Mexique - Cette crise qu'on disait impossible

Print
Mars-avril 1995

Le 20 décembre dernier, le gouvernement mexicain dévaluait le peso et déclenchait, dans la foulée, un krach qui devait ébranler tout le système financier international. Le peso et la Bourse mexicaine reculaient de 40 % par rapport au dollar américain et le gouvernement ainsi que le système bancaire mexicains se retrouvaient au bord de la banqueroute. Seule une contribution exceptionnelle de 50 milliards de dollars, consentie par les États-Unis et le FMI (Fonds monétaire international), parvenait à stabiliser les marchés internationaux, du moins dans un premier temps.

Et pourtant, cette crise, on la disait impossible. Ces dernières années, le gouvernement mexicain, soutenu par la communauté économique internationale, n'avait-il pas affirmé que le pays s'apprêtait à rejoindre les rangs des pays industriels ? Après la crise de l'endettement de 1982, l'économie mexicaine avait été remaniée de fond en comble. Le pays s'était ouvert comme jamais auparavant au commerce international et aux investissements étrangers. On avait privatisé une grande partie de ce qui était jusque-là propriété d'État. On affirmait que l'industrie et l'agriculture modernisées étaient devenues performantes et compétitives sur le marché mondial.

Sur ces bases, les représentants du Mexique avaient été invités aux sommets internationaux des organismes économiques et financiers. En 1986, le Mexique entrait au GATT, l'organisation du commerce mondial. En 1993, il rejoignait les États-Unis et le Canada pour constituer l'ALENA, le plus grand marché commun du monde. Et en avril 1994, il adhérait à l'OCDE, le club des vingt-cinq pays les plus riches.

Que s'est-il donc passé ? Quelles transformations le Mexique a-t-il vraiment subies depuis douze ans ? Et que signifie cette récente crise financière ?

Réformes économiques et modernisation capitaliste

Les réformes économiques entreprises par le gouvernement mexicain datent de la crise de l'endettement de 1982, quand le Mexique et de nombreux autres pays sous-développés se trouvèrent dans l'impossibilité d'acquitter les intérêts de leurs dettes phénoménales. Tout avait commencé avec les crises mondiales des années soixante-dix. Grâce à ses exportations de pétrole en hausse, l'économie mexicaine avait d'abord pu faire face. Mais avec la chute du prix du pétrole, elle se trouva au bord de la banqueroute. La fuite des capitaux, pour un total de plus de 50 milliards de dollars, accéléra la crise.

Jusque-là, la politique économique mexicaine était ouvertement protectionniste, en particulier pour protéger le pays de la domination américaine. Cette politique était un héritage de la révolution mexicaine de 1910-1917 et des mouvements sociaux qui, vingt ans plus tard, devaient amener la nationalisation de l'industrie pétrolière sous la présidence de Lazaro Cardenas. Mais la crise de l'endettement de 1982 rendait le Mexique vulnérable aux pressions de la finance internationale, c'est-à-dire du FMI et de la Banque mondiale, qui insistaient pour que le pays règle ses énormes dettes, tant publiques que privées. Les sommes pour ce faire ne pouvaient provenir que d'une industrie et d'une agriculture tournées vers l'exportation. Et pour les mettre sur pied, le Mexique avait besoin d'investissements étrangers.

Pour attirer les grandes multinationales, le gouvernement mexicain eut recours aux moyens classiques en la matière : avantages fiscaux, facilités administratives, fourniture de terrains et de crédits pour la création de parcs industriels. Dès 1965, en fait, le gouvernement mexicain avait établi des zones de libre-échange où les multinationales avaient construit ce qu'on appelle les maquiladoras. Mais le système des maquiladoras ne prit son véritable essor que dans les années quatre-vingt, avec la construction d'entreprises le long de la frontière avec les États-Unis et autour de Mexico. Au début des années quatre-vingt dix, les maquiladoras

L'ouverture du marché mexicain au libre-échange attira des entreprises plus modernes, travaillant pour l'exportation, et qui, petit à petit, remplacèrent les entreprises moins compétitives des régions industrielles de Mexico, Guadalajara et Monterrey. Contrairement à une opinion répandue, le secteur de l'industrie mexicaine qui travaille pour l'exportation n'est pas uniquement composé d'usines de montage à basse technologie et forte main-d'œuvre. Dans les années quatre-vingt, le Mexique est devenu exportateur de marchandises à haute technologie. Certaines des usines récemment construites au Mexique sont parmi les plus sophistiquées du monde et utilisent le dernier cri de la technologie et des techniques d'organisation. Sanyo, par exemple, y fabrique des téléviseurs, Whirlpool de l'électroménager, IBM des ordinateurs, Caterpillar des chariots élévateurs et Kodak des appareils photo.

Depuis les années quatre-vingt, l'industrie automobile est la pièce maîtresse de cette industrialisation, avec des usines de montage et de pièces détachées appartenant aux trois géants américains ainsi qu'à Nissan et Volkswagen. Ce secteur emploie aujourd'hui environ 160 000 travailleurs. De 1989 à 1993, la production de camions et d'automobiles a pratiquement doublé, passant d'un demi-million à un million d'unités par an. Cette production est destinée en partie au marché intérieur, en partie au marché des États-Unis ou du reste de l'Amérique latine. Il y a peu, la ville de Satillo ne comptait que quelques usines, produisant des éviers et de l'électroménager. Aujourd'hui, on y trouve l'un des plus grands centres de production d'automobiles d'Amérique du Nord, avec deux usines General Motors, une usine de moteurs Chrysler et une usine de montage Chrysler en construction. Dans la plupart des cas, les pièces viennent de l'étranger. L'usine Ford de Hermosillo, par exemple, qui fabrique des Mercury Tracers et des Ford Escort, reçoit 15 % de ses pièces du Mexique, 20 % du Japon et 60 % des États-Unis. Un dirigeant de Ford a résumé la situation en disant que Ford avait su réunir "un encadrement américain, une technologie européenne, des techniques de fabrication japonaises et des travailleurs mexicains". En 1980, le poste automobiles et pièces détachées de la balance extérieure du Mexique accusait un déficit de 1,5 milliard de dollars. Dix ans plus tard, le solde était positif pour une somme équivalente, et n'a pas cessé d'augmenter depuis cette date.

En même temps, le gouvernement poussait à une modernisation de l'agriculture fondée sur les mêmes objectifs : orienter la production vers les marchés extérieurs les plus lucratifs et importer ce que le Mexique ne peut produire de manière rentable. Cela impliquait de revenir sur la vieille politique mexicaine de l'autosuffisance en matière agricole, objectif qui avait été atteint dans les années soixante. On favorisa donc le développement d'un secteur agricole hautement centralisé, par un programme de financement public destiné à améliorer l'irrigation, le réseau routier des campagnes, la recherche, les techniques agricoles, les semences à haut rendement. Les grandes entreprises agricoles, soutenues par un généreux système de crédits et de subventions ainsi que par des travaux financés par l'État, transformèrent les régions où elles étaient implantées. Le Mexique devint bientôt un acteur important sur le marché international des fruits, des légumes et du bétail. On ouvrit de nouveaux territoires à ces cultures rentables. Ainsi, entre 1982 et 1990, les exportations agricoles mexicaines à destination des États-Unis furent plus que doublées. Le Mexique se mit même à exporter vers l'Europe.

Enfin, le gouvernement mexicain entreprit de privatiser plus de 1 155 entreprises d'État. Il justifia sa décision par la nécessité de trouver des fonds pour financer sa politique sociale et payer la dette écrasante du pays. On ne pouvait plus, disait-il, se permettre d'investir à fonds perdus dans des entreprises d'État dans l'espoir de les moderniser. Certaines des sommes ainsi récupérées furent affectées au programme anti-pauvreté de Salinas, le Pronasol (Programme national de solidarité), dont le budget passa progressivement de 547 millions de dollars en 1989 à 2,54 milliards en 1993. En 1989, la dette extérieure du Mexique était, elle, passée de 107 à 98 milliards de dollars.

D'une certaine manière, on peut dire que l'économie mexicaine avait alors atteint certains des buts qui lui avaient été assignés par le gouvernement et le FMI. Elle s'était transformée et, dans un certain nombre de secteurs, modernisée : son industrie et son agriculture étaient dominées par de grandes sociétés. Cette transformation avait été favorisée par le nombre important d'investissements venus de l'étranger. Dans les années quatre-vingt, la productivité progressa de 30 % alors que le coût de la main-d'œuvre baissait, lui, de 30 %. Les exportations progressaient en valeur de 7 % l'an et la part des produits industriels passait de 21 % des exportations en 1980 à 47 % en 1990. Le phénomène se poursuivit dans les années quatre-vingt dix et le Mexique devint le second fournisseur des États-Unis, après le Canada, avec un total approchant les 100 milliards de dollars par an. Le gouvernement mexicain avait d'autre part réussi à contrôler une inflation jusque-là galopante et s'enorgueillissait de budgets en équilibre, voire en excédent.

Pour toutes ces raisons le Mexique fut, à cette époque, présenté par la communauté financière internationale comme l'exemple même d'une économie "en développement".

Les contradictions de la dette et de la spéculation

Cette intégration plus grande dans les circuits économiques mondiaux se heurtait pourtant à des contradictions majeures. D'abord, il y avait l'énorme dette, privée et publique. Par rapport au PNB, elle était relativement moins importante qu'auparavant, mais elle continuait à peser sur l'économie. Entre 1982 et 1991, le Mexique a dû verser 125 milliards de dollars au titre de la dette, dont les deux tiers ont servi à payer les intérêts. Au cours des cinq dernières années, le service de la dette a représenté 35 % des exportations. Et c'est ainsi que, ces dernières années, le Mexique s'est retrouvé en position d'emprunteur sur les marchés financiers internationaux, aggravant encore plus sa dette.

Le déficit de la balance commerciale s'est d'autre part accru. Bien sûr, le Mexique était devenu un pays exportateur, mais ses importations s'étaient développées encore plus considérablement, en partie à cause de l'essor même des industries exportatrices qui avaient besoin de matières premières, de machines et de pièces. Et puis le marché des biens de consommation, autrefois protégé, s'était ouvert à la concurrence des produits importés qui éliminaient peu à peu les produits agricoles ou industriels mexicains. Pour éponger ce déficit, les banques mexicaines et le gouvernement se mirent à emprunter de plus en plus sur les marchés financiers.

Ce sont les banques qui assuraient traditionnellement ce genre de prêts. Mais de plus en plus, elles furent rejointes par les sociétés d'investissement américaines qui étaient à la recherche de meilleurs rapports à un moment où les taux d'intérêt étaient à la baisse aux États-Unis. Pour obtenir de meilleurs rapports, les sociétés en question étaient prêtes à prendre des risques et à prêter sur les "nouveaux" marchés. Le Mexique leur apparut comme une bonne affaire. C'était le débiteur modèle du FMI. Il honorait ponctuellement les échéances de sa dette. Le Mexique devint donc le chouchou des sociétés d'investissements.

En même temps, à la faveur des privatisations, se créaient des sociétés dont les actions, négociées en Bourse, devinrent très vite la proie de la haute finance, mais aussi de ces sociétés d'investissements. Les rendements juteux de ces actions alimentèrent une spéculation qui finit par s'emballer. En 1992 et 1993, la valeur des actions cotées à la Bourse mexicaine doubla. Le Mexique attirait une grande partie des capitaux spéculatifs à la recherche du maximum de profits sur les marchés des pays "en développement".

La Bourse mexicaine créa aussi, du jour au lendemain, un certain nombre de milliardaires parmi les membres des familles liées au gouvernement et impliquées dans les privatisations. A cet égard, le Mexique fut propulsé au quatrième rang du monde, avec 23 milliardaires. Selon le magazine Forbes, le Mexique se classe aujourd'hui derrière les États-Unis, l'Allemagne ou le Japon, pour ce qui est du nombre de milliardaires, loin devant de vieilles puissances comme la France ou la Grande-Bretagne.

Mais les déficits croissants et la bulle spéculative ne pouvaient pas durer éternellement. Déjà, au cours des premiers mois de 1994, la remontée des taux d'intérêt américains ralentit l'afflux des capitaux. L'inflation reprit et le peso fut la cible d'attaques de plus en plus pressantes sur les marchés internationaux de devises. Face à ce problème, le gouvernement mexicain aurait pu dévaluer lui-même sa monnaie ou laisser l'inflation le faire à sa place. Il choisit, au contraire, d'augmenter ses taux d'intérêt de manière à continuer d'attirer les capitaux.

Pour le gouvernement mexicain, ce problème ne pouvait plus mal tomber : 1994 était une année électorale. Le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) au pouvoir était menacé. Il se comporta comme le font tous les partis au pouvoir : il essaya de gagner du temps. Le président Carlos Salinas de Gortari reçut le soutien de ses amis américains. Le ministre des Finances de Bill Clinton, Lloyd Bentsen, annonça que le gouvernement des États-Unis ouvrait un crédit de 6 milliards de dollars au gouvernement mexicain. Grâce à cet apport d'argent frais, l'inflation et les attaques sur le peso se calmèrent. Les élections eurent lieu en août, sans que l'économie mexicaine ne s'effondre. Le PRI les remporta haut la main, sous la direction d'Ernesto Zedillo, le candidat désigné par Salinas lui-même. Cette continuité au niveau gouvernemental renforça même la monnaie et la Bourse.

Wall Street ainsi que les grands investisseurs européens restaient officiellement optimistes quant à la situation de l'économie mexicaine. Mais, comme l'expliquait le professeur Rudi Dornbusch, du Massachusetts Institute of Technology (MIT), peu après la dévaluation du 20 décembre, ces investisseurs échangèrent, pour une valeur de 15 milliards de dollars, leurs investissements en pesos pour des obligations dont la valeur était liée au dollar, et donc garantie. Selon Dornbusch, "malgré leurs déclarations [sur la bonne santé du Mexique], beaucoup d'entre eux prenaient, en douce, leurs précautions".

La bombe était effectivement amorcée et l'énorme bulle spéculative finit par exploser. Il est probable, d'ailleurs, que la crise fut exacerbée par la panique des petits porteurs des sociétés d'investissements.

Un développement inégal qui ne met pas fin au sous-développement

Au moins les riches qui intervenaient sur les marchés financiers ont-ils connu, avant l'effondrement final, un boom économique. Mais, pour la masse de la population, cette modernisation n'a, à aucun moment, apporté la prospérité promise. Tout d'abord, en dépit de ces douze ans de modernisation, l'économie mexicaine n'a jamais vraiment "décollé" ". Au cours des cinq premières années de réformes, le PNB mexicain n'a pas du tout progressé. Puis, les cinq années suivantes, il a connu une croissance de moins de 3 % l'an, inférieure à l'accroissement de la population. Enfin, ces deux dernières années, le taux de croissance s'est ralenti et la récession menace. En résumé, l'économie a continué à stagner.

L'une des raisons en est que le gouvernement mexicain a réorienté la production vers l'exportation, sapant les bases d'une production agricole et industrielle tournée vers le marché intérieur. Privées de capitaux et d'aides gouvernementales, les entreprises traditionnelles ne pouvaient faire face à la concurrence étrangère et ont dû s'incliner. A la campagne, les latifundia produisant pour l'exportation, évinçaient peu à peu les petits producteurs et les cultures vivrières, comme le maïs ou les haricots (qu'il faut aujourd'hui importer en quantités toujours plus grandes).

Le gouvernement a aussi imposé une sévère cure d'austérité à la classe ouvrière et à la population pauvre, alors même que la productivité s'accroissait. C'était, disait-on, pour éviter qu'une demande accrue n'alimente les importations. Mais, à l'évidence, cette austérité a aussi permis aux multinationales de tirer encore plus de bénéfices de leurs investissements. En même temps, le gouvernement réduisait son budget, au mépris des problèmes posés par une infrastructure déliquescente et par un régime de prestations sociales en crise.

Un des résultats de ce régime d'austérité a été la chute du pouvoir d'achat du salaire minimum, qui fut amputé des deux tiers. Aujourd'hui, le salaire minimum mexicain est parmi les plus faibles du monde : il représente environ 10 % du salaire minimum en vigueur aux États-Unis, 25 % de celui de Corée et 40 % de celui de Singapour. La plupart des pays d'Amérique latine ont un salaire minimum supérieur à celui du Mexique. Le gouvernement affirme qu'il n'est pas utile d'augmenter le salaire minimum car 85 % des ouvriers d'industrie gagnent plus (2,5 fois plus en moyenne). Mais selon une étude du gouvernement mexicain, 60 % des travailleurs en zone rurale gagnent moins que le salaire minimum, quand ils trouvent du travail. D'autre part, le bas niveau du salaire minimum pèse sur les salaires des ouvriers de l'industrie, qui gagnent en moyenne 10 % de moins qu'au début des années quatre-vingt. Les conséquences sociales de ces salaires en recul sont énormes. Dans une famille, tous doivent travailler, comme salariés si possible, ou alors dans le secteur dit "informel", comme colporteurs par exemple. Et beaucoup doivent, pour s'en sortir, avoir plusieurs emplois.

Et puis le chômage s'est développé au Mexique au fur et à mesure que le secteur d'État se réduisait, conduisant à des licenciements massifs, et que les grandes propriétés de l'agro-business chassaient par millions les paysans de la campagne. Le nombre exact de chômeurs n'est pas connu, car les statistiques gouvernementales sont notoirement au-dessous de la réalité. Par exemple, elles ne prennent pas en compte le chômage rural. Les chiffres officiels parlent d'un taux de chômage de 3 %, alors que, selon la plupart des experts, il tournerait autour de 20 %. A ce chiffre, il convient d'ajouter le sous-emploi qui affecterait 25 à 40 % de la main-d'œuvre.

Il en résulte que près de la moitié des 95 millions d'habitants du Mexique vit au-dessous du seuil de pauvreté fixé par le gouvernement lui-même et qu'environ 20 % vivent dans une pauvreté abjecte. En comparaison, le Programme national de solidarité du gouvernement et ses quelques milliards de dollars de budget représentent bien peu de choses. Si encore cet argent parvenait à ceux à qui il est destiné ! Mais il est souvent contrôlé par des notabilités locales qui s'en servent pour leurs propres intérêts, au détriment de la population.

La modernisation accomplie dans l'intérêt de l'impérialisme et de la bourgeoisie mexicaine a dramatiquement accentué les clivages sociaux et économiques. La part des salaires dans le revenu national est tombée de 45 % en 1976 à 37 % en 1981 et à 28 % en 1989. En comparaison, la part du capital est passée de 54 % en 1981 à 62 % à la fin de la décennie. Et les conséquences de ce qui s'annonce comme la seconde période de récession en douze ans ne font que commencer à se faire sentir au niveau de la population mexicaine.

Le Mexique possède un potentiel et des ressources énormes. Onzième par sa population, treizième par sa superficie, il est au quinzième rang mondial par son PNB. En Amérique latine, seul le Brésil est mieux placé. Il est aussi le cinquième producteur mondial de pétrole. Et pourtant, il demeure un pays sous-développé, instable et victime de ses contradictions.

La crise politique

Les conséquences du krach spéculatif ne vont pas tarder à se faire sentir. Les promesses faites en décembre par le nouveau président du pays, Zedillo, qui affirmait que la population pourrait enfin bénéficier des fruits de la croissance économique, sont déjà oubliées. Même si la monnaie et la Bourse se sont stabilisées (à des niveaux bien inférieurs à ce qu'ils étaient), le gouvernement mexicain doit toujours faire face à une dette en augmentation, et donc à des versements accrus, ainsi qu'à un système bancaire au bord de la banqueroute et qu'il va bien falloir renflouer. On s'attend donc pour bientôt à une récession économique et à une inflation galopante.

La façon dont le gouvernement va affronter cette crise sera sans doute une variante de ce qui s'est fait dans les années quatre-vingt : privatisation de ce qui reste du secteur public et soumission encore plus grande au contrôle de l'impérialisme, en particulier dans le domaine du pétrole, pour garantir les nouveaux prêts consentis par les États-Unis. La question, pour la bourgeoisie mexicaine bien sûr, mais surtout pour les représentants de Wall Street et de Washington, est de savoir si le gouvernement mexicain saura gérer cette crise, c'est-à-dire imposer les sacrifices nécessaires à la classe ouvrière et à la population pauvre, tout en maintenant la paix sociale.

Au cours des douze dernières années, le PRI a perdu une grande partie de son crédit. Ce parti règne sur le Mexique depuis plus de 65 ans, c'est-à-dire depuis plus longtemps que tout autre parti dans le monde, ce qui en fait, selon le romancier péruvien Mario Vargas Llosa, "la dictature parfaite". S'adressant à une assemblée de conservateurs à Mexico, il affirma, à la consternation de ses hôtes, que "bien qu'il ne ressemble pas à une dictature, il en a toutes les caractéristiques : la perpétuation, non d'une personne, mais d'un parti inamovible, qui permet les critiques, tant qu'elles peuvent servir à donner l'illusion qu'il est un parti démocratique, mais en aucun cas des critiques qui menacent sa perpétuation en tant que parti au pouvoir". Au Mexique, le pouvoir politique se trouve entre les mains d'un président tout- puissant. Mais le président ne peut être élu que pour un mandat de six ans non renouvelable. La dictature du PRI est donc devenue la dictature d'une clique dont les membres se relaient au poste suprême.

Les origines du PRI remontent à l'époque tumultueuse qui a suivi la Révolution mexicaine. Cette révolution a permis à la bourgeoisie nationaliste d'acquérir une certaine indépendance par rapport à son voisin impérialiste du nord, même si l'État mis en place par la bourgeoisie s'employa à écraser les forces mêmes qui avaient mené la lutte, c'est-à-dire les armées populaires d'Emiliano Zapata et de Pancho Villa. La régime du PRI se consolida à la faveur des mouvements sociaux des années trente, qui permirent à la bourgeoisie nationaliste mexicaine d'atteindre enfin ses objectifs. Sous Cardenas, les chemins de fer et le pétrole, jusque-là sous contrôle étranger, furent nationalisés ; un programme de réforme agraire fut mis en place et les syndicats, ainsi que d'autres organisations populaires, furent intégrés au parti dirigeant. C'est de là que le PRI tient sa base populaire et son aura nationaliste. Au fil des ans, le PRI a su s'adapter aux exigences politiques de situations nouvelles. Il a sauvegardé sa façade démocratique, en permettant ou même, à l'occasion, en encourageant une opposition politique limitée ; en autorisant et même en subventionnant une presse théoriquement libre. En même temps, dans les coulisses, il imposait sa loi par la corruption et les escadrons de la mort.

Mais une grande partie de ce capital politique fut érodé, dans les années quatre-vingt, par la crise économique qui contraignit le gouvernement à jeter par-dessus bord ses prétentions nationalistes et à imposer à la population des mesures draconiennes destinées de toute évidence à favoriser le capital étranger. En 1988, le PRI connut une scission. Aujourd'hui, on admet généralement que l'opposition de centre gauche issue de cette scission et dirigée par Cuauhtemoc Cardenas, fils de l'ancien président et enfant du sérail du PRI, recueillit effectivement la majorité des voix à l'élection présidentielle de 1988. Et que le PRI de Carlos Salinas ne dut sa victoire qu'à la fraude.

Cependant, dans la foulée de l'élection de Salinas, certains dirigeants (y compris Salinas lui-même) se mirent à évoquer, avec prudence, les problèmes liés à la fusion quasi totale du PRI et de l'État, ainsi que la nécessité de réformes à ce niveau. Et c'est sous Salinas que, pour la première fois dans son histoire, le PRI respecta des verdicts électoraux qui lui étaient défavorables. Il s'agissait de l'élection d'un certain nombre de gouverneurs du Parti d'action nationale (PAN), appartenant à l'opposition de droite. Mais l'hostilité à cette ouverture toute relative fut très vive à l'intérieur du PRI.

La campagne électorale de l'an dernier a mis en lumière les nombreux problèmes qui se posent au PRI. L'année avait commencé par la rébellion du Chiapas, organisée par les zapatistes. Cette rébellion eut le soutien de nombreux paysans ruinés, chassés de leurs terres par l'extension des ranchs et des latifundia, et terrorisés par la police et les milices privées. La rébellion ne s'étendit pas, ce qui permit au gouvernement de jouer la montre, mais elle bénéficia de la sympathie d'une grande partie de la population. Elle devint le symbole de la méfiance croissante à l'égard du gouvernement et un exemple dangereux pour les paysans tentés de s'emparer des terres.

La lutte pour le pouvoir à l'intérieur du PRI devint publique avec deux spectaculaires assassinats. En mars, le candidat à la présidence désigné par Salinas, Luis Donaldo Colosio, était assassiné au lendemain d'une réunion secrète où il avait été, paraît-il, question des réformes politiques à accomplir. Quelques mois plus tard, le secrétaire général du PRI, José Francisco Ruiz Massieu, était assassiné à son tour. A l'époque, Ruiz Massieu discutait ouvertement de réformes politiques avec l'opposition. C'est son frère qui fut chargé de l'enquête, en sa qualité de procureur général. Lors d'une conférence de presse, il accusa des dirigeants du PRI d'être à l'origine de l'assassinat, puis il présenta sa démission. Commentant ces crimes, le quotidien financier mexicain El Financiero parla d'une "colombianisation du Mexique", c'est-à-dire de sa mise en coupe réglée par des gangs composés d'hommes politiques et de trafiquants de drogue.

Finalement, le second candidat du PRI, Ernesto Zedillo Ponce de Leon, a remporté plutôt facilement les élections d'août 1994. La mainmise du PRI sur les deux chambres du Parlement en a été renforcée, mais sans que cela masque vraiment la crise qui secoue le parti. Il y avait, à l'époque, une grande méfiance vis-à-vis d'un système électoral fait par et pour le PRI. Mais l'idée qu'une défaite du PRI mènerait au chaos économique et politique s'est imposée : le PRI représentait la continuité et promettait la prospérité pour demain.

D'autre part, le PRI n'avait pratiquement pas d'opposition sur sa gauche. Le nouveau Parti de la révolution démocratique (PRD), dirigé par Cardenas, est le principal parti de centre gauche. Mais la popularité de Cardenas est en perte de vitesse. Tout d'abord, c'est surtout lui que visaient les menaces de chaos agitées par le PRI. Ensuite, Cardenas a approuvé l'essentiel des réformes économiques entreprises par le PRI, ainsi que l'adhésion du pays à l'ALENA. Enfin, l'image de Cardenas, homme intègre, a été battue en brèche par les déclarations d'un autre candidat à la présidence l'accusant d'avoir agi de manière aussi dictatoriale que tous les autres dirigeants du PRI quand il était lui-même gouverneur PRI du Michoacan.

En fait, l'opposition la plus ferme au PRI est venue de la droite, quand le candidat du PAN, Diego Fernandez de Cevallos, a affirmé : "Un pays où 40 millions de personnes vivent dans la pauvreté et où 40 familles contrôlent plus de la moitié des richesses n'est tout simplement pas viable". Lors de son seul débat télévisé, en mai, Fernandez est devenu soudain très populaire grâce à ses attaques contre le PRI et le PRD. Les sondages consécutifs à ce débat lui étaient si favorables qu'il a bientôt... cessé de faire campagne. Il craignait vraisemblablement pour sa vie. Il a néanmoins réussi à obtenir 26 % des voix.

Après les élections, le PRI est resté solidement en place, réservant pour l'avenir la tâche de moderniser une structure de gouvernement sclérosée. Mais avec la crise économique d'un type nouveau qui vient de frapper le pays, l'avenir a, semble-t-il, pris tout le monde par surprise. La bourgeoisie mexicaine et, derrière elle, l'impérialisme américain ne peuvent ignorer qu'avec cette crise économique, qui s'ajoute à la paralysie politique, les conditions d'une explosion sociale sont réunies. La révolte du Chiapas n'est peut-être que la première d'une série de révoltes qui ébranleront bientôt les villes et les campagnes.

C'est évidemment la crainte de telles explosions qui a conduit le président Zedillo à accélérer les interminables négociations entamées avec les autres partis sur les réformes à apporter à la vie politique. Début janvier, Zedillo a officiellement annoncé l'ouverture de négociations avec les principaux partis d'opposition, le PRD et le PAN. Il leur a fait un certain nombre de concessions, comme l'organisation d'élections au Chiapas et au Tabasco, où le PRD accuse le PRI de n'avoir gagné que grâce à des fraudes électorales et où il y a encore des affrontements sporadiques. Il a aussi accepté de supprimer l'aide financière du gouvernement au PRI (par exemple, sous forme de spots publicitaires télévisés) lors des cinq prochaines élections à des postes de gouverneur. Mais il a aussi clairement laissé entendre qu'en échange, il comptait sur leur soutien face aux problèmes posés par la crise économique. Les deux partis d'opposition se sont empressés de faire connaître leur accord, sous la condition que la bourgeoisie accepte les règles de la transition (fixées par la bourgeoisie elle-même). Les autorités gouvernementales ont voulu voir dans cette annonce, à juste titre d'ailleurs, l'équivalent mexicain du pacte de la Moncloa, cet accord conclu en 1977 entre la gauche et la droite espagnoles pour assurer une transition relativement paisible entre la vieille dictature de Franco et le parlementarisme qui lui a succédé.

Ce qu'il en sortira vraiment, c'est une autre chose. La situation comporte, de toute évidence, de nombreuses inconnues. Mais pour la classe ouvrière et la population laborieuse, le problème n'est pas de savoir à quel accord les partis politiques vont parvenir. Il n'est pas de savoir qui va occuper tel ou tel poste. Cela reviendrait à se demander comment les partis vont se partager la tâche d'imposer une austérité accrue à la majorité de la population.

Non, le problème pour la classe ouvrière est de se défendre politiquement face à ces attaques, en se préparant à jeter par-dessus bord le PRI, bien sûr, mais aussi tous ces politiciens appartenant à l'opposition de droite... ou de gauche.

$$s9 février 1995