Capitalisme et mondialisation

Print
14 mars 1997

Ceux qui nous parlent de la mondialisation comme d'une nouvelle phase d'expansion du capitalisme, d'une nouvelle chance pour l'humanité qui permettra, après une période certes difficile à passer, de connaître une nouvelle ère de prospérité mieux répartie à l'échelle du monde, créent un nouveau terme pour faire passer une marchandise frelatée. Car tel n'est pas l'avenir que le capitalisme nous réserve.

Mais si l'on veut dire par ce terme de mondialisation que le capital s'internationalise, que son activité dépasse les frontières nationales et qu'il tisse des liens par dessus les frontières, c'est vrai.

Mais c'est une banalité.

Car ce n'est pas d'aujourd'hui que le capitalisme a mis en relation des hommes de tous les continents, relations d'échange, relations de violence, relations d'exploitation.

La base internationale du développement capitaliste

En effet le capitalisme, sous sa forme marchande, s'est dès le début développé sur une base internationale avant même de le faire dans un cadre national. Il est parti à la découverte de nouvelles terres, bien avant de piller un nouveau continent, l'Amérique, et c'est par l'exploitation forcenée de populations entières aux quatre coins du monde que la bourgeoisie européenne a pu accumuler les capitaux qui permirent ensuite son développement industriel.

Voilà comment Marx décrivait, il y a près d'un siècle et demi, l'origine du capital industriel :

"La découverte des contrées aurifères et argentifères de l'Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l'Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d'accumulation primitive qui signalent l'ère capitaliste à son aurore."

Le véritable développement du capitalisme, le capitalisme industriel, ne s'effectua qu'à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle en Angleterre puis dans un nombre limité de pays européens. Et d'emblée la possession de débouchés extérieurs et de sources d'approvisionnement en matières premières eut une importance considérable pour le développement du capitalisme industriel. L'Angleterre ruina l'artisanat indien dont la production de cotonnades était florissante pour pouvoir écouler les produits de son industrie textile et transforma la province du Bengale en monoproductrice de jute, matière première pour l'industrie anglaise.

Monoproductrice n'est pas le terme exact, puisque la Compagnie anglaise des Indes orientales y avait déjà développé la culture de l'opium qu'elle exportait en Chine.

Lorsque, au XIXe siècle, la Chine interdit le commerce de l'opium qui devenait un drame social, l'Angleterre répondit à cette interdiction par une intervention militaire. En 1841, Canton et d'autres ports furent bombardés, des centaines de Chinois massacrés et l'Angleterre arracha à la Chine l'île de Hongkong et lui imposa l'ouverture au commerce de quatre ports dont Canton et Shangaï. A partir de 1857, de nouvelles expéditions militaires, menées en commun par les Anglais et les Français et couronnées par le glorieux fait d'armes de la mise à sac du Palais impérial de Pékin, obligèrent la Chine à accepter le libre commerce de l'opium, l'ouverture de tout le pays au commerce européen, ainsi que le droit pour les missions chrétiennes d'acquérir des terres dans le pays.

Les puissances européennes imposaient par les armes la liberté de leur commerce, ce qui est un bon exemple de mondialisation avant le mot.

Le capitalisme a transformé le monde

L'Angleterre était de loin la première puissance capitaliste au milieu du XIXe siècle : avec 2 % de la population mondiale, elle assurait 40 à 45 % de la production manufacturière mondiale ! La mondialisation s'opérait sous sa domination.

L'extension de la révolution industrielle, tout au long du XIXe siècle, transforma les autres pays d'Europe occidentale en nations capitalistes se développant à l'abri de leurs frontières, protégées des autres par des barrières douanières, tout en se livrant entre elles, à l'extérieur, une guerre commerciale féroce.

Dès 1848, Marx résumait cette évolution du capitalisme, dans le Manifeste communiste :

"Ce qui distingue l'époque bourgeoise de toutes les précédentes, c'est le bouleversement incessant de la production, l'ébranlement continuel de toutes les institutions sociales". "Poussée par le besoin de débouchés toujours plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit toute la surface du globe. Partout elle doit s'incruster, partout il lui faut bâtir, partout elle établit des relations. En exploitant le marché mondial, la bourgeoisie a donné une forme cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand regret des réactionnaires, elle a dérobé le sol national sous les pieds de l'industrie."

"L'ancien isolement et l'autarcie locale et nationale font place à un trafic universel, une interdépendance universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l'est pas moins des productions de l'esprit."

L'impérialisme, "stade suprême du capitalisme" depuis un siècle

A l'aube du XXe siècle, l'impérialisme renforça considérablement l'internationalisation du capital, et donna au capitalisme des aspects très semblables à ceux d'aujourd'hui.

La dictature du capitalisme financier

Lénine écrivait en 1915, au cours de la Première Guerre mondiale :

"Le "souverain" actuel, c'est déjà le capital financier, qui est particulièrement mobile et souple, dont les fils s'enchevêtrent, et dans chaque pays et au plan international, qui est anonyme et n'a pas de rapports directs avec la production, qui se concentre avec une facilité remarquable et qui est déjà extrêmement concentré, car quelques centaines de milliardaires et de millionnaires tiennent positivement entre leurs mains le sort actuel du monde entier."

Et dans son ouvrage "L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme", écrit l'année suivante, il définit ainsi l'impérialisme :

"L'impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s'est affirmée la domination des monopoles et du capital financier ; où l'exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan ; où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s'est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes".

La dictature des marchés financiers n'est donc certainement pas une nouveauté.

Le monde entier partagé

Pour assurer des débouchés à leurs marchandises, pour avoir le contrôle des sources de matières premières, pour exporter leur surplus de capitaux et tirer profit de la surexploitation d'une main-d'oeuvre quasi gratuite, les pays européens les plus industrialisés s'étaient en effet lancés entre 1870 et 1900 dans une course à la conquête coloniale. En quelques dizaines d'années les principaux pays impérialistes se partagèrent littéralement la planète.

Et au début du XXe siècle, ce partage du monde était bel et bien achevé. Et c'est bien pour cela, parce que le monde entier était partagé, qu'il y a eu deux guerres mondiales visant au repartage du monde de la part de ceux des impérialistes arrivés trop tard pour participer suffisamment à leur gré à la curée.

A l'époque, la dépendance prit la forme de la colonisation. Mais, dès ses débuts, l'impérialisme exerça aussi sa domination sous d'autres formes.

Citons à nouveau Lénine : "le capital financier est un facteur si puissant, si décisif,(...), dans toutes les relations économiques internationales, qu'il est capable de se subordonner et se subordonne effectivement même des Etats jouissant d'une complète indépendance politique."

C'est dire que les "investissements directs à l'étranger", comme les placements usuraires, ne sont vraiment pas des nouveautés mais caractérisent l'économie impérialiste depuis, au bas mot, un siècle. C'est par l'intermédiaire de ces prêts que le capital anglais et le capital français par exemple ont réduit l'Egypte à leur merci, que le capital anglais domina les pays d'Amérique latine y compris les plus riches d'entre eux, l'Argentine, le Brésil et l'Uruguay. Ou encore que le capital allemand s'assujettit la Turquie. Quant aux fameux emprunts russes, ils lièrent des années durant la Russie à l'Angleterre et à la France.

Une revue allemande, Die Bank affirmait en 1913 que "il n'y a pas dans tout le pays, une seule affaire qui donne, fût-ce approximativement, des bénéfices aussi élevés que la médiation pour le placement d'un emprunt étranger."

Si bien que Lénine constatait, en 1916, que "même lorsque la population est stagnante, que l'industrie, le commerce et les transports maritimes sont frappés de marasme, le "pays" peut s'enrichir par l'usure." Et il soulignait qu'il était impossible de faire une distinction en régime capitaliste entre placements productifs, dans l'industrie et le commerce, et placements spéculatifs consacrés aux opérations boursières et financières, tant les banques et les grands trusts combinaient intimement les deux types de placements.

Dès la fin du XIXe siècle, l'Angleterre tirait cinq fois plus de revenus de son capital placé à l'étranger que de son commerce extérieur, alors qu'elle était la première puissance commerciale du monde.

Cette immense puissance financière était déjà extrêmement concentrée à l'époque de Lénine puisque quatre Etats, l'Angleterre, la France, les Etats-Unis et l'Allemagne, possédaient ensemble "près de 80 % du capital financier mondial".

L'impérialisme n'a pas supprimé les contradictions du système, bien au contraire

L'impérialisme a donc poursuivi la "mondialisation" de l'économie depuis un siècle. Il l'a poursuivie à la façon capitaliste : concentration de richesse à un pôle, dépendance à l'autre. Cela n'a amené ni développement idyllique des forces productives, ni bien-être général pour l'humanité.

L'unification économique du monde sous l'égide du capital n'a pas supprimé la concurrence, la guerre économique. Au contraire, cette guerre économique a, depuis un siècle, le monde entier pour arène.

Elle n'a pas supprimé, non plus, les Etats nationaux. Elle les a subordonnés encore plus au grand capital.

L'impérialisme a considérablement renforcé la puissance des Etats, au service des trusts et contre les peuples. Intervenant de plus en plus massivement dans l'économie, pour aider par mille et un moyens, la bourgeoisie à s'approprier une part croissante des richesses produites, intervenant militairement parfois, ils sont devenus d'énormes machines bureaucratiques, voire policières et militaires.

Ce n'est pas le moindre paradoxe que plus l'impérialisme mondialise, plus il renforce sa domination sur les appareils d'Etat nationaux.

Une première guerre mondiale pour le repartage du monde

C'est en Europe que la contradiction entre les bases nationales étroites du développement capitaliste et la nécessité de se déployer dans l'arène mondiale est devenue particulièrement aiguë. La bourgeoisie anglaise et la bourgeoisie française et même les bourgeoisies belge et portugaise avaient résolu le problème en s'emparant de territoires coloniaux immenses, complètement disproportionnés par rapport à leur puissance économique réelle. L'Angleterre possédait en 1913 un empire colonial de 400 millions d'habitants s'étendant sur plus de 30 millions de kilomètres carrés (soixante fois la métropole). La France, elle, s'était emparée de plus de 10 millions de kilomètres carrés (20 fois la métropole).

Mais la bourgeoisie allemande, dont la puissance industrielle allait dépasser celle de ses rivales, s'était lancée avec retard dans la course aux colonies et n'avait réussi à conquérir qu'un peu plus de deux millions et demi de kilomètres carrés, le quart en surface des colonies de la France et moins du dixième de celles de l'Angleterre.

L'industrie allemande, alors la plus puissante du continent, ne pouvait que tenter de remettre en cause cette répartition. C'était une question de vie ou de mort pour elle, comme cela l'était pour les impérialistes nantis de ne pas se laisser dépouiller.

La Première Guerre mondiale qui en a résulté a été l'expression sanglante de la contradiction entre la mondialisation du capital et l'étroitesse de sa base nationale.

Et c'est tout un symbole que les soldats allemands, bombardés dans leurs tranchées par l'artillerie anglaise, pouvaient, à leur grande surprise, lire sur le culot de ceux des obus anglais qui n'avaient pas explosé : "licence Krupp", le nom du grand trust allemand de l'acier, qui recevait, via la Suisse, des redevances britanniques sur chaque obus fabriqué par les firmes anglaises dans les usines d'armements ! Ce n'est pas de la vraie et de la bonne mondialisation, cela ?

Les bases objectives de la corruption du mouvement ouvrier...

Lénine qualifiait l'impérialisme de "stade suprême du capitalisme" pour indiquer que celui-ci était entré dans la phase de sénilité de son développement.

La sénilité, ce n'est pas encore la mort, et Lénine écrivait clairement que le capitalisme était encore capable de développer la production malgré ses contradictions, qu'il pouvait développer telle ou telle branche de l'industrie, transformer tel ou tel pays.

Mais pour Lénine, l'essentiel n'était pas là. Son ouvrage, écrit en pleine guerre, était destiné aux militants révolutionnaires pour leur permettre de comprendre les causes profondes de la guerre mondiale et leur permettre de voir clair dans la politique des dirigeants réformistes qui monopolisaient alors la direction du mouvement ouvrier, en France, en Angleterre et en Allemagne.

Lénine expliquait le développement du réformisme au sein du mouvement ouvrier international par le caractère parasitaire de l'impérialisme qui tire des surprofits en pillant "le monde entier".

"On conçoit" écrivait-il plus tard, dans une préface à une réédition de son ouvrage "que ce gigantesque surprofit (car il est obtenu en sus du profit que les capitalistes extorquent aux ouvriers de "leur" pays), permette de corrompre les chefs ouvriers et la couche supérieure de l'aristocratie ouvrière. Et les capitalistes des pays "avancés" la corrompent effectivement : ils la corrompent par mille moyens, directs et indirects, ouverts et camouflés.

Cette couche d'ouvriers embourgeoisés ou de "l'aristocratie ouvrière", entièrement petits-bourgeois par leur mode de vie, par leurs salaires, par toute leur conception du monde, est le principal soutien de la IIe Internationale, et, de nos jours, le principal soutien social (pas militaire) de la bourgeoisie."

Et il ajoutait : "Si l'on n'a pas compris l'origine économique de ce phénomène, si l'on n'en a pas mesuré la portée politique et sociale, il est impossible d'avancer d'un pas dans l'accomplissement des tâches pratiques du mouvement communiste et de la révolution sociale à venir".

... et le pourrissement de toute la société

Le fait essentiel pour Lénine n'était pas que le capitalisme puisse encore durer malgré ses contradictions, mais bien plutôt qu'il était atteint d'une maladie mortelle pour la société.

En se débattant dans des contradictions insolubles et de plus en plus violentes, le capitalisme est de plus en plus parasitaire, il étouffe les possibilités de développement de l'humanité et il avait déjà conduit le prolétariat du monde à la boucherie de la Première Guerre mondiale.

Le mérite de Lénine par rapport à tous ceux, y compris ceux qui se prétendirent marxistes, voire le furent un temps avant de devenir social-démocrates, qui ont écrit sur l'impérialisme au début du siècle, c'est d'avoir su tirer jusqu'au bout les conclusions politiques de cette analyse.

Depuis cette époque, le capitalisme a bien sûr opéré d'autres transformations, il y a eu d'autres découvertes technologiques et des changements dans les productions.

Mais le fait essentiel est que le fonctionnement impérialiste entraîne le pourrissement de la société.

L'impérialisme, un danger mortel pour l'humanité

Lénine est mort en janvier 1924, avant que son analyse de la putréfaction du capitalisme au stade de l'impérialisme reçoive une confirmation plus horrible encore avec le cataclysme de la crise de 1929, qui eut comme conséquence l'apparition de la dictature du capital à l'état pur, dépouillée de tout trompe-l'oeil démocratique, sous la forme de la barbarie nazie.

La crise de 1929

Pourtant, quelques années auparavant, quelques mois même avant qu'éclate la crise économique de 1929 aux Etats-Unis, nombreux étaient ceux qui chantaient à nouveau les louanges du capitalisme, de sa croissance qu'ils prévoyaient illimitée et qui devait apporter la prospérité à tous.

L'"american way of life" était célébrée comme un modèle universel.

En janvier 1929, le nouveau président américain, Hoover, annonçait même comme proche le jour où "la malédiction de la misère serait bannie des Etats-Unis".

Et, quelques mois plus tard, en octobre 1929, c'était le krach boursier de New-York qui entraîna l'économie mondiale tout entière dans une crise d'une brutalité, d'une violence et d'une durée qu'on n'avait pas encore connues.

Tous les pays furent frappés les uns après les autres.

Le fascisme et la guerre

En Allemagne, la politique du grand capital consista à se servir du fascisme pour écraser la classe ouvrière et lui faire payer, par des prélèvements énormes sur son niveau de vie, de quoi faire tourner la grande industrie et en particulier l'industrie de guerre, afin de tenter, à nouveau, un autre partage du monde et en premier lieu de l'Europe.

L'humanité connut une Deuxième Guerre mondiale, parce que l'impérialisme a besoin de l'arène internationale pour survivre et que les Etats sont prêts pour cela à jeter des peuples entiers les uns contre les autres. La guerre, ce fut le produit de l'internationalisation du capital, sous sa forme la plus brutale.

Alors oui, cette période de l'entre-deux-guerres donne certainement à réfléchir sur les formes que peut prendre la mondialisation capitaliste. Elle peut donner à réfléchir sur l'agitation fiévreuse du milieu des années 20 qui donnait l'illusion d'un nouveau souffle du capitalisme, avec le développement de la production de masse des automobiles, avec les records enregistrés à la bourse et le développement d'une spéculation financière de plus en plus frénétique.

Evidemment l'histoire ne se répète pas sous la même forme. Mais depuis Lénine, on sait que la pourriture du système capitaliste est une gangrène pour toute la société, y compris pour le mouvement ouvrier lui-même, au sein duquel l'opportunisme avait déjà atteint, à l'époque, dans toute une série de pays, "sa pleine maturité", disait Lénine, qui ajoutait : il "l'a dépassée, et s'est décomposé en fusionnant complètement, sous la forme du social-chauvinisme, avec la politique bourgeoise".

La responsabilité des dirigeants socialistes et staliniens

Lénine écrivait ce texte, en 1916, à un moment sombre de l'histoire du monde, alors que rien ne pouvait laisser prévoir l'imminence de la révolution en Russie.

Quand il écrivait sur la décomposition que provoquait l'impérialisme dans le mouvement ouvrier et surtout parmi ses chefs, il parlait évidemment du rôle de la social-démocratie devenue "va-t-en guerre" dès le début de la boucherie mondiale, chaque parti social-démocrate du côté de sa propre bourgeoisie.

Dans une préface, plus tard, il faisait allusion au rôle contre-révolutionnaire des chefs sociaux-démocrates en 1917 en Russie, et en 1918-1919 en Allemagne où, en combattant la révolution allemande, ils isolèrent la révolution russe.

Bien sûr, il ne pouvait alors prévoir le rôle qu'ils allaient jouer en livrant, sous la République de Weimar, le prolétariat allemand à Hitler et aux bouchers national-socialistes. Ni le rôle qu'ils jouèrent pour paralyser la montée révolutionnaire des années 36 en France et en Espagne.

Il ne pouvait non plus prévoir le rôle pourrissant que joua l'impérialisme sur le processus de dégénérescence stalinienne et dont la répercussion fut, de fait, la social-démocratisation, telle que l'entendait Lénine, de tous, ou presque tous les partis communistes occidentaux issus de la Troisième Internationale.

C'est ce rôle de l'impérialisme qui a réduit le mouvement ouvrier organisé à la situation où il est aujourd'hui.

On peut vraiment dire que ce ne sont pas les réalisations de l'impérialisme dans ce siècle, sa puissance ou sa stabilité économique, qui ont assuré sa pérennité.

Non ! C'est ce processus de corruption du mouvement ouvrier occidental qui lui a permis de faire face à tous les soubresauts sociaux, de démoraliser le prolétariat des bastions impérialistes et de le maintenir, sans perspectives, sous son exploitation.

L'humanité a payé cher le maintien du capitalisme au xxe siècle...

Si l'on revoit l'histoire de ce siècle, qui commença par une crise économique majeure, de 1900 à 1903, on peut faire le compte des années sans crise économique ou sociale.

De 1914 à 1918, ce fut la Première Guerre mondiale, la plus horrible de tous les temps. Aujourd'hui encore, on ne peut visiter sans pleurer les champs de bataille du nord et de l'est de la France, où des millions d'hommes moururent dans la boue des tranchées, où comme à Verdun il tomba, en dix mois, mille obus au mètre-carré.

Les désastres de cette guerre mirent, en France, plusieurs années à s'effacer. Et en Allemagne plus longtemps encore.

Quelques années de répit, même pas dix ans, et après cela ce furent la crise de 1929 et la montée du fascisme allemand qui prit le relais de l'italien, apparu en 1920. Et puis ce furent la marche irrésistible vers la guerre, le coup d'Etat de Franco en 1936 et la guerre civile qui s'ensuivit, l'occupation de l'Autriche, de la Tchécoslovaquie par le Reich, le partage de la Pologne et, en septembre 1939, le début de la Seconde Guerre mondiale en Europe.

En Asie, elle avait déjà commencé avec l'invasion de la Chine par le Japon. De septembre 1939 à août 1945, la guerre mondiale dura six ans.

Puis ce fut la reconstruction, avec ses misères, ses restrictions, son exploitation forcenée, jusqu'à ce qu'enfin, au début des années 60, les masses populaires en France, bien avant l'Angleterre et l'Allemagne, puissent retrouver un tout petit peu d'espoir de bien-être. Cela dura jusqu'au début des années 70, où commença la crise que nous connaissons.

C'est dire que, sur 96 ans, il y eut près de 60 ans de guerres, de crises, de soubresauts sociaux gravissimes, comme la prise du pouvoir par les fascistes italiens et les nazis allemands ou la guerre civile espagnole. Soit 36 ans de répit contre 60 ans de drames. Voilà ce que l'impérialisme nous a réservé en moins d'un siècle, même dans les seules contrées développées d'Europe. Et voilà, malheureusement, ce qu'ils nous promet pour le siècle à venir si nous le laissons faire.

... et paiera plus cher encore au xxie siècle s'il se perpétue

En fait, ce que prévoyait Lénine lorsqu'il écrivait "l'Impérialisme, stade suprême du capitalisme" pour les années à venir, en plein milieu de la guerre mondiale, est peut-être valable pour l'avenir proche.

La situation mondiale de l'économie est grosse de dangers. Il n'y a plus guère d'inflation monétaire dans les grands pays industrialisés, mais il y a une inflation fantastique sur les valeurs boursières, sur les produits de la spéculation. Un arrêt brutal de cette fuite en avant, une déflation crevant cette bulle, provoqueraient une catastrophe économique comme jamais encore vus dans le monde.

Pour en sortir, les grands pays devraient réduire en esclavage leur propre population. Ils devraient se transformer en camps de travail obligatoire et ils devraient recourir pour cela à la dictature et à la terreur avec tous les moyens dont peut disposer aujourd'hui un Etat moderne, et cela avant de se livrer, d'un pays à l'autre, à des guerres totales où des populations entières seraient anéanties.

Car il ne faut pas croire que ce qui s'est passé en Yougoslavie ou ce qui se passe à l'heure actuelle en Afrique ne peut pas arriver dans les pays les plus évolués. Rappelons que l'Allemagne était l'un des pays les plus cultivés et les plus évolués de la planète, avec des scientifiques de valeur, des industries à la pointe de la technique, des chimistes ayant révolutionné la science, des musiciens ou des poètes qu'on n'a pas surpassés.

Ce n'est pas parce qu'ils manquent de culture que ce qui se passe entre les Tutsis et les Hutus est affreux. C'est l'impérialisme qui en est responsable, en ayant tout fait pour que ces populations soient élevées dans la haine l'une de l'autre.

Et demain, malgré notre culture, malgré la rapidité des communications actuelles, malgré les amitiés tissées ou pas par Internet, les peuples des pays les plus industrialisés, les plus cultivés, pourraient à nouveau se battre comme des bêtes. Rien de ce qui est arrivé dans le siècle qui vient de s'écouler n'est exclu pour celui qui s'ouvre devant nous.

Si la jeunesse d'aujourd'hui laisse faire, elle pourrait connaître tout ce que ses aînés ont connu, et peut-être en pire.

Jamais la lutte révolutionnaire, jamais la révolution ne demandera autant de sacrifices, pas même le millième, que ce que l'impérialisme peut nous réserver.