Yougoslavie – Un an d'une guerre dont aucun peuple n'a rien à espérer

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juillet-août 1992

Si l'ancienne Yougoslavie offrait, sur le plan des nationalités, un concentré de l'Europe centrale et balkanique, sa province de Bosnie-Herzégovine offrait à son tour un concentré de la Yougoslavie, et sa capitale Sarajevo en était le symbole même. L'enchevêtrement des populations y est tellement poussé que des affrontements armés d'une certaine ampleur y paraissaient exclus et toute idée de partition territoriale impossible à envisager. En somme, Sarajevo pouvait passer pour une sorte de vitrine de la volonté - et de la réussite, jusqu'à un certain point - de cohabitation multiethnique de la Yougoslavie titiste.

Aujourd'hui, après la sécession de la Slovénie et de la Croatie, après des mois d'affrontements meurtriers sur le territoire de la Croatie, c'est pourtant toute la Bosnie-Herzégovine qui est à feu et à sang ; et la population de Sarajevo, toutes nationalités confondues, vit dans la terreur.

Des dizaines de milliers de victimes, des centaines de milliers de réfugiés, des destructions innombrables, une économie ruinée, des fossés de sang et de haine creusés entre des peuples qui vivaient ensemble "normalement", en tout cas depuis plus de 40 ans : le bilan de la spirale guerrière enclenchée il y a un an, en juin 1991, s'alourdit tous les jours - sans que quiconque en aperçoive le terme.

Non seulement la Yougoslavie s'est disloquée, mais cette dislocation se fait de la pire façon, dans des convulsions sanglantes qui ramènent ses masses populaires des décennies en arrière.

La lutte pour le pouvoir de cliques nationalistes rivales

S'agissant des Balkans, les commentateurs s'étendent facilement sur le fait que cette région de l'Europe est depuis toujours une "poudrière" bien connue et que les haines nationales héritées du passé y sont particulièrement vivaces. Et il est vrai que la fédération yougoslave a hérité de l'histoire balkanique comme de l'inachèvement de son unification économique sous l'égide du capitalisme, des oppositions nationales internes, et que son État a perpétué des formes d'oppression nationale, à des degrés d'ailleurs divers. Mais il est vrai aussi que le nationalisme yougoslave prôné par Tito, pendant la guerre de résistance contre l'occupation comme après la mise en place du régime titiste, a en quelque sorte pris le contre-pied des rivalités nationales antérieures. La politique titiste dans ce domaine, comme d'ailleurs les pressions extérieures après la rupture avec l'URSS de Staline, ont contribué à développer dans la population un sentiment national "yougoslave", concrétisé par le nombre croissant de mariages mixtes et par une certaine tendance dans la jeune génération à se considérer comme "yougoslave".

Le régime titiste - une dictature à peine moins féroce que ses voisines des ex-démocraties populaires - n'a pas pour autant fait disparaître les problèmes nationaux. Mais il suffit d'observer les soubresauts chroniques des questions linguistiques en Belgique, la permanence du problème basque en Espagne et celle du problème irlandais en Grande-Bretagne, pour constater l'incapacité des démocraties impérialistes, récentes ou anciennes, de se dépêtrer de leurs problèmes nationaux.

Cette constatation devrait suffire pour réduire à néant les "arguments" de ceux qui présentent la résurgence des problèmes nationaux en Yougoslavie comme un héritage du "communisme" titiste (en laissant même de côté le fait que le communisme n'avait rien à voir avec la dictature de Tito). Mais seuls les imbéciles politiquement intéressés peuvent nier le fait que, après l'entre-deux-guerres, puis après les sombres années de la guerre et des génocides tant du côté des Serbes de Mihailovic que des Croates d'Ante Pavelic, l'ère de Tito a représenté quelques décennies d'accalmie dans les affrontements interethniques.

La Yougoslavie n'est certes pas la seule poudrière nationale dans un monde qui en compte de multiples, ni même la seule qui ait explosé au cours de ces dernières années. Sa situation en Europe, à quelques centaines de kilomètres des capitales de grandes puissances économiques, en fait en revanche nécessairement une région névralgique.

Mais si la "poudrière yougoslave" a explosé, c'est parce qu'il y a eu des hommes, des forces politiques qui l'ont fait exploser.

Ces hommes, ces forces politiques, les uns postulant à l'héritage de Tito, les autres visant seulement la dépouille de l'État yougoslave pour prendre sous leur contrôle un de ses morceaux, ont tous fait de la démagogie nationaliste leur unique arme dans leurs rivalités pour le pouvoir.

L'histoire des dernières années de la Yougoslavie, c'est l'histoire des massacres annoncés. Peu importe aujourd'hui si les dirigeants politiques de la couche dirigeante ont tous "voulu cela". Ils ont tous mené des politiques spéculant sur les nationalismes, les exacerbant. Tous ont désigné du doigt le peuple d'à côté - et le "à côté" est parfois le village, voire la maison, d'à côté - non seulement comme responsable d'oppressions nationales réelles, mais aussi d'oppressions et de spoliations inventées, mais encore comme responsable de tout, de la dégradation de la situation économique au chômage en passant par la corruption ou la détérioration des services publics.

De la démagogie nationaliste au passage à l'acte, il n'y avait qu'un pas. L'appareil d'État central de plus en plus contrôlé par des Serbes l'a franchi en privant de son autonomie le Kosovo peuplé surtout d'Albanais. Les dirigeants de la Slovénie et de la Croatie, dont les peuples n'étaient sûrement pas les plus opprimés, nationalement, de la Yougoslavie, à supposer même qu'ils l'aient été, l'ont franchi à leur tour en proclamant l'indépendance de leurs républiques.

Membres de l'appareil, mais aussi postulants issus des classes possédantes que la bureaucratie titiste avait placés à l'écart du pouvoir, aussi bien slovènes, croates que serbes ou autres, ont délibérément choisi de spéculer sur les ressentiments et mécontentements en les transférant sur le terrain des sentiments nationaux, en exhumant les mauvais souvenirs plus ou moins enfouis dans le passé afin de les attiser. Ils ont fait feu de tout bois, et le bois pourri ne manquait pas.

C'est cette démagogie nationaliste qui a exacerbé la crise yougoslave ; démagogie utilisée par les dirigeants politiques dans leurs luttes pour le pouvoir, mais à laquelle la petite bourgeoisie intellectuelle a largement et complaisamment fourni des "arguments", tirés d'une histoire triturée de chaque côté pour les besoins de la cause, voire totalement inventée. Les institutions officielles de l'intelligentsia, "Académies des sciences" et autres, ont pris une lourde responsabilité dans ce sale jeu, en fournissant dans chacune des républiques de nombreux chantres qui du "slovénisme", qui du "croatisme", du "serbisme", etc.

La bataille pour le contrôle de l'appareil étatique, ou pour des parties plus ou moins importantes de celui-ci, n'est pas longtemps demeurée feutrée. Les politiques fondées sur des démagogies nationalistes concurrentes sont apparues au grand jour dès 1987. La guerre ouverte qui s'en est suivie, en 1991, est la continuation de ces politiques systématiques, avec ses moyens.

Décomposition de l'État fédéral, et enjeux territoriaux de la guerre

En juillet 1991, la présidence et l'armée fédérales se sont résignées relativement vite à abandonner la Slovénie, même si celle-ci représentait, avec 8 % de sa population seulement, le quart de la richesse économique de la Yougoslavie.

Mais la Croatie, c'était une autre affaire, comportant des conséquences bien plus graves. La Yougoslavie titiste ayant été bâtie avant tout sur un équilibre savamment dosé entre les nationalités croates et serbes, une fois les républiques de Croatie et de Serbie entrées en conflit, toute la construction fédérative était ébranlée sur ses bases.

La Bosnie-Herzégovine, quintessence de ce dosage, avec ses 31 % de Serbes, ses 17 % de Croates, mais aussi ses 44 % (la majorité relative) de "Musulmans" portés au rang de nationalité pour assurer le contrepoids, ne pourrait pas demeurer longtemps à l'écart du conflit.

Républiques moins bien loties sur le plan économique, la Bosnie-Herzégovine, et plus encore la Macédoine, trouvaient sans doute avantage à faire partie du grand ensemble constitué par l'ancienne Yougoslavie, mais beaucoup moins à se retrouver en tête-à-tête avec le seul "bloc serbe" (Serbie et son allié le petit Monténégro) en position de les dominer bien plus lourdement et sans contrepoids qu'auparavant. Il était dès lors dans la logique de la politique nationaliste des dirigeants musulmans bosniaques et des dirigeants macédoniens de proclamer à leur tour leur volonté d'indépendance, en la faisant entériner par des référendums auprès de leur population.

Maintenant que la Yougoslavie est bien morte par les œuvres de ses classes dirigeantes déchirées en cliques rivales toutes avides de pouvoir, les principaux despotismes rivaux, celui de Franjo Tudjman en Croatie, celui de Milosevic en Serbie, se disputent son territoire. Leurs buts de guerre sont clairs : garder le pouvoir, à la tête d'un pays le plus grand possible.

Le combat est certes militairement inégal, mais ce n'est pas parce que le Croate Tudjman ne dispose pas de la force de frappe du Serbe Milosevic, qu'il ne partage pas des ambitions et des intentions de même nature, qu'il ne mène pas la même politique.

Dans cette guerre de décomposition d'un relativement grand État, les dirigeants de Belgrade disposent évidemment d'un atout majeur, en raison de leur prépondérance antérieure dans le contrôle de l'armée dépendant du pouvoir central. Malgré les difficultés qu'ils ont apparemment rencontrées auprès de la troupe, ne serait-ce qu'à cause de sa composition multiethnique qui a entraîné de nombreux cas d'insoumission et de désertion, et peut-être aussi parmi les chefs au sommet, les dirigeants serbes sont parvenus jusqu'à présent à garder le contrôle de l'armée de l'ex-Yougoslavie.

L'armée fédérale demeurait, au sein de l'appareil de l'État, le dernier corps unitaire, gardien de la fédération contre les séparatismes, dans l'esprit où elle avait été forgée sous Tito. Son maintien a pesé dans les tentatives de Milosevic de constitution d'une Yougoslavie, certes réduite par les sécessions slovène et croate, mais composée tout de même des quatre autres républiques. Aujourd'hui que la Serbie, après les déclarations d'indépendance de la Bosnie et de la Macédoine à leur tour, n'a plus pour acolyte que le Monténégro, la couverture "yougoslave" (même si cette alliance s'est autobaptisée "République fédérale de Yougoslavie", le 27 avril dernier) est de fait abandonnée. L'armée est devenue l'instrument du régime serbe, plus ouvertement en particulier depuis qu'elle a été purgée d'une quarantaine de généraux et d'amiraux formés sous le titisme, et qu'elle voit l'arrivée de cadres plus jeunes, formés eux à l'école du nationalisme serbe.

Grâce à cette armée, le régime serbe contrôle en tout cas bel et bien une partie des territoires de la Croatie (chose que la présence de quelques forces de l'ONU ne masque même pas), et de la Bosnie ; comme il continue bien entendu à contrôler le Kosovo peuplé à 90 % d'Albanais ou la Voïvodine comptant de nombreuses minorités nationales - régions qui, sous Tito, faisaient déjà partie de la République serbe, mais en qualité de territoires autonomes.

Sur les 8 millions de Serbes de Yougoslavie, si près de 5 millions vivent dans la Serbie proprement dite, les autres 3 millions sont répartis à travers les autres républiques : voilà qui permet à Belgrade de brandir le drapeau de la défense des minorités serbes pour intervenir en Croatie ou en Bosnie.

Il est bien difficile de savoir si Milosevic avait, dès le début de l'éclatement de la Yougoslavie, un plan pour créer une "Grande Serbie", ajoutant au territoire de l'ancienne République serbe le maximum de territoires de la Croatie, de la Bosnie ou de la Macédoine comptant sur leurs sols des minorités serbes, ou s'il s'est contenté de reprendre à son compte et de tenter de coiffer par l'armée les multiples bandes armées surgies dans les villes ou villages serbes en territoires croate ou bosniaque.

Car, à côté du jeu de Milosevic, il y a les jeux croisés d'une multitude de chefs de bande qui se sont autoproclamés dirigeants de territoires, voire de villages, habités par des Serbes, multipliant des "Républiques serbes" là où la minorité serbe était relativement concentrée. Ces gens-là misent sur les inquiétudes et les craintes des minorités serbes à l'idée de dépendre d'un État croate ou autre. Ces inquiétudes et ces craintes peuvent certes trouver dans un passé de massacres mutuels de quoi s'alimenter. Mais les roitelets autoproclamés de ces territoires - dont les bandes armées peuvent aussi bien avoir été recrutées dans la région que venir des groupes d'extrême droite de Serbie - font tout pour transformer ces inquiétudes en attaque préventive contre le peuple d'à côté, creusant ainsi un fossé de sang entre les deux.

Peu importe de savoir si Milosevic propulse en avant les chefs de ces bandes armées, en fonction d'un plan de "Grande Serbie", ou si la logique de sa politique l'amène à les couvrir. L'ensemble de cette politique, comme la politique symétrique des chefs nationalistes croates, etc., l'enchaînement des vendettas, visent consciemment à séparer et à opposer les peuples les uns aux autres, afin de faire taire, chacun à l'intérieur de "son" peuple, toute opposition, au nom du danger national.

Pendant les mois de 1991 où les opérations se sont déroulées sur le territoire de la Croatie, Milosevic s'est posé encore plutôt cependant en défenseur de la fédération, de l'unité yougoslave. Héritier de l'appareil d'État central laissé par Tito, c'est tout naturellement en son nom et au nom du "yougoslavisme" qu'il a entamé la guerre pour ne pas le laisser amputer de ses provinces les plus favorisées. Une fédération yougoslave se maintenait encore alors, réduite, mais rassemblant toujours quatre républiques sur les six.

Dans la réalité, pourtant, Milosevic a joué, simultanément ou successivement, à la fois la carte du "yougoslavisme" et celle du "serbisme". Alors qu'il en était encore au "yougoslavisme" dans les relations avec les Slovènes ou les Croates disposant de leurs Républiques nationales ; alors qu'il se prétendait encore partisan de la cohabitation de tous ces peuples dans un État unique mais sur une base fédérale ; à l'intérieur de la République serbe, il en était déjà au "serbisme", à la suppression de l'autonomie des régions à minorités nationales et à la "serbisation" forcée de leurs peuples.

L'hypocrisie qui prend pour masque une prétendue défense du droit des communautés à s'autodéterminer est évidemment générale, et Tudjman de son côté ne craint pas de critiquer l'oppression serbe contre les Albanais du Kosovo tout en opprimant les Serbes de Croatie, ni de déloger par la force des Musulmans de l'Herzégovine sous prétexte de protéger les Croates de la région.

Ce n'est pas un hasard si cette guerre entraîne des déplacements aussi massifs de populations. Il n'y a pas que la peur des bombardements. Cela tient à ses enjeux territoriaux. Les responsables serbes et croates ont entrepris de modifier la structure ethnique de certaines régions, en vue de leur annexion. Ils agrandissent ou créent des enclaves "ethniquement pures" et entreprennent de les relier entre elles par des "corridors", quitte à vider les villages musulmans le long de ces "corridors", manu militari. C'est la même politique d'expulsions organisées qui est pratiquée contre les Hongrois de Voïvodine, ou tous les non-Serbes de Slavonie. Et sans doute ignore-t-on encore l'ampleur des ignominies, et même des massacres, dont cette "homogénéisation ethnique" des zones d'influence des uns et des autres (éventuellement contre le gré de populations locales habituées à vivre ensemble) s'accompagne vraisemblablement.

Les affrontements militaires en Bosnie opposent armée et milices serbes aux forces croates et musulmanes, mais cela n'empêche pas des tractations en vue d'un plan de partage de la Bosnie d'avoir lieu entre chefs croates et serbes, incluant un projet de partition de Sarajevo elle-même. De ce point de vue, les bombardements de la ville, le blocage de l'accès des convois d'aide humanitaire, semblent correspondre davantage à une volonté politique qu'à des buts proprement militaires, la volonté de terroriser les populations, de creuser entre elles, dans cette ville qui était un symbole de cohabitation, un fossé de méfiance puis de haine afin d'aboutir à un tel partage - les forces musulmanes et la présidence "bosniaque" n'étant apparemment pas de taille à enrayer le processus.

Sous la direction des nationalistes, pas de perspective pour les peuples

Personne ne peut faire de pronostic sur la durée de la guerre et sur ce qui pourrait en hâter la fin.

Tudjman a beau être en situation d'infériorité sur le plan militaire, ce n'est pas vrai au niveau politique - moins encore maintenant que les grandes puissances désignent la Serbie comme l'unique agresseur. La guerre peut s'éterniser. Mais même si Tudjman et Milosevic finissent par parvenir à un modus vivendi, ce sera sur la base d'un rapport des forces momentané qui pourra à tout moment être remis en question, ne serait-ce que pour reconquérir des territoires perdus.

L'anarchie armée s'autoalimente et peut se généraliser. On peut en juger par l'âpreté de la bataille pour s'approprier le matériel de l'armée ex-fédérale. Ses casernes à travers le pays, y compris en Macédoine, ont fait l'objet de sièges pour que les autorités serbes n'emportent pas tout. Le partage des dépouilles de l'appareil d'État prend ici un sens très concret, au point que ce général serbe en Bosnie, Mladic, a pu retenir en otages quelque 5000 femmes et enfants en fuite de Sarajevo, pendant deux jours, pour obtenir que les officiers serbes puissent emporter leurs canons en quittant la place !

Il est impossible, dans cette situation de décomposition, de détournements d'armes, de "bavures" désavouées, de déterminer qui roule exactement pour qui...

Mais la remise en cause des Tudjman et des Milosevic ne pourrait-elle venir de source interne, en Croatie, en Serbie elles-mêmes ? Malheureusement, si on peut d'ici voir une opposition se manifester en Croatie, c'est celle d'une extrême droite qui se revendique de la tradition oustachie et juge Tudjman "trop mou". La plupart des intellectuels croates se taisent et ne critiquent pas publiquement le régime.

En Serbie, une opposition se manifeste périodiquement. En tout cas, la coalition regroupée autour du "Mouvement du renouveau serbe" de Vuk Draskovic réclame sur la place publique le départ de Milosevic et l'arrêt de la guerre. En dehors de cela, il est bien difficile de déterminer quelles sont ses perspectives, à part celle de prendre la place de Slobodan Milosevic qu'elle a significativement rebaptisé Saddam. Le contexte des sanctions décidées par les États-Unis, via l'ONU, semble lui donner un peu d'espoir.

Mais si Draskovic, et une série d'autres intellectuels derrière lui ou autour de lui, se démarquent de la guerre, ce n'est que pour essayer de tirer parti de l'existence, qui semble bien réelle, d'un courant de lassitude, d'un courant pacifiste, en Serbie. Ils tentent de s'en faire un tremplin (avec quel succès, l'avenir le dira peut-être). Mais sur le fond, ce sont des ardents propagandistes du nationalisme serbe, et s'ils critiquent aujourd'hui la guerre, ils sont solidaires de ses buts. Draskovic, l'Église orthodoxe, les plus éminents intellectuels ont été les parrains idéologiques du "réveil serbe" qui a porté Milosevic au pouvoir. Ils n'ont fondamentalement pas d'autre politique à promouvoir.

Ils s'en prennent à Milosevic en le présentant comme "le dernier bastion du communisme", et c'est sur le "communisme" de Milosevic qu'ils rejettent la responsabilité et de la guerre, et de l'embargo. L'"alternative démocratique" qu'ils prônent... c'est le retour à la monarchie, sous l'égide du prince héritier Karageorgevic.

Malheureusement, on ne voit pas poindre de forces politiques tant soit peu notables contestant les régimes en place en Serbie ou en Croatie, qui ne soient pas encore plus réactionnaires qu'eux... De l'extrême droite du Parti du droit de Paraga en Croatie à celle des milices de Seselj en Serbie, c'est même encore plus dans un sens ouvertement fascisant, dans le sens des ultranationalismes guerriers, que les choses peuvent évoluer. Le "serbisme" rempli de nostalgies médiévales des royalistes, comme la croisade des nazillons serbes les tournent immanquablement, plus que jamais, contre la population albanaise du Kosovo, "berceau de la nation serbe", et les tourneront peut-être aussi bientôt contre la Macédoine - qui n'était d'ailleurs pour la monarchie serbe de l'entre-deux-guerres que la "Serbie du sud", et que la Serbie, comme la Grèce, soumettent déjà à des représailles économiques pour avoir revendiqué son indépendance...

Pour le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes mais contre les nationalismes

La guerre interethnique qui se déroule en Yougoslavie est une guerre absurde, néfaste pour les peuples, d'où aucun ne pourra sortir en vainqueur, mais seulement en vaincu. Elle a déjà fait des dégâts considérables, sur le plan humain comme sur le plan matériel, tout en étant parfaitement stérile même du point de vue de ce droit des nations à disposer d'elles-mêmes que chaque clique, chaque clan, chaque roitelet nationaliste affiche sur son drapeau.

Et, à ces dégâts palpables, visibles, s'en ajoutent d'autres, dans les cœurs et dans les esprits. La guerre n'a pas seulement fait éclater un État, ce qui, en soi, pourrait ne pas être seulement un mal si au moins cela correspondait aux aspirations de peuples se sentant opprimés par cet État ; elle a aussi divisé et dressé les uns contre les autres des femmes, des hommes de cette classe ouvrière yougoslave dont seule la renaissance politique peut amener une perspective de solution.

Il est bien difficile d'apprécier, de loin, l'ampleur de ces dégâts politiques. Difficile d'apprécier les ressentiments et les haines engendrés par des vendettas ethniques se répondant les unes aux autres. Mais ce qui est certain, c'est que, s'il y avait ne serait-ce que quelques femmes ou hommes se revendiquant en Yougoslavie du communisme révolutionnaire, ils devraient évidemment dénoncer cette guerre absurde.

Mais pas seulement d'un point de vue pacifiste. Car le pacifisme subordonne les aspirations sincères à la paix des victimes de la guerre au pacifisme de la droite monarchiste serbe, qui y voit simplement un créneau possible pour se renforcer, ainsi qu'au pacifisme hypocrite des dirigeants impérialistes.

Les communistes révolutionnaires s'opposeraient à la guerre au nom des intérêts de classe de la classe ouvrière, en affirmant l'unité de celle-ci par-delà les frontières, qui changent au hasard des rapports des forces entre bandes armées. Ils affirmeraient que chaque peuple, chaque minorité de cette région, a le droit de disposer de lui-même. Mais ils dénonceraient en même temps tous les nationalismes. Et ils défendraient la perspective d'une fédération multiethnique, non limitée d'ailleurs aux frontières de l'ancienne Yougoslavie.

Nul ne peut prédire combien de temps durera la guerre engagée. Mais, malheureusement, elle peut durer très longtemps sans que les puissances impérialistes, qui s'en lavent hypocritement les mains, puissent ou veuillent y mettre un terme. Les peuples de la région ne gagneraient d'ailleurs rien à une telle intervention.

Mais, même si la guerre présente, essoufflée, s'arrêtait, cela ne pourrait être, avec les directions politiques actuelles, qu'une fragile trêve armée. Seule une renaissance du mouvement ouvrier pourrait apporter un changement susceptible de faire espérer que la situation ne se stabilise pas dans les haines nationales ou religieuses, plus ou moins violentes suivant le moment, comme au Liban, ou comme, entre les deux guerres ou avant la première guerre mondiale, dans les Balkans eux-mêmes.