Grande-Bretagne - Deux ans de "blairisme" : la facture pour la classe ouvrière

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Mai 1999

Depuis qu'il est revenu au pouvoir, il y a deux ans, après sa victoire électorale du 1er mai 1997, le Parti Travailliste n'a fait que continuer et, à bien des égards, aggraver la politique anti-ouvrière menée depuis 1979 par les gouvernements conservateurs.

Il faut d'ailleurs rendre cette justice au leader travailliste Tony Blair qu'il n'avait pas fait mystère de ses intentions à cet égard. Sa campagne électorale avait été placée sous le signe de ce qu'il avait appelé le "Nouveau Travaillisme". Il avait martelé l'idée que son parti avait "changé". Il avait multiplié les gestes à l'adresse du patronat et de l'électorat de droite pour montrer que le cordon ombilical qui reliait traditionnellement le Parti Travailliste au mouvement syndical n'était désormais plus qu'un oripeau purement symbolique. Au passage, et toujours dans le même but, il avait mis son propre parti au pas, en éliminant ou en réduisant au silence ceux qui auraient pu exprimer la moindre opposition, même interne, à la ligne officielle. Et surtout il était apparu comme le champion de l'économie de marché, partisan des privatisations et soucieux avant tout de la "bonne santé" des entreprises, c'est-à-dire de leurs profits. Et, devant les parterres d'hommes d'affaires de la Cité de Londres, il s'était engagé à aller plus loin que les conservateurs dans le domaine qui tenait le plus à coeur aux capitalistes - en leur promettant de mettre fin aux "rigidités" de l'emploi pour leur livrer une main-d'oeuvre à bon marché et corvéable à merci, "un marché du travail flexible" suivant son expression. Bref, il était déjà bien difficile de distinguer le langage du "Nouveau Travaillisme" de celui des conservateurs.

Notons, néanmoins, que si un tel langage était en partie nouveau de la part des dirigeants travaillistes, le fond de la politique proposée, lui, ne l'était pas. Car aucun des différents gouvernements travaillistes de l'après-guerre, dans les années 1945-51, 1964-69 et 1974-79, n'avait jamais remis en cause l'économie de marché ou les profits capitalistes, bien au contraire. S'ils avaient procédé à la nationalisation de certains secteurs de l'économie et introduit des réformes sociales (d'ailleurs très limitées) au profit de la population laborieuse, cela n'avait jamais été au détriment des profits capitalistes.

De ce point de vue, le "Nouveau Travaillisme" de Blair était donc tout à fait dans la ligne du travaillisme "à l'ancienne" de ses prédécesseurs à la tête du parti. Ce qu'il y avait de différent en 1997, bien sûr, c'étaient le contexte de la crise, le chômage qui pesait sur la combativité ouvrière et l'appétit insatiable de profits de la bourgeoisie britannique qui avait été aiguisé par des années de relative paix sociale sous la férule des gouvernements conservateurs.

Deux ans après, donc, que peut-on dire du bilan de ce "Nouveau Travaillisme" pour la classe ouvrière britannique ?

L'Etat travailliste, vache à lait du capital

L'un des premiers gestes du gouvernement travailliste après son arrivée au pouvoir fut d'annoncer une réduction de l'impôt sur les bénéfices. Depuis, c'est devenu la règle : chaque budget comporte une réduction de l'impôt sur les bénéfices et du taux de cotisation patronale au système de retraite. Et les ministres travaillistes vont se vantant de par le monde que la Grande-Bretagne est aujourd'hui, grâce à sa fiscalité, le pays d'Europe le plus favorable aux investissements industriels.

Pour "compenser", on fait des gestes pour faire mine de réduire l'impôt sur le revenu au profit des petits contribuables, mais dans les faits, par le jeu des manipulations des tranches d'imposition, ce sont quand même les plus gros qui en bénéficient le plus. En revanche, les impôts indirects, qui touchent plus durement les plus bas revenus, ont augmenté beaucoup plus vite : c'est depuis l'arrivée au pouvoir des travaillistes que le prix de l'essence s'est envolé, dépassant pour la première fois les prix pratiqués sur le continent, alors que la Grande-Bretagne reste, après la Norvège, le plus gros producteur de pétrole européen.

Néanmoins, tout cela entraîne une réduction, ou tout au moins une stagnation, des ressources de l'Etat. Or à la différence de ses prédécesseurs conservateurs, Blair ne peut compter sur le revenu de privatisations à venir car il n'y a plus grand-chose de privatisable qui puisse rapporter beaucoup ou même attirer des acheteurs.

Sa tentative de privatisation du contrôle aérien s'est heurtée, semble-t-il, au veto des militaires. Pour la Poste, cela a provoqué une levée de boucliers, non seulement parmi les postiers eux-mêmes, mais aussi dans l'électorat petit-bourgeois auquel Blair tient tant. Quant au métro londonien, ce pachyderme poussif perclus de pannes de signalisation et de matériel, il ne s'est pas trouvé de véritable repreneur.

Du coup, Blair a repris dans la panoplie des conservateurs une autre technique pour attirer les capitaux privés dans le domaine public. Connu sous le nom d'"Initiative de Financement Privé" ou PFI, ce gadget consiste à mettre aux enchères un contrat par lequel un consortium privé s'engage à partager avec l'Etat le financement d'un projet en échange de rentrées à venir. Pour prendre un exemple, la construction d'un pont sera ainsi cofinancée, en échange de quoi le consortium privé concerné percevra les péages des automobilistes et fera payer à l'Etat une partie des frais de maintenance du pont pendant une période de 20 ou 30 ans. A l'issue de cette période, en général, le pont redeviendra propriété intégrale de l'Etat.

Pour les entreprises, l'avantage de ce système c'est de ne prendre aucun risque (tous les investissements ont la garantie de l'Etat) tout en s'assurant un revenu stable pour la durée du contrat. Quant à l'Etat, cela lui permet de réduire ses dépenses d'investissement et de fonctionnement dans l'immédiat. Mais bien sûr, il ne s'agit que d'une fuite en avant, car il faudra bien que l'Etat rembourse plus tard, et cela à un taux d'autant plus élevé que les actionnaires des entreprises privées qui participent à ce jeu se font payer grassement pour s'y prêter. Ce n'est qu'une hypothèque de plus sur les revenus futurs de l'Etat. Mais, et c'est cela le plus important, à la différence d'autres, cette hypothèque n'apparaît nulle part dans le montant de la dette publique. Preuve, d'ailleurs, que la dette publique des Etats en cache bien d'autres !

Les conservateurs qui avaient lancé l'idée du PFI n'avaient guère eu de succès, en partie parce qu'ils avaient entouré le système de tant d'autorisations préalables et de contrôles administratifs qu'ils l'avaient paralysé. En supprimant une grande partie de ces contrôles, d'autant plus facilement d'ailleurs que certains d'entre eux étaient exercés par des municipalités et autres institutions qu'ils contrôlent, les travaillistes lui ont donné une tout autre ampleur. Au total, l'ensemble des contrats passés jusqu'au début de cette année a atteint 150 milliards de francs d'investissements privés dans le secteur public pour les dix années à venir. Mais du même coup, les travaillistes ont également introduit le secteur privé dans des domaines où les conservateurs n'avaient jamais osé le faire.

Ainsi, tous les nouveaux programmes de construction hospitalière seront effectués dans le cadre du PFI. Pour le futur hôpital central d'Edimbourg, par exemple, un groupe formé de Bank of Scotland et de deux géants du bâtiment (BICC et Morrison) investira 3 milliards de francs pour la construction et l'équipement de l'hôpital. Ensuite, pendant 25 ans, ce groupe sera payé par la Santé Publique pour administrer l'hôpital et en assurer la maintenance, tandis que la Santé Publique fournira le personnel qualifié.

Mais si l'introduction de capitaux privés dans la Santé Publique aurait fait bondir d'horreur bien des gens, y compris des électeurs conservateurs endurcis, il n'y a pas si longtemps, que dire de l'enseignement ! Or dans ce domaine aussi les travaillistes sont allés bien plus loin que leurs prédécesseurs. Ainsi, sous le couvert d'un système de partenariat similaire au PFI rendu obligatoire par Blair, on a vu des municipalités passer en sous-traitance la maintenance de l'ensemble des écoles qu'elles administrent. Et plus récemment, c'est le ministre de l'Enseignement, David Blunkett, qui a pris lui-même l'initiative de faire passer des écoles réputées "difficiles" sous le contrôle pédagogique et administratif d'entreprises privées en particulier d'entreprises américaines qui seraient spécialisées, paraît-il, dans la "domestication des fortes têtes" !

Cet exemple souligne les conséquences de ces privatisations qui ne disent pas leur nom, conséquences qui frappent parfois de façon directe le niveau de vie de la population laborieuse. Ainsi, Scottish Power, la principale entreprise privatisée d'électricité en Ecosse, va-t-elle installer le chauffage central dans 80 000 logements sociaux de Glasgow, dont elle assurera la maintenance pendant 30 ans. Dans ce cas, l'Etat n'aura pourtant rien à débourser. Ce sont les locataires qui paieront, à un taux qui, selon une clause du contrat, "ne sera pas supérieur à 10 % du revenu disponible des locataires" ce qui peut devenir exorbitant suivant la façon dont ce "revenu disponible" est calculé, chose que le contrat ne précise pas.

Ainsi la mainmise de capitaux privés sur les services publics s'étend-elle de façon plus ou moins cachée dans pratiquement tous les domaines des HLM aux réseaux routier et ferroviaire, des hôpitaux aux services sociaux des municipalités ou même au réseau de "JobCentre" (les ANPE). Cela va de pair avec la détérioration croissante des services publics qui deviennent de moins en moins publics et dont le personnel devient de plus en plus clairsemé. En tout cas, que ce soit en tant que salariés ou en tant qu'usagers, ce sont les classes les plus modestes qui paient la note.

En revanche, le secteur des entreprises qui vivent en parasites des services publics croît et prospère. En même temps, grâce aux "économies" faites dans l'immédiat sur son budget d'investissement, le gouvernement distribue des subventions aux entreprises, sous n'importe quel prétexte. Ainsi Tony Blair octroie-t-il des milliards de subventions à des entreprises comme BMW (au profit de sa filiale anglaise Rover) ou General Motors (pour sa filiale Vauxhall) sous prétexte de les "encourager" à investir pour préserver l'emploi, alors que de toute évidence ces multinationales richissimes n'ont nul besoin de cet argent. Ou encore, on apprend que le gouvernement travailliste octroie des subventions aux "investisseurs étrangers" en Ecosse pourvu qu'ils s'engagent à "maintenir l'emploi" pour quelques années et que, parmi les bénéficiaires, se trouvent de grandes entreprises anglaises, traitées comme "étrangères"... puisqu'elles ne sont pas écossaises.

La chasse aux sans-emploi

Derrière le "programme d'aide au retour au travail", le gouvernement travailliste a lancé, peu après son arrivée au pouvoir, une offensive en règle contre les sans-travail.

Là encore, il n'a fait que continuer la politique des conservateurs. Ceux-ci avaient déjà réduit de un an à six mois la durée de versement des allocations-chômage. En même temps ils avaient introduit un système d'interviews bureaucratiques et tatillonnes destinées à faire pression sur les jeunes chômeurs de longue durée pour leur faire accepter n'importe quel petit boulot, quel qu'en soit le salaire, sous peine de perdre toute allocation sociale.

C'est ce système que Blair a entrepris d'étendre de proche en proche à toutes les catégories de sans-travail, sous le nom de "New Deal" (nom emprunté au programme de lutte contre le chômage mené au début des années trente aux Etats-Unis). Il s'en est pris d'abord aux catégories les plus vulnérables : les mères célibataires qui, même si elles avaient pu trouver du travail, étaient bloquées à domicile par l'absence de crèches et jardins d'enfants abordables ; puis les handicapés, contre lesquels le gouvernement a lâché ses limiers pour vérifier s'ils étaient bien aussi handicapés que le prétendait leur médecin.

Il fallait que les sans-emploi abandonnent leur "culture de dépendance", avait le cynisme de clamer le ministre des Finances, Gordon Brown. Et au nom de cette campagne ignoble, s'agissant de la fraction la plus démunie de la population, des dizaines de milliers de titulaires d'allocations d'invalidité, dont beaucoup de victimes d'accidents du travail jugés pas assez handicapés par les services officiels, , se sont retrouvés dépendants, cette fois pas des allocations sociales mais d'emplois précaires, d'autant plus mal payés que, justement, ils étaient réellement handicapés et souvent incapables de tenir des emplois à plein temps.

Le gouvernement travailliste ne cache pas ses objectifs. Le problème du chômage, dit-il, n'est pas dû au manque d'emplois, mais au fait que les chômeurs ont perdu l'habitude de travailler. Il faut donc qu'ils en reprennent l'habitude, en prenant n'importe quel emploi, fût-ce quelques heures par semaine à un taux de misère. Façon hypocrite, bien sûr, de contraindre la population laborieuse à accepter la baisse de niveau de vie que veut lui imposer le patronat.

Seulement, les choses ne marchent pas aussi bien que le voudrait Blair. D'un côté, les emplois, précaires ou pas, manquent, parce que de toute façon le patronat ne veut pas embaucher. Pire, comme l'a montré la vague brutale de fermetures d'usines pendant le deuxième semestre 1998, il continue à supprimer des emplois à tour de bras. D'un autre côté, les chômeurs continuent à résister au harcèlement dont ils sont l'objet, parfois en complétant le peu d'allocations qu'on leur laisse par du travail au noir, mais le plus souvent en continuant à vivre en famille, à plusieurs générations.

En tout cas, quoi que puisse claironner Blair sur la baisse du chômage, les chiffres parlent d'eux-mêmes. D'après des estimations fondées sur les chiffres officiels de janvier 1999, il y aurait 1,3 million de chômeurs indemnisés, 0,5 million de chômeurs non indemnisés mais encore enregistrés en tant que tels, et 2,4 millions de chômeurs aptes au travail mais non enregistrés et par conséquent ne touchant pour la plupart aucune allocation sociale. Si l'on y ajoute tous ceux qui, pour des raisons d'âge ou de chômage régional, ont abandonné la recherche d'un emploi, on atteint un total de l'ordre de six millions, identique à ce qu'il était lors de l'arrivée des travaillistes au pouvoir, à cette différence près, néanmoins, que le nombre de vrais emplois, lui, a considérablement diminué.

L'aggravation de la précarité

Non seulement le chômage réel n'a pas diminué depuis deux ans, mais la pauvreté, elle, semble bien avoir augmenté.

En mars, Blair a tenu à s'indigner publiquement des résultats d'une enquête officielle selon lesquels 40 % des enfants naissent dans une famille vivant en dessous du seuil de pauvreté (c'est-à-dire dont le revenu est inférieur à la moitié du revenu médian des ménages). Ce n'était pas une découverte, mais puisque les médias s'étaient emparés de ce chiffre, il fallait bien que Blair y aille de son couplet hypocrite en s'engageant à ce que plus aucun enfant ne naisse pauvre d'ici... 20 ans. Promesse qui ne lui coûtait rien, d'autant qu'il a peu de chance de rester assez longtemps au pouvoir pour que qui que ce soit la lui rappelle ! Mais promesse qui avait aussi l'avantage de ne rien dire sur le fait que, dans l'un des pays les plus riches du monde, tant de familles et donc tant d'adultes puissent vivre en dessous du seuil de pauvreté !

Or, cette pauvreté n'est pas seulement le fait du chômage, elle reflète aussi une augmentation rapide de la précarité de l'emploi et la baisse des salaires qui lui est liée le fameux "marché du travail flexible" que Blair avait promis au patronat avant son arrivée au pouvoir.

C'est ainsi, par exemple, que le travail intérimaire, relativement rare jusqu'à une date récente et essentiellement réservé à certains emplois de bureau, connaît aujourd'hui un essor très rapide dans l'industrie, au point de concerner un demi-million de salariés. En même temps, les entreprises continuent à recruter directement un nombre croissant de salariés sous contrat temporaire (ou sans contrat de travail du tout, ce qui est légal en Grande-Bretagne, pourvu qu'il y ait un contrat "verbal" passé "d'un commun acccord" notion bien sûr ouverte à tous les abus). Dans beaucoup de grandes entreprises, y compris du secteur public comme la Poste, ces emplois temporaires sont d'ailleurs de plus en plus le canal normal par lequel passent les rares embauches.

Mais le facteur qui contribue le plus à la précarisation du travail et à la baisse des salaires est la multiplication des nouvelles PME nées du développement des diverses formes de sous-traitance. Le gouvernement travailliste a donné une nouvelle impulsion à cette multiplication, en ouvrant de multiples voies permettant au secteur privé de se substituer à l'Etat dans les services publics. Et cela vient s'ajouter à la politique parallèle menée dans le même sens par les grandes entreprises depuis un certain temps déjà. Or, par définition, ces sous-traitants tirent leurs profits de leur capacité à extraire plus de travail de leurs salariés, et pour moins cher que ne le ferait l'entreprise ou l'administration pour laquelle ils travaillent. De sorte qu'en règle générale, le passage en sous-traitance d'une activité se traduit non seulement par des suppressions d'emplois, mais aussi par une diminution des salaires réels et une aggravation des conditions de travail.

Enfin, le travail à temps partiel continue à se développer, au point de représenter aujourd'hui, suivant les estimations, de 25 à 30 % des emplois. Et c'est ce genre d'emplois qui tend à constituer l'essentiel des "emplois nouveaux" dont le gouvernement travailliste subventionne la création.

Le quotidien financier Financial Times notait, par exemple, en octobre dernier que "pour chaque usine qui ferme, un centre de renseignements téléphoniques ouvre ses portes". En effet, grâce aux progrès des télécommunications, les grandes entreprises du monde entier tendent aujourd'hui à regrouper leurs services de renseignements pour la clientèle dans un centre mondial unique (Air France vient, par exemple, de centraliser son service de renseignements par téléphone à Londres). D'après les projections officielles, ces "call centres", comme on les appelle en Grande-Bretagne, devraient employer 480 000 salariés d'ici la fin du millénaire, soit près de la moitié du total européen. Or, la plupart des emplois dans ces "call centres" sont à temps partiel, voire temporaires, et en général très mal payés.

Mais ce qui est peut-être plus significatif encore, c'est que la durée moyenne des horaires garantis par les contrats à temps partiel a diminué au cours des deux dernières années. Les emplois de 8h à 12h hebdomadaires, que l'on trouvait auparavant surtout dans le commerce pour couvrir les week-ends et les soirées, se répandent dans d'autres branches d'activités, y compris de production. Or, l'une des raisons de cette tendance tient au fait que les employeurs n'ont pas à payer de cotisation sociale sur les plus bas salaires, exonération que le gouvernement Blair a renforcée.

Quand une "réforme" cache une mesure anti-ouvrière

Dans l'ensemble des mesures introduites par le gouvernement Blair au cours de ces deux dernières années, il en est deux qui pouvaient sembler favorables aux travailleurs : la loi sur l'horaire hebdomadaire de travail (ou "loi des 48h") et la loi sur le salaire minimum. Or, dans un cas comme dans l'autre, une partie du contenu de ces lois, le flou de certaines des dispositions qu'elles contiennent et les multiples "failles" qu'elles présentent, en font en réalité des armes potentielles pour le patronat contre les travailleurs.

La "loi des 48h" est en fait la transposition dans la législation britannique d'une directive européenne qui imposait aux pays membres d'adopter une réglementation fixant des limites à la durée du travail et un minimum de congés payés. Or, il n'existait pas de loi réglementant la durée du travail en Grande-Bretagne, sauf celle du travail des enfants, pas plus d'ailleurs que les congés payés.

Cette loi, entrée en vigueur au 1er octobre 1998, instaure donc une durée maximum de travail hebdomadaire de 48 heures et impose trois semaines de congés payés, qui seront portées à quatre à compter de novembre 1999. Or, en 1997, 2,7 millions de salariés travaillaient régulièrement plus de 48 heures par semaine (56 heures hebdomadaires en moyenne) et 2,6 millions avaient moins de trois semaines de congés payés, sans parler des travailleurs précaires qui n'en avaient pas du tout. A priori, donc, cette loi aurait dû constituer un progrès pour un nombre significatif de travailleurs.

Il n'en sera rien. D'abord parce que de nombreux secteurs sont exclus du champ de la loi, en particulier le transport, où pourtant les horaires de travail se sont considérablement allongés depuis la privatisation, avec les risques que cela comporte pour les usagers. Mais surtout le maximum de 48 heures hebdomadaires prévu par la loi n'est en fait pas un maximum réel, chaque semaine, mais une moyenne calculée sur 4, 6 ou 12 mois suivant les cas. Du coup, se trouve légitimée par la loi la notion d'annualisation des horaires de travail que les grandes entreprises avaient justement toutes les peines du monde à faire accepter à leurs salariés.

De plus, la loi prévoit un moyen légal pour les patrons de passer outre : il leur suffit de faire signer à leurs salariés une déclaration par laquelle ils renoncent à sa protection. Que cette signature puisse être imposée par la menace du licenciement n'est ni prévu ni sanctionné par la loi, pas plus que l'inclusion d'une clause de renoncement dans le contrat des nouveaux embauchés. La loi n'interdit pas non plus aux employeurs de "récupérer" les congés qu'ils doivent désormais payer à leurs salariés en diminuant leur salaire, par exemple.

Inutile de dire que les patrons ont eu tôt fait de s'apercevoir de ces "failles" et qu'ils s'en sont immédiatement servi. Ce n'est pas par hasard, par exemple, s'il y a eu depuis la sortie de cette loi toute une série de propositions d'accords incluant l'annualisation des horaires de travail (avec suppression de toute majoration pour heures supplémentaires à la clé) dans les grandes entreprises.

Quant à la loi sur le salaire minimum, à la différence de la loi des 48 h, elle faisait partie du programme électoral de Blair. C'était même la seule concession que Blair y avait faite à l'électorat ouvrier. Du même coup, c'était une promesse dont une partie des travailleurs attendait quelque chose. D'autant plus que, là encore, il n'a jamais existé de législation fixant un salaire minimum en Grande-Bretagne. Tout au plus existait-il des salaires minima fixés dans certaines branches (hôtellerie, commerce, restauration, etc.) qui furent complètement abolis en 1993. De sorte que l'on pouvait penser que cette loi mettrait un frein, sinon un terme, à la dégringolade des salaires de la période précédente.

Mais, bien avant que la loi n'entre en vigueur le 1er avril de cette année, le taux fixé a montré d'emblée qu'il ne fallait pas en attendre grand-chose : aucun minimum n'était fixé pour les moins de 18 ans ; il était de 30F/heure de 18 ans à 21 ans ; de 36F/heure au-delà, avec un taux réduit de 32F/heure pendant la période de formation. Un tel minimum est tout simplement dérisoire par rapport au coût de la vie aujourd'hui, en particulier par rapport au coût du logement, même dans les HLM. Mais si l'on tient compte en plus du fait qu'une bonne partie des salariés les plus mal payés sont à temps partiel, c'est se moquer du monde ! Quant au fait que, selon les chiffres officiels, deux millions de salariés verraient leur salaire augmenter du fait de cette loi, cela prouve tout simplement le niveau scandaleux des salaires sans pour autant légitimer un salaire minimum aussi bas.

Cela dit, quand bien même ce salaire minimum aurait été fixé à un niveau plus élevé que cela ne l'aurait pas empêché d'avoir été conçu pour réduire au maximum les contraintes qu'il impose aux patrons. D'abord, parce que la loi n'interdit pas les divers types de contrats de travail qui permettent aux patrons de ne pas payer certaines heures de travail : comme, par exemple, les contrats "zéro-heure" (cas du serveur qui n'est payé que s'il sert un client), ou encore les contrats prévoyant des heures d'astreinte où le salarié doit être à la disposition de son employeur mais sans nécessairement être payé, ni en tout cas toucher le salaire minimum. Ensuite, parce que le dispositif prévu pour contrôler l'application de la loi est dérisoire (115 inspecteurs pour tout le pays) tout comme les sanctions en cas d'infractions (72 F par salarié et par jour avec un maximum de 50 000 F), sans parler du fait que la loi ne donne aucune protection contre le licenciement au salarié qui chercherait à faire respecter ses droits en ce domaine.

Alors, cette loi permettra peut-être à un petit nombre de salariés honteusement exploités de l'être un peu moins. Mais tout porte à croire que son objectif, et en tout cas ses conséquences, seront tout autres. Car dans une période où la pression du chômage et la politique du patronat continuent à pousser les salaires à la baisse, et où même les grandes entreprises en sont à diminuer leurs salaires d'embauche, ce salaire minimum a toutes les chances, à terme, de fournir une référence commune à l'ensemble du patronat pour niveler les salaires par le bas ce dont on a d'ailleurs vu un exemple en France avec le SMIC, à partir du moment où le poids du chômage a commencé à se faire vraiment sentir.

Changer le rapport des forces

Mais pour que le patronat britannique parvienne à imposer le nouveau salaire minimum comme salaire de référence à une fraction importante de la classe ouvrière, il ne suffit heureusement pas d'un texte de loi. Cela ne pourra se faire que sur la base d'un rapport de forces très défavorable aux travailleurs. Et pour l'instant rien n'indique qu'on en soit là.

Bien sûr, il ne faudra pas que les travailleurs comptent sur les appareils syndicaux pour empêcher que le rapport des forces se dégrade encore plus. Depuis le retour des travaillistes au pouvoir, les dirigeants syndicaux se sont surtout fait remarquer par les gestes de soutien qu'ils ne cessent de prodiguer au gouvernement. En public, Blair n'a rien fait pour montrer sa reconnaissance pour le soutien que les leaders syndicaux lui ont apporté hier comme aujourd'hui. Mais il ne les a pas oubliés pour autant. Suivant la vieille tradition, les appareils syndicaux ont retrouvé une place dans les nombreux organes locaux et nationaux nommés par le gouvernement pour gérer en son nom une partie importante du budget de l'Etat.

En même temps, les dirigeants syndicaux ont cherché à profiter au maximum de la nouvelle lune de miel entre les travaillistes au gouvernement et le patronat, pour chercher à se faire reconnaître comme interlocuteurs incontournables en proposant leurs services aux entreprises ici pour aider à une restructuration, là pour proposer un plan industriel, ailleurs pour faire des propositions "constructives" afin d'augmenter les bénéfices aux dépens... de leurs propres adhérents. Dans le langage codé du blairisme, c'est ce qu'on a appelé le "Nouveau Partenariat".

Si des dirigeants syndicaux ont paru, très respectueusement, s'opposer au gouvernement dans certains cas, cela n'a pas été dans le but de préparer les travailleurs à agir, même symboliquement. Ainsi, deux grands syndicats, celui des employés du secteur public, UNISON, et celui des transports, T&G, se sont opposés publiquement au taux du salaire minimum annoncé par le gouvernement, l'un revendiquant un taux de 47 F 90/heure et l'autre de 50F. Mais en dehors de distributions de tracts bien sages, ils se sont bien gardés de proposer une action quelconque à leurs membres, et encore moins à l'ensemble des travailleurs. La seule exception a été une manifestation nationale organisée à l'appel de UNISON, mais après l'entrée en vigueur de la loi (alors que le taux du futur salaire minimum était connu depuis un an) et, de surcroît, dans une ville du nord-est de l'Angleterre, aussi loin de Londres que possible. Et pour bien montrer qu'il n'était pas question d'en faire une manifestation trop large, la consigne était d'interdire l'accès aux trains et cars spéciaux affrétés par le syndicat (et ils étaient loin d'être pleins) à tous ceux qui n'en étaient pas membres. Bien sûr, cette manifestation sera sans lendemain, les dirigeants d'UNISON ne le cachent pas. Mais pour UNISON comme pour le T&G, le problème n'avait jamais été de toute façon d'organiser une quelconque riposte. En revanche, ils continueront certainement à se servir de leur revendication bien modeste concernant le salaire minimum pour se vanter auprès des travailleurs à temps partiel qu'ils cherchent à recruter d'être les seuls à se soucier de leurs intérêts !

Aujourd'hui, les dirigeants travaillistes n'ont plus l'auréole (bien faible d'ailleurs) que leur donnaient 18 années d'opposition. Ils apparaissent clairement comme les champions d'une politique qui n'a rien à envier à celle des conservateurs et qui, à bien des égards, se révèle même pire, parce que, justement, ils n'ont pas à se soucier de l'usure du pouvoir, ni d'une concurrence sérieuse de la part d'un Parti Conservateur qui ne s'est pas encore remis de sa débâcle électorale. Dans ces conditions, on peut espérer qu'un courant se formera dans la classe ouvrière britannique qui cherchera à retrouver le chemin de la lutte de classe, sans compter ni sur l'illusion du bulletin de vote ni sur des dirigeants syndicaux qui sont complices de la politique anti-ouvrière de Blair, mais en comptant au contraire sur les forces de la classe ouvrière elle-même et sur elles seules. En tout cas, face à l'offensive concertée que mènent le gouvernement Blair et le patronat contre les conditions d'existence des travailleurs, il n'y a pas d'autre défense possible.