États-Unis - Élections : les "valeurs de la famille" sauveront-elles Bush ?

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sept-oct 1992

Après des mois d'élections primaires, et une convention de près d'une semaine pour chacun des deux grands partis, les candidats aux élections présidentielles américaines de 1992 ont enfin été désignés, et les grandes lignes de leur campagne apparemment arrêtées.

Des valeurs qui feraient haïr la famille

Du côté républicain, après une série d'élections primaires dans lesquelles Patrick Buchanan, commentateur de radio de droite, créa la surprise en ramassant une bonne part des votes, on s'est rabattu de nouveau sur George Bush et Dan Quayle. Le fait que Bush avait fait élire dans les primaires le nombre de délégués dont il avait besoin n'a pas empêché un certain nombre de responsables et d'élus républicains de soulever publiquement la question, deux semaines avant la convention, de savoir si Bush devait ou non se débarrasser de Quayle, ou même se retirer lui-même. Mais, de toute manière, maintenant, c'est Bush et Quayle.

En ce qui concerne le programme des Républicains, il est centré sur les "valeurs de la famille". Les Républicains, en convention, se sont déclarés contre la liberté des femmes de choisir l'avortement, et en fait contre toute possibilité d'avortement quelle que soit la situation ; contre toute information dans les écoles aussi bien sur la contraception que l'avortement ; contre tous les droits pour les homosexuels ; contre l'utilisation de fonds publics "pour subventionner l'obscénité et le blasphème sous le déguisement de l'art" ; pour les prières à l'école ; pour une "croisade nationale contre la pornographie" ; et pour "la fidélité dans le mariage, l'abstinence et un style de vie refusant la drogue" comme réponse à l'épidémie de SIDA.

Patrick Buchanan, l'un des deux principaux orateurs, répéta ces idées et parla longuement de la nécessité de "récupérer notre culture et notre pays", en montrant clairement contre qui et comment ils étaient à récupérer, en faisant un parallèle explicite avec la reprise, en mai dernier, des rues de Los Angeles par l'armée contre les "pillards". Il y eut des attaques contre Hillary Clinton, la femme du candidat du parti démocrate, parce qu'elle a continué à travailler après avoir eu un enfant et n'a pas fait passer son mari avant sa carrière : cela en fait "une féministe radicale" suivant la convention républicaine. Les autres cibles des attaques injurieuses furent les homosexuels et, en prenant un peu plus de précautions en parole, les immigrés récents et les Noirs.

Bush, bien sûr, eut quelques autres arguments. Dans son discours final, il se posa comme le président qui avait mené à bonne fin la défaite finale du "communisme", et, il va sans dire, de Saddam Hussein. Mais Saddam Hussein est devenu une arme à double tranchant puisqu'il ne s'est pas mis à plat ventre devant Bush comme Gorbatchev ou Eltsine. De toute manière, Bush comme les Républicains brandit surtout le drapeau des "valeurs de la famille".

Si tout cela semble quelque peu absurde, n'oublions pas que les Républicains auraient pu faire une campagne encore plus absurde : celle de Bush se présentant sur la base de son bilan économique. Il est évidemment moins risqué de se contenter de s'adresser à la droite conservatrice, la soi-disant "droite religieuse", sur les problèmes de société.

Cette "droite religieuse", avec ses milliers de petites sectes évangéliques, est regroupée autour de prêcheurs qui exercent leurs talents à la télévision ou à la radio comme Pat Robertson de la Croisade chrétienne et Jerry Falwell. Tous deux occupèrent une place marquante à la convention. Robertson, qui se fit le premier un nom en prêchant à la télévision, possède aujourd'hui la chaîne CBN, Christian Broadcasting Network, qu'il utilise pour des buts politiques aussi bien que pour faire du prosélytisme religieux. Durant la convention il organisa un rassemblement massif intitulé "Une nation soumise à Dieu" et proclama : "les Démocrates ont un programme qui ne dit pas un mot de Dieu [parce qu'] ils ne veulent pas se mettre mal avec leurs électeurs homosexuels". Falwell, dans un dîner en l'honneur de Dan Quayle, eut une prière pour que "la victoire revienne à la famille, à ceux qui ne sont pas encore nés et à la libre entreprise". Quayle, d'ailleurs, vient de cette même extrême droite. Son père était un des leaders de la John Birch Society, une des organisations d'extrême droite des années 50, et Dan a suivi ses traces. Cette extrême droite conservatrice n'est pas si nombreuse en fait, mais étant donné que le mécontentement envers tous les politiciens se traduit par un fort taux d'abstention, les Républicains doivent faire le calcul qu'en s'adressant à elle, y compris en gardant Quayle comme vice-président, ils pourront renvoyer Bush à la Maison Blanche. L'avortement et l'immoralité sont donc devenus les problèmes des Républicains cette année.

Changer... mais pas trop

Du côté démocrate, après des élections primaires marquées par un manque d'enthousiasme total pour tous les candidats, il fallut bien quand même faire un choix : Bill Clinton et Al Gore. Ils se présentent sur un programme pour le CHANGEMENT. Il était facile d'expliquer ce qu'il faut changer : l'état actuel désastreux de l'économie. Facile aussi d'expliquer par quoi cela devait être remplacé : une économie stimulée qui créerait des emplois, résoudrait les problèmes de la pauvreté, des sans-logis, etc. Mais comment : voilà le difficile, et c'est ce dont "Willie la savonnette" - comme on appelle Clinton dans l'État de l'Arkansas où il est gouverneur - s'est arrangé pour ne pas trop parler, malgré la publication d'un épais document sur l'économie.

Sur la plupart des questions de société, Clinton s'est placé à droite : il s'est déclaré en faveur de la peine de mort ; après Los Angeles il a demandé davantage d'argent pour davantage de flics dans les grandes villes ; et juste avant la convention il prit la peine de remettre Jesse Jackson et la Rainbow Coalition à leur place, au cas où quelqu'un aurait pu penser que Jackson aurait quelque "influence" dans un éventuel gouvernement Clinton. La convention démocrate mit aussi en avant sa propre version, un peu plus modérée, à propos de la "famille". Newsweek en a dit qu'elle était "aussi saine qu'une pub sur le lait".

La seule exception fut l'avortement : les Républicains misant sur une position anti-avortement, au dernier moment Clinton se déclara lui-même pour la liberté de choisir (même s'il se dit personnellement opposé à l'avortement... misant ainsi sur tous les tableaux). Il promit que ceux qu'il nommerait dans les hauts postes de la justice seraient tous des gens qui confirmeraient la décision de 1973 de la Cour Suprême (dite Roe contre Wade), qui a levé les limitations et les interdits qui existaient alors en matière d'avortement.

C'est évidemment un calcul électoral de la part des Démocrates ; il ne reflète certainement pas les positions précédentes de Clinton sur cette question. L'Arkansas, dont il est gouverneur depuis douze ans, a promulgué de sévères restrictions à la liberté d'avortement. Après que la Cour Suprême a publié sa décision de restreindre la liberté de l'avortement, le 29 juin dernier, Clinton a indiqué qu'il était d'accord avec elle... moins d'un mois avant que Clinton se présente comme le candidat du "droit de choisir". Le problème ici n'est certainement pas la fermeté des convictions mais celui des voix, et les Démocrates espèrent que la "conversion" de Clinton se traduira par un apport de voix, en particulier des femmes, étant donné les craintes que suscite la position de Bush.

Le "facteur Perot"

Enfin, il y a le troisième candidat - ou non-candidat suivant la semaine dont on parle - Ross Perot. Au moment de la convention démocrate, la campagne "indépendante" de Perot lui avait donné le droit de se présenter dans 25 États. Dans les sondages, suivant les semaines, il était soit tout près de Bush et Clinton soit même au premier rang devant Bush, second, et Clinton, troisième.

Pourtant Perot annonça soudain, au milieu de la convention démocrate, qu'il se retirait de la campagne, tout en disant qu'il ne demandait pas aux "volontaires" - dont certains sont payés par lui - de cesser de collecter les signatures afin qu'il puisse se présenter dans les 50 États. A peu près une semaine plus tard, il annonçait que la campagne pour le droit de se présenter continuait, en disant que cet effort ferait de ses "volontaires" un bloc de pression organisé. A la fin août, il avait gagné le droit de se présenter dans 36 États, et il disait que ses volontaires étaient prêts à déposer les signatures dans 8 autres, et toujours au travail dans les 6 derniers.

Perot va-t-il se présenter ? Certes, dans une campagne électorale un peu folle comme celle-ci, presque tout est possible. Mais il semble probable que Perot veuille utiliser simplement le droit de se présenter pour marchander. Quand il s'était retiré, il avait dit qu'il était impressionné par la manière dont les Démocrates avec Clinton s'étaient "revitalisés", et que ses propres vues étaient similaires à celles de ces nouveaux Démocrates. C'était presque le parrainage de Clinton. Presque, mais pas tout à fait.

Avec quelqu'un comme Perot, il n'est pas facile de voir ce qu'il veut. Peut-être utiliser sa position pour imposer sa politique ; peut-être se placer pour une prochaine élection, s'il faut quelqu'un qui ne soit lié à aucun parti, et quand il le faudra. Peut-être ne demande-t-il rien d'autre que de futurs contrats négociés en sous-main avec le gouvernement.

En tout cas Perot continue à occuper l'actualité. Il a publié un programme de 50 pages sur l'économie, qui est censé être un schéma directeur pour le renouveau de la nation. C'est en fait plutôt un schéma pour un sévère plan d'austérité. D'après ce plan la population ne devrait pas attendre une amélioration de son sort, une baisse du chômage et un relèvement des salaires, avant le siècle prochain ; et, en fait, le niveau de vie réel continuerait à baisser durant les cinq prochaines années.

Clinton : le candidat régénéré

Juste avant la convention démocrate en juillet, Clinton balançait dans les sondages entre les deuxième et troisième places, derrière Bush et/ou Perot. La semaine après la convention du Parti Démocrate, et avec le retrait de Perot, Clinton a pris d'un coup 27 points d'avance, toujours dans les sondages. A la fin août, après un plongeon immédiatement après la convention républicaine, Clinton avait repris 18 points d'avance. Certes, avec de telles fluctuations, rien n'est encore certain. Pourtant la montée de Clinton a été plutôt étonnante.

Certainement Clinton bénéficie d'être le candidat "nouveau venu" à un moment difficile pour l'économie. Il doit aussi bénéficier du retrait de Perot... les sondages indiquent que les électeurs de Perot se reportent sur Clinton dans une proportion de plus de deux contre un.

Mais il apparaît que Clinton a aussi bénéficié de quelque chose d'autre : un changement très notable dans l'opinion d'une fraction de la bourgeoisie. Et sans être sûr de son importance exacte, c'est au moins une fraction qui compte, si nous en jugeons par la position des medias qui sont les porte-parole habituels de la grande bourgeoisie : New York Times, Los Angeles Time, Newsweek, Time, Business Week, Wall Street Journal, et les grandes chaînes de télévision. Quelques semaines avant la convention du parti démocrate, ces faiseurs d'opinion ont changé d'attitude tant vis-à-vis de Clinton que de Bush.

Alors qu'auparavant Bush était présenté comme le politique sérieux et bien au-dessus de tous les "présidentiables", ayant la situation bien en main et sans problème, il est maintenant décrit comme sans énergie et, pire, un incompétent empoté... dans les photos ou les dessins humoristiques, dans les gros titres, dans les articles pleins d'insinuations. De l'autre côté Clinton qu'on dénigrait comme "Willie la savonnette" et sur qui s'entassaient les scandales, est maintenant présenté dans les medias comme le candidat plein de confiance, d'idées et de sympathie pour ceux qui souffrent : un homme responsable et pourtant un homme du commun qui prend le bus coiffé de l'ordinaire casquette de base-ball. Les medias font comme s'ils avaient trouvé le nouveau Kennedy. Cela ne veut pas dire qu'ils soutiennent officiellement Clinton... il est encore trop tôt pour cela. Mais par leur description des candidats et de la campagne de ceux-ci, ils donnent à Clinton toutes les chances de prendre la tête.

De plus, Clinton est de toute évidence l'heureux possesseur d'un trésor de campagne de bonne taille... ce que les candidats démocrates des trois élections précédentes avaient eu des difficultés à se procurer. On peut supposer que certains, pas trop pauvres, ont cassé leur tirelire pour Clinton.

Bien sûr, il est possible que Clinton aurait de toute manière dépassé Bush dans les sondages... tant l'écœurement est grand devant la situation économique, et contre Bush qui en est au moins symboliquement responsable. Mais, en tout cas, tout se passe comme si une fraction de la bourgeoisie au moins avait décidé d'entrer dans l'arène et présenter dès maintenant son propre choix.

Ce n'est certainement pas parce qu'ils ont des problèmes sur la manière dont Bush a gouverné pour eux. En matière de politique internationale, ils n'ont rien à lui reprocher. Pour ce qui est de la situation économique intérieure, il n'est pas au pouvoir du président de surmonter les mécanismes internes du capitalisme qui conduisent à ses périodes de bas, et d'autre part Bush a fait un boulot efficace pour aider la bourgeoisie à maintenir ses profits, malgré la situation économique.

Certes, il est possible que des fractions de la bourgeoisie s'inquiètent des événements de Los Angeles et se demandent s'ils ne sont pas des signes avant-coureurs ; elles pourraient être à la recherche de politiciens plus neufs et moins marqués pour faire face à toute éventualité.

Il semble aussi probable que la campagne avortée de Perot - surtout venant après des élections primaires qui montraient que c'étaient les nouveaux venus qui avaient la cote - ait inquiété une partie de la bourgeoisie. Ce n'est pas le problème de Perot lui-même et de ce qu'il avait à dire. Il n'y avait rien là qui puisse être inquiétant pour la bourgeoisie. Mais la rapidité avec laquelle sa campagne lui a permis de gagner le droit de se présenter, malgré les sérieux obstacles légaux qui empêchent une telle manœuvre, prouve qu'il y a pas mal de colère accumulée contre le mécanisme politique actuel.

Ce système des deux-partis-bourgeois-et-rien-d'autre fonctionne très bien depuis des années. Mais il semble qu'il y ait de plus en plus de gens qui en ont réellement assez de ces deux seuls choix. Ce que montre depuis longtemps le taux élevé d'abstentions... se montant aux environs de 50 % lors des dernières présidentielles, qui sont les élections qui ont le plus fort taux de participation. La facilité avec laquelle la campagne de Perot avait pris son envol semble indiquer qu'une bonne partie de la population est peut-être prête à voter pour d'autres que les deux partis. De plus, si Perot avait maintenu sa candidature, elle aurait probablement rendue impossible la victoire d'un candidat quelconque, et c'est à la Chambre des Représentants qu'il serait revenu d'élire le président. Quel qu'en aurait été le résultat, on aurait pu avoir un président à l'autorité diminuée et un cadre politique moins stable qu'il ne l'a été jusque là.

Ce qui semble clair, de toute manière, c'est que tout cela n'est que manœuvres au sein de la bourgeoisie américaine et de sa classe politique, cherchant une nouvelle fois à raviver les illusions dans leur système politique. Pour la classe ouvrière il serait fou, pour ne pas dire plus, de se laisser prendre aux unes ou aux autres de ces manœuvres électorales. Aussi bien l'un que l'autre des deux partis peuvent être forcés de répondre aux revendications de la population s'il y a mobilisation, et l'un comme l'autre peuvent s'attaquer aux travailleurs et aux droits démocratiques dans le cas contraire.