Irlande du Nord - L'avenir du "processus de paix" et les tensions inter-communautaires

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Novembre 1995

Un an après le cessez-le-feu proclamé par l'IRA, l'Armée Républicaine Irlandaise (1) et le début officiel du "processus de paix" entamé par le gouvernement britannique, qu'est-ce qui a changé en Irlande du Nord ?

Il y a un an, on a vu les politiciens de tous bords se ranger derrière les gouvernements britannique et irlandais. Ils ont prétendu alors que tout ce dont l'Irlande du Nord avait besoin pour résoudre ses problèmes endémiques, c'était "la paix". L'incurie généralisée, la pauvreté, le chômage et autres maux chroniques de la région n'étaient dus, selon eux, qu'à la guerre civile larvée des deux décennies précédentes. La seule chose qui pouvait changer la vie des travailleurs, ont-ils dit, c'était le règlement politique promis par le "processus de paix".

Aujourd'hui, on peut dire que le "processus de paix" n'a pas produit grand-chose si ce n'est des montagnes de paperasse. Au moment où nous écrivons, les négociations sont au point mort. Quant aux avantages que la population devait retirer du processus en question, ils n'existent que dans les discours officiels.

Mais il y a beaucoup plus préoccupant : après quelques mois de répit relatif, on assiste à une recrudescence des tensions et incidents inter-communautaires, entre populations catholique et protestante. Le comportement ostentatoire et provocateur des organisations protestantes orangistes (2) lors de leurs marches traditionnelles de l'été, n'est que la partie visible de l'iceberg. Derrière la scène, ignorés par les médias qui préfèrent ne rien voir, de peur sans doute de révéler la vraie nature du "processus de paix", de puissants courants sont à l'œuvre, attisés par les rivalités entre hommes politiques et par le jeu politicien du gouvernement britannique. Loin d'atténuer les tensions inter-communautaires, le "processus de paix" jette, une fois de plus, de l'huile sur le feu.

Où sont les "dividendes de la paix" ?

L'Office de l'Irlande du Nord se targue d'une l'amélioration sensible de la situation économique de la région depuis un an. Le tourisme se serait accru de 56 % - ce qui est sans aucun doute exagéré, puisqu'il s'agit en fait de l'augmentation du nombre des "visiteurs", dont on peut penser qu'ils n'étaient pas tous des touristes. Ce serait aussi la reprise dans le marché de l'immobilier, ce qu'indiquerait la hausse des prix de 11 % enregistrée dans ce secteur en un an. Néanmoins, des commentateurs soulignent que cette augmentation est en grande partie liée aux spéculations des sociétés immobilières qui anticipent sur une demande à venir, essentiellement parmi la diaspora irlandaise aux États-Unis.

En revanche, il y a des faits plus tangibles. Après être restés à l'écart pendant vingt-cinq ans, les géants de la grande distribution et des loisirs se bousculent pour s'installer dans la région - et ce, d'autant plus volontiers qu'il y a de juteuses subventions européennes à la clé. On devrait bientôt voir les étendards des chaînes de supermarchés anglaises Sainsbury, Asda, Tesco et des grands magasins Marks & Spencer flotter sur deux centres commerciaux géants à Belfast. Et ce n'est pas tout, car Tesco et Sainsbury ont décidé d'étendre leurs opérations, et leur rivalité, à l'ensemble de l'Irlande du Nord. Pour sa part, le groupe hôtelier Trust House Forte s'apprête à construire le premier relais autoroutier de la région et certaines chaînes hôtelières, le groupe Hastings entre autres, envisagent aussi des implantations nouvelles.

Le secteur des services s'est lui aussi développé ces derniers temps, surtout dans le domaine financier. Venant de Grande-Bretagne et de République d'Irlande, les banques, les compagnies d'assurance, les cabinets d'experts financiers et comptables s'installent en force. Non pas que l'activité financière offre les signes d'un quelconque boom pour l'instant, mais chacun veut être à pied d'œuvre, en prévision du jour où les classes aisées locales, rassurées par la stabilité politique retrouvée de la région, se mettront à y placer leur argent.

Mais qui pourra réellement profiter des nouvelles infrastructures de luxe ou d'un marché de l'immobilier en hausse ? En Irlande du Nord, le revenu moyen équivaut à 76 % de la moyenne britannique. L'écart est encore plus important s'agissant des salaires et du pouvoir d'achat des travailleurs. D'autant que le chômage, la maladie chronique de l'Irlande du Nord, ne diminue que dans les statistiques gouvernementales, grâce au truquage de celles-ci et aux pressions sur les chômeurs. De plus, pendant longtemps, l'Irlande du Nord a été épargnée, pour des raisons politiques, en matière de suppressions d'emplois dans le secteur public et dans les services publics privatisés (eau, gaz, électricité), de loin les plus gros employeurs de la région. Or au cours de ces derniers mois, les autorités ont entrepris de combler ce retard. Autant dire que quelques milliers d'emplois nouveaux dans la distribution et l'hôtellerie (essentiellement à temps partiel et sous-payés), même ajoutés à quelques centaines d'emplois qualifiés dans la finance ou autre, ne risquent pas d'améliorer grand-chose sur le plan du chômage et du niveau de vie.

Voilà pour les prétendus "dividendes de la paix", tant vantés par les principaux protagonistes des négociations, du gouvernement Major aux nationalistes de Sinn Fein en passant par l'ensemble des partis déjà intégrés au système parlementaire - pour ainsi dire rien pour les classes laborieuses.

La "paix" ? Pas pour l'État britannique !

Les travailleurs d'Irlande du Nord s'entendent répéter qu'il faut être patient et qu'en attendant des jours meilleurs, il faut se réjouir de "la fin de la violence". Comme si l'arrêt des attentats, à supposer qu'il dure, avait fait de l'Irlande du Nord un monde moins violent !

Car la violence de l'État, au moins, est toujours bien là. La loi sur les Mesures d'Urgence de 1973 et celle sur la Prévention du Terrorisme de 1974, principales armes légales du gouvernement britannique pour faire la police dans la région et contrôler les Irlandais vivant en Grande-Bretagne, sont toujours en vigueur. Cette année encore, comme c'est le cas depuis plus de vingt ans, elles ont été reconduites sans état d'âme par le parlement de Londres.

D'où l'arrogante brutalité des forces de répression qui ne tient pas seulement à l'habitude mais surtout au fait qu'elles conservent tous les pouvoirs spéciaux qui leur avaient été donnés dans la période précédente au nom de la lutte contre le terrorisme. Les arrestations sans motif, la prison sans jugement et les procès sans jury restent monnaie courante.

Quatre cents soldats britanniques ont bien été rapatriés en mars, mais il en reste encore 18 000 sur tout le territoire et, dans les campagnes, l'armée reste omniprésente. Certes, les patrouilles de l'armée et les contrôles ont disparu du centre de Belfast. La petite bourgeoisie locale peut ainsi vaquer à ses occupations sans être importunée dans un centre des affaires de plus en plus luxueux. Mais dans l'agglomération de Belfast, une seule des 55 casernes de l'armée britannique, qui sont autant de tours d'observation servant à scruter les faits et gestes de la population, est aujourd'hui désaffectée. Si, dans les rues, l'armée britannique a été remplacée par la Police Royale d'Ulster (le RUC, composé à 90 % de protestants recrutés localement), peu de gens y voient une amélioration - le harcèlement et la fouille des passants, les descentes, rien n'a changé. La surveillance du public est toujours aussi étroite. A tout moment, on peut se voir intimer l'ordre d'expliquer qui l'on est, ce que l'on fait à tel endroit, de quoi on a parlé avec untel, etc.

Bref, malgré le cessez-le-feu et le "processus de paix", l'état de siège reste de fait en vigueur en Irlande du Nord. La violence des groupes paramilitaires a peut-être pris fin, pour l'instant, mais la violence d'État, elle, n'a pas désarmé.

Vers une tension de la situation ?

Depuis le début du "processus de paix", on a assisté à des flambées de violence sporadiques dans les rues, aussi bien du côté catholique que protestant. Pendant les neuf premiers mois, ces émeutes ont surtout été le fait de groupes de jeunes réagissant contre le harcèlement systématique auquel se livrait le RUC, sous prétexte de lutte contre le trafic de drogue ou la petite délinquance. Sur le fond, ces émeutes n'étaient pas bien différentes de celles qui peuvent se produire dans les grands ensembles ouvriers en Grande-Bretagne ou en France. Les préjugés et réflexes de haine entre les deux communautés n'avaient certes pas disparu, mais ils n'en étaient ni la cause ni même un facteur significatif.

Les choses ont commencé à changer en juin, après l'affaire de la libération de Lee Clegg. Il s'agissait d'un soldat britannique, condamné à la prison à vie pour le meurtre d'une jeune voleuse de voiture catholique, qui se retrouvait libre après à peine quatre ans de prison. Même la très respectable présidente de la commission de révision des peines a préféré démissionner, pour protester contre une ingérence aussi flagrante du gouvernement britannique dans les affaires de la justice - et pourtant elle a dû en voir bien d'autres ! A cette occasion, un coin de rideau a été soulevé sur le fonctionnement de ladite commission. Saisie au même moment du cas de sept paramilitaires condamnés à la prison à vie, qui tous avaient déjà purgé au minimum dix ans de leur peine, la commission a promis de donner d'ici un an une suite favorable à la demande des cinq prisonniers d'origine protestante, alors que les deux prisonniers catholiques étaient tout simplement déboutés.

Autant dire que la libération de Clegg a été ressentie comme une provocation de Londres, en particulier dans les quartiers catholiques où elle a déclenché plusieurs jours d'émeute. On a alors vu à nouveau des incidents entre catholiques et protestants, même s'ils sont restés limités. Mais cela a suffi aux politiciens et aux médias unionistes pour profiter de l'occasion et brandir le spectre du "danger" catholique.

Du côté unioniste se préparaient alors les traditionnelles marches de l'été au cours desquelles l'ordre d'Orange comptait fêter son bicentenaire. Dans chaque ville de quelque importance où les deux communautés coexistent, les colonnes orangistes se sont fait un point d'honneur de défendre leur "droit" de traverser les quartiers catholiques avec leurs fanfares, leurs bannières, leurs uniformes, bref tous les symboles du fanatisme anti-catholique du dix-huitième siècle.

Comme il fallait s'y attendre, cela a suscité des mouvements de protestation et, dans certains cas, des affrontements bien que, là encore, ils n'aient pas eu l'ampleur de ceux des années soixante-dix. À Derry, 16 000 Orangistes ont défilé au pied des fortifications de la vieille ville pour la première fois depuis vingt-cinq ans, pendant que quelques centaines de contre-manifestants, solidement encadrés par le service d'ordre de Sinn Fein, se laissaient embarquer par les policiers du RUC. Pendant ce temps-là, près du centre de Belfast, le RUC intervenait pour disperser les manifestants qui cherchaient à empêcher les Orangistes de défiler dans l'enclave catholique de Lower Ormeau - une rue qui détient le triste record du plus grand nombre de catholiques assassinés par des paramilitaires protestants au cours des deux dernières décennies.

En fait, là où il y a eu des affrontements, ils ont surtout opposé le RUC aux manifestants orangistes. Mais dans certains cas, comme à Portadown et Lurgan, deux petites villes au sud de Belfast, des groupes de loyalistes prétendument "incontrôlés" s'en sont pris à des boutiques ou à des maisons appartenant à des catholiques, pendant que le gros de la manifestation était engagé dans un face-à-face entrecoupé de brefs incidents avec le RUC. Presque partout, le RUC a fini par céder et par laisser passer les Orangistes.

Ces événements ont bien sûr été célébrés comme des "victoires" par la propagande unioniste. Mais au-delà de cette rhétorique pompeuse et plutôt ridicule, le fait est que pendant tout le mois de juillet, la scène politique a été dominée par ces tensions et incidents inter-communautaires.

Moins spectaculaire, mais tout aussi significative a été la vague d'incendies criminels qui se sont produits à partir de juin. Selon le RUC, en juin-juillet, pas moins de 60 loges orangistes et 80 églises ou édifices publics catholiques ont été la cible de telles attaques. Il faut évidemment se méfier de ce genre de statistiques officielles mais, dans le contexte actuel, on ne peut y voir qu'un signe supplémentaire d'une tension inter-communautaire croissante.

Reprise en main chez les Unionistes

Ce n'est évidemment pas par hasard si l'ordre d'Orange a choisi de faire parler de lui en usant de tactiques délibérément belliqueuses précisément cet été, en plein "processus de paix". Ce choix avait de toute évidence pour but de resserrer les rangs protestants derrière la hiérarchie orangiste.

Au moment du cessez-le-feu, les politiciens unionistes ont été confrontés à un problème nouveau. Tout semblait indiquer qu'une fraction de leur électorat protestant, au sein de la petite bourgeoisie libérale comme dans la classe ouvrière, avait cessé de voir dans l'unionisme une réponse aux problèmes de l'Irlande du Nord. S'agissant de la classe ouvrière, c'est ce qu'ont montré par exemple, à différentes reprises l'année dernière, les manifestations de travailleurs protestants contre des assassinats de travailleurs catholiques. Qui plus est, dans la période qui a suivi le cessez-le-feu, la méfiance générale exprimée par les travailleurs protestants à l'égard de Major a eu souvent tendance à englober tous les partis unionistes et leurs politiciens.

Le problème s'est compliqué pour les deux partis unionistes établis - le Parti Unioniste d'Ulster (UUP) de Molyneaux et le Parti Unioniste Démocratique (DUP) de Paisley - du fait de l'apparition, à leurs côtés, de nombreux groupes de moindre importance plus ou moins liés aux groupes paramilitaires et désireux de se créer rapidement une influence qui leur permette de s'asseoir à la table des négociations. Ces petits groupes, peu liés à l'establishment protestant, avaient évidemment moins de réticences à utiliser une démagogie populiste et n'ont pas hésité à tenir un langage plus radical que celui de leurs concurrents établis, dans l'espoir de capitaliser le mécontentement et la méfiance des travailleurs protestants. C'est ainsi par exemple que le nouveau Parti Unioniste Progressiste - que l'on peut considérer comme l'aile politique de la Force des Volontaires d'Ulster, l'une des deux principales organisations paramilitaires protestantes - a repris à son compte le langage et le style caractéristiques de la tradition du travaillisme anglais, très répandue dans le milieu syndical, et s'est mis à parler à tout bout de champ des "valeurs socialistes".

C'est sans doute en grande partie cette situation qui explique le durcissement de ton des dirigeants unionistes traditionnels. Il est significatif, par exemple, que le leader choisi par l'UUP, c'est-à-dire par l'appareil le plus lié à l'establishment protestant, lors de sa convention de septembre, ait été David Trimble, dont les principales lettres de noblesse sont d'avoir été de toutes les aventures "dures" des Unionistes depuis vingt ans et de s'être fait voir en première ligne des principaux affrontements de l'été.

Cela signifie-t-il, comme l'a prétendu la presse, que l'élection de Trimble reflète l'adoption d'une ligne dure par un UUP qui aurait décidé de tourner le dos au "processus de paix" ? Sûrement pas. L'establishment protestant a ses propres ambitions et objectifs dans le cadre de ce processus et il n'y a aucune raison pour qu'il y renonce.

Les Républicains réaffirment leur contrôle

Au cours de l'année écoulée, Sinn Fein a dû faire face à des problèmes similaires à ceux des dirigeants unionistes. Les dirigeants républicains ont dû consolider leur mainmise sur les quartiers ouvriers catholiques. Car c'est la population de ces quartiers qui provoqua la crise politique de la fin des années soixante en s'imposant dans la rue. Et c'est le contrôle qu'exercent les Républicains sur ces quartiers qui constitue leur principale monnaie d'échange dans le "processus de paix". Il leur faut donc prouver non seulement que Sinn Fein peut prétendre jouer le rôle de représentant légitime de la population ouvrière catholique, mais qu'il est capable d'amener cette population à accepter l'accord politique qui sortira des négociations.

Tant que la "lutte armée" était encore à l'ordre du jour, le contrôle des dirigeants républicains sur les quartiers ouvriers catholiques reposait sur une double illusion : celle que l'IRA pouvait être une protection contre un possible retour des pogroms des années soixante-dix et contre le harcèlement des forces de répression ; et l'illusion que les Républicains offraient un moyen de chasser l'armée britannique d'Irlande du Nord. Et comme il n'y avait personne pour dénoncer ces illusions en proposant une autre perspective, elles assuraient aux dirigeants républicains l'autorité dont ils avaient besoin.

Maintenant que la "lutte armée" n'est plus à l'ordre du jour, la situation est un peu plus complexe. Non pas que Sinn Fein soit aujourd'hui plus contesté qu'hier. Mais les arguments du style "nous sommes en guerre" ne suffisent plus à faire taire les critiques. Si Sinn Fein veut garder son influence, il doit s'expliquer sur sa politique et convaincre, au moins dans une certaine mesure, la population de sa justesse. Ce n'est pas une mince tâche, s'agissant d'une politique qui consiste à s'entendre avec les ennemis d'hier (comme le SDLP, le parti de l'establishment catholique) ou avec des politiciens douteux (comme le président américain, Clinton) ; a fortiori, quand il semble y avoir si peu d'avantages tangibles à retirer du "processus de paix".

Dans la période qui a suivi le cessez-le-feu, les Républicains ont d'abord tissé tout un réseau de comités, allant des associations de locataires aux comités de soutien aux prisonniers, en passant par les associations culturelles et diverses campagnes ponctuelles, le tout sous son contrôle direct. Parfois il ne s'agissait que de coquilles vides, créées dans le seul but d'assurer aux Républicains le contrôle en cas de remontée de la mobilisation populaire. Le Sinn Fein s'est ainsi garanti une position de contrôle dans de nombreux secteurs de la vie sociale. Et ceux qui s'opposent à sa politique peuvent ainsi être plus facilement isolés et écartés, de gré ou de force.

Sur le plan politique, les Républicains n'ont bien sûr changé en rien. Au nom du nationalisme irlandais, Sinn Fein s'efforce à tout prix de maintenir les catholiques à l'écart des protestants. Que cette politique contribue à l'isolement de la population qu'ils prétendent défendre n'est pas le problème de la direction républicaine, mais c'est celui de la classe ouvrière catholique.

Ces derniers mois, on a pu voir de nombreux exemples de cette politique lors des campagnes et des manifestations organisées par les militants républicains, comme lors du mouvement de protestation contre la libération du soldat Clegg. Il était sans doute possible à ce moment d'appeler l'ensemble de la population à protester contre une décision du gouvernement britannique qui revenait à donner le droit à tout soldat en service en Irlande du Nord de tuer impunément. Et il est probable qu'un tel appel aurait pu regrouper un nombre significatif de manifestants catholiques aussi bien que protestants.

Mais à Belfast, par exemple, Sinn Fein a organisé un rassemblement "non violent" à Andersonstown, au coeur des quartiers catholiques de l'ouest. Puis la manifestation, fortement encadrée par le service d'ordre républicain, s'est ébranlée en direction du centre-ville, avec une débauche de bannières et de fanfares nationalistes. Pour tous ceux qui ne faisaient pas partie de la mouvance républicaine, ce cortège était probablement aussi peu attirant que peuvent l'être les marches orangistes pour les habitants des quartiers catholiques. Et comme il n'y avait personne pour organiser, avec quelque crédibilité, une manifestation parallèle dans les quartiers protestants, la protestation est restée le fait des catholiques seuls. C'est ainsi que les dirigeants républicains ont fait le choix délibéré de gâcher cette occasion d'organiser une manifestation de l'ensemble de la population contre la politique du gouvernement anglais, ce qui a d'ailleurs sans doute réduit d'autant l'impact de la protestation. Mais pour les dirigeants de Sinn Fein, il ne s'agissait que d'une occasion de réaffirmer leur influence prépondérante sur les ghettos catholiques et rien d'autre.

Sinn Fein s'est toujours défendu de jouer sur le sectarisme religieux. À l'occasion, ses dirigeants se laissent même aller à exprimer un intérêt poli pour les sentiments et les aspirations des protestants, qu'ils désignent, et ce n'est pas innocent, sous l'appellation de "communauté unioniste", mettant ainsi dans le même sac la classe ouvrière protestante et les politiciens unionistes. Ce nationalisme étroit résume bien l'attitude de Sinn Fein sur le terrain, ainsi que sa contribution au maintien du fossé inter-communautaire qui divise la classe ouvrière d'Irlande du Nord.

Ainsi, quand des habitants protestants de plusieurs quartiers de l'ouest de Belfast se sont réunis au début de l'année pour exiger la suppression de ce qu'on appelle la "ligne de paix" (en réalité un haut mur séparant les ghettos protestants et catholiques du secteur), ils se sont immédiatement heurtés à l'hostilité quasi hystérique des politiciens unionistes. Mais quand ils ont contacté les comités contrôlés par Sinn Fein qui défendaient la même revendication de l'autre côté du mur, dans le but d'engager des actions communes, on les a renvoyés à leurs conseillers municipaux unionistes. C'était clairement une fin de non-recevoir. Inutile de dire que les dirigeants unionistes n'ont eu par la suite aucune peine à torpiller cette initiative de résidents protestants.

Derrière l'"impasse" des discussions

Au moment où nous écrivons, le "processus de paix" a été suspendu, du moins officiellement. Après la décision du gouvernement irlandais de se retirer du sommet anglo-irlandais prévu pour le 6 septembre, toutes les rencontres officielles entre les protagonistes ont été annulées et remplacées par une sorte de guerre d'usure par médias interposés.

Ce n'est pas la première fois. Après la déclaration de cessez-le-feu, il avait fallu quatre mois de guérilla médiatique autour des formulations employées par l'IRA dans sa déclaration, avant que le gouvernement britannique bouge à son tour et reconnaisse la réalité du cessez-le-feu. Bien sûr, pendant tout ce temps, les négociations continuaient à tous les niveaux, mais elles se tenaient à huis clos. Si les choses ont finalement avancé, ce n'est pas parce que les Républicains ont fait des concessions - ce qu'ils auraient d'ailleurs eu bien du mal à faire compte tenu des exigences extravagantes et contradictoires des Britanniques. Si des concessions ont été faites, elles eurent lieu en secret, sur des problèmes qui n'étaient pas officiellement en discussion. En fait, le gouvernement britannique a tout simplement oublié ses propres exigences sans plus d'explication.

L'"impasse" dont on parle aujourd'hui ne semble guère plus sérieuse. Les exigences britanniques - l'IRA devrait commencer à "désarmer" avant que commence la discussion officielle sur les négociations elles-mêmes - ne sont pas moins extravagantes et contradictoires qu'il y a quelques mois.

Les Républicains auraient évidemment bien du mal à justifier l'abandon, même symbolique, d'une partie de leur armement, sans aucune contrepartie. D'autant plus que rien de semblable n'est demandé aux groupes paramilitaires protestants, alors que certains d'entre eux se vantent aujourd'hui de se préparer à une éventuelle rupture du cessez-le-feu. Une vantardise qui n'est peut-être pas sans fondement : en juillet dernier, Lindsay Rob, l'un des porte-parole du PUP, a été arrêté pour trafic d'armes en Écosse.

Par ailleurs, en cédant aux exigences de Major alors que le dispositif de sécurité britannique reste intact, l'IRA prendrait le risque d'exposer son appareil militaire et ses militants à la répression. C'est un risque que les Républicains ne peuvent probablement pas se permettre de courir. Et les ministres britanniques ne peuvent l'ignorer.

D'un autre côté, en lançant ce processus de règlement politique, Major avait l'ambition de tenter, une nouvelle fois, de désamorcer une situation qui est depuis vingt-cinq ans une source constante de problèmes pour la bourgeoisie britannique. Il est donc hautement improbable qu'il torpille lui-même le processus. D'autant plus que le "processus de paix" est considéré par les stratèges conservateurs comme l'un des rares points positifs au bilan de Major pour les prochaines élections.

Il y a donc de fortes chances pour que la présente impasse sur la question du désarmement de l'IRA ne soit qu'une nouvelle manœuvre dilatoire de Major et que le problème disparaisse comme par enchantement quand Londres aura décidé que ce petit jeu a rempli sa fonction. C'est d'ailleurs peut-être ce qui est en train de se passer à l'heure nous écrivons, puisqu'une série de déclarations de dignitaires du Parti Conservateur viennent de laisser entendre que les discussions tant retardées pourraient commencer prochainement.

Quel avenir pour le "processus de paix" ?

Quel peut bien être le but recherché par ce genre de manœuvres ? Le fait que Major veuille la poursuite du "processus de paix" ne signifie aucunement qu'il soit pressé de le mener à son terme. Au contraire, le temps joue en faveur du gouvernement britannique. Avec le temps, les principaux politiciens républicains et leurs collègues issus des groupes paramilitaires protestants s'intègrent de plus en plus au jeu politique normal et sont de moins en moins susceptibles de vouloir rejouer un jour la carte de la "lutte armée". De plus, le temps est un puissant diluant des aspirations populaires. Des concessions seront faites aux Républicains - en particulier une amnistie politique, sous une forme ou sous une autre, et une démilitarisation partielle de la province, affectant le nombre de soldats anglais, le rôle joué par le RUC et probablement son recrutement dans les deux communautés. Mais tant que ces revendications seront soutenues par des mobilisations populaires, Major tentera de gagner du temps et ne cèdera que le strict minimum, pour ne pas donner à la base le sentiment d'avoir remporté une victoire. C'est ainsi, par exemple, que l'annonce qui a fait les gros titres de la presse en Grande-Bretagne en septembre ("Libération anticipée pour 100 terroristes", titrait le quotidien conservateur Daily Telegraph) se résume en réalité au rétablissement des conditions de libération anticipée qui existaient en Irlande du Nord jusqu'en 1989.

Les hauts et les bas du "processus de paix" procèdent, à un autre niveau, de la même logique. Ce sont les dirigeants républicains, plus que Major, qui ont réellement besoin de relancer les négociations, ne serait-ce que parce que le règlement négocié de la situation constitue depuis toujours leur seule perspective politique. C'est pourquoi Major peut espérer obtenir d'eux encore plus de concessions en les lanternant à ce stade.

Il y a bien sûr d'autre facteurs qui entrent en ligne de compte. Le plus important d'entre eux n'a rien à voir avec la situation en Irlande du Nord. Il s'agit de l'avenir politique plus qu'incertain de Major en Grande-Bretagne même. Le jeu de Major s'explique en partie par la menace agitée par les politiciens unionistes de voter contre lui au parlement britannique, à un moment où sa majorité parlementaire ne tient qu'à quelques voix. Ce n'est pas un hasard si, dans l'une de ses toutes premières déclarations à la presse après son élection à la tête de l'UUP, Trimble a annoncé par avance que les députés de son parti voteraient contre le gouvernement Major s'il posait la question de confiance au Parlement. Quelques jours plus tard, Trimble était reçu par Major au 10, Downing street, et honoré par son hôte devant la presse réunie, ce qui est plutôt rare pour un leader de l'UUP. Et, pour des raisons similaires d'arithmétique parlementaire, il est certain que les luttes factionnelles qui se déroulent à l'intérieur du Parti Conservateur lui-même ont leur influence sur la politique de Major en Irlande du Nord.

C'est pourquoi, si le "processus de paix" a toute chance de continuer, ce sera probablement, encore pendant longtemps, en avançant par à-coups. Tout au long de ce processus, les politiciens d'Irlande du Nord feront de leur mieux pour entretenir, voire creuser, le fossé inter-communautaire sur lequel repose leur influence. Quant au gouvernement britannique, qui entretient depuis toujours son contrôle sur la province en jetant régulièrement de l'huile sur le feu, il agira dans le même sens, et cela aura d'autant plus de conséquences que c'est lui qui distribue les cartes. Autant dire que les tensions inter-communautaires ne sont pas près de disparaître. Bien au contraire.

En fait, le "processus de paix" offre lui-même un cadre à ces tensions, au lieu de viser à les faire disparaître. Le schéma directeur publié en février dernier a décrit en termes généraux les futures structures politiques qui devraient servir de base au règlement négocié. Celles-ci ne font en réalité que donner une forme institutionnelle aux divisions actuelles. Elles imposent aux politiciens qui voudraient y avoir une place, de se ranger dans l'une ou l'autre des communautés. Elles ne laissent pas la moindre place à une organisation qui refuserait le terrain du sectarisme. S'il était mené à son terme sur de telles bases, le processus aboutirait sans doute à ce que l'Irlande du Nord ait son propre gouvernement, mais tout en restant au moins aussi divisée qu'aujourd'hui.

Il n'y a pas d'avenir en Irlande du Nord pour la combinaison d'astuce diplomatique à la table des négociations et d'actions "non violentes" dans les rues que prône Sinn Fein. Il n'y a pas d'avenir non plus dans le fait de s'accrocher désespérément à la "protection" de l'État britannique, comme le proposent les Unionistes, alors que cet État n'est que le fondé de pouvoir des banquiers de la City de Londres.

L'Irlande du Nord a hérité de plusieurs siècles d'exploitation d'abord coloniale puis capitaliste, un gâchis inextricable.

Il n'y aura d'espoir en Irlande du Nord qu'avec l'émergence d'une force nouvelle ayant pour objectif de mettre fin aux divisions inter-communautaires par l'unité des travailleurs, de toutes communautés, autour de leurs intérêts de classe pour révolutionner les relations sociales et en opposition aux vieilles haines qui ne survivent que parce que la société d'exploitation survit - une force nouvelle se plaçant solidement sur un terrain de classe, celui du prolétariat dans son ensemble.

$$n1Rappelons que le mouvement républicain est le nom que se donnent les nationalistes irlandais en référence à la revendication traditionnelle du mouvement nationaliste en faveur d'une Irlande unie et républicaine, par opposition à la monarchie constitutionnelle anglaise. L'IRA en est l'organisation armée illégale et Sinn Fein l'aile politique légale. L'origine de ces deux organisations remonte à la guerre d'indépendance qui précéda et suivit la partition de l'Irlande en 1921, qui créa une République d'Irlande indépendante, à majorité catholique, tandis qu'une partie de l'ancienne province d'Ulster, ce qu'on appelle aujourd'hui l'Irlande du Nord, dont la population était en majorité protestante, était unie à la Grande-Bretagne au sein du Royaume-Uni.

$$n2L'Ordre d'Orange est un ordre maçonnique protestant fondé en 1795 en l'honneur du prince hollandais Guillaume d'Orange qui, un siècle auparavant, avait mis fin au règne du roi Catholique Jacques II en Irlande et imposé la suprématie de la minorité protestante du Nord, originaire d'Angleterre et d'Écosse. Chaque été, cet ordre célèbre les faits d'armes des armées orangistes par des marches spectaculaires au caractère quasi militaire. Mais surtout, l'Ordre d'Orange joue le rôle de courroie de transmission occulte de la bourgeoisie protestante. Aujourd'hui on retrouve ses hommes à tous les postes clés des deux principaux partis unionistes, c'est-à-dire partisans, en théorie du moins, du maintien de l'Irlande du Nord dans le Royaume-Uni.