000, et la saignée se poursuit. Ceux que Johnson appelle à applaudir au même titre que les soignants (« nos innovateurs, nos créateurs de richesses, nos capitalistes et nos financiers ») ne veulent pas perdre un penny dans la crise en cours, bien que les actionnaires se soient partagé 110 milliards de livres en 2019. Derrière les discours de Johnson sur « notre nation unie contre le Covid-19 », il est patent que les cadeaux sont pour les exploiteurs, les sacrifices pour les exploités.

Dans ce contexte, l’opposition parlementaire, le Parti travailliste, dénonce les bévues du Premier ministre, mais est muette sur les agissements du patronat. C’est logique, car son leader Keir Starmer souhaite d’abord rappeler à la bourgeoisie qu’il est prêt à prendre la relève de Johnson quand celui-ci sera trop discrédité. Quant au TUC (Trades Union Congress), organisation regroupant la quasi-totalité des syndicats, ses revendications principales sont le prolongement du chômage partiel et la création d’« emplois verts » pour compenser les emplois détruits, rien qui puisse armer les travailleurs face à leurs exploiteurs.

Le NHS : des dysfonctionnements qui remontent loin

Les pénuries dont souffre le NHS ne datent pas d’hier. Fondé en 1948, le NHS fut dès ses origines un outil pour permettre aux capitalistes de rebâtir leur économie au moindre coût. Dans les proclamations du gouvernement travailliste d’alors, il s’agissait de veiller à ce que tous puissent bénéficier, « du berceau jusqu’à la tombe », de soins accessibles, gratuits et de qualité. Ce ne fut jamais le cas. La mutualisation des coûts permit au patronat de ne pas verser des salaires trop élevés tout en disposant de travailleurs en suffisamment bonne santé. Mais l’accès aux médicaments, les soins dentaires et oculaires ne furent jamais gratuits.

Malmené par les gouvernements de gauche des années 1970, le NHS fut privatisé de manière systématique par les gouvernements de droite des années 1980 et 1990[5]. Le Premier ministre travailliste Blair (1997-2007) poursuivit le processus engagé sous les conservateurs Thatcher et Major, notamment en confiant la restauration des hôpitaux publics à des partenariats public-privé qui laissèrent le NHS surendetté. Après la crise financière de 2008-2009, pour désendetter l’État, les gouvernements conservateurs Cameron (2010-2016) puis May (2016-2019) imposèrent au NHS comme à tous les services publics une cure d’austérité, un démembrement entériné, en 2012, par la Loi sur la santé et la protection sociale. Ces coupes claires sont pour beaucoup dans la catastrophe en cours. Une étude de 2016 en prévision d’une pandémie avait mis en évidence la nécessité de doter le pays d’un stock de respirateurs, recommandation restée lettre morte car jugée trop coûteuse.

La privatisation du système de santé explique une large part du fiasco sanitaire car, pour les acteurs privés présents à tous les étages, le retour sur investissement prime sur le bien-être collectif, et l’État bourgeois ne regarde jamais à la dépense quand il s’agit de jouer son rôle de vache à lait. Quand Hancock a jeté pour 17,5 millions de livres de tests non fiables, il n’a pas demandé au fournisseur de rembourser la facture. Pire, le gouvernement a confié en mai l’organisation des tests à la compagnie Deloitte, dont la spécialité est… la comptabilité. Elle-même a sous-traité la tâche à Sodexo, Boots, Serco, etc., sociétés guère plus expertes. Il y avait des contrats avantageux à la clé, et tant pis si les cafouillages rendaient impossibles tout traçage et isolement des malades. Des géants pharmaceutiques comme GSK ou AstraZeneca ont peut-être été moins inefficaces mais ont eux aussi prélevé leur part du gâteau. Au final, des millions ont été aspirés par des consultants et prestataires comme PricewaterhouseCoopers ou McKinsey, en échange de services douteux. Un raté significatif a été l’ouverture en urgence, au mois d’avril, de six hôpitaux temporaires, dont les activités ont été suspendues dès le mois de juin alors que certains n’avaient pas accueilli un seul malade du Covid-19. L’opération avait coûté 220 millions de livres.

Pour cacher ces dysfonctionnements, pour éviter d’avoir à faire le bilan de décennies d’austérité et de privatisation, Johnson a menti encore et encore. Tant que la production de masques était insuffisante, il a exprimé des doutes quant à leur utilité. Il a surestimé le nombre de tests réalisés à l’échelle du pays. Ces mensonges en série n’ont pas aidé à ce que les rares mesures réellement utiles soient prises au sérieux par la population. Maintenant que la deuxième vague est là, les mêmes causes vont conduire aux mêmes effets. Et c’est d’autant plus frustrant que, même démantelé et asphyxié, le secteur public disposerait des compétences pour faire face à l’épidémie bien mieux que les entreprises privées, que ce soit au sein de la partie non encore privatisée du NHS ou dans les universités. En ce sens, la crise en cours démontre à la fois la faillite de la gestion bourgeoise de la santé et la nécessité d’une collectivisation véritable du système de soins.

Un autre problème a été la décentralisation des décisions dans le domaine de la santé, conséquence de la dévolution des pouvoirs introduite en 1998-1999. Ainsi les mesures prises en Angleterre ne s’appliquent pas automatiquement au pays de Galles, en Écosse ou en Irlande du Nord. Prendre des distances avec les mesures décidées à Londres a été un moyen de se distinguer pour les politiciens gallois, écossais ou nord-irlandais. Une réponse plus centralisée aurait été préférable.

Ce qui a rendu la crise sanitaire si grave, c’est l’ampleur des dégâts causés par la précarisation du monde du travail depuis les années 1970. Plus marquée encore qu’en France, elle a vu l’espérance de vie reculer ces dernières années dans les régions et quartiers les plus pauvres. L’offensive patronale des dernières décennies, menée avec la complicité de gouvernements de droite comme de gauche, a fragilisé la santé de pans entiers de la population, les rendant spécialement vulnérables à l’épidémie.

Du Covid au Brexit

La pandémie a touché le Royaume-Uni alors qu’il entrait dans les eaux troubles du Brexit. Rappelons que l’organisation d’un référendum sur le sujet le 23 juin 2016 n’a pas été voulue par le grand patronat britannique. Il s’agissait d’un pari politicien, celui de Cameron, qui espérait faire taire l’aile europhobe du Parti conservateur. Le résultat du vote ne fut pas celui qu’il escomptait, ni celui que la grande bourgeoisie, favorable au maintien dans l’Union européenne (UE), aurait préféré. Mais, une fois le Royaume-Uni engagé sur la voie du Brexit (fixé au 31 décembre 2020), les capitalistes ont exigé de May puis de Johnson qu’ils négocient un Brexit à leur avantage. Quand Johnson prétend faire du Royaume-Uni un paradis fiscal sans droits sociaux, à une encablure de l’UE, c’est un projet, déjà en partie réalisé, qui ne peut pas déplaire au patronat britannique, même s’il se serait bien passé des incertitudes qui accompagnent cette transition.

Sur un plan strictement politicien, quand le virus a frappé, Johnson et ses Brexiters ont tenté d’exploiter la situation à leur avantage, sans crainte du ridicule. Ils prétendent que le pays se portera mieux en se protégeant de l’extérieur, même si la pandémie démontre qu’aucune frontière n’est infranchissable. Ils ont mis « l’esprit du Blitz » (la résistance britannique au Blitzkrieg allemand, la guerre éclair, en 1940-1941) à toutes les sauces, même si les champions britanniques de fabrication de respirateurs s’appellent Thales, Siemens, General Motors et Ford ! Ils ont ressuscité la vieille peur du « péril jaune ». Mais si ces surenchères prêtent à rire, elles ne sont pas gratuites, puisqu’elles sont un moyen commode pour Johnson de faire diversion et de tenter de faire oublier sa responsabilité dans la crise.

Dans les négociations en cours avec l’UE, les récentes provocations de Johnson visent simultanément à flatter son électorat et à arracher un accord favorable aux entreprises britanniques. Mais il n’est pas exclu qu’elles aboutissent à une absence d’accord (un No Deal) dont les conséquences sur l’économie britannique pourraient être néfastes. L’économie britannique, comme toute l’économie mondiale, était déjà mal en point avant la pandémie. On ne peut que constater qu’en Grande-Bretagne le cocktail Covid-Brexit noircit encore un horizon économique et politique déjà gros de menaces.

***

Au Royaume-Uni comme ailleurs, la crise sanitaire connaît un rebond depuis la mi-septembre, et la crise économique et sociale s’accentue. Le chômage réel y est monté en flèche, rappelant la crise de 2008-2009, quand il avait doublé même dans les statistiques officielles[6]. La crise en cours rappelle aussi la Grande Dépression d’après 1929 et ses années de vaches maigres pour des millions de travailleurs, plongés dans la pauvreté avant de l’être dans la guerre. Certes, le niveau de vie des travailleurs britanniques reste plus élevé qu’il y a un siècle, ne serait-ce que parce que le Royaume-Uni est une puissance impérialiste qui, même privée de son empire, continue de piller les richesses de la planète. Mais c’est un recul social sans précédent qui est en cours, tant le patronat est décidé, pour sauvegarder ses profits, à saigner le monde du travail.

Pour ne pas laisser leurs conditions de vie revenir des décennies en arrière, les travailleurs britanniques, comme tous les prolétaires, n’auront pas d’autre choix que de lutter pour arracher le contrôle de l’économie à la classe capitaliste.

20 octobre 2020

 

[1]      Le salaire minimum n’a été instauré qu’en 1998. La loi prévoit plusieurs minima (de 4,15 livres de l’heure pour un apprenti de 16 ans à 8,21 livres pour les plus de 25 ans), tous insuffisants.

 

[2]      Les contrats zéro heure, introduits dans les années 1990 et généralisés depuis les années 2010, sont des CDI liant le travailleur à un employeur sur une base permanente, mais sans lui garantir de revenu mensuel minimum : le salarié, censé être disponible, peut être appelé à travailler à temps plein, partiel, ou pas du tout.

 

[3]      L’État emprunta alors plus de 150 milliards de livres aux banques, et offrit des prêts pour un montant de 500 milliards.

 

[4]      Chez BA, les licenciés ont le droit de postuler pour se faire réembaucher, à un tiers, voire la moitié de leur ancien salaire.

 

[5]      83,5 % des maisons de retraite sont aujourd’hui privées, résultat d’un tournant pris dans les années 1990.

 

[6]      Il suffit aujourd’hui d’avoir travaillé une heure dans la semaine pour ne pas être comptabilisé comme chômeur.