Zimbabwe - Le régime de Mugabe face à la classe ouvrière

Print
Novembre 1996

Le Zimbabwe est l'un des rares pays d'Afrique dont le régime, celui du président Robert Mugabe, soit directement issu des mouvements nationalistes radicaux de l'époque de la décolonisation. C'est aussi l'un des derniers pays d'Afrique dont les dirigeants usent encore d'un langage "socialiste" hérité de ce passé, même si c'est pour couvrir une politique tout aussi dévouée au intérêts du capitalisme que celle de leurs collègues des pays voisins.

Ce langage ne trompe d'ailleurs plus grand monde, et depuis longtemps déjà. En tout cas, il ne trompe pas la classe ouvrière du Zimbabwe, comme l'a montré une fois de plus, à la fin août, la grève générale des 150 000 fonctionnaires du pays qui a paralysé tous les services publics et administratifs pendant 16 jours. Face à la mobilisation et à la détermination des grévistes, Mugabe a d'ailleurs dû renoncer, pour un temps, aux méthodes musclées de son régime et satisfaire une partie des revendications salariales sur lesquelles avait démarré le mouvement.

Depuis 1991, la classe ouvrière du Zimbabwe s'est battue à plusieurs reprises contre les mesures d'austérité de plus en plus dures que Mugabe tente de lui imposer dans le cadre des "plans d'ajustement structurels" dictés par les institutions financières internationales de l'impérialisme. D'année en année, les vagues de grèves se succèdent, sans que la politique répressive du régime semble parvenir à étouffer la résistance ouvrière. La grève générale des fonctionnaires de cet été, la première du genre à ce jour, constitue une nouvelle manifestation de cette résistance, et sans doute pas la dernière.

Mais cette résistance s'inscrit également dans une tradition de luttes sociales de la classe ouvrière qui remonte aux tout premiers jours de l'indépendance, lorsque le "socialiste" Mugabe dévoila son vrai visage aux masses pauvres du Zimbabwe.

Le compromis entre Mugabe et l'impérialisme

Avec une superficie équivalente aux trois quarts de celle de la France et une population de 11 millions d'habitants, le Zimbabwe se trouve enclavé au nord de l'Afrique du sud, séparé de l'Océan indien par le Mozambique. Malgré ce manque de débouché maritime, les richesses naturelles du pays en ont fait le deuxième pays producteur de produits manufacturés en Afrique sub-saharienne, derrière l'Afrique du sud.

Contrairement à la plupart des colonies africaines de l'empire britannique, qui accédèrent à l'indépendance dans les années soixante, ce fut un régime raciste blanc qui prit le pouvoir au Zimbabwe (qu'on appelait alors Rhodésie) en 1965, sous la direction du Premier ministre Ian Smith, pour s'opposer au processus de décolonisation. Pendant un temps, malgré des sanctions économiques symboliques, Ian Smith bénéficia de la complicité des puissances impérialistes qui virent en lui une option possible pour maintenir leur présence dans cette partie de l'Afrique. Mais Smith ne tarda pas à être menacé par la montée des mouvements nationalistes radicaux, alimentée par la version particulière d'apartheid qu'il avait mise en place. Cela poussa l'impérialisme à s'orienter alors vers la recherche d'interlocuteurs dans les rangs nationalistes en vue de compléter le processus de décolonisation. Le rapport des forces lui imposa de traiter avec les dirigeants de la guérilla, conduisant, en 1979, à la signature du protocole de Lancaster House sous l'égide de Margaret Thatcher. L'année suivante, la Rhodésie devint indépendante sous le nom de Zimbabwe.

L'homme fort du nouveau régime était Robert Mugabe, le leader du plus important des deux mouvements de guérilla nationaliste, la ZANU (Union nationale africaine du Zimbabwe). Dans la période précédente, Mugabe avait choisi de rechercher l'aide de la Chine et son "socialisme" était calqué sur celui des dirigeants de Pékin. Il consistait à mobiliser les masses pauvres au service d'une politique visant à construire un Etat et une économie nationaux capables d'asseoir solidement la position privilégiée de la petite bourgeoisie noire. Ce "socialisme"-là convenait parfaitement au nationalisme de Mugabe, mais il n'avait bien entendu rien à voir avec le programme socialiste, ni avec la défense des intérêts des masses pauvres. D'ailleurs, à peine Mugabe arrivé au pouvoir, le radicalisme suggéré par son langage "socialiste" disparut du jour au lendemain, effacé par la mise en application du protocole de Lancaster House qu'il avait lui-même signé.

Ainsi, si le parlement sorti des élections de février 1980 comportait pour la première fois 80 députés africains (dont 57 représentants de la ZANU), il comptait aussi 20 politiciens blancs, élus par les colons européens, dont Ian Smith lui-même et nombre de ses plus proches collaborateurs, tous impliqués dans les tortures et les massacres perpétrés au cours des sept ans de guerre menée contre la guérilla. Quant au nouveau gouvernement, on y retrouvait le ministre des Finances du gouvernement de Ian Smith ainsi que le leader de l'organisation des grands propriétaires agricoles blancs ! Et si, conformément au protocole de Lancaster House, Mugabe finit par mettre fin aux avantages constitutionnels accordés à la minorité blanche, en 1987... ce fut à sa manière, en remplaçant les députés élus par les colons européens par d'autres nommés directement par Mugabe lui-même !

Mais, de toute façon, derrière les visages noirs des nationalistes qui dominaient désormais le gouvernement et le parlement, l'appareil d'Etat restait le même, au service des mêmes intérêts, des mêmes exploiteurs, constitué des mêmes individus qui avaient mené une répression implacable contre les masses pauvres, pour les empêcher d'apporter l'aide humaine et matérielle sans laquelle la guérilla nationaliste n'aurait jamais survécu.

D'après le protocole de Lancaster House, l'armée raciste de Smith devait former le noyau central de la nouvelle armée, tandis que les soldats de la guérilla, qui avaient été rassemblés dans quatorze camps répartis à travers tout le pays, devaient fournir le gros de ses troupes. En fait, une partie de la guérilla, sans doute jugée trop proche de la population pauvre et donc incontrôlable, fut soigneusement écartée. Mais surtout, bien que cela ne soit pas explicitement prévu par le protocole de Lancaster House, Mugabe nomma comme chef suprême des armées le général Peter Walls, qui avait dirigé les opérations de l'armée rhodésienne contre la guérilla. Il en alla de même pour la police qui conserva en plus les pouvoirs d'exception que lui avait donnés l'administration coloniale en 1964, pouvoirs qui autorisaient, par exemple, les détentions arbitraires jusqu'à un maximum de trente jours !

Quelques heures après les élections, Mugabe consacra une partie de son "discours de victoire" à la radio à ses intentions concernant les avoirs capitalistes, ceux de la bourgeoisie blanche comme ceux des multinationales : "Nous reconnaissons que la structure économique de ce pays est une structure capitaliste et que nos idées doivent partir de cette réalité. Il n'est pas question pour nous de nous immiscer dans les affaires de la propriété privée, des exploitations agricoles (...), du secteur minier ou du secteur industriel. Les modifications ne pourront se faire que graduellement". Mugabe ne faisait que résumer ainsi le chapitre du protocole de Lancaster House qui traitait de la propriété capitaliste. Il y était spécifié, entre autres, que pour les dix années à venir, les avoirs capitalistes seraient intégralement protégés et que, par la suite, ces avoirs ne pourraient être repris en main par le régime que sous la forme d'un rachat en bonne et due forme. Il n'était plus question des engagements pris par Mugabe lui-même, à peine deux ans plus tôt, lorsqu'il avait promis que son premier geste, une fois au pouvoir, serait de nationaliser toutes les banques étrangères. Et si, dans les années qui suivirent, le secteur public s'accrut considérablement, ce ne fut pas par la nationalisation des grandes entreprises les plus florissantes, mais parce que l'Etat finança le développement de nouveaux secteurs d'activités ou parce qu'il racheta les actions de nombreuses entreprises existantes en difficulté comme ce fut le cas, par exemple, pour les mines de charbon que leurs propriétaires menaçaient de fermer parce qu'ils les jugeaient trop petites pour être rentables.

Si le contrôle exercé par les multinationales sur l'économie a en partie changé de forme, il reste tout aussi étroit que par le passé. Le système bancaire, par exemple, est toujours dominé par deux grandes banques britanniques, la Standard Chartered et Barclays. Sans doute l'essentiel du secteur minier est-il passé aux mains de l'Etat, en tant que propriétaire ou actionnaire majoritaire. Mais, pour ne prendre qu'un exemple, la plus grande entreprise minière du pays, la Wankie Colliery, qui est contrôlée par l'Etat, continue néanmoins à être gérée par son principal actionnaire minoritaire et ancien propriétaire, le géant sud- africain Anglo-American. Et surtout, ce sont quatre multinationales (Anglo-American, Union Carbide, RTZ et Lonrho) qui contrôlent à elles seules la quasi-totalité du traitement des minerais, une activité bien plus profitable que l'extraction.

Le groupe britannique Lonrho offre un exemple frappant de ce que sont devenues les multinationales qui étaient implantées au Zimbabwe avant l'arrivée au pouvoir de Mugabe. Depuis sa fondation en 1909 jusqu'en 1961, les activités de ce groupe, dont le nom est une contraction de London and Rhodesian Mining and Land Company, furent exclusivement limitées à l'ancienne Rhodésie. C'était un symbole du colonialisme britannique et fut, au temps colonial, en tant que tel, l'une des cibles privilégiées de Mugabe. Aujourd'hui, l'empire de Lonrho s'étend à tous les continents. Et au Zimbabwe même, il s'est diversifié pour inclure, en plus de ses sphères d'activités traditionnelles agricoles et minières, la vente d'automobiles et de camions, la construction d'autobus, le bâtiment, le textile, l'immobilier, etc.

Dans le domaine de la propriété foncière, il en alla de même que dans celui des biens de l'industrie capitaliste. Encore en 1978, Mugabe avait promis de "nationaliser toute la terre, à commencer par les 400 000 hectares appartenant à des sociétés étrangères comme Lonrho". Mais le protocole de Lancaster House accordait aux propriétaires terriens les mêmes protections qu'aux capitalistes de l'industrie. Il y était spécifié qu'en cas d'expropriation, chaque mètre carré de terrain devrait être racheté à son ancien propriétaire blanc. Il définissait par ailleurs une zone de 1,1 million d'hectares de propriétés européennes, qui pourraient être ainsi rachetées pour y installer 18 000 familles africaines. Mais il ne prévoyait rien pour les centaines de milliers d'hommes et de femmes "déplacés" qui avaient été entassés dans les prétendus "villages protégés" de Smith pour les empêcher de venir en aide aux forces de la guérilla. Il ne prévoyait pas non plus de fournir de meilleures terres aux millions de paysans qui survivaient à peine sur les arides "terres tribales".

Par la suite, le régime de Mugabe n'a cessé de proclamer sa volonté de racheter des terres cultivables pour y installer les paysans sans terre. Mais depuis 1980, seules 60 000 familles ont été installées sur 3 millions d'hectares, alors que les 4 500 exploitations agricoles commerciales, qui appartiennent pour l'essentiel à des propriétaires blancs ou à des multinationales, couvrent un total de 12 millions d'hectares, soit 70 % de la terre arable. Il est vrai qu'en 1990, le gouvernement a fait voter une loi autorisant l'Etat à organiser le rachat forcé de près de la moitié des terres qui appartiennent encore aux gros exploitants blancs, à des prix fixés par le gouvernement. Mais à ce jour, cette loi est restée lettre morte, mis à part un certain nombre de scandales impliquant des dirigeants de la ZANU, dont quelques ministres, qui s'étaient servis de cette loi pour faire eux-mêmes main basse sur des terres en les rachetant pour une bouchée de pain.

Les nationalistes se retournent contre la classe ouvrière

Au temps de la guérilla, la ZANU était surtout implantée dans les régions rurales proches des frontières du Mozambique. Ce n'est qu'en 1977 que ses dirigeants cherchèrent à établir une présence politique dans les villes. De cette préoccupation naquit la ZCTU (Confédération des syndicats du Zimbabwe), dont le principal objectif était, non pas de créer une base ouvrière pour les nationalistes en développant le mouvement syndical, mais au contraire d'attirer vers la ZANU des dirigeants syndicaux connus.

Aux élections de 1980, le programme de la ZANU promettait de façon très explicite "la liberté de parole, d'assemblée, d'association, de manifestation, de rassemblement et de grève". Mais une fois au pouvoir, Mugabe se garda bien d'abolir le code du travail institué par Ian Smith, l'Industrial Conciliation Act une loi honnie qui enfermait les travailleurs et les syndicats dans un carcan inextricable de procédures de conciliations obligatoires, au point qu'il était pratiquement impossible de faire grève sans tomber sous le coup du code pénal.

La popularité de la ZANU dans les classes pauvres, et en particulier dans la classe ouvrière, reposait en grande partie sur l'espoir de pouvoir enfin régler leur compte aux sbires du régime Smith, mais aussi de se retrouver dans un meilleur rapport de forces face aux patrons. Une semaine à peine après l'élection de Mugabe, une grande vague de grèves éclata, partant de la banlieue de la capitale Harare pour s'étendre très rapidement à tout le pays. Pour l'essentiel, les revendications des grévistes portaient sur les salaires et sur le racisme de l'encadrement. Dans la plupart des cas, les grévistes se passèrent des syndicats en place, auxquels ils ne faisaient aucune confiance dans la mesure où ils avaient de fait donné leur caution à l'Industrial Conciliation Act. Ils leur substituèrent leurs propres comités de travailleurs élus, chargés de présenter leurs revendications, non pas aux patrons, mais la plupart du temps directement à la ZANU. Pendant les premières semaines, les illusions dans la volonté de la ZANU de défendre les intérêts de travailleurs étaient telles qu'il suffisait souvent, pour mettre fin à une grève, qu'un membre de la ZANU ou du gouvernement promette de venir discuter en personne des revendications devant l'assemblée générale des travailleurs.

Après un mois de cette agitation, Mugabe décida de recourir à d'autres moyens que la conciliation pour y mettre fin. En mars, l'armée et la police furent envoyées contre les mineurs de la Wankie Colliery et contre les travailleurs de la canne de Hippo-Valley, deux entreprises appartenant à l'Anglo-American. Des grévistes furent arrêtés et emprisonnés pour infraction à l'Industrial Conciliation Act. Début mai, plusieurs grévistes furent abattus par les gardes armés d'une mine appartenant au groupe RTZ, sans que le gouvernement réagisse. Puis, pour la première fois, Mugabe eut recours aux bonnes vieilles méthodes de l'époque Smith : les mille grévistes d'une entreprise de transport britannique, la Swift Transport Company, furent licenciés avec son appui sans autre forme de procès. La propagande gouvernementale entreprit alors de condamner par avance tout mouvement gréviste important, sous prétexte qu'un pays en voie de développement comme le Zimbabwe "ne pouvait pas se le permettre", tout en lâchant un peu de lest avec l'introduction, en juillet, d'un salaire minimum garanti. Peu après, la radio officielle se lança dans une virulente campagne de propagande accusant les grévistes de s'être laissés "manipuler par de petits groupes cherchant à semer le désordre dans notre Etat populaire".

Par la suite, le recours aux arrestations, emprisonnements et à la violence policière devint systématique. Mais il fallut au régime encore 19 mois de cette politique répressive et la défaite spectaculaire d'une grève des conducteurs de bus, en mars 1992, pour que la vague de grèves finisse par retomber.

Entre temps, le régime s'était fixé comme tâche de mettre en place des instruments destinés à resserrer son contrôle sur la classe ouvrière. Pour ce faire, Mugabe bénéficia d'ailleurs des conseils et des subsides d'une foule d'organisations américaines "spécialisées", en particulier de l'agence africaine de l'AFL-CIO. Dans un premier temps, les comités de travailleurs qui s'étaient créés pendant la vague de grèves furent institutionnalisés et on leur imposa des règles de fonctionnement officielles. On leur assigna la tâche de discuter avec l'encadrement des griefs des travailleurs (à l'exclusion des problèmes de salaire et, en général, des conditions de travail), mais surtout de "promouvoir un climat stable, de bonnes relations entre employeurs et employés, et la résolution des problèmes et des conflits par la conciliation ; de veiller à la productivité en favorisant la stabilité et la confiance à l'intérieur de l'entreprise ; de coopérer avec les syndicats pour s'assurer, le cas échéant, que les accords de branche ou la législation en vigueur étaient bien appliqués". En d'autres termes, le rôle des comités de travailleurs ainsi officialisés se réduisait à celui de courroies de transmission d'appareils syndicaux qui n'avaient plus assez de crédit auprès des travailleurs pour pouvoir les encadrer.

En même temps, la ZANU faisait pression sur tous les syndicats pour qu'ils rejoignent sa propre confédération, le ZCTU, recourant parfois à la violence pour briser les résistances. L'appareil judiciaire, la police, et même la nouvelle police secrète du régime, le CIO, furent tout à tour utilisés pour faire taire les opposants.

Toute cette politique reçut sa consécration officielle avec le vote, en 1985, du nouveau code du travail (LRA), destiné à remplacer l'Industrial Conciliation Act de Smith. En réalité, le nouveau code n'est pas très différent de l'ancien : par exemple, comme dans le cas de l'ICA, toute infraction au LRA était considéré comme un délit pénal ; comme l'ICA, il imposait aux syndicats de déposer la liste de leurs adhérents et d'obtenir l'agrément des autorités pour avoir le droit d'opérer légalement ; il prévoyait un arbitrage obligatoire en cas de conflit et des procédures complexes pour traiter des revendications, rendant pratiquement impossible de faire grève légalement. Non seulement la plupart des dispositions du nouveau code étaient encore plus restrictives que celles de l'ancien, mais en plus il donnait au régime la haute main sur les salaires, dorénavant fixés par les ministères, secteur par secteur, sans possibilité pour les syndicats de négocier quoi que ce fût, tandis qu'il institutionnalisait le monopole syndical de la ZCTU.

Et c'est ainsi que fut parachevé le programme de la ZANU pour la classe ouvrière, programme qui fut résumé à l'époque de la façon suivante par Zimbabwe News, le journal de la ZANU : "Les ouvriers et les paysans... doivent comprendre que le socialisme ne peut être atteint que par un dur travail. L'augmentation de leur niveau de vie ne peut pas être obtenue sur la base de la paresse ou du laisser-aller... Cela nous amène inévitablement à la conclusion que la coopération entre employeurs et employés est indispensable à l'activité économique du pays." En dehors, bien sûr, de la référence au "socialisme", ni Margaret Thatcher ni Ian Smith n'auraient trouvé à redire à un tel programme.

La résistance de la classe ouvrière

Au milieu des années quatre-vingt, les organismes internationaux de prêt agissant pour le compte des banques impérialistes commencèrent à accroître leur pression sur les pays du Tiers monde. Des plans dits d'"ajustement structurel" furent mis en place par les conseillers du FMI et de la Banque mondiale, de manière à tirer de ces économies, c'est-à-dire des classes pauvres, de quoi continuer à alimenter le flot d'argent destiné aux coffres des prêteurs occidentaux, au titre de l'intérêt de la dette. Grâce à quoi les bourgeoisies du Tiers monde eurent l'occasion d'apprendre quelques tours supplémentaires leur permettant de s'enrichir au passage, tout en rendant service à leurs commanditaires occidentaux.

Le régime de Mugabe résista à ces pressions un peu plus longtemps que la plupart des autres Etats africains. Mais en 1989, il céda, par un tournant brutal visant à privilégier les industries d'exportation. Les compagnies étrangères furent autorisées à rapatrier une part plus importante de leurs profits et les entreprises exportatrices reçurent des subventions de l'Etat.

Mais ce n'était qu'un premier pas. En 1991, fut introduit un "plan d'ajustement structurel". Le dollar zimbabwéen fut dévalué par rapport au dollar américain pour le rendre plus attractif aux entreprises étrangères. Les dépenses de l'Etat furent réduites, provoquant une réduction de la production manufacturière ainsi qu'une première vague de licenciements massifs.

La plaie de la dérégulation frappa à son tour le pays. En 1993, par exemple, les réglementations sur le marché des céréales, des oléagineux, du boeuf et du coton qui remontaient à l'époque coloniale et assuraient une certaine régulation du prix des produits de consommation courante furent abolies, et avec elles les subventions de l'Etat à de nombreux produits alimentaires de base, réduisant de façon dramatique le niveau de vie des couches les plus pauvres de la population. Mais, bien sûr, la dérégulation est une mesure à sens unique, destinée à défendre les intérêts des riches. C'est ainsi que, pendant que le Zimbabwe devait supprimer tous ses contrôles à l'importation pour satisfaire aux exigences du GATT, permettant, par exemple, aux filiales locales de firmes britanniques d'importer à grands frais des machines de Grande-Bretagne plutôt que de les acheter sur place, l'agriculture du pays subit un revers sérieux lorsque les Etats-Unis, au contraire, décidèrent de resserrer leur réglementation sur les quotas d'importation du tabac, limitant ces importations à 25 % de la consommation américaine annuelle. Cette décision bafouait ouvertement les accords du GATT, mais les protestations des autorités de Harare ne faisaient évidemment pas le poids face à Washington.

De nouveaux gadgets pour attirer les capitaux étrangers furent introduits : on créa, par exemple, des zones réservées aux activités d'exportation, où les investisseurs étrangers étaient dispensés d'impôts pendant cinq ans et pouvaient de surcroît ignorer l'essentiel de la législation du travail. Dans la réalité, d'ailleurs, ces zones n'attirèrent que fort peu d'investissements nouveaux. La plupart des entreprises qui s'y implantèrent venaient en fait d'autres régions du pays pour pouvoir profiter, moyennant un changement de raison sociale, des avantages que leur offrait l'Etat grâce évidemment à des dessous de table judicieusement distribués à des responsables tout disposés à fermer les yeux.

La réduction des dépenses de l'Etat a eu des conséquences plus dramatiques. L'obligation faite aux malades de payer pour tous les soins médicaux a privé une grande partie de la population de tout accès aux soins ce qui est une catastrophe dans un pays qui a l'une des plus fortes proportions d'individus séropositifs et de malades du sida de toute l'Afrique. Les réductions budgétaires commencent aussi à avoir des conséquences au niveau des aspects les plus élémentaires de l'hygiène sociale : à Harare, par exemple, la principale usine de retraitement des eaux est paralysée faute de crédits pour en assurer l'entretien et les égouts se déversent tels quels dans le lac Chivero qui alimente la ville en eau potable.

Tandis que la bourgeoisie locale goûte aux joies de la nouvelle Bourse d'Harare, le code du travail a été modifié de manière à simplifier les procédures d'embauche et de licenciement individuel, et à faciliter les plans de licenciements massifs. Résultat : selon les chiffres publiés par le gouvernement lui-même en juin dernier, 200 000 emplois ont disparu depuis 1991 et le taux de chômage atteint désormais les 45 %. Et encore ces statistiques officielles, déjà désastreuses, sont-elles probablement loin de la vérité : en 1995, une étude universitaire évaluait le taux de chômage à 50 % sur l'ensemble du pays et à 70 % à Harare même.

Pour affaiblir la résistance de la classe ouvrière, le gouvernement a privé les fonctionnaires de leurs droits syndicaux tout en mettant fin au monopole syndical de la ZCTU dans le reste de l'économie et en supprimant l'obligation des négociations collectives. Mais si ces mesures ont amené la ZCTU à prendre ses distances vis-à-vis du régime, elles n'ont pas entraîné un regain de combativité de la part de ses dirigeants.

Alors que les bureaucraties syndicales se sont accommodées de ces attaques en règle, les travailleurs les ont pour leur part combattues pied à pied. De nombreuses grèves isolées se sont soldées, il est vrai, par le licenciement de tous les grévistes. Ce fut le cas, par exemple en 1992, des 4 000 travailleurs de la canne en grève contre la réduction des horaires à la plantation Triangle Estate ou, plus récemment, des 5 000 employés de la banque Standard Chartered, licenciés pour avoir fait grève sur les salaires. Mais cela n'a pas empêché le pays de connaître de nouvelles vagues de grève. De la fin 1993 au milieu de l'année 1994, il y a eu des grèves chez les postiers, aux télécoms, dans les banques, les hôpitaux et même dans les entreprises de sécurité. Fin 1994, c'était le tour des travailleurs du bâtiment, qui se sont remis en grève au cours de l'été 1995. Et ce ne sont là que quelques exemples parmi d'autres, auxquels est venue s'ajouter la grève des fonctionnaires de cet été.

Un rôle vital pour la classe ouvrière africaine

Aujourd'hui, l'Afrique s'enfonce dans la barbarie, à cause du pillage de ses richesses, à la fois par le marché capitaliste et par la bourgeoisie locale. Des régions entières du continent, du Libéria au Zaïre, en passant par la Sierra Leone, le Soudan et le Burundi sombrent dans une guerre civile permanente, entretenue par la pauvreté engendrée par le pillage impérialiste. Partout, des pans entiers de populations sont contraints à la fuite pour échapper à la guerre.

Dans les pays qui ont été jusqu'ici relativement épargnés, comme c'est le cas du Zimbabwe, les rares services sociaux offerts par les Etats sont en train d'être démantelés pour faire des économies. Les quelques industries de base que contrôlaient ces Etats et qui fournissaient une armature à l'économie locale, sont vendues aux enchères à des prix dérisoires aux multinationales, ou démantelées au nom de la même logique de restructuration en fonction des profits que nous ne connaissons que trop bien en France. Entre temps, les "plans d'ajustement structurel" sont devenus le véhicule de la rapacité des bourgeoisies locales, qui ont trouvé là le moyen d'augmenter leurs propre pillage sous couvert des exigences du marché mondial.

Tous ces facteurs font que l'Afrique s'appauvrit de jour en jour, relativement aux pays riches et en termes absolus. Sa population s'enfonce de plus en plus dans la misère, souvent dans la famine et toujours dans le désespoir. Cela conduit à la formation de nouvelles poudrières ethniques ou à la réactivation de vieilles rancoeurs, y compris dans des pays qui étaient encore relativement prospères, pour autant que ce mot ait un sens en Afrique, il y a à peine une ou deux décennies. Et ces poudrières pourraient bien engendrer d'autres guerres civiles, pour satisfaire les ambitions de quelque politicien devenu chef de guerre pour les besoins de la cause.

Les nationalistes qui s'opposaient aux vieilles puissances coloniales à l'époque de la décolonisation ont depuis longtemps révélé leur faillite politique en rejoignant tous, d'une façon ou d'une autre, tôt ou tard, le petit monde des exploiteurs qui saignent les populations à blanc à l'ombre du marché impérialiste mondial. Et parce que ce sont ces nationalistes qui se sont portés à la tête des masses pauvres d'Afrique, en profitant du fait que les antagonismes sociaux étaient en partie masqués par la domination coloniale, ces masses pauvres n'ont pas pu renverser l'ordre social en se servant de la puissance explosive qu'avaient engendrée dans leur rang des décennies d'exploitation coloniale.

La puissance explosive de la domination coloniale a pu être désamorcée par la bourgeoisie impérialiste par l'entremise des organisations nationalistes. Mais la perpétuation du système impérialiste a accumulé bien d'autres matériaux explosifs depuis lors. La concentration urbaine qui s'est produite au cours des dernières décennies rend les inégalités sociales plus tangibles, mais elle est susceptible, aussi, de donner aux masses pauvres des moyens supplémentaires. En outre, les enjeux sociaux ne sont plus occultés par la domination coloniale et il n'y a plus de place pour les illusions sur lesquelles s'appuyaient les nationalistes il y a trente ans. La seule perspective qui s'offre aux masses pauvres est une perspective de classe, celle de la révolution sociale.

Dans la période à venir, c'est aux classes ouvrières des pays d'Afrique que revient le rôle d'incarner cette perspective, en luttant pour un programme prolétarien. Un tel programme devrait viser à unifier le prolétariat d'Afrique en une seule classe, au-delà des divisions artificielles créées par les Etats et les frontières hérités de l'époque coloniale. Il chercherait à intégrer la lutte du prolétariat africain à celle du prolétariat mondial, en joignant ses forces à celles des classes ouvrières des pays riches dans le combat contre l'exploiteur commun, la bourgeoisie impérialiste. Enfin, il viserait à réorganiser l'économie africaine dans son ensemble sur une base socialiste, c'est-à-dire en y supprimant la propriété privée des moyens de production et en l'intégrant à une économie socialiste planifiée à l'échelle mondiale.

Les militants qui défendent un tel programme sont peu nombreux en Afrique, comme dans le reste du monde. Mais le dynamisme, la capacité de résistance et de mobilisation et la force collective dont a su faire preuve la classe ouvrière africaine dans les pays relativement industrialisés comme le Zimbabwe, l'Afrique du Sud, le Nigéria, etc., pourraient fournir à de tels militants un levier d'une puissance considérable pour faire gagner très rapidement du crédit au programme de la révolution prolétarienne. Le mélange des populations africaines, résultat du caractère artificiel des frontières et des mouvements de migration forcée, ne pourrait qu'aider un tel programme à se répandre rapidement à travers tout le continent. Ce programme offrirait, en tout cas, la seule voie crédible qui s'ouvre aujourd'hui aux masses pauvres d'Afrique pour mettre fin à la chute catastrophique du continent tout entier vers la barbarie. (23 octobre 1996)